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JOSEPH LE NORMANT DE KERGRÉ

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RÉVOLUTIONNAIRES DE BASSE-BRETAGNE
JOSEPH LE NORMANT DE KERGRÉ
Commissaire du Roi

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Joseph Le Normant de Kergré est né à Guingamp le 21 mai 1744. Son père s'appelle Pierre-Louis Le Normant de Kergré (il était receveur du roi en la ville de Guingamp) et sa mère s'appelle Jeanne-Marie-Marguerite Bertherand. Joseph Le Normant de Kergré est avocat au Parlement de Bretagne et procureur-fiscal du duc de Penthièvre en 1788. Il est maire de Guingamp de 1784 à 1789. Père de 7 enfants, il meurt le 5 avril 1807, à l'âge de 62 ans.

C'est un homme de loi. Non pas l'un de ces avocats ou procureurs partout répandus dans les campagnes, à l'affût des discordes et des procès, mais l'un des chefs de chœur de la basoche provinciale. Il est avocat au Parlement de Bretagne, procureur-fiscal du duché de Penthièvre : il représente la coutume et la loi. Peut-être en fut-il le héros ; il en est assurément la victime.

Il a déjà parcouru une longue course dans la carrière des honneurs au moment où s'ouvre la Révolution. Sans être très âgé, — il a 45 ans — il a néanmoins atteint cette maturité d'esprit, à partir de laquelle les idées ne changent plus guère. En relations avec les principales familles de la noblesse de Basse-Bretagne, qui avaient à peu près toutes un hôtel à Guingamp où elles passaient l'hiver, représentant de la duchesse douairière d'Orléans et de Jean-Marie de Bourbon-Penthièvre, Le Normant de Kergré, pour libéral qu'il pût être, devait nécessairement subir les entraves de son entourage et de ses fonctions. Pour adhérer pleinement à l'œuvre révolutionnaire, il eût fallu que précisément elle ne fût pas révolutionnaire. Lentement progressive, l'ancien procureur fiscal, l'ancien maire du corps de ville, s'y serait peut-être adapté. Mais il abordait cette période de l'histoire, toute débordante de jeunesse et d'enthousiasme, déjà vieilli, avec un esprit chagrin et blasé, et, il le semble bien, sans autre aspiration définie que d'accroître encore le nombre des places et des honneurs, qui le faisaient déjà, lui bourgeois, presque l'égal de la noblesse.

C'est en 1788 qu'il a compromis à tout jamais son avenir politique, parce qu'il ne sut pas entrevoir que la tenue des Etats de la province de Bretagne n'était que la préface de la tenue des Etats généraux. Doublement de l'ordre du Tiers, accession de ses membres à un plus grand nombre d'emplois, répartition plus équitable des charges : tels sont les sujets de discussion de ces assemblées où l'on travaille déjà beaucoup moins pour la Bretagne que pour la France. Habile à louvoyer, habile à concilier les inconciliables, Le Normant de Kergré s'efforce de donner satisfaction aux aspirations du Tiers-Etat, dont il est, le mandataire, sans rompre cependant avec les privilégiés du Clergé et de la Noblesse. C'est de leur bon vouloir qu'il attend ces concessions : ce qu'il préconiserait volontiers, ce sont les abandons d'une nuit du 4 août anticipée. Mais qu'on ne lui parle pas de conquêtes possibles de l'égalité ; une telle pensée ne saurait entrer dans le champ de son esprit de magistrat hautain et ponctuel. Car il a la fierté de la charge qu'il occupe, parce qu'elle lui donne rang dans la ville et qu'elle est la preuve d'une richesse foncière bien établie : pour l'obtenir, il a dû verser une grosse finance.

Mais, sous ces dehors altiers, Le Normant de Kergré est l'homme des ménagements, et c'est ce que le vrai peuple n'aime guère : il veut avoir affaire à des psychologies sans subtilité, à des caractères sans nuances ; il confond souvent la force avec la rudesse et la brutalité. Les circonstances aidant, ces hommes timorés deviennent parfois les plus farouches révolutionnaires ; mais si ces circonstances leur sont contraires, ils se replient sur eux-mêmes, mécontents de ce que leurs qualités aient été méconnues, et ils sont très simplement, très sincèrement entraînés au rebours de ce qu'aurait pu être leur développement naturel.

C'est là toute l'histoire de Le Normant de Kergré. Parce qu'il n'a pas été élu aux Etats généraux, il suivra le penchant de son esprit chagrin et se cantonnera dans l'opposition. Mais il y apportera ce même art des ménagements qu'il avait appris dans ses fonctions d'ancien régime : son opposition sera toujours délicate, retenue, toute empreinte de loyalisme. S'il est arrêté comme suspect, l'on peut être sans crainte : il sera relâché, car même ses imprudences ne sont pas exemptes d'adresse. Président de l'administration départementale, nul ne saura favoriser avec plus d'habileté les contre-révolutionnaires de tout acabit, mais nul ne trouvera non plus des accents plus sincères pour affirmer son attachement à la Constitution qui lui a valu ses fonctions. Le Directoire, tout comme le peuple, préfèrera une énergie moins nuancée.

Aussi Le Normant de Kergré ne parviendra jamais aux situations en vue, qui donnent la réalité en même temps que l'apparence du pouvoir. Sur le chemin de Versailles ou de Paris, ce Guingampais d'origine ne dépassera pas Saint-Brieuc. Le procureur-fiscal deviendra commissaire du roi et mourra commissaire impérial. L'incarcération, la présidence d'une assemblée départementale : cela n'est qu'incidents peu considérables dans l'existence d'un homme en une période aussi tourmentée : cela ne saurait altérer l'unité de sa vie. Qu'il le veuille ou non, sa robe l'entrave, son siège le retient : il est et demeure l'homme de sa petite ville et l'homme de ses fonctions.

***

Joseph Le Normant de Kergré naquit à Guingamp le 21 mai 1744 [Note : Je tiens à remercier sincèrement ici mon bien cher ami Charles Colvez, qui a bien voulu compulser pour moi les registres de l'état, civil de Guingamp] « du légitime mariage de noble homme Pierre-Louis Le Normant, sieur de Kergré, receveur des droits du roy en cette ville de Guingamp et de demoiselle Jeanne-Marie-Marguerite Bertherand ». Il fut baptisé le lendemain par le recteur Lesquen de Kerohan dans l'église de Notre-Dame de Bon-Secours. Il eut pour parrain « noble homme Claude-Joseph Bobony » et pour marraine « demoiselle Marie-Josèphe Le Normant de Kerdroniou ». Parmi les autres signataires de son acte de baptême figurent Jeanne-Claude Bobony de Kermebel, Louise-Catherine-Philippe du Timeur et le maire en exercice Toussaint Limon du Timeur, le parent de La Tour d'Auvergne.

Fortement apparenté aux Bobony, aux Bertherand, aux Limon du Timeur, le receveur des droits du roi se rattachait ainsi aux plus importantes familles municipales de la ville. Dès 1577, un Henry Bobony était maire de Guingamp. Au XVIIème siècle, ses descendants furent maires à trois reprises différentes. En 1749, quelque temps après la naissance de Joseph Le Normant de Kergré, la mairie devait encore appartenir à Guillaume Guyomar-Bobony, sieur de Rosmanach. En 1711 et en 1712, elle avait été confiée à Cyprien Bertherand, sieur de Kermebel.

Il ne semble pas qu'aucun de ces maires ait joué un rôle particulièrement brillant ; mais ils témoignent de l'importance des familles qu'ils représentent et font au petit Joseph comme une lignée d'ancêtres municipaux. Ropartz [Note : S. ROPARTZ. Guingamp. Etudes pour servir à l'histoire du Tiers-Etat en Bretagne] les fait nobles : la noblesse municipale ne suffisait pas pour arracher à l'ordre du Tiers-Etat, les hommes qui en étaient ornés. Elle conférait seulement certaines exemptions et certains privilèges et contribuait à donner du lustre à une maison. Mais « le noble homme » restait bourgeois, et Joseph Le Normant de Kergré lui-même — bien que Ropartz nous présente son blason, d'or au chevron d'azur et trois merlettes d'argent, deux en chef, une en pointe — demeura invariablement fixé à l'ordre du Tiers-Etat.

La vie que mena le jeune homme fut telle qu'on pouvait l'espérer avec de pareils répondants. Après avoir fait ses études de droit, il devient avocat au Parlement, membre de la Commission diocésaine des Etats de Bretagne pour le diocèse de Tréguier, et achète la charge de procureur-fiscal de Guingamp. Enfin, en 1784, après l'édilité de son parent Limon du Timeur, il devient maire en exercice — le dernier maire de l'ancien régime.

Il semble parvenu au faîte des honneurs. Il sera nécessairement député de sa ville aux Etats de Bretagne, comme tous les maires qui l'ont précédé, et il n'aura d'autre souci que d'accroître la fortune et, plus encore, le prestige de sa famille. Car il dispose du parti le plus puissant, celui de la haute bourgeoisie, aussi bien par sa naissance que par son mariage avec Marie-Marguerite Bobony de Rosmanach, fille de son parrain, et sa cousine ; il est le principal agent du duc de Bourbon-Penthièvre, dans la ville la plus importante de son duché, car Guingamp surpasse Lamballe. Ses fonctions, pour absorbantes qu'elles puissent être, ne semblent guère devoir lui susciter de grandes difficultés et pourraient lui laisser encore de nombreux loisirs. Mais il est hautain et autoritaire et entend exercer effectivement tous les devoirs de ses charges. A Guingamp l'on tremble devant le « Noble Maître », dont les allures cassantes contrastent avec la débonnaireté des membres de la noblesse à l'assemblée municipale, MM. de Léon et du Garzspern, ou avec celle du recteur de Guingamp, le vicaire général G.-M. de Montfort. Pourtant, l'un au-moins de ses collègues, le procureur du roi, Festou de la Ville-blanche, supporte mal un tel absolutisme, et, dans la ville, il existe un parti qui ne cache pas son hostilité.

Assurément Le Normant de Kergré ne paraît pas tenir à ses fonctions. Dans la réalité, il possède une telle opinion de ses mérites qu'il se juge l'homme indispensable à l'administration de la cité. Il serait navré qu'on ne lui fît violence pour lui arracher l'acceptation qu'il brûle de donner. Mais, par ce détachement hautain, il estime avoir acquis le droit de faire prévaloir ses volontés. C'est ainsi qu'en 1786 et en 1788 il obtient d'être maintenu dans les fonctions de maire.

