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LES AMELIORATIONS DU PORT DE SAINT-MALO

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LES AMÉLIORATIONS ANCIENNES DU PORT DE SAINT-MALO SURTOUT AU XVIIIÈME SIÈCLE.

Saint-Malo autrefois

I. - Le paradoxe malouin. Pourquoi il triompha durant plus d'un millénaire.

La naissance et le développement de Saint-Malo constituèrent un paradoxe, une sorte de défi à la nature, aux conditions de l'établissement d'une ville, surtout d'un port de commerce. Un monticule rocheux dénudé, isolé complètement, adossé vers les terres à une étendue marécageuse à mer basse, couverte à marée haute d'une faible épaisseur d'eau, battue des vents du nord ; étendue dont la superficie, évaluée en mesure actuelle, couvrait 233 hectares, et de laquelle n'émergeait que deux îlots dits le Grand et le Petit-Talard. A proximité, pas de fleuve permettant d'aller chercher du fret au loin ; et, au surplus, pas d'arrière-pays fournisseur de fret ou naturellement destiné à le devenir en grand. Du côté de la mer, les dangers d'innombrables flots, écueils et récifs traversés de courants rapides. Or, en l'absence de toutes les techniques, impossibilité de remédier aux criantes insuffisances de ce mauvais havre de marée, aux dangers de la rade et de ses abords, aux divers inconvénients très graves qui résultaient de la présence du marécage.

En somme, on était, devant une nature âprement hostile, comme retranché du monde.

Et c'est précisément ce qui captiva l'ermite dont la présence devait amener la naissance d'une ville de son nom. On sait qu'aux premiers siècles de notre ère, nombre d'anachorètes, depuis la Thébaïde jusqu'au nord de la Grande-Bretagne, furent attirés par des « conditions naturelles » comparables à celles que je viens de résumer. Etre, par ces conditions-là, retranchés du monde et défendus contre lui, c'est ce qu'ils recherchaient par haine de ce monde « rempli de péché », et afin de méditer en toute tranquillité sur « les choses éternelles ». Toutefois, ils accueillaient volontiers des adeptes, un groupement de religieux se formait, grandissait ; au service des religieux se mettaient des disciples de rang inférieur ; de simples « fidèles » laïques s'établissaient dans un large rayon autour de l'église. Une paroisse se fondait, et, suivant des fortunes historiques issues de causes multiples, restait bourg plus ou moins médiocre ou bien devenait centre urbain. Centre dont l'importance fut ensuite, en plus d'un cas, au cours des siècles, étrangement variable, en partie en raison de l’action des hommes mais en conséquence, aussi, des conditions naturelles de tout genre offertes par le centre lui-même, ses abords et les régions limitrophes. Ce dernier cas fut celui de Saint-Malo.

En fait, le long succès de Saint-Malo — il fut plus que millénaire, — et de bien d'autres ports qui à degrés très divers furent dans le même cas, a été, historiquement, un phénomène normal et logique. Il s'explique surtout par des raisons d'ordre technique, par des motifs qui tiennent à la démographie et à la psychologie générales, par certaines influences ou répercussions des découvertes géographiques aux XVème et XVIème siècles et du mouvement colonial des XVIème siècle et XVIIème siècle.

Rappelons d'abord l'extrême lenteur des progrès de l'art naval. Jusqu'au XVIIème siècle, les bâtiments destinés à la navigation sur les mers à marées, conservèrent, malgré de nombreuses différences et améliorations secondaires, des caractères généraux communs. Peu de tirant d'eau, ce qui permettait de remonter facilement des rivières, d'aborder en des havres de profondeur très médiocre. Peu de longueur proportionnelle, mais des flancs rebondis, pour donner à la fois, en dépit du faible creux, de l'assise et une forte capacité. De plus, le peu de hauteur sous la ligne de flottaison, et l'assise large, atténuaient, lors de l'échouage bi-quotidien à mer basse, les inconvénients du porte-à-faux et des secousses, qui auraient vite fatigtié la charpente d'un navire aux formes fines. Et ainsi les bateaux pouvaient séjourner sans dommages par trop excessifs et rapides, en des ports dont la plupart avaient pour unique outillage un ou deux quais mal construits et, de plus, étriqués dans les deux sens.

N'y aurait-il pas eu avantage, cependant, à vaincre des habitudes routinières, à posséder des navires plus rapides, de longues lignes de quais larges et bien établis, de spacieux bassins à flot ? La durée des bâtiments aurait été allongée beaucoup, la clientèle servie beaucoup plus vite. Sans doute, mais vu le bas prix des bois et de la main-d'œuvre, on renouvelait à bon marché les bateaux, et la clientèle n'était pas plus pressée que les acheteurs et les transporteurs de fret. Insistons sur ce dernier point. Sans jouer sur le mot « pressé », rappelons qu'alors aucun groupement humain n'était bien pressé : ni quant à la densité de la population, ni quant au besoin de recevoir des denrées et autres marchandises (excepté en cas de disette, et encore, en ce cas, on pouvait souvent être ravitaillé de régions voisines, sur le sol national), ni quant au désir de les recevoir, ces denrées et produits divers. Ainsi le transporteur par mer n'était pas poussé à augmenter beaucoup la capacité de ses bateaux en vue d'une clientèle vraiment considérable, ni à en accroître beaucoup la rapidité en vue de satisfaire une grande hâte de recevoir les produits. Ou, pour mieux préciser, il n'y fut poussé que petit à petit, surtout durant les longs siècles du moyen-âge, alors que la vie sous toutes ses formes, en particulier la vie économique, marchait au ralenti.