Cependant l'ère des difficultés ne tarda pas à s'ouvrir devant lui. Ses diverses attributions — qui faisaient son orgueil et que les circonstances allaient rendre en quelque sorte incompatibles — devaient être la cause, au cours des événements de cette même année 1788, des pires tiraillements et des plus angoissantes agitations. Pourtant, pour un homme désireux de jouer un rôle sur un théâtre moins modeste que celui de sa ville, jamais les circonstances, à en juger par les débuts, n'avaient paru présager des suites plus favorables.

Après avoir renversé Calonne, lors de la tenue de l'assemblée des notables, Loménie de Brienne avait dû proposer au roi des réformes très analogues à celles que Turgot avait préconisées quelques années auparavant. La subvention territoriale, qui portait de si rudes atteintes aux immunités des privilégiés, avait soulevé de telles oppositions au sein des Parlements que le ministre s'était résolu à les supprimer.

Le Parlement de Bretagne n'avait pas été le dernier à prendre fait et cause pour le Parlement de Paris. Invariablement attaché aux privilèges de la province et à ses privilèges particuliers, en lutte perpétuelle avec le gouvernement royal, il ne pouvait accepter ni les nouveaux édits ni sa subordination aux trois grands bailliages de Rennes, Nantes et Quimper (A. LE MOY. Le Parlement de Bretagne et le Pouvoir royal au XVIIIème siècle). Habile à ramener toutes les causes qu'il défendait au maintien des stipulations du contrat d'union, il était sûr de rencontrer les plus fermes appuis dans toute l'étendue de la province. Aussi quand le comte de Thiard lieutenant-général commandant en chef de la Bretagne et l'intendant Bertrand de Molleville voulurent, le 10 mai 1788, imposer aux parlementaires l'enregistrement de ces édits qui, deux jours auparavant, à Paris, avaient nécessité la tenue d'un lit de justice, la révolte ouverte des magistrats rencontra d'unanimes approbations.

La communauté de Guingamp fut une des premières à protester contre les tentatives du pouvoir royal. Son maire n'était-il pas avocat en Parlement ? N'était-il pas l'ami de Bouvier des Touches, avocat au Parlement et conseiller au présidial de Rennes, qui soutenait passionnément la cause de la Cour bretonne, et qui allait consentir à prendre part à la délégation des 18 députés envoyés auprès du roi par la Commission intermédiaire des Etats de Bretagne pour protester contre l' « embastillement » des douze commissaires de la Noblesse, chargés de porter les doléances de la province au pied du trône et d'appuyer la protestation rédigée par le procureur-général-syndic de Botherel ?

Le vendredi 20 juin 1788, Le Normant de Kergré réunissait, en effet, les « échevins et nobles bourgeois de la ville et, communauté de Guingamp » pour procéder « à la répartition et collecte des impôts consentis par la nation ». Mais, ce n'était pas là l'affaire la plus importante, et l'assemblée le manifesta clairement, en rédigeant tout d'abord, sous la direction de son maire une longue délibération en forme de protestation contre les empiètements du pouvoir royal. On y lisait :

« ... La communauté instruite par la notoriété publique et ayant pris connaissance des lois destructives de celles de la constitution de la province, de leurs transcriptions à mains armées sur les registres du Parlement, sans consentement des Etats, sans délibération préalable des magistrats, malgré leurs arrêtés, arrêts et protestations, malgré l'opposition juridique de la nation [Note : La « nation » bretonne] par son procureur-général-syndic ; instruite de la dispersion des Parlements, de l'exil des Magistrats, de la cessation d'un grand nombre de tribunaux, des protestations des différents ordres de la province, des réclamations et instances de la Commission Intermédiaire représentant les Etats, de ses députés en cour, témoin du frémissement de chaque citoyen et d'une fermentation aussi générale qu'alarmante, a attendu dans le silence à connaître l'impression que feraient sur ses concitoyens les nouvelles lois qui excitent tant de réclamations. Afin de ne pouvoir se méprendre sur l'opinion publique, elle a laissé au temps à la déterminer et à la fixer.

Elle avait déjà senti que la violence de l'exécution ne permettait pas l'idée du bonheur et du soulagement. Cette idée toujours vivement sentie aurait été reçue avec avidité, avec des transports d'allégresse et de reconnaissance. Jamais on n'employa une armée pour forcer le peuple à être heureux ou à consentir à la diminution des impôts présents ou éventuels. La force ne s'employa que pour prévenir les accès d'un frénétique ou pour enchaîner un esclave.

La communauté assemblée... manquerait à la confiance des citoyens qu'elle représente si elle ne commençait par manifester les sentiments qu'excitent en chacun d'eux des événements qui les consternent, des lois si contraires à la capitulation (sic) de l'union de la province au royaume de France, si alarmantes pour la liberté publique, si effrayantes pour la sûreté particulière.

La communauté, membre des Etats, ne peut paraître insouciante ou insensible sur les troubles qu'excite la violence armée substituée aux lois sans sembler approuver des libelles éphémères qui osent calomnier le Tiers-Etat.

Elle ne peut paraître approuver par son silence un système destructeur qui, sous prétexte d'établir un nouvel ordre de choses, tend à subvertir l'ancien ordre sagement établi, à substituer l'autorité arbitraire à celle des lois antiques à l'ombre desquelles reposent les constitutions de la nation.

Détruire avec violence les conditions de l'union de la province au royaume, c'est dissoudre une union si utile à l'intérêt réciproque des contractants, union désirable dont la perpétuité des conditions sans cesse renouvelées a été jurée par le souverain et la nation. Les conditions de cette union seraient anéanties si les nouvelles lois étaient exécutées, si, suivant le nouveau code, on pouvait former et registrer à Paris des lois pour la Bretagne, qui n'auraient pas été consenties par les Etats et librement agréées des cours souveraines de la province.

La cessation absolue de presque tous les tribunaux depuis plus de six semaines est un mal qui finira. Mais le rétablissement nécessairement urgent du cours de la justice ne réparera pas le retard du recouvrement des impôts que souffrent des caisses publiques, la lésion qui résulte de la contrebande, celle qu'éprouvent déjà plusieurs citoyens dans leur fortune, leur crédit ou leur honneur impunément attaqué ou compromis. La propriété devient inutile lorsqu'il n'existe plus de moyens de la garantir de la violence de l'usurpateur.

L'activité de quelques juges inférieurs ne présente pas moins de dangers. Poursuivi en un endroit par un créancier, le citoyen ne peut poursuivre de l'autre son débiteur placé sous ressort d'un tribunal cessant. L'absence de juges souverains, qui puissent réparer les erreurs des juges agissants ou arrêter leurs injustices et les contenir dans l'ordre du devoir, les érige par le fait en juges momentanément définitifs sans qu'il reste aucun moyen de se soustraire à ce danger.

Par ces considérations, la communauté déclare unanimement adhérer aux réclamations, représentations et protestations de M. le Procureur-général-syndic, à celles de la Commission Intermédiaire des Etats de Bretagne et de ses députés en Cour, et ne pouvant faire parvenir directement son adhésion à Sa Majesté, elle charge expressément M. le Maire d'adresser une grosse de la présente à Nosseigneurs les commissaires intermédiaires des Etats de Bretagne comme un monument de son inviolable attachement aux constitutions de la province et des vœux qu'elle fait pour le rétablissement de l'ordre ancien qui existait avant le nouveau projet qu'excitent ces réclamations ».

Et, auprès de la signature de Le Normant de Kergré, se lisent celles du recteur G.-M. de Montfort, du contrôleur Guyomar-Kerninon, du procureur du roi Festou de la Ville-blanche, de l'ancien échevin Brunot, puis les adhésions de trois des membres absents : du Garzspern, Douaren l'aîné et Toudic.

A ce moment, l'accord peut paraître complet : la défense des privilèges de la province, le désir de maintenir l'ancien régime en Bretagne ont réalisé l'union la plus complète. Le Normant de Kergré, soutenu par l'unanimité du corps de ville, suit, avec l'orgueil d'un magistrat éminent de la cité. les événements de la lutte engagée par le Parlement de Bretagne contre la Royauté. Dans la ville, tous les opposants se sont tus : chacun regarde du côté de Versailles.

Cet accord demeure unanime quand « l'Assemblée de MM. les Echevins et Nobles Bourgeois de la ville et communauté de Guingamp » décide le 31 juillet, de protester contre l'incarcération, par ordre du roi, de Riollay, fils d'un des juges de la sénéchaussée, et de Brunot, fils du doyen des échevins. Et quelle joie quand le roi semble céder !

A la nouvelle de la retraite de Loménie de Brienne, l'on décide un Te Deum, un feu de joie et une illumination générale. L'on écrit une lettre enthousiaste à Necker. — Nouveau Te Deum, quand, vers la fin de septembre, le Parlement est rappelé et les détenus mis en liberté. Enfin, l'on offre une hermine d'or à ces courageux défenseurs des privilèges de la province : l'abbé de Rocquancourt, MM. de Coëttando, Riollay et Brunot.

C'est dans ces circonstances que le corps de ville fut appelé, le 30 septembre, à désigner son député aux Etats de Bretagne, convoqués à Rennes, après quelques retards, pour le 29 décembre 1788. Il y nomma Le Normant de Kergré, qui l'avait déjà représenté à la précédente tenue, et décida de le faire suppléer comme maire, pendant son absence, par Festou de la Villeblancbe, le procureur du roi.

Mais les difficultés n'allaient pas tarder à surgir. Cet accord de tous les « citoyens » de la « nation bretonne » était en effet beaucoup plus apparent que réel. Chacun désirait le maintien de ses privilèges ; mais, quand il s'agissait de les déterminer, l'on s'apercevait qu'un grand nombre d'entre eux étaient contradictoires et que le Tiers-Etat se trouvait dans une situation d'infériorité marquée vis-à-vis des deux premiers ordres. Pourtant en Bretagne, comme dans le reste de la France, ne formait-il pas suivant une très vieille expression « la plus saine et maire partie » de la nation ? N'y avait-il pas quelque chose de choquant à voir ces « nobles bourgeois », égaux ou même supérieurs aux nobles dans toutes les autres circonstances de la vie, demeurer au point de vue politique perpétuellement en tutelle ?