Les produits industriels, en petite quantité, assez peu variés et toujours les mêmes (la technique des métiers restant stagnante), — on attendait fort tranquillement les navires qui devaient les apporter. Plus paisiblement encore on attendait les produits d'Orient, ceux-ci très désirés, mais venant de fort loin, particulièrement sujets aux risques et périls de toute nature ; on acceptait de les voir arriver « quand à Dieu plaira ».

En résumé, jusqu'au XVIème siècle on s'accommoda, très logiquement, de l'état de choses tant de fois séculaire, en matière de constructions navales et d'aménagement des ports et havres. Y compris le non-aménagement des marécages avoisinants certains ports, par exemple Saint-Malo. Mais au XVIème siècle, les découvertes géographiques, celles des Espagnols surtout, jointes à celles des Portugais au siècle précédent, — et ici n'oublions pas celles du Malouin Jacques Cartier — puis le mouvement colonial européen des XVIèmee siècle et XVIIème siècles, ainsi que les apports de métaux précieux, donnèrent au commerce maritime une impulsion immédiate, persistante, bientôt un essor immense ; indirectement, un essor considérable aussi aux industries les plus diverses. D'où résulta, vers la fin du XVIIème siècle et surtout au XVIIIème siècle, une vraie transformation des constructions navales : on édifia un grand nombre de navires à tonnage relativement fort, on tendit à leur donner sans cesse plus de longueur proportionnelle, sans cesse plus de capacité, mais celle-ci obtenue au moyen d'un creux beaucoup plus considérable qu'auparavant, ce qui augmente aussi, à chargement égal, la stabilité. Cet accroissement de longueur et de tirant d'eau détermina nécessairement une évolution parallèle dans la science de l'ingénieur quant à l'aménagement des ports et havres.

Mais des ports mal servis par la nature et dans lesquels il fut exécuté, pour des raisons diverses, trop peu d'aménagements, subirent une décadence rapide et désastreuse. Pour celui de Saint-Malo, il était grand temps, au XVIIIème siècle, que des travaux y fussent exécutés : c'est en partie grâce à eux que la décadence du port malouin s'accomplit moins vite, n'entraîna pas la ruine complète ou presque, et finalement il subsiste là un port de cabotage et d'armement pour la pêche à Terre-Neuve.

Ville épiscopale de Saint-Malo et son port

II. - Les travaux du port, du Sillon, des quais, de 1374 jusqu'au XIXème siècle.

A St-Malo, comme en quantité d'autres endroits, l'homme, au cours des siècles, — ici un millénaire entier, du VIIème siècle jusqu'au XVIIème siècle, — avait aggravé les conditions hostiles que présentait la nature ; il avait, en outre, compliqué la question, qui enfin s'imposait impérieuse, de l'établissement d'un véritable port : aggravé et compliqué par les conséquences diverses qu'amenèrent au cours des temps la formation, l'action historique et la mentalité locales et nationales.

Il avait aggravé les conditions naturelles : ainsi, le grand marécage dont j'ai parlé ci-dessus avait continué à s'envaser toujours davantage, l'incurie coutumière jointe à l'ignorance n'ayant permis de lutter que fort peu et par intermittence contre l'envahissement sableux et vaseux. Et le marais n'était pas une gêne croissante seulement des points de vue commodités navales et communications. Il l'était aussi pour l'hygiène publique : l'écoulement, organisé par la communauté, d'ordures liquides ou semi-liquides, le jet individuel quotidien d'immondices, ayant accru sans cesse la pestilence de ce marécage, dans le port même surtout, et, par l'action des marées, dans le havre entier, jusqu'au bas des coteaux paraméens et du plateau servannais. Du reste, « le principal égout qui venait se déverser » dans la partie la plus fréquentée du port, parce que la plus sûre, était appelé avec une naïveté pompeuse « Canal de Mer-Bonne ». (C'était dans le futur emplacement du quartier Saint-Vincent, alors sous les eaux) [Note : MANET (abbé). Grandes recherches, manuscrites, 1er registre, à la date « mars 1708, etc. » (Archives communales de Saint-Malo). — Justement discrédité comme inventeur ou propagandiste de plusieurs légendes malouines aussi fausses qu'elles sont devenues « sempiternelles », et comme ridicule aussi quand d'aventure il s'avise d'aborder l'histoire générale, Manet reste utile pour beaucoup de points d'histoire locale, à condition de le contrôler toujours et de se défier de son esprit de clocher. Il avait fait réellement de nombreuses recherches (en cela seul elles sont « grandes ») dans le dépôt communal dont il fut le premier archiviste (dépôt qu'il ne prit d'ailleurs la peine ni de classer, ni d'inventorier, etc.)].