Certes ces bourgeois tenaient à leurs Etats ; mais ils ne croyaient pas porter atteinte aux dispositions du contrat d'union en demandant une augmentation des sièges concédés au Tiers et une plus juste répartition des charges fiscales ; en souhaitant que leurs députés aux Etats généraux fussent uniquement désignés par les membres du Tiers et non par les Etats provinciaux où l'influence était toute réservée aux membres du clergé et de la noblesse. En sorte que la Constitution bretonne, si gênante qu'elle fût, mais contre laquelle personne n'aurait osé porter cependant une main sacrilège, ne servait qu'à rendre la situation encore plus trouble et plus confuse. D'ailleurs, à le bien considérer, cette constitution, vers laquelle chacun se reportait comme à l'arche intangible, quand il fallait résister aux exigences et aux empiétements du roi, encore observée pendant les tenues des Etats de la province, n'en était plus à compter le nombre d'atteintes qu'elle avait subies même de la part de ses plus fermes panégyristes. Son existence ne pouvait servir qu'à fausser le débat qui allait s'ouvrir en Bretagne, prélude de celui qui bientôt agitera toute la France.

Certes le Tiers était unanime à exiger une part plus grande dans les affaires de la province et de l'Etat. Mais bon nombre de ses membres se trouvaient prisonniers de leur situation et devaient songer à chercher un terrain d'entente avec les ordres privilégiés, tandis que d'autres, plus indépendants persuadés que l'on ne pouvait rien espérer du désintéressement ou de l'esprit politique du haut clergé et de la noblesse, songaient à leur imposer, même par la force, les abandons jugés nécessaires.

Il n'est pas étonnant que ce mouvement d'allure déjà « révolutionnaire » soit né dans la ville de Nantes, enrichie par le commerce du sucre et du « bois d'ébène ». Ces négociants, fiers de leur savoir, fiers de leur richesse acquise en des entreprises lointaines, manifestaient intérieurement le plus profond mépris pour la majeure partie de la noblesse bretonne, inactive et misérable, préférant mourir de faim que de déroger. Leur exemple avait été suivi par les bourgeois d'autres cités ; et les arrêtés de ces diverses assemblées municipales furent adressés aux autres bonnes villes, ayant droit de députer aux Etats, en vue de recueillir leur adhésion.

C'est ainsi que la communauté de Guingamp fut appelée à en délibérer. Ville de robins, plutôt que de commerçants, il était certain que les mesures proposées par les Nantais paraîtraient à beaucoup des membres de la municipalité singulièrement subversives. Mais, si le corps municipal hésitait à donner l'adhésion que l'on sollicitait de lui, dans la ville même, tout le parti d'opposition à Le Normant de Kergré allait profiter des circonstances pour relever la tête.

Bien que nous ne voulions pas multiplier les citations, nous croyons néanmoins devoir publier intégralement, la grave délibération du vendredi 14 novembre, car c'est là, à cette date, que se joue véritablement le sort de Le Normant de Kergré. — Son caractère altier s'y reconnaît, et, pour ne pas avoir consenti à être lié, à ce moment, par un mandat impératif, il bornera, par sa propre ambition, la réalisation d'ambitions plus hautes que la perspective d'une révolution imminente auraît fait pressentir à un esprit d'une plus grande souplesse.

« Ouï le rapport de M. le Maire, le Procureur-syndic, et du Timeur, ancien maire, commissaires nommés par délibération du 12 de ce mois, à l'effet d'examiner les délibérations et arrêtés qui lui ont été adressés par les villes de Rennes et de Vitré, et les imprimés d'une requête aux officiers municipaux de la ville de Nantes et de l'arrêté desdits officiers municipaux portant date du 4 novembre 1788 ; la Communauté, considérant que l'union dans chaque ordre est aussi nécessaire que celle des trois ordres pour l'avantage et le maintien de la Constitution, et, désirant resserrer les noeuds de cette union qui fit leur force mutuelle et assura toujours le succès de leurs réclamations, croit devoir s'abstenir de prendre un avis particulier qui puisse différer de celui de quelque autre communauté ou contrarier celui d'un autre ordre ; sur ce qui est de l'essence de la constitution des Etats-Généraux, elle ne [se] croit pas assez éclairée, malgré les réflexions des historiens et des politiques pour se permettre de prononcer sur des questions importantes de droit public relatives à la constitution de cette Assemblée. Elle pense même qu'il est dangereux d'anticiper cette discussion parce qu'elle peut faire germer des divisions qu'il est important de prévenir. Il lui paraît que c'est aux Etats Généraux assemblés à les discuter si les circonstances l'exigent ou à les éviter avec sagesse ; mais, comme il n'est pas de l'essence de la constitution qu'il y ait un plus grand ou moindre nombre de députés dans chaque ordre, pourvu qu'il soit suffisamment et convenablement représenté, que même l'histoire des différentes tenues prouve qu'il n'a point existé d'uniformité à cet égard, et comme d'ailleurs il importe et il est juste que l'ordre le plus nombreux et le plus intéressant, à raison de la proportion majeure qu'il soutient dans la masse des impôts, ait aussi un plus grand nombre de représentants et que, les ordres délibérant séparément, il est naturel que les représentants du Tiers-Etat soient librement élus par cet ordre et qu'ils soient de la classe de l'ordre représenté ; — Par ces considérations, la communauté supplie très respectueusement Sa Majesté d'ordonner qu'aux prochains Etats Généraux le nombre des députés de la province de Bretagne dans l'ordre du Tiers soit proportionné à l'étendue, à la population de cet ordre, eu égard aussi à la quotité supérieure qu'il paye des impôts ; que ses députés soient par lui seul nommés et pris seulement dans la classe des citoyens qui forme cet ordre.

La Communauté a arrêté que copie de la délibération ci-dessus sera adressée à MM. de Villedeuil, Necker, Malesherbes et Castillon avec prière de la mettre sous les yeux de Sa Majesté et de l'appuyer de leur protection [Note : En réalité, il v a là deux délibérations successives, qui se complètent l'une par l'autre].

La Communauté, exprimant toujours le même désir de maintenir l'union dans ou entre les ordres, comme aussi de ne donner aucune atteinte à ce qui est de l'essence de la constitution de la province ; considérant cependant que, sans altérer les principes d'union et sans toucher aux constitutions, il est juste et pressant de rétablir la règle et la balance des charges avec équité sur les fouages extraordinaires, la capitation et les corvées, a chargé et charge son député à la prochaine tenue des Etats de Bretagne :

1° d'insister à ce que les fouages extraordinaires, autant qu'ils auront lieu, soient répartis sur toutes les propriétés réelles de la province et d'insister également sur l'indemnité qui est due à l'ordre du Tiers à cet égard ;

2° de réclamer de nouveau une répartition générale et proportionnelle de la capitation entre les ordres qui doivent y subvenir ;

3° au cas que la corvée en nature soit définitivement supprimée, de demander qu'il y soit suppléé par une imposition sur les propriétés réelles appartenant aux trois ordres, même sur l'industrie.

Au surplus et sur tous les objets qui pourraient être agités à la prochaine tenue, rassurée par l'intelligence, le zèle et le succès avec lesquels son député a rempli à la satisfaction de son ordre dans les précédentes tenues, elle s'en rapporte à ce qu'il jugera convenable relativement au maintien de la constitution, à l'intérêt de l'ordre du Tiers et à celui de cette ville dont il est particulièrement instruit.

Arrêté que, pour réponse à MM. les officiers municipaux de Rennes et de Vitré, M. le Maire adressera copie en entier de la présente délibération en les remerciant de ce qu'ils ont bien voulu faire part de leurs arrêtés à la communauté de cette ville.

Et, au surplus, attendu que les imprimés portant pour titres : Requête aux officiers municipaux de la ville de Nantes ; Arrêté du 6 novembre 1788, et autre portant également pour titre : Arrêté des officiers municipaux de la ville de Nantes, du 4 du même mois de novembre, adressés aux officiers municipaux de cette ville de Guingamp ne sont accompagnés d'aucune lettre missive, ni revêtus d'aucune signature, ni d'aucun caractère d'authenticité, la Communauté croit ne devoir les regarder que comme mémoire et n'avoir aucune réponse à y faire.

Le Normant de Kergré, maire ; Festou de la Villeblanche, procureur du roi ; Douaren, l'aîné ; Toudic ; Guyomar-Kerninon, contrôleur ; Loysel ; Brunot ; Limon du Timeur, ancien maire ; Dorré de Bringollo, grenier ».

Le 19 novembre, après réception des arrêtés de la ville de Saint-Malo, en date du 12, et de ceux de la ville de Ploërmel, en date du 13, la communauté refusait encore de « lier par des charges particulières et expresses » le député qu'elle avait nommé, mais elle l'invitait à se rendre à Rennes huit jours avant l'ouverture des Etats, de manière à se concerter avec les autres députés des municipalités et à arrêter « les demandes et les réclamations qui doivent être uniformes et présentées de voix unanime au nom de l'ordre du Tiers ».

L'on ne s'est pas assez rendu compte que Le Normant de Kergré recevait ainsi un mandat formel, qui fut au reste confirmé par un nouvel arrêté du 12 décembre. Sans doute, la communauté de Guingamp ne lui impose elle-même aucune obligation ; mais elle le charge très nettement d'agir « concurremment avec les députés des autres municipalités ». Il doit être de la majorité ; et Festou de la Villeblanche, maire par intérim, saura bien le rappeler aux dates des 19 et 29 décembre.

Il se peut que la municipalité de Guingamp ait, en cette occasion, cherché à louvoyer, dans l'espérance que les députés du Tiers se montreraient épris de conciliation ; mais elle devenait la dupe de son propre stratagème et se rangeait ainsi du parti des révolutionnaires. Le Normant de Kergré, inspirateur des délibérations du corps de ville, estimait en avoir reçu un blanc-seing. Au lieu d'adhérer aux dispositions prises par la majorité, il se mettra, en conformité avec ses sentiments personnels, à la tête du petit groupe des modérés.

Quand on apprit à Guingamp qu'avec 23 de ses collègues il s'était prononcé, le 27 décembre, en faveur du vote par ordre, les opposants à la politique du maire se constituèrent fortement sous la direction du marchand Kerbriand et du notaire Le Bouëtté. Ils pouvaient compter sur la bienveillance du procureur du roi, maire par intérim.