Sept à huit siècles après la naissance de Saint-Malo fut, exécuté dans ces marais un premier travail public, la première digue du Rothouan [Note : Ruisseau rempli de vase et de détritus dans la dernière partie de son cours, où il délimite actuellement les communes malouine et servannaisee. On va enfin, paraît-il, y faire prochainement les travaux nécessaires], construite en 1374. A dater de fin XVIème siècle, on commença à les combler, et, comme pour en inaugurer l'utilisation, on y éleva en 1583, année d'une terrible épidémie de peste, un hôpital, un « Sanitat », pour les pestiférés, — en plein marais ! [Note : Dans un recueil d'ordonnances de police imprimé à Saint-Malo en 1732, on lit, sous la date du 6 février 1579 : Ordre aux habitants de tenir les rues propres. Défense d' « y envoyer leurs enfants, ni d'autres [personnes] de leur maison faire aucunes immondices » ; de « jeter ni faire couler en la rue aucunes eaux sales ni curages de citernaux ». Défense à toutes personnes... de faire leurs infections et immondices sur les murailles de la ville, mais [on devra] aller aux latrines y étant, ou aux créneaux » [sic !...]. — Dr HERVOT, La médecine et les médecins à Saint-Malo, 1500-1820 (Rennes, 1906, in-8°. Voir p. 19). — On sait du reste que, — un peu plus, un peu moins, — jusqu'au XVIIIème siècle régna partout, en Europe comme ailleurs, une méconnaissance outrancière de l'hygiène comme de la simple propreté même les plus élémentaires]. On continua, par intervalles, à travailler dans cette étendue, à bâtir sur les parties émergées : notamment, dans les premières années du XVIIIème siècle, un magasin à poudre et un arsenal de la Marine [Note : L'un et l'autre, comme le Sanitat susdit, sur le Grand-Talard. L'arsenal de la Marine est aujourd'hui, depuis bien longtemps une caserne et une manutention]. Finalement c'est au XXème siècle seulement qu'ont à peu près en entier disparu les restes du vaste marécage. Mais jusqu'au milieu du XIXème siècle, les bâtiments qui fréquentaient le port malouin ne purent se servir que d'une étendue relativement minime de l'énorme surface paludéenne, et avec des installations grossières. C'était la Petite-Grève, limitée par le Sillon, Rocabey, et qui s'étendait, par les Talards, en direction de Saint-Servan ; étendue mi-sableuse, mi-vaseuse [Note : C'est à peu près la surface occupée aujourd'hui par le bassin à flot et par le quartier situé entre ce bassin et la chaussée du Sillon]. On y construisait des bateaux au Talard, on faisait du radoub à Rocabey, on goudronnait des carènes le long du Sillon ou de ce qui existait de sa chaussée.

L'Isthme du Sillon n'était alors qu'une flèche de dunes, si basses que (sauf en un petit relief proche le Château) la mer passait par-dessus, aux fortes marées, dès que les vents soufflaient du large avec violence. Or, sauf à basse marée, cet isthme était la seule communication, autre que par eau, entre la ville et la terre ferme. En 1509, pour la première fois, on construisit une chaussée, fort médiocre et qui ne commençait qu'après le Château. Plus tard, on continua, mais sans les connaissances, ni surtout « l'acceptation » de la considérable dépense, qui eussent été nécessaires, à s'occuper du Sillon ; on voit, par exemple, en octobre 1626, la Communauté se préparer à en renouveler le bail d'entretien (Archives communales de Saint-Malo, DD 1, carton) ; on la voit décider, le 29 janvier 1724, l'achèvement du pavage de l'ancienne et très fruste chaussée de cet isthme, sur une longueur de 160 toises (MANET, Recherches manuscrites, sous la date citée ici). Souvent la mer endommageait les travaux exécutés ; parfois elle les effondrait en entier : ceci arriva lors de l'exceptionnelle tempête du 15 février 1733, lors de l'effroyable ouragan nord-ouest des 8, 9 et 10 janvier 1735, « qui causa des dommages infinis dans toute l'Europe » : puis à la suite de la grande tourmente du 13 au 15 octobre 1742, et d'autres quelque temps après (Idem, ibidem, sous la date « 15 février 1733, etc. ».). Aussi, bien qu'en 1733, 1736 et 1739, on eût prolongé la chaussée, — aux équinoxes et aussi lorsqu'il y a tempête, disait la Communauté dans une requête aux Etats de Bretagne, en 1754, on risque sa vie à vouloir passer [Note : Archives communales de Saint-Malo, DD 3, carton ; imprimé non daté, mais qui, on va le voir, doit être des premiers mois de 1754]. Les Etats, « sur le rapport de l'évêque de Saint-Malo, accordèrent, le 1er décembre 1754, une somme de 20.000 livres... L'entreprise se poursuivit alors sans discontinuer jusqu'en l'année 1762, tant aux frais de la Communauté que des libéralités des Etats, qui firent pour cet objet de nouveaux dons à diverses époques », et même, sur les instances de la duchesse de Duras, octroyèrent en 1768 une dernière somme de 10.000 livres (MANET, idem ibidem). On établit aussi une vraie forêt de chevaux de frise, dont une petite partie subsiste encore. Mais c'est seulement vers la fin du XIXème siècle que la chaussée du Sillon fut construite en entier avec une solidité inébranlable, l'itshme lui-même énormément élargi du côté de la terre, relié à Saint-Servan à travers le marais, celui-ci comblé et sa surface occupée par des maisons et autres bâtisses, ainsi que par le bassin à flot [Note : Depuis la rédaction (juin-juillet 1929) de la présente étude, j'ai donné un article, d'après des textes inédits, sur les travaux du Sillon : Salaires des ouvriers et prix des matériaux employés aux travaux publics à Saint-Malo, de 1737 à 1744 et 1755 à 1762 (Annales de Bretagne, t. XXXIX, n° 3 de 1931, p. 351- 369 ; V. p. 353-354 et 355-369)].

Quant à communiquer à peu près directement de Saint-Malo à son faubourg de Saint-Servan, autrement que par eau, ce n'était possible qu'à mer basse, en des véhicules grotesquement inconfortables et cahotants qui, à travers un lac de vase aussi fétide qu'éclaboussante, franchissaient, en de nombreux circuits, de multiples et mauvais ponceaux jetés sur des ruisseaux infects. Il faut lire d'après Vauban le récit pittoresque et détaillé de ces traversées (MANET, idem, 1er registre, sous la date « avril 1696, etc. »). Or, c'est à Saint-Servan que se trouvaient non pas seulement une foule de manoirs de négociants malouins, où beaucoup d'eux résidaient une grande partie de l'année, mais aussi la plupart de leurs magasins et entrepôts (faute de place dans Saint-Malo même) [Note : Dr HERVOT, ouvr. cité, p... 18, résume fort bien la question emplacement urbain : « Bâtie sur 16 hectares..., elle abandonnait encore 1/5ème de sa surface au Manoir épiscopal, au Pourpris du Chapitre, à de nombreux couvents et cimetières, situés aux points les plus salubres, au sommet du rocher, avec de grands jardins et cours... Les 10.000 habitants s'entassaient dans des rues et ruelles étroites et tortueuses... » — Il ne restait plus, au témoignage de Vauban, qu'un sixième, environ, de surface disponible pour bâtir, à une époque où la population croissait vite, la ville étant alors en période de prospérité].

Et les quais ? La question des quais, d'importance au moins aussi capitale, pour l'avenir économique et maritime de Saint-Malo, fut à peu près absolument négligée jusqu'à ce que Vauban vint l'imposer en 1689 et années suivantes. Jusqu'en 1581, néant. Par beau temps, les navires déchargeaient à mer basse leurs marchandises, dans des charrettes, devant la Grand'Porte ; à mer haute, impossible, puisqu'alors, là comme partout, les flots battaient le pied des remparts. Dès qu'il ventait un peu fort, ils opéraient, toujours à mer basse seulement, dans l'anse de Mer-Bonne (dont il a été parlé ci-dessus), c'est-à-dire sur l'emplacement du quartier actuel de Saint-Vincent. Enfin, entre 1582 et 1683, trois quais furent successivement édifiés, donnant une longueur totale de 250 mètres : le Vieux-Quai et ensuite un autre tronçon contournèrent l'anse de Mer-Bonne, malheureusement avec une largeur bien réduite, 3 toises (6 mètres) ; le dernier tronçon, au sud-sud-ouest de la Grand'Porte, établi en 1683, avait à lui seul une longueur de 115 mètres, et il était large de 15, mais la Communauté l'avait fait ou laissé construire particulièrement mal.

Dans le port, aucun outillage ; pas même quelques corps-morts à la disposition des bateaux, ce qui scandalisa fort M. de Vauban. Et, d'autre part, les règlements de la police du port étaient chaque jour enfreints, en général impunément, et pour cause ! [Note : MANET, idem, ibidem, sous la date du « 14 mars 1702 » : « Nouveau règlement pour la police du port »].

Tel était l'état lamentable des commodités (?), tant navales que commerciales, du port malouin, encore dans les treize premières années du XVIIIème siècle. Il eut été à souhaiter que, au moins dès le XVIème siècle, vînt sur place un ingénieur des Pays Bas ou de l'Italie du Nord, habitué à lutter contre des « conditions naturelles » analogues à celles qui s'offraient ici, et muni de pleins pouvoirs pour faire exécuter tout le nécessaire, en même temps qu'assuré tout à fait du côté dépenses. Souhait chimérique, mais qui, peut-être, traversa l'esprit de Vauban.

Descente des Anglais à Saint-Malo en 1758

III. - Le grand projet Vauban (1696). Les Malouins le font échouer.

En fait, c'est sous l'empire des circonstances que fut conçu le projet du grand ingénieur français, et qu'une faible partie en put être réalisée. Lorsqu'il vint en Bretagne en 1689, où il commença son inspection par Saint-Malo, il était chargé de mettre en parfait état de défense toutes les côtes bretonnes, parce que l'on s'attendait à une guerre longue et pénible contre une coalition dangereuse ; qu'il y avait urgence à renforcer, transformer, les fortifications de toutes les frontières ; que pour la Bretagne les travaux à faire, surtout à Saint-Malo et à Brest, étaient compris dans la fameuse « ceinture de fer » que Vauban allait donner à la France, malgré l'état pitoyable déjà des finances du royaume. Et les améliorations prévues quant aux ports eux-mêmes visaient avant tout à en faire des centres utiles à la marine de guerre. Mais au milieu de ses préoccupations d'ordre militaire et en dépit de difficultés d'ordre budgétaire, Vauban, grand citoyen et homme de génie, sachant prévoir l'avenir économique, songeait aussi à perfectionner, dans telle ville maritime, Saint-Malo notamment, les moyens d'assurer et développer les facultés commerciales.

Arrivé dans la cité malouine le 30 mars, il donna, le 6 avril, « ses instructions sur les réparations et constructions les plus pressantes à faire, en cette ville et aux alentours », pour les fortifications sur terre et en mer. Pour la ville elle-même, il se borne, cette fois, « au simple projet de l'augmenter » de la partie dite du Fief (depuis : quartier Saint-Vincent), et de quais allant, de l'extrémité du Château, rejoindre le Vieux-Quai [Note : MANET, idem, ibidem, sous les dates « 30 mars 1689, etc. », et « avril 1696. etc. »]. A son deuxième voyage à Saint-Malo, en 1696, à la suite d'un nouvel examen, longuement poussé, il met en avant un projet autrement considérable que celui de 1689 quant aux fortifications du côté de la terre et surtout, proportions gardées, quant au port lui-même ; projet grandiose retouché encore et augmenté un peu en 1700. Il s'agissait de faire de Saint-Servan une grande ville, fortifiée, reliée à Saint-Malo par une chaussée directe ; les deux cités devant même n'en former qu'une, pour ainsi dire, avec un immense bassin à flot commun à l'une et à l'autre (à la place des marécages), et de très grandes longueurs de quais. L'opposition acharnée des Malouins, par incompréhension complète des vues géniales de Vauban, bien davantage encore par aveuglement de jalousie forcenée à l'égard de St-Servan, ainsi que par l'égoïsme des spéculations individuelles, opposition soutenue par les influences qu'ils firent jouer à Versailles, parvint à faire écarter le projet ; le roi, du reste, y consentit seulement pour se ménager la bonne volonté des Malouins, en vue de grands armements corsaires. (Voir ma NOTE ANNEXE.) Mais abordons ce qui fut enfin exécuté exécuté en trois étapes et pour Saint-Malo seul.