Au reste, les événements de Rennes étaient bien faits pour accroître la surexcitation. Les députés des villes refusaient de siéger jusqu'à ce que les ordres privilégiés leur eussent accordé le doublement du Tiers, le vote par tête, une place de procureur-général-syndic. Le Roi ordonnait alors la prorogation des Etats. Mais les nobles excitaient leurs laquais contre les jeunes citoyens et l'émeute envahissait le Champ Montmorin et la Place du Palais. Toute cette fermentation s'aggravait encore de la proximité de la réunion des assemblées primaires pour la rédaction des cahiers, où les membres du Tiers étaient appelés à nommer directement leurs députés.

Le Normant de Kergré n'avait pas quitté Rennes durant tous ces événements. Il y avait renoué des amitiés utiles, notamment avec Le Chapelier qui allait être l'un des premiers présidents de l'Assemblée Constituante. Son rôle, dans les réunions officieuses du Tiers, avait été quelquefois prépondérant. Il s'obstinait à défendre les idées de conciliation, ce qui le faisait considérer par les avancés de la ville comme une espèce de traître à la cause populaire.

A Guingamp, ses adversaires avaient habilement profité de toutes ces équivoques pour tenter de ruiner son influence. Leurs partisans se recrutaient presque entièrement en dehors du corps de ville. Dès le 4 janvier, Le Bouëtté rédigeait un factum dans lequel il attaquait ouvertement le maire : il recueillait 57 signatures. Les sentiments de la municipalité s'en trouvèrent ébranlés. Le 15, il parvenait à faire exclure Le Normant de Kergré de la Commission diocésaine de Tréguier parce qu'il était officier seigneurial. En vain, le procureur-fiscal, que l'on semblait particulièrement viser, faisait-il valoir que sa charge étant « à finance », il lui était possible de conserver sa liberté de pensée et d'action.

Bientôt après, nouveau triomphe : Le Bouëtté obtenait, le 28 janvier, d'être désigné par la communauté de ville, à laquelle il n'appartenait pourtant pas « pour assister et délibérer aux séances qui seront tenues à l'hôtel-de-ville de Rennes pour aviser à ce qui peut être le plus utile au Tiers-Etat ». On lui adjoignait pour co-député le contrôleur Guyomar de Kerninon, avec charge d'adhérer aux arrêtés du 27 décembre.

Mais le succès de Le Bouëtté n'était pas aussi complet qu'il l'avait dû souhaiter. Le corps de ville admettait en effet que le Tiers se réunît aux autres ordres pour délibérer sur les propositions du roi, alors même qu'il n'aurait pu faire entendre ses griefs. Il invitait ses nouveaux députés à se concerter avec Le Normant de Kergré. Enfin Guyomar passait pour appartenir jusqu'à un certain point au parti du maire.

C'est vraisemblablement dans ces événements des mois de décembre et de janvier qu'il faudrait rechercher la cause des dissentiments qui séparèrent ces hommes, dissentiments qui devaient être si préjudiciables à leur pays.

De retour à Guingamp, le maire prononça, le 17 mars, devant la municipalité, un long discours très habile pour justifier sa conduite. Nous en emprutons le commentaire à MM. Sée et Lesort (Cahiers de Doléances de la Sénéchaussée de Rennes, t, IV, p. 10).

« Il en ressort avec évidence que les députés de Nantes et le parti Cottin militaient en faveur des idées les plus avancées et des mesures les plus radicales, tandis que Le Normant de Kergré, à la tête du parti modéré, préconisait des solutions plus accommodantes. Favorable au doublement du Tiers, il voulait cependant que cette mesure ne fût appliquée qu'avec le consentement des deux autres ordres et l'approbation du Roi ; respectueux de la légalité, il n'entendait pas que le Tiers refusât le vote des subsides demandés par le pouvoir ; fidèle à la Constitution bretonne, il demeurait partisan du vote par ordre aux Etats de la province. L'ordre du Tiers ayant adopté les principes qu'avait combattus Le Normant, celui-ci ne refusa cependant pas de signer les arrêtés des 22-27 décembre, mais, pour dégager sa responsabilité vis-à-vis de ses commettants, il voulut signer également la déclaration de réserve que lui a reprochée Le Bouëtté. En rendant compte de sa conduite au milieu de ces circonstances difficiles, il montre que sa politique a toujours consisté à chercher un terrain de conciliation entre les intérêts du Tiers, ceux du pouvoir royal et ceux des ordres privilégiés, et il s'attache à prouver que, si l'on avait suivi ses conseils, le Tiers aurait obtenu des avantages plus marqués ».

Le corps de ville parut approuver la défense de son maire, tandis que Le Bouëtté renouvelait contre lui ses attaques dans son Compte rendu à la municipalité de Guingamp. Or, ce factum est imprimé, ce qui tend à démontrer que le parti adverse entendait agir moins sur la municipalité que sur les électeurs des assemblées primaires dont la réunion était imminente.

L'assemblée électorale se réunit effectivement le 31 mars sous la présidence de Le Normant de Kergré. Le Bouëtté s'en trouvait exclu. Les deux partis n'en étaient pas moins en présence, et l'agitation des journées précédentes avait été telle que personne ne doutait que le maire ne subît un sérieux échec. Le corps de ville était en effet bien éloigné de représenter les idées de la bourgeoisie guingampaise, encore surexcitée par les troubles survenus dans la capitale de la province.

L'élection des six députés à l'assemblée de la sénéchaussée fut un très gros succès pour Le Bouëtté, qui arrivait lui-même en tête avec 24 voix. Huchet, Kerbriand, Ansquer et Mazurié, qui le suivaient avec un nombre de suffrages variant de 24 à 20, appartenaient à son parti. Celui de Le Normant de Kergré ne réunissait péniblement que 11 voix et ne parvenait à faire élire qu'un seul député, Desportes-Chauvel.

Même succès au scrutin pour la désignation des commissaires chargés de la rédaction du cahier. Si Le Normant de Kergré parvient cette fois à se faire élire, les cinq autres commissaires sont choisis parmi ses adversaires. C'est le juge-prévôt Vistorte de Boisléon, futur accusateur public près le tribunal du district et futur député aux Cinq-Cents, que l'Empire réconciliera avec Le Normant de Kergré ; Le Bouëtté ; l'avocat Huchet, l'un des plus implacables ennemis de la tenure congéable ; le médecin Ansquer, futur premier vice-président du Directoire du district ; Kerbriand.

L'on peut s'imaginer le crève-cœur du maire, dont la puissance incontestée pendant près de dix ans, s'évanouissait soudain. Il en était arrivé au moment où il aurait fallu choisir, où la témérité devenait adresse, où les ménagements étaient considérés comme les pires erreurs.

Evincé de la direction de sa ville, bien qu'il dût conserver la mairie jusqu'au début de 1790, allait-il pouvoir jouer un rôle plus important sur un plus vaste théâtre ? Sa réputation ne s'était-elle pas répandue dans toute la sénéchaussée ? Si l'assemblée de Rennes devait élire un député pour le membre du duché de Penthièvre, dont Guingamp était le centre, n'était-il pas le candidat désigné ? Qui pourrait-on bien lui opposer ?

Mais ses adversaires avaient la majorité au sein même de l'assemblée et ils étaient résolus à lui faire payer de la perte de toute son influence son autoritarisme rigoureux et sa morgue méprisante. Il est facile de se représenter ce que furent leurs intrigues. Traître à la cause du Tiers aux derniers Etats de la province, rejeté par sa ville, comment les électeurs oseraient-ils choisir un homme dont le passé semblait présager l'avenir ?

Il est permis de supposer qu'il ne rencontra pas beaucoup de défenseurs. Un siège enlevé à la région de Guingamp, c'était un siège de plus pour le reste de la sénéchaussée de Rennes, où chacun se montrait désireux d'avoir pour représentant quelqu'un qui lui fût particulièrement connu. Un pareil désintéressement aurait eu de quoi surprendre, s'il n'avait trouvé dans la haine sa logique explication. Les habitants de la région de Guingamp y ont-ils perdu ? C'est vraisemblable. La question n'en reste pas moins difficile à résoudre, parce que la loi Thouret-Sieyès va bientôt briser les cadres politiques anciens, et que les événements vont transformer toutes les conditions économiques et sociales. Si particularistes qu'ils aient pu se manifester au moment de leur élection, les députés seront entraînés par la force même des choses à légiférer pour le pays tout entier.

En dépit de cet échec, Le Normant de Kergré ne veut pas consentir à abdiquer : il estime que l'heure de la retraite n'a pas encore sonné pour lui. Toujours sur la brèche, victime de déceptions incessantes, avec quelques lueurs d'espérance, parfois, son aigreur ne fera que s'accroître. L'ancien officier seigneurial se prépare à devenir le fonctionnaire brutal et dur de la Révolution, en attendant qu'il ne devienne le fonctionnaire rogue et chagrin de l'Empire.

Sa situation, dans les derniers mois de 1789, avant qu'aient eu lieu les premières élections municipales, est pour lui extrêmement délicate. Un autre que lui aurait peut-être essayé de « faire de la popularité », mais Le Normant de Kergré était trop fier pour faire au futurs électeurs des avances qui lui eussent paru des bassesses. Il s'attache par contre à conserver les hautes relations qui peuvent lui être utiles tant parmi les sommités du parti « patriote » que parmi les tenants de l'ancien régime.

C'est ainsi que, le 15 août, 1789, il appuie auprès du président de l'Assemblée Nationale, Le Chapelier, une pétition « du siège de Guingamp », en faveur des officiers de justiçe seigneuriale, dont les charges ont été supprimées sans indemnité, bien que les juges du duché de Penthièvre aient dû être assimilés aux juges royaux. « ... Les officiers y sont à finance, ils payent la paulette, le huitième denier à chaque mutation, ils reçoivent des gages,... les appellations de leurs jugements se portent directement au Parlement avec cet avantage même que les appellations des justices royales ne se portent qu'aux présidiaux sous les chefs de l'édit ... ».

Sans doute cette pétition est l'œuvre du sénéchal de Guingamp, Olivier Rupérou, fier de cette charge de premier officier du duché de Penthièvre, qu'il a payée 42.000 francs. Mais Le Normant de Kergré a été heureux de servir d'intermédiaire, ce qui lui a permis de rappeler à Le Chapelier leurs anciennes liaisons d'amitié... Nouveau crève-cœur : son autorité a sensiblement diminué ; et quand, un mois après, le 14 septembre, Rupérou s'adressa à l'Assemblée pour le même motif, c'est Baudouin de Maisonblanche qui fut chargé de présenter sa requête...

L'année 1790 venait de s'ouvrir, cette année qui devait apporter à Le Normant de Kergré toute une suite de déceptions et l'orienter définitivement vers une opposition pondérée et légale.

Tout d'abord, ont lieu les élections municipales, le 25 janvier. C'est un de ses adversaires, le médecin Ansquer qui obtient la mairie. Le Normant ne semble même pas avoir osé présenter sa candidature aux suffrages, si l'on s'en tient au mutisme du procès-verbal. Il espérait sans doute prendre une revanche éclatante au moment de l'élection des administrateurs départementaux.

L'assemblée s'ouvrit à Saint-Brieue, le mardi 25 mai 1790, sous la présidence d'âge de Mathurin du Mont, ancien recteur de Saint-Servan, maire de la trêve de La Motte, en la paroisse de Loudéac, avec l'assistance de Cherdel, en qualité de secrétaire provisoire. Les débuts en furent favorables à l'ancien maire de Guingamp : lors de la nomination du bureau définitif, Le Normant de Kergré en devenait le secrétaire tandis qu'Urvoi de Saint-Mirel en était élu président. Toutes les vraisemblances s'accordaient pour que l'un et l'autre fissent partie du Directoire départemental.

Mais le passé de Le Normant de Kergré pesait sur lui et ses adversaires surent détourner les suffrages de son nom. Sans doute le district de Guingamp se trouvait représenté, au Directoire, mais il l'était par le sénéchal Rupérou [Note : Rupérou était le beau-frère de Le Bouëtté, l'adversaire le plus déclaré de Le Normant], qui n'était peut-être pas étranger à la cabale qui avait fait évincer le procureur-fiscal. Le Normant de Kergré devait se contenter d'une place honorifique d'administrateur. Cependant, pour lui donner une marque de son estime, l'Assemblée le désignait pour se rendre à Rennes, de concert avec Delaizire, le futur député à l'Assemblée Législative, recevoir les comptes de la Commission Intermédiaire des Etats de Bretagne, en exécution du dernier article du décret du 22 décembre 1789, et procéder au partage des archives.

Nouvelle déception au mois d'octobre. Les électeurs, convoqués pour la nomination des juges du tribunal de Guingamp, l'évincèrent à nouveau. Il y siégera cependant, mais en qualité de commissaire du roi.

Dans cette place, il retrouvait quelques-unes de ses prérogatives de procureur-fiscal. Repoussé de toutes les fonctions électives, représentant du pouvoir, il renoua les relations qu'il entretenait jadis avec les privilégiés et les développa encore. Les adversaires de la Révolution surent flatter ce penchant de son caractère à la domination. Ils rivalisèrent, d'amabilités et de flatteries à l'égard du nouveau commissaire, en firent vraiment le siège, plus par intérêt sans doute que par sympathie. Au sein de sa famille même, Le Normant de Kergré entendait chaque jour faire le procès de la Révolution. Son beau-frère Bobony était un des prêtres les plus violemment insermentés des Côtes-du-Nord. Peut-être était-il entraîné à ses excès de langage et à ses écarts de conduite parce qu'il se croyait couvert par l'autorité du commissaire du Roi. A diverses reprises, il fixa l'attention de l'administration départementale, et son attitude ne fut pas sans exercer quelque influence sur l'arrêté que le Directoire du département, à l'instar de celui du Maine-et-Loire (Célestin PORT. La Vendée angevine), prit le 18 juin, pour éloigner les prêtres insermentés à six lieues de leur résidence habituelle.

Le Normant de Kergré protesta presque immédiatement — nous ne savons malheureusement auprès de quel député, car sa lettre, que nous avons retrouvée aux Archives nationales (D IV), ne porte pas d'adresse.

« Guingamp, le 6 août 1791, Monsieur,
Je prends la liberté de vous envoyer ci-joint un arrêté du Directoire du Département des Côtes-du-Nord. Vous y apercevrez au premier coup d'œil le renversement des premiers principes de la liberté, l'établissement d'un despotisme plus dur que celui de l'ancien gouvernement.
Sans m'arrêter aux différentes dispositions que contient cet arrêté, l'article, qui exile de leurs demeures les ecclésiastiques non fonctionnaires publics qui n'ont pas prêté le serment, mérite, ce semble votre attention ; il ne se contente pas de les déchirer par des imputations calomnieuses, il les expose sans armes aux coups aveugles des assassins.
Il est temps, Monsieur, de mettre la liberté à couvert des continuelles atteintes que lui portent les départements, les districts et les clubs, autrement la Constitution, qui l'établit, sera renversée même par ceux qui se vantent d'être ses amis. Pour y parvenir, il faudrait défendre à ceux dont je viens de parler, de chasser qui que ce soit, sous de faux prétextes, du lieu où ils se sont établis pourvu qu'ils y vivent paisiblement, sous peine d'être obligé de les indemniser et d'être puni selon les lois.
Veuillez bien, Monsieur, remettre sous les yeux de vos collègues la présente pétition »
.

Les conséquences de cette protestation furent nulles. Le Ministre avait déjà désapprouvé les arrêtés pris illégalement par les départements de l'ouest contre les prêtres insermentés. Au reste le Directoire des Côtes-du-Nord lui-même, tout à la joie de l'acceptation de la Constitution par le Roi, allait rapporter spontanément son arrêté du 18 juin, comme si désormais le nouveau régime n'avait plus rien à redouter de ses adversaires [Note : Léon DUBREUIL. Les origines de la Chouannerie dans le département des Côtes-du-Nord. (Révolution Française, 1915)].

Il allait se rendre compte tout aussi rapidement que sa longanimité à l'égard des prêtres réfractaires ne pouvait que stimuler leur ardeur. Dès le 23 janvier 1792, il devait prendre un nouvel arrêté qui rappelait et aggravait encore celui du 18 juin. L'attitude de Bobony surexcita vivement les patriotes guimgampais qui le dénoncèrent au département. Le 25 février, ordre était donné d'arrêter ce prêtre, qui « malgré l'ordonnance de M. l'Evêque, a employé le moyen de la confession pour séduire les citoyens crédules et les éloigner de l'obéissance aux lois » et qui « affiche le mépris pour les actes émanés des autorités constituées ». Il devait être conduit au château de Dinan, qui avait été désigné pour la détention des prêtres suspects.

En bon parent, Le Normant de Kergré prit à nouveau la défense de son beau-frère, comme le démontre la dénonciation que l'administration en fit le 20 mars à l'Assembléee Nationale et aux députés du département.

Tout allait mal y disait-on en substance ; l'impôt ne se levait plus, en dépit de toutes les exhortations. De partout affluaient les plaintes à l'adresse des prêtres factieux. Aussi le Directoire a-t-il dû prendre son arrêté du 23 janvier, dans l'espoir que la crainte des punitions retiendrait les rebelles. Erreur complète ! Les menaces ne suffisant plus, à la demande générale des municipalités et des districts, il a fallu en venir à l'exécution. Sept prêtres ont été transportés à Dinan ; ils y ont toute liberté, « hors celle de nuire ». — Cette méthode produisait déjà des résultats et les opérations relatives au recouvrement des contributions reprenaient de l'activité. Mais, au nombre des prêtres dénoncés parmi les pires factieux se trouve Bobony qui, pour se soustraire aux poursuites du département du Finistère, où il a été curé, s'est refugié Guingamp, où il fait beaucoup de mal. C'est en vain qu'on a voulu le faire arrêter.

« ... Nous devons vous faire observer, Messieurs, ajoute le Directoire, que le sr Bobony est le beau-frère du commissaire du Roi de Guingamp, devenu fameux par la protestation qu'il fit, en 1788 contre l'assemblée des communes de la ci-devant province de Bretagne et par l'incivisme qu'il afficha constamment dans la Révolution. C'est avec ces titres qu'il a trouvé un accès facile auprès du Ministre de la Justice pour dénoncer des administrateurs esclaves de leurs devoirs et prêts à tout sacrifier pour le maintien de la Constitution. Arrêter les manœuvres coupables du sr Bobony a été aux yeux du commissaire du Roi à Guingamp, son beau-frère, un attentat qui ne pouvait demeurer impuni. Le Ministre de la Justice a saisi avec empressement cette occasion de molester des administrateurs qui ne peuvent être coupables à ses yeux que par leur patriotisme soutenu et par leur dévouement à la chose publique ... ».

Le Ministre a donné ordre au commissaire du roi de Guingamp de dénoncer l'administration départementale au directeur du juré. L'on ne craint pas cette procédure sans doute ; mais il n'en reste pas moins que le Ministre de la Justice a cherché à avilir les administrateurs aux yeux de leurs concitoyens. Et pour quel motif ? Pourquoi n'a-t-il pas protesté quand il a reçu copie de l'arrêté du 23 janvier ?

Les lois qui allaient être votées par l'Assemblée Législative devaient délivrer le Directoire de tout souci. Bobony fut un des premiers réfractaires qui se soient déportés.

Il est d'ailleurs bien certain que Le Normant de Kergré donnait de la tablature aux administrateurs. Sous couleur de s'en tenir strictement à la lettre des décrets, il trouvait mille moyens de marquer son opposition systématique. L'on s'en était bien rendu compte à propos du procès Lolliérou [Note : Léon DUBREUIL. Les Vicissitudes du Domaine congéable en Basse-Bretagne à l'époque de la Révolution]. C'était une affaire de troisième ordre, dans laquelle l'administration se trouvait intéressée : l'irascibilité du commissaire du Roi à l'égard des corps constitués s'était manifestée presque avec éclat.

En outre, élu scrutateur, lors de la réunion de l'assemblée chargée de désigner les électeurs guingampais pour la nomination des députés à la Législative, n'avait-il pas fait preuve de mauvaise humeur, pour provoquer, par suite de son retrait sans cause, l'annulation des opérations électorales ? A nouveau, et par sa faute, le district de Guingamp se trouvait privé d'un député.

On ne devait pas lui pardonner de sitôt une pareille attitude.