 

IV. - Exécution des projets Vauban et Garengeau, mais mutilés par l'opposition malouine, d'accroissements de la ville, de construction de quais, etc. (1714 à 1724).

Le premier des trois ou quatre projets réalisés d'accroissement de la ville [Note : Le quatrième, d'importance fort médiocre à tous égards, est celui qui fit gagner un emplacement près la porte Saint-Thomas. Je me borne à le signaler, attendu qu'il n'intéresse aucunement le port], est celui qui procura l'emplacement du quartier actuel de Saint-Vincent et un premier quai nouveau. On a vu qu'il remonte à Vauban et aux dates de 1689 et 1696.
Mais — écrit Manet — quelques années s'étaient écoulées lorsque Porée du Parc, « grand-chantre de l'église cathédrale, persuada à M. le chevalier Danycan d'entreprendre seul ce grand ouvrage ». Danycan « ne balança pas à mettre entre les mains de Garengeau 142.127 livres, somme à laquelle un premier devis avait évalué la dépense. On croyait l'affaire conclue, lorsque, le 22 août 1701, Vauban présenta un projet qui doublait ou triplait cette dépense. Danycan se retira. Porée se retourna, vers la fin de l'année 1706, vers les administrateurs de nos deux hôpitaux... M. Athanase Le Jolif, l'un des administrateurs de l'Hôtel-Dieu, promit d'abord de faire l'entreprise seul, si ses confrères refusaient d'y aider ; mais il ne tarda pas à se dédire, craignant d'avoir promis au delà de ses moyens ».

Cependant, le 15 janvier 1707, M. de Garengeau fit jalonner la ligne d'enceinte proposée... Quelques jours après, M. de Saint-Vallay, de Dinan, fit ses offres ; d'autres ouvertures eurent encore lieu, tant de la part de quelques étrangers que de celle de plusieurs riches habitants. L'évêque et le Chapitre se mirent eux-mêmes sur les rangs, le 27 décembre de la dite année 1707 ; et M. Le Peletier de Souzy, conseiller d'Etat et surintendant des fortifications du royaume, les assura, au nom de S. M., que dans tous les cas la préférence leur serait donnée, aux conditions détaillées dans leur mémoire. Sur cette promesse, Jacques Vincent, sieur des Bas Sablons, conseiller secrétaire du roi, — Robert Duhamel, sieur de la Fosse, commissaire d'artillerie, — et Jean Datour, architecte et entrepreneur des ouvrages royaux, — « présentèrent, dès le 29, requête à la Seigneurie [à l'évêque et au Chapitre], pour qu'elle voulût bien les subroger en son lieu et place » ; la Seigneurie le leur accorda, sous condition que des lettres-patentes sanctionneraient la parole donnée par M. de Souzy, ce qui fut fait dans le courant de mars 1708 [Note : MANET, idem, ibidem. — En ce qui concerne la gratuité d'acquisition de la pierre, il y eut un léger incident. Le receveur du Bureau dee Fermes à Saint-Malo « prétendit exiger un droit de brieu sur les matériaux que l'on apportait de Chausey » pour les chantiers d'exploitation du granit. Mais le contrôleur général des Finances, Desmarets, frère de l'évêque de Saint-Malo « fit expédier l'ordre de ne prendre aucun brieu pour ce sujet qu'une fois l'année seulement »].

Le 8 mai de la même année, « les travaux d'enceinte commencèrent, et se suivirent avec la plus grande vigueur, sous l'inspection » de Garengeau. Le 18 du même mois, le roi agréa la subrogation de Vincent et autres. La pierre nécessaire au travail fut tirée notamment de Saint-Cast et des Chausey, gratuitement. Dès le 28 août 1709, les entrepreneurs subrogés vendirent, pour 10.212 livres, un premier lot de terrain, et l'acheteur commença à y bâtir le 27 janvier 1711. Les ventes de terrains se poursuivent les trois années suivantes. Le 2 octobre 1712, Garengeau fit la réception de presque tous les travaux et tout « fut trouvé d'une exécution parfaite » ; mais les quais ne furent achevés qu'en 1714 (Idem, ibidem.), c'est-à-dire un quart de siècle après les premiers ordres de Vauban en 1689 [Note : Garengeau éprouva d'abord, en 1708, une grosse difficulté à s'assurer une main-d'œuvre assez considérable ; mais l'intendant de la province, Ferrand, auquel il fit appel, réquisitionna aussitôt, en juillet, tous les « tailleurs de pierre, maçons, charpentiers et autres manœuvriers, et harnais [charretiers avec leurs voitures et leurs chevaux tout harnachés]..., à peine de 10 livres d'amende, et de prison, contre chacun des contrevenants, attendu qu'il s'agit du service du roi... Et seront les dits travailleurs payés comptant de leurs journées sur le pied qu'elles seront réglées par le dit sr Garengeau ». Cette réquisition s'exerça dans une région de 20 lieues dans les terres alentour de Saint-Malo. (Archives communales de Saint-Malo, DD1, carton)].

En août 1712 Garengeau lança le projet d'un deuxième accroissement de la ville ; il comportait une dépense totale nette de 932.522 livres, dont 114.400 pour 220 toises courantes de quais, 19.500 pour 76 toises de cales. Il y aurait eu 9.870 toises de terrains à vendre pour y bâtir. Ce projet, qui visait l'emplacement du futur « quartier de Dinan », souleva l'opposition générale, fait qui peut surprendre d'abord : tout dans le premier accroissement avait si bien réussi ; les entrepreneurs comme les spéculateurs, y compris l'évêque et le Chapitre, comme aussi la population entière, s'étaient montrés si satisfaits ; et Versailles de même, au point que, le 11 novembre 1711, Le Peletier des Forts, alors conseiller d'Etat, écrivait à Garengeau : Saint-Malo « devrait vous ériger une statue » (Idem, DD1, carton). — Mais les Malouins étaient effrayés de la grandeur presque autant que de la dépense des ouvrages proposés ; et beaucoup de marins prétendaient que leur exécution gênerait extrêmement l'entrée du port (Idem, ibidem, et cf. MANET, ubi supra, 2ème registre, sous la date « août 1714 »). Une campagne d'attaques et insinuations malveillantes commença, dans laquelle au début on soutint sans réserves, en haut lieu, Garangeau et ses propositions ; même, le 12 octobre 1712, Pontchartrain lui adressa une lettre autographe où je relève ces mots : « Il me paraît que la lettre qui m'a été écrite contre cet ouvrage, ne mérite aucune attention, et qu'il convient au contraire d'y travailler » [à l'ouvrage proposé]. Malgré « de nouveaux écrits envoyés à M. Le Peletier », le zélé ingénieur persiste à lutter, ainsi que le montrent notamment ses lettres à l'évêque de Saint-Malo, les 2 novembre 1712 et 12 janvier 1713. En celle-ci, il l'informe qu'il vient d'écrire à Le Peletier que le travail proposé « se pourraît faire si S. M. voulait bien accorder quelques permissions pour la Mer du Sud » (Archives communales de Saint-Malo, ubi supra) ; ce qui aurait peut-être arrêté, en effet, de puissantes oppositions, par suite des nouveaux gains énormes qu'auraient escomptés les grands armateurs opposants [Note : Sur l'énorme commerce en contrebande, par les Français, aux côtes chilo-péruviennes vers 1701-1716, voir : DAHLGREN, Le commerce français à la Mer du Sud jusqu'à la paix d'Utrecht (Paris, Champion, 1909 (in-8°) ; — et L. VIGNOLS, Le « Commerce interlope » français à la Mer du Sud, au début du XVIIIème siècle (Revue d'histoire économique et sociale, n° 3 de 1925). — Cf. H. SÉE et L. VIGNOLS. La fin du commerce interlope dans l'Amérique espagnole du Pacifique (Même revue et n°)]. Et dans celle du 2 novembre 1712, il n'est pas inutile de noter la mention d'une démarche plutôt louche faite vainement auprès de Garengeau : « Les Mrs. qui ont pensé à demander la préférence pour le dessèchement des marais, me sont, Monseigneur, venu trouver, pour me dire qu'ils donneraient 20.000 liv. comptant au roi si je croyais l'affaire bonne et le leur conseillais. Sur quoi je leur ai répondu que c'était à eux à voir ce qui leur convenait, et que s'ils me faisaient une proposition avantageuse à S. M., j'en informerais la Cour ; qu'au surplus, étant juge et partie, je ne pouvais rien leur dire de plus » (Mêmes Arch. que supra, loco cit.).

Finalement, comme avait dû le faire, à l'égard de son grand projet général, Vauban lui-même, Garengeau dut mutiler son plan de deuxième accroissement. Le 18 octobre 1713, il émet des propositions réduites de moitié : dépense totale ramenée à 425.000 livres. Ce qui fit tomber toute opposition à l'entreprise ; mais non pas à l'ingénieur, que l'on persista à dénigrer, à calomnier, de sorte que pendant quelque temps il rencontra le blâme de diverses personnes qui jusqu'alors le soutenaient, en particulier de l'évêque, de l'intendant, de Le Peletier même (Idem, ibidem. lettre de Le Peletier à l'évêque. 8 mars 1714 ; lettres de l'intendant au même, 3 et 4 juillet même année). Du reste, les travaux marchaient bon train. Le jour où Garengeau avait présenté ses propositions réduites, alors, « sous la caution de M. Julien Girard, sieur de l'Isle Sellé, le nommé Gilles Martin, sieur de Frémery, s'obligea, pour la somme de 425.000 francs et les matériaux de démolition, à faire » le tout. « Ce même jour encore fut passé un autre acte, en vertu duquel les soussignés ci-après déclarèrent s'intéresser dans l'agrandissement proposé, chacun pour la somme exprimée sous son seing, et s'astreignirent à payer au sieur Frémery les susdites 425.000 livres, à mesure qu'il avancerait l'ouvrage, — sous la condition expresse que tout le [nouveau] terrain renfermé dans la nouvelle enceinte leur appartiendrait (à la réserve de celui qui devait former les rues, et de 165 toises carrées que le Chapitre avait destinées en partie pour les P. P. Récollets) ». — Suivent les signatures de vingt-trois personnes qui s'inscrivirent, en proportions inégales, pour 41 actions et demie, chaque action de 10.000 livres, soit 415.000 livres sur les 425.000 demandées (MANET, idem, 2ème registre, sous la date « août 1714 ».).

Pour l'exécution du troisième accroissement, Garengeau rencontra encore, de la part d'un assez grand nombre de Malouins, dont plusieurs influents, des difficultés qui faillirent, un instant, lui faire tout abandonner. Le 21 mai 1716 il écrivait à l'évêque :

«… Mrs. les intéressés dans le deuxième agrandissement disant que leurs places [emplacements de terrains à bâtir acquis par eux] en vaudraient moins », si l'on exécutait le nouvel agrandissement proposé par moi, « et qu'ils feraient l'inimaginable pour faire manquer ce projet, sous prétexte du port ou autrement. Un des plus intéressés dit hier publiquement, et en particulier à moi-même, qu'il avait assez de crédit dans la ville pour faire signer tout le monde contre, et que [le sr. de] l'Isle Sellé avait grand tort d'y paraître caution de M. Bourdas et qu'on ne lui donnerait de longtemps de l'argent pour son entreprise, etc. ».