D'ailleurs au fur et à mesure que les événements se pousuivaient, que la Révolution devenait plus violente, Le Normant de Kergré se trouvait entraîné dans une opposition de plus en plus caractérisée, tout en évitant avec adresse tout excès d'imprudence. Il fut l'un des premiers à reconnaître la République et à prêter le nouveau serment exigé par la loi. Son opposition — si l'on peut dire — fut toujours constitutionnelle : ses efforts se bornaient, sous le couvert du plus pur loyalisme, à favoriser et à protéger ceux qui allaient être en butte à la vindicte des lois. Rôle qui n'est pas sans noblesse, mais qui, pour ne pas être taxé d'hypocrisie, exige de celui qui le joue une grande fermeté d'esprit et une grande droiture de caractère. Mais rien ne nous permet de mettre en doute la sincérité de Le Normant de Kergré.

Ce rôle allait d'ailleurs lui réserver de nouvelles déceptions.

Au mois de décembre 1792, il pensa reconquérir la mairie. Les circonstances lui paraissaient favorables. Guyomar, député à la Convention, était éloigné de la ville depuis trois mois : leurs rapports n'avaient jamais manqué ni de correction ni de courtoisie. Le vice-maire Buhot n'était pas sympathique. Toutes les personnalités, marquantes appartenaient soit au Directoire, soit au Tribunal de district. Néanmoins ce fut pour l'ex-commissaire du Roi un échec retentissant : le 9 décembre, le juge de paix Boulon était élu maire au 2ème tour par 265 voix contre 72 seulement à Le Normant de Kergré : — il n'y avait que trois bulletins nuls.

C'est alors qu'il se trouva impliqué dans l'affaire du marquis du Gage. Son rôle y fut d'ailleurs fort obscur. Il n'est même pas sûr qu'il ait cherché à couvrir cet émigré de son influence, comme il en avait précédemment couvert son beau-frère Bobony. Mais les temps avaient changé.

C'était un riche et puissant seigneur que Jacques-Claude de Cleuz, marquis du Gage [Note : J. BAUDRY. La Bretagne à la veille de la Révolution] apparenté aux plus importantes familles de Basse-Bretagne par son mariage avec Jeanne-Jacquette de Roquefeuil. Il habitait le château des Salles, près de Guingamp, maison noble de grand caractère, entourée d'un parc aux majestueux ombrages, se mirant dans les eaux encore limpides du Trieux. Sa fille Marie-Josèphe-Reine avait épousé le marquis de Kerouartz, de famille très ancienne, puisqu’elle s'enorgueillissait d'un ancêtre à ce combat des Trente où les Bretons de Beaumanoir vainquirent, sur la lande de Mi-Voie, les Anglais de Bemborough.

Or, le marquis du Gage avait quitté la France, sans passeport, au mois de mai 1791. C'était une émigration nullement déguisée. Au départ, il ne s'était donné aucune peine pour se forger un alibi : il avait réalisé, autant qu'il l'avait pu, toutes ses valeurs mobilières et était passé en Angleterre. Les médecins lui ayant, quelques années auparavant, recommandé les eaux de Bath, c'est là qu'il s'était réfugié. Mais cette indifférence à l'égard de sa patrie cessa brusquement lorsque l'Assemblée Législative prit ses premières mesures contre les émigrés. Dès le mois d'avril 1792, il demandait, par l'organe de son représentant, Bouvier-Destouches, que le séquestre ne fût pas établi sur ses biens, sous prétexte qu'il ne faisait qu'un voyage de santé. La municipalité de Guingamp protesta contre de pareilles allégations, et le Directoire départemental, par un arrêté fortement motivé, en date du 9 mai 1792, résolut de maintenir le séquestre.

Le 5 janvier 1793, il prémunissait le ministre Roland contre les agissements de Bouvier-Destouches, par une lettre peut-être indignée, peut-être ironique, où il exposait la genèse de l'affaire.

« Jacques Claude de Cleuz était autrefois gentilhomme et se faisait appeler le marquis du Gage. Voyant presque tous les hommes qu'on disait de qualité aller demeurer en pays étranger, il crut ne pouvoir se dispenser de quitter la France. Il partit au mois de mai 1791 emportant presque tous ses effets et n'oublia surtout aucun de ses titres. Depuis ce temps, jusqu'à l'époque du séquestre, Jacques de Cleuz n'a pas fait connaître qu'il eût intention de revenir en France. C'est au moment du séquestre que sa cupidité, seule passion de cet émigré, lui a fait se rappeler qu'il avait une patrie. Il nous présenta une requête au mois d'avril dernier par laquelle il n'annonçait pas vouloir rentrer, mais il demandait que ses biens n'eussent pas été compris dans le séquestre, attendu que son absence devait être attribuée à sa mauvaise santé qui l'avait obligé d'aller prendre les eaux de Bath en Angleterre, et, pour le prouver, il a produit des certificats d'un médecin anglais et du maire de Bath, qui constatent les faits avancés par Jacques de Cleuz. Il est à observer que ces certificats n'ont aucune espèce d'authenticité. Nous arrêtâmes, le 9 mai 1792, qu'il n'y avait lieu à délibérer sur la pétition qui nous fut présentée au nom dudit Cleuz, qui était sorti sans passeport, et nous décidâmes que ses biens resteraient sous le séquestre. Les agents de cet émigré, qui possède environ 100.000 $ de rente, nous trouvant toujours attachés à l'exécution de la loi, avec laquelle nous ne pouvions leur accorder la main-levée qu'ils réclamaient, ont changé de plan ; leurs vues se sont agrandies et ils ont imaginé d'envoyer le nommé Bouvier, ancien commissaire du Roi au tribunal du district de Saint-Brieuc, près la Convention pour lui extorquer un décret qui relève le séquestre sur les biens de leur commettant. Il est de notre devoir de vous prévenir des manœuvres des agents de du Cleuz, afin que vous empêchiez cet aristocrate intrigant de parvenir à tromper l'Assemblée et de soustraire au séquestre les biens d'un émigré. Si du Gage obtient la main-levée que nous annonce son agent Bouvier, par sa pétition datée de Paris, le 30 décembre dernier, nous ne pourrons la refuser à personne. Tous les émigrés auront des titres pour le moins égaux à ceux qu'on présente pour lui. Les lois sur le séquestre deviendront illusoires. Les mauvais citoyens pourront impunément rentrer dans leurs biens et fomenter des troubles dont on ne peut calculer les effets. Nous sommes instruits qu'avant le départ de Bouvier, on fit colporter un certificat à Guingamp pour faire attester que, depuis trente ans, Jacques de Cleuz est dans l'usage d'aller prendre les eaux en pays étranger. C'est sur cette pièce que sont fondées les espérances des agents de du Cleuz. Nous devons vous dire qu'on nous a assuré qu'ils avaient eu la maladresse de faire signer des jeunes gens de vingt ans, qui, certes, n'ont pas connaissance de ce qui se passait en 1762. Nous vous envoyons la première requête de du Cleuz avec ses certificats. Nous y joignons la dernière requête de Bouvier [Note : A la Convention nationale. Protestation contre l'inscription de Jacques-Claude Cleux du Gage sur la liste des émigrés (Bib. nat., Lb 41/2541)]. Notre tâche est remplie. Vos vertus nous sont trop connues pour douter un instant du zèle que vous allez mettre à déjouer les intrigues dont on obsède la Convention ».

D'autre part, le Directoire se résolvait à tout brusquer et, le 14 janvier, donnait l'ordre de faire commencer la vente du mobilier qui appartenait au marquis du Gage. « ... C'est le seul moyen de faire cesser les intrigues des agents de cet émigré qui obsèdent les administrateurs pour une exception à laquelle s'opposent toutes les lois sur le séquestre ».

Le même jour, la municipalité de Guingamp désignait trois commissaires « les citoyens Penven, Le Coz et Boulon... pour instruire notre député [Note : Pierre Guyomar] à la Convention Nationale relativement au mémoire de Bouvier concernant Jacques Cleuz... » et lui démontrer qu'il était bel et bien émigré.

Ainsi avertis, Roland et les Conventionnels eux-mêmes marquèrent la plus vive méfiance. Bientôt Bouvier-Destouches était incarcéré. Le dépouillement de ses papiers fit connaître une correspondance assez compromettante. Plusieurs lettres de Le Normant de Kergré manifestaient clairement les sentiments rétrogrades de leur auteur et semblaient le désigner pour un des membres de la cabale formée pour sauvegarder la fortune du Gage. Il fut arrêté à son tour [Note : Il est intéressant de noter que, dans la suite, le fondé de pouvoirs du marquis de Kerouartz, gendre du marquis du Gage, fut Le Bouëtté, l'adversaire de Le Normant de Kergré].

Pendant ce temps, le Directoire du district ordonnait l'expertise du mobilier des châteaux des Salles à Guingamp et du Cludon, en Plougonver. La première des ventes se fit dès le 16 février; mais la deuxième, en dépit de toutes les diligences, ne commença que le 7 mai. Le marquis du Gage était mort à Bath, le 18 avril. Bouvier-Destouches parvint, au moyen d'intrigues sans nombre, à obtenir un jugement qui le déchargeait de toute accusation. Madame Le Normant de Kergré en profita pour adresser au Directoire une pétition, en vue d'obtenir la mise en liberté de son mari. Sa culpabilité ne paraissait pas sans doute bien établie, puisque, le 28 mai, les administrateurs appuyèrent eux-mêmes cette requête auprès du représentant Sevestre.

Le Normant de Kergré vécut dans la retraite jusqu'à la réaction thermidorienne. Les circonstances parurent alors d'autant plus favorables aux émigrés que les jacobins avaient lassé la presque unanimité des citoyens. Rétifs à se soumettre à l'empire des nécessités qui troublaient le tran-tran ordinaire de leur existence monotone, en proie aux premiers troubles de la Chouannerie, les habitants des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor) n'espéraient que des avantages d'une politique d'apaisement. Les églises ouvertes petit à petit, les insermentés reprenant l'exercice public de leur culte, les suspects délivrés, les paroles de conciliation des représentants Boursault, Guezno, Guermeur, Brue et Corbel partout colportées : tout présageait un retour aux premières années de la Révolution. La Convention élaborait une constitution nouvelle. Des élections allaient avair lieu dans un pays transformé, en proie au retour des pensées rétrogrades. La chasse aux jacobins avait remplacé la chasse aux suspects.

Tous les partisans des régimes antérieurs, tous les mécontents, tous les déçus, depuis les républicains modérés jusqu'aux absolutistes monarchistes, en profitèrent pour consolider leur alliance. Ils s'étaient en effet rapprochés, lors de la rédaction des pétitions des propriétaires fonciers contre la loi du 27 août 1792, destructrice du domaine congéable. Au premier rang se distinguait, auprès du lannionnais Daniel de Kerinou, le guingampais Le Normant de Kergré.

Les élections devaient avoir lieu à Guingamp même, à partir du 20 vendémiaire an IV pour se continuer jusqu'au 29. Le Normant fut désigné comme président par l'assemblée, tandis que Charles Beslay, de Dinan en était élu secrétaire. Les députés furent choisis à raison des deux tiers parmi les Conventionnels sortants : c'était tous des républicains convaincus ; — les autres étaient des modérés. De même en fut-il des administrateurs départementaux : Le Normant de Kergré, Le Febvre du Volozenne, Michel de Kerinou, Michel de la Morvonnais et Mathieu Le Mée.

Le discours que le citoyen Limon, président du Directoire, prononça, le 13 brumaire an IV, à l'entrée en charge des nouveaux élus peut passer à juste titre pour leur profession de foi. On chercherait en vain, dans ce long chant de triomphe, la moindre allusion aux événements qui menaçaient les départements de l'ouest. Il semble ignorer jusqu'à l'existence de la Chouannerie. Il ne veut pas comprendre que c'est dans les intrigues des prêtres réfractaires et des nobles que gît le pire danger pour la République. Tous ses anathèmes vont aux jacobins. Pitoyables jacobins, au reste, que ceux du département des Côtes-du-Nord qui n'eurent presque jamais le pouvoir dans les assemblées élues et qui ne firent guère preuve de violences qu'en paroles !

L'on aimerait à savoir ce que pouvait penser d'une telle diatribe l'impénétrable Mathieu Le Mée, qui n'avait cessé, même à l'époque de la Terreur, de faire partie de l'administration départementale, et que les électeurs venaient de maintenir, seul des membres du Directoire sortant !

Pour qui sait comprendre à demi-mot — et, dans un discours d'apparat, c'est absolument indispensable — Limon jetait le gant au parti des démocrates, des Armez, des Guyomar, des Baudouin de Maisonblanche, et promettait aux partis de droite la complicité bienveillante de la nouvelle administration.

Ils pouvaient être tout-à-fait rassurés, Le Normant de Kergré, que ses collègues allaient appeler à la présidence, et Daniel de Kerinou qu'ils allaient nommer commissaire provisoire du Directoire Exécutif, n'étaient-ils pas les beaux-frères, l'un d'un prêtre déporté, l'autre d'un émigré ? Daniel de Kerinou n'échappait à l'exclusion portée par la loi du 3 brumaire an IV que parce qu'il avait exercé avec continuité des fonctions publiques depuis le début de la Révolution. — Le 9 thermidor avait sauvé Michel de la Morvonnais des rigueurs du tribunal révolutionaire. — Habiles à louvoyer entre les partis, Le Febvre du Volozenne et Mathieu Le Mée sauraient aisément s'adapter aux situations politiques successives.

Aussi les démocrates avaient-ils plus d'une raison de s'inquiéter ; et c'est par l'influence de leurs représentants au Corps Législatif que Nicolas Armez dut d'être nommé commissaire du Directoire Exécutif. L'on sait combien il devait avoir à lutter contre le mauvais vouloir de l'administration.

Jamais les partis d'opposition ne l'avaient encore pareillement emporté ! Les administrateurs protégeaient ouvertement les émigrés rentrés et leurs familles, les prêtres réfractaires, même les Chouans. Leurs agitations redoublaient. Assurés de l'impunité, ils molestaient les fonctionnaires publics, les « patriotes », les acquéreurs de domaines nationaux.

Le tableau enchanteur, esquissé par Limon, de l'œuvre de la nouvelle administration, ne présentait nul rapport avec la réalité. Les contributions s'arriéraient ; les mandats territoriaux étaient l'objet d'un agiotage effréné et subissaient une perte colossale pour le plus grand bénéfice des spéculateurs marrons ; le commerce, les arts n'existaient en rien ; les établissements publics achevaient de s'étioler et de mourir.

Quand Le Roux de Cheff du Bois, commissaire du Directoire Exécutif près de l'administration municipale du canton de La Roche-Derrien, fut assassiné, quand Armez, à Saint-Brieuc même, fut victime d'une tentative de meurtre, Le Normant de Kergré ne sut trouver aucune parole ni de condamnation, ni de regret. Les poursuites contre les assassins présumés furent entravées de toute manière. Mais les administrateurs ne cessent de dénoncer, par contre, les maraudes et les pilleries des soldats de la nation, occupés à la guerre chouannique, et que l'on oubliait souvent d'équiper et de payer.

C'est surtout dans l'application de la loi du 28 ventôse an IV que l'on put se rendre compte de leurs dispositions.

Les ventes nationales avaient été suspendues pendant la réaction thermidorienne, à l'époque du plus grand discrédit des assignats. Le gouvernement du Directoire, toujours à court de finances, n'allait pas inutilement maintenir sous le séquestre un aussi grand nombre de propriétés. Les mandats territoriaux remplacèrent les assignats. Insoucieux de l'agiotage qu'ils subissaient avant même d'être livrés à la circulation et que les commissaires départementaux dénonçaient à l'envi, le gouvernement obtint du Corps Législatif que les ventes seraient reprises et qu'elles seraient effectuées sur soumission, sans enchères : il aurait suffi de déposer, en se faisant inscrire, les trois quarts de la valeur présumée du domaine qu'on se proposait d'acquérir.

Le Normant de Kergré et ses collègues s'appliquèrent à favoriser, dans ces opérations, les parents des émigrés et à décourager les soumissionnaires démocrates. C'est ainsi qu'une grande part des biens confisqués purent être récupérés à très bon compte par les familles. Au contraire l'on multipliait les obstacles pour éviter d'en nantir les révolutionnaires convaincus. Nicolas Armez, qui répugnait personnellement à l'achat de propriétés nationales, crut devoir en soumissionner quelques-unes pour réchauffer le zèle de ses amis : bien en vain, car l'administration lui suscita d'interminables difficultés.

C'est ainsi que les derniers mois de l'an IV furent une des périodes les plus actives pour le nombre des ventes ; ils en furent une des plus néfastes pour la République. Vu le discrédit des promesses de mandats, puis des mandats, l'Etat n'en retira qu'un profit absolument infime, tandis que les contre-révolutionnaires consolidaient leur pouvoir et leur influence par ces acquêts qui les rétablissaient dans leur qualité de grands propriétaires fonciers.

Puis la législation change. La loi du 16 brumaire an V rétablit les enchères. Il devient désormais plus difficile de favoriser la reconstitution des anciennes propriétés. Les administrateurs multiplient dès lors les délais, ferment les yeux sur les vexations dont les démocrates sont victimes et que l'insécurité éloigne des séances d'adjudications : les opérations des ventes tombent à peu près à néant [Note : Léon DUBREUIL. La Vente des Biens nationaux dans le département des Côtes-du-Nord].

Ce sont, ces mêmes administrateurs, présidés par Le Normant de Kergré qui soutiennent la campagne entamée par un certain nombre de représentants pour le rétablissement du domaine congéable. Sans doute, en l'occurrence, se trouvent-ils d'accord avec le gouvernement ! Mais combien leurs motifs diffèrent ! Alors que le Directoire se borne à envisager la constitution d'un nouveau stock de propriétés aliénables, les administrateurs considèrent que des rentes souvent élevées seront rendues à un grand nombre d'anciens propriétaires : d'où leur violence dans leurs accusations contre le commissaire du Directoire Exécutif près de l'administration municipale du canton de Pontrieux, Guillaume Le Gorrec, partisan convaincu de la loi du 27 août 1792. Etrange paradoxe — qui ne se renouvellera que quelquefois dans l'histoire — qui rend coupables, aux yeux d'un gouvernement, les défenseurs de la législation en vigueur.

Assurément Le Normant de Kergré n'apparaît pas en première ligne dans cette affaire : il a laissé la conduite de toute cette campagne à Daniel de Kerinou, qui, en tant que propriétaire foncier, a signé au-moins deux pétitions en faveur du rétablissement du domaine congéable. Mais il l'encourage de sa haute autorité.

L'on pourrait soutenir, au reste, que, dans ces diverses occurrences, Le Normant de Kergré s'est surtout montré avide de justice, qu'il a tout fait pour atténuer les effets des spoliations prescrites par les lois révolutionnaires. C'est une attitude et c'est peut-être la vérité ? Mais avait-il le droit de vicier le caractère de la législation par des moyens obliques ? Avait-il le droit de substituer son opinion ou celle de ses collègues à l'opinion des représentants du peuple qui avaient jugé que l'émigration était un crime ?

L'on ne saurait nier, d'autre part, que Nicolas Armez ait été continuellement entravé par l'administration dans l'accomplissement de sa tache, au point de ne voir d'autre solution à la situation inextricable, dans laquelle il se trouvait, que la fuite.

Il faut dès lors souscrire à la conclusion par laquelle Bénézech, le Ministre de l'Intérieur, terminait, en nivôse an IV, un rapport au Directoire Exécutif, à propos d'une affaire de Chouannerie, d'ailleurs bien secondaire : « Ce département paraît bien indulgent et a besoin d'être surveillé » [Note : Léon DUBREUIL. La Révolution dans le département des Côtes-du-Nord]. La question de la destitution des administrateurs fut, dès cette époque, sérieusement examinée, et les députés du département consultés sur l'opportunité d'une telle mesure. A deux reprises, le représentant, Delaporte, de Lamballe, prit leur défense, assurant que ces hommes étaient probes, que les lois étaient exactement exécutées et qu'ils étaient les victimes « des hommes exagérés qui désirent leurs places ». Relativement à Le Normant de Kergré, il s'exprime avec une singulière prudence.

« ... Il fut nommé électeur aux premières assemblées primaires et secrétaire de l'assemblée électorale. Je l'avais perdu de vue jusqu'à la dernière assemblée dont il fut nommé président. J'appris qu'il avait été détenu comme suspect. Je n'entendis personne parler de son patriotisme. Il est vraisemblable que l'assemblée ne le révoquait pas en doute ... ».