Monseigneur, vous « connaissez la manière d'agir de plusieurs [beaucoup] de Mrs. les habitants... Les difficultés qu'ils ont formées au premier agrandissement, au deuxième, aux digues » élevées pour hâter l'assèchement des marais, disant que ces travaux « gâteraient le port et feraient déserter la ville, sont des preuves que l'intérêt public y a moins de part [dans leur manière d'agir] que le leur, puisque le port est infiniment meilleur devant la ville », depuis l'accomplissement des travaux : « que les navires y sont bien plus tranquilles, n'y butent plus sur le fond, et les entrées et sorties [y sont] bien plus sûres » (Arch. communales de Saint-Malo, DD1, carton).

Le 19 juillet suivant, nouvelles plaintes de Garengeau dans une lettre au même correspondant (l'évêque de Saint-Malo) :

« On n'en finit plus de retards dans la mise en train, vu la lenteur de la Communauté et les « sollicitations » dont l'assaillent beaucoup des acquéreurs de lots de terrains à bâtir dans le deuxième acaroissement : ils continuent à dire que les lots du troisième, mieux situés que les leurs, feront à ceux-ci une redoutable concurrence. Ils sont allés, notamment M. de Beauvais Lefer, jusqu'à dire qu’ils plaideront et cependant ne paieront pas un seul sol aux entrepreneurs, et les traduiront d'un tribunal à l'autre pour éluder le paiement. Pour moi, je vous avoue que ces mauvaises manières me rebutent si fort, que je suis tenté d'abandonner le projet... ».

Pourtant, ajoute-t-il, « Vous avez vu, Monseigneur, que malgré la brigue dans la Communauté, plus des trois quarts ont soutenu que cette continuation d'agrandissement serait avantageuse au port, loin de lui nuire ».

Et pour marquer la mentalité des opposants, Garengeau rapporte malicieusement le propos, textuel, d'un des quatre commissaires qu'avait nommés la Communauté pour donner leur avis après examen sur place, au sujet des travaux à faire d'après lui dans le port, et qu'il avait déjà jalonnés. Il écrit :

M. Jolif, un des quatre commissaires au sujet du port, a déclaré son avis en ces termes : « Je savons bien comme j'étions, mais non comme je serions, ainsi il ne faut rien innover ».

Au surplus, malgré son écoeurement si justifié, Garengeau, reprenant courage, ajoute que les difficultés ne sont pas encore vaincues toutes et qu'il ne faut pas s'exposer à mécontenter à fond « ceux qui fournissent les 425.000 livres », de crainte de les aggraver, ces difficultés, au point de ne pouvoir parvenir à réaliser le troisième accroissement ; lequel embellira la ville et la fortifiera mieux dans la région proche la Grand'Porte, mettra « bien plus à l'abri » le port, allongera ses quais (Idem, ibidem.).

Dans une précédente missive au même destinataire, du 6 mai même-année 1716, Garengeau témoigne sa satisfaction d'avoir enfin obtenu « un arrêt du Conseil qui attribue à M. Feydeau », l'intendant, « la connaissance des discussions entre les intéressés dans les places [terrains à bâtir] de notre enceinte, et les entrepreneurs. Il y a six mois que je le demande ; vu que ce sont des longueurs et dépenses infinies, devant les juridictions ordinaires... » (Idem, ibidem.). Ces terrains, en effet, étaient l'objet de spéculations nombreuses, changeaient souvent de propriétaires, ce qui entraînait discussions et procès entre ceux-ci parfois et, plus encore, entre eux et les entrepreneurs de travaux commencés. Ceci mettait en retard non seulement les constructions de maisons mais les travaux publics, — y compris ceux des quais, dont la plupart des Malouins, nous l'avons vu, se souciaient infiniment moins que de leurs spéculations individuelles, tandis que Garengeau, dans l'intérêt du port, en avait le souci constant. Trente-quatre années plus tôt Vauban avait constaté, en termes indignés, cet égoïsme individualiste exacerbé, dont l'opposition aux projets d'intérêt général se dérobait peu et mal derrière un rideau de ratiocinations bavardes, à peine spécieuses, parfois bouffonnes (voir ma NOTE ANNEXE).

Garengeau put achever ce troisième accroissement, qui procura le « quartier de Chartres » et compléta la ligne des quais. D'autre part, il eut la satisfaction d'avoir donné une forte impulsion aux travaux d'assèchement du marécage, d'avoir favorisé ceux du Sillon. Mais, au total, son œuvre fut bien peu de chose (les fortifications exceptées, parce que le gouvernement les imposa), — par comparaison avec ce qu'il avait rêvé d'accomplir. Et cela, nous l'avons vu, par suite d'une opposition inqualifiable !

Notons qu'il avait rencontré ces mêmes difficultés pour des ouvrages, proposés par lui, à exécuter hors du port, mais toujours dans l'intérêt maritime de la ville ; ainsi qu'en témoignent ces lignes qu'il adressait le 22 janvier 1723 à l'intendant de la province : « La plupart des armateurs voudraient le feu du phare de Fréhel aboli, tant leur intérêt leur est cher, et se soucient peu du bien public ». Et il continue : « La Pierre de Rance en est encore une preuve. Il y a péri trois navires depuis trente ans, et il ne serait pas impossible d'en raser la cime. Il est vrai que ce serait un ouvrage au moins de dix ans, vu que l'on ne pourrait y travailler que dans les équinoxes, [mais] mille écus au plus suffiraient par an ; qui, répandus [répartis] sur le public seraient peu de chose » comme charge et un grand bien pour l'intérêt général. — Le travail ne fut pas exécuté. — Quant au phare de Fréhel et à son fanal, depuis leur premier fonctionnement, de régularité fort relative, en 1702, on ne cessa pas de lésiner misérablement pour leur entretien, au cours du XXVIIIème sièle, comme on avait fait pour leur érection, malgré les efforts de Garengeau, auquel d'ailleurs on refusa de laisser carte blanche quand il fallut là des constructions nouvelles valant quelques milliers de livres. De sorte que ces constructions, mesquines aussi, exigèrent des réfections fréquentes [Note : Léon VIGNOLS, Les phares en Bretagne au XVIIIème siècle, surtout celui de Fréhel (Annales de Bretagne, 1998, p. 1-30)].