Mais nous savons que les contre-révolutionnaires dominaient dans cette assemblée et que l'autorité de Delaporte, chef du groupe modéré, était tenue à caution. Encore n'osait-il pas prendre trop ouvertement position en faveur de ces administrateurs, et après avoir vanté leur « capacité » concluait-il en disant que « leur bonté peut les rendre enclins à une indulgence excessive » et que « le bien public exige qu'on leur recommande de mettre de l'énergie dans leur conduite et de faire exécuter rigoureusement les lois ». Il est amusant de remarquer que Delaporte exprime sa confiance en Armez pour les diriger.

Les représentants Goudelin, Vistorte et Guyomar manifestèrent une opinion beaucoup plus nette. « .... Les citoyens Le Normant-Kergré, Lefebvre-Volozène ne sont point, dans mon opinion, fermes patriotes, ni dans les vrais principes républicains », déclarait Goudelin, tandis que les deux autres, très au courant des événements de Guingamp, se mettaient d'accord pour porter sur Le Normant de Kergré cette rigoureuse appréciation :

« ... Le premier [Le Normant de Kergré], beau-frère d'un prêtre réfractaire déporté, aurait été patriote, s'il avait été lancé par le choix du peuple dans la Révolution. Mais ayant été négligé et ayant le goût de la domination, il s'est laissé entraîner dans le parti des nobles et des prêtres. Il a pour eux beaucoup d'indulgence parce qu'il s'en sert pour s'élever ... ».

Cette consultation est du mois dé nivôse an IV. Or, à cette époque, le conflit entre les administrateurs et le commissaire n'avait point atteint son plus haut période et Le Roux de Cheff du Bois n'avait pas été assassiné. Il n'est pas douteux que les instances de Nicolas Armez pour résilier ses fonctions, alors que la population tout entière des Côtes-du-Nord s'accordait pour célébrer ses mérites, que l'impossibilité où se trouva le gouvernement de le remplacer par un démocrate, que l'afflux des plaintes provenant de tous les points du département, n'aient achevé de rendre Le Normant de Kergré et ses collègues infiniment suspects. L'on ne voulut cependant rien brusquer dans l'espoir que les élections de l'an V remédieraient à la situation.

Ces élections furent préparées, de part et d'autre, avec le plus grand soin. Mais les démocrates se présentaient aux suffrages dans des conditions singulièrement difficiles. Les réactionnaires ne reculaient devant aucun moyen pour obtenir la majorité, tant dans les assemblées primaires qu'à l'assemblée électorale. Ils jouèrent avec maîtrise de la corruption et de la terreur. Contre les faits de Chouannerie, contre les prédications hostiles, l'administration se montra impuissante. De fait, elle était complice. Alors que les meurtres et les pillages se mutipliaient, que l'insécurité gagnait la portion occidentale du département, restée indemne jusqu'alors, elle s'obstina à dénoncer uniquement certaines violences commises par des soldats patriotes.

A l'assemblée électorale, Charles Hello, effrayé du nombre des parents d'émigrés qui étaient parvenus à s'y faire élire, demanda leur exclusion en exécution de la loi du 3 brumaire an IV. La presque unanimité des présents se prononça contre ses prétentions, et ce fut une assemblée en majeure partie royaliste qui procéda, au renouvellement des Conseils et à celui de l'administration. Les Conventionnels sortants furent implacablement éliminés, tandis que les administrateurs — du moins ceux qui n'avaient pas démissionné — étaient réélus à une majorité imposante [Note : Les démocrates avaient espéré qu'on en ferait des députés et qu'on leur laisserait le champ libre dans le département. Aussi leur déception fut-elle très amère]. Après un refus de pure forme, Le Normant de Kergré fut maintenu à la présidence de l'administration. Sans doute n'eut-il tenu qu'à lui d'être élu au Corps Législatif : le guingampais Pierre Guyomar avait été mis sérieusement en minorité. Mais il préférait se réserver. Il estimait qu'après une seconde année de politique de conciliation — à droite, il serait devenu l'homme indispensable, vers lequel se porteraient tous les suffrages.

Ce rêve ne devait pas se réaliser. Effrayé par les succès des contre-révolutionnaires dans la majeure partie de la France, le Directoire Exécutif se résolut au coup d'État du 18 fructidor. Le 26, les administrateurs recevaient la loi du 19 qui déclarait « illégitimes et nulles les opérations des assemblées primaires, communales et électorales des départements de ..., des Côtes-du-Nord ».

Rien ne nous permet d'inférer ce que furent alors leurs impressions. Ils se bornèrent à donner l'ordre de réimprimer la loi, à rétablir dans leurs fonctions les agents et les adjoints municipaux en exercice au moment des élections du mois de germinal et à leur donner l'autorisation, en cas de vacances, d'appeler auprès d'eux des administrateurs temporaires. Nulle allusion n'était faite au sort de l'administration départementale qui se bornait à transformer les nouveaux élus en administrateurs provisoires.

Certes la situation politique se trouvait profondément modifiée. Mais n'en avait-on pas déjà vu bien des exemples, notamment à l'époque de la dictature de Robespierre. L'on s'empressait de se montrer particulièrement respectueux de la loi du 19 fructidor, quitte à en éluder les stipulations, en opposant, comme dans la période précédente, la lettre à l'esprit de la loi. Aussi les administrateurs manifestèrent-ils une surprise sans feinte quand, le 4 complémentaire an V, Boullaire de la Villemoisan, récemment nommé commissaire du Directoire Exécutif, sur le refus de tous les démocrates, leur signifia leur destitution. L'arrêté du 25 fructidor spécifiait avec une grande netteté :

« Le Directoire Exécutif, informé que, dans le département des Côtes-du-Nord, les républicains sont comprimés et que les émigrés, les prêtres fanatiques et les déportés y abondent ;

Considérant que l'inertie des membres actuels de l'administration centrale enhardit ces derniers dans leurs projets liberticides ;

Considérant que la loi du 19 fructidor exclut deux de ces membres de leurs fonctions, mais qu'il serait dangereux pour la chose publique d'y maintenir les autres, etc.... ».

Les administrateurs se soumirent, non sans avoir rédigé une brève et digne protestation :

« ... L'administration du département des Côtes-du-Nord, frappée d'une destitution qu'elle ne croit point avoir méritée, constamment soumise aux lois dont elle n'a jamais négligé l'exécution et qui a maintenu jusqu'ici la tranquillité publique dans le département ;
Vu l'art 196 de l'Acte Constitutionnel ;
Arrête d'obtempérer à l'arrêté surpris à la religion du Directoire Exécutif, le 25 fructidor, qui vient de lui être notifié par son commissaire ;
Déclare en conséquence se retirer et cesser dès cet instant toutes fonctions restant toujours invariablement attachés à la Constitution de l'an III »
.

Cette évocation d'un article de la Constitution de l'an III en un moment où cette Constitution vient d'être violée présente je ne sais quoi d'attendrissant et jette une singulière clarté sur l'état d'esprit de ces jurisconsultes d'ancien régime, esclaves de la lettre de la loi. Il ne nous déplaît pas de reconnaître, dans cette protestation dernière, l'influence de Le Normant de Kergré, ancien avocat en Parlement, ancien procureur-fiscal du duché de Penthièvre. Ils refusèrent néanmoins d'enregistrer eux-mêmes l'arrêt de leur déchéance, laissant le souci de cette tâche aux administrateurs démocrates choisis par le gouvernement. Boullaire de la Villemoisan n'allait pas tarder à être lui-même frappé de destitution : son successeur sera François-Germain Pouhaër, l'un des plus intimes amis d'Armez.

Le Normant de Kergré avait alors 53 ans. C'était le commencement du déclin, l'âge auquel l'on ne se sent plus le courage de former et de poursuivre de nouveaux rêves.

Nous ne savons rien de la période de sa vie qui s'écoule pendant la fin du gouvernement directorial. Retiré à Guingamp, au milieu de sa nombreuse famille, peut-être n'est-ce pas sans un secret plaisir qu'il vit s'accumuler les difficultés autour du gouvernement, tandis qu'en Italie et en Egypte un jeune général se couvrait de gloire. Peut-être, suivant le penchant de son esprit chagrin, éprouva-t-il quelque joie à s'imaginer que Bonaparte serait un jour le sauveur vers lequel se tournerait la majorité d'un pays que dix ans de révolutions n'avaient pu déshabituer de la monarchie.

C'est, en tout cas, sans étonnement qu'il apprit le coup d'état de brumaire. Rallié d'avance à la politique napoléonienne, il demanda sa réintégration dans l'ordre judiciaire dès que la Constitution de l'an VIII eut été promulguée. Sa requête fut accueillie avec faveur et Le Normant de Kergré devint commissaire du gouvernement près du tribunal de première instance de Guingamp. Il y retrouva, en qualité de président, l'un de ses anciens adversaires politiques, le député Vistorte, qui, au début de la Révolution, avait accepté par dévouement la place d'accusateur public près le tribunal du district.

Les désaccords entre démocrates et modérés étaient alors bien oubliés. Le fougueux Guyomar lui-même s'était rallié au gouvernement consulaire. L'on eût pu se croire à quelques années en çà de la Révolution, au temps où la bourgeoisie tout entière communiait dans les mêmes espérances. Le Normant de Kergré n'eut aucune peine à devenir le fonctionnaire modèle, tel que le pouvait souhaiter Bonaparte : il n'avait jamais oublié qu'il avait été procureur-fiscal.

Il mourut le 5 avril 1807, à l'âge de 62 ans, dans l'exercice de ses fonctions. Le lendemain, le maire, Barthélemy Desjars, un ancien révolutionnaire, enregistrait le décès que lui déclaraient deux anciens révolutionnaires également, de nuance beaucoup plus accusée que Le Normant de Kergré : le président du tribunal Antoine Vistorte et le maître en chirurgie Pierre Depasse, qui se dirent tous les deux « amis du défunt ».

Le Normant de Kergré ne laissait qu'une fortune médiocre qu'il évaluait en l'an XI à 60.000 francs. Il est vrai qu'il avait élevé sept enfants dont l'un tout au moins devait se distinguer comme capitaine de frégate. Il s'endormait ainsi dans la paix définitive au crépuscule d'une journée de printemps, fier de l'existence de droiture et de sincérité qu'il s'était efforcé de réaliser, peut-être pas sans regrets, mais bien certainement sans remords.

(L. Dubreuil).

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