 

NOTE ANNEXE.

Parlant d'un factum adressé en 1700, contre son grand projet de 1696-1698, par la Communauté malouine, à l'intendant, au comte de Toulouse, au roi lui-même, Vauban s'exprimait ainsi, au début de sa réponse :

« Ce placet, adressé directement au roi, commence par un verbiage assez inutile, puisqu'il contient un exposé des grands services que la ville de Saint-Malo a rendus aux rois prédécesseurs de S. M. et à lui-même, qui [ces services] n'ont jamais été ni si grands ni gratuits ou sans intérêt de leur part... Ce qu'il contient », ce placet, « ou plutôt ce qu'il enveloppe mal, n'est autre chose que ceux [les intérêts] d'un certain nombre de particuliers, dont partie craignent que cette augmentation » de la surface urbaine malouine ne fasse diminuer les louages des maisons qu'ils ont à la ville. Et d'autres qui ont des jardins et maisons à Saint-Servan, qui se trouvent écornés par les alignements des rues qu'on a tracées [« on » = Vauban], et qui appréhendent que cela ne tourne à pure perte pour eux. D'autres encore, qui veulent y bâtir, mais à leur fantaisie et indépendamment des règles et des alignements.
Voilà les différents intérêts qui ont donné lieu à ce placet, auquel il n'y aurait rien à dire s'ils [les auteurs] avaient seulement représenté leurs intérêts. Mais d'attaquer, pour les faire valoir, le projet que S. M. a agréé pour la sûreté de cette place et de son commerce, c'est à mon avis la plus imbécile folie dont jamais gens se soient avisés... »
.

(Page 1 d'une brochure de 12 p. in-4° carré, anonyme, dont le titre, long et incomplet, porte : « Réponses de M. le maréchal de Vauban sur les motifs d'opposition fournis par la ville de Saint-Malo, contre le projet dressé par cet ingénieur pour réunir cette ville à celle de Saint-Servan, par une chaussée qui servirait à former un bassin à flot commun aux deux villes » [1700]. Rennes, imprimerie Marteville, 1829). Cette brochure fut publiée peut-être par la municipalité servannaise, au cours des interminables discussions aigres qu'elle eut avec celle de Saint-Malo, à dater de 1825 environ, au sujet de nouveaux projets de bassin à flot, etc. Elle est imprimée sur deux colonnes ; à droite : « Copie du placet des magistrats et habitants de Saint-Malo », et à gauche : « Réponse de M. de Vauban ».

De cette brochure, il convient de rapprocher un écrit malouin intitulé : « Ville de Saint-Malo. Projet d'un bassin à flot au Grand-Bay [sic]. Imprimerie de H. Rottier, 1828 ». In-4° carré de 132 pages, titre compris. Avec un grand plan plié, du susdit bassin à flot proposé à Saint-Malo, et un autre pareil du « Projet d'un bassin à flot au moyen d'un barrage entre Saint-Malo et Saint-Servan, proposé par cette dernière ville », projet excellent, très voisin de celui de Vauban, et qui, combattu avec acharnement par les Malouins, fut, repoussé. — En cet écrit sont résumés le projet même de Vauban et tous ceux qui suivirent au cours du XVIIIème siècle (y compris celui de Rosnyvinen de Piré, très semblable lui aussi — 1783 — au projet Vauban). Cet écrit, dont il y a un exemplaire à la Bibliothèque communale de Saint-Malo et un aux Archives, est peu commun. Quant à la brochure susdite, aussi précieuse, je la crois rare ; l'exemplaire qui en existe aux Archives de Saint-Malo est une des « trouvailles » faites par l'actif et dévoué archiviste, M. Létaneaux, en débrouillant la masse de manuscrits et imprimés venus en vrac de la mairie, lors de l'installation des Archives en 1928, et qui jamais encore ne furent classés.

Dans ses recherches manuscrites, 1er registre, sous la date « avril 1696, etc. », Manet a fort bien résumé tantôt, et tantôt reproduit, en 12 pages compactes, grand in-folio, les dires des deux partes : Vauban et ses dénigreurs. Son texte complète très utilement la précieuse brochure dont j'ai parlé. De plus, M. Létaneaux vient de découvrir, dans l'amas de papiers ci-dessus indiqué, un grand plan manuscrit, de Manet, qui reproduit presque en entier le plan imprimé du projet Vauban. Bien qu'un peu mutilé du côté droit (le moins utile), ce plan est à consulter (concurremment à celui de l'écrit de 1829 dont il est question plus haut) ; à défaut de l'original imprimé, dont un exemplaire est à Rennes, aux archives du Génie militaire, hélas malaisément accessibles aux chercheurs; original qui mesure 1m. 50 sur 2 mètres, approximativement, marges comprises.

Rapprocher de ces deux plans :

1° celui, manuscrit, qui figure aux Arch. com. de Saint-Malo, DD1, carton, n° 63 bis, Plan des ville et Château de Saint-Malo..., sur lequel « on a ponctué les projets de M. de Vauban ». Cette grande pièce, datée 25 septembre 1712, est signée Garengeau.

2° Et surtout, le Plan joint à un mémoire intitulé : Observations sur la propriété des fortifications de la ville de Saint-Mato, réclamée à l'Etat par la dite ville, — mémoire rédigé par le citoyen Périgord, capitaine au corps du génie. — 1793 (DD1, carton, n° 123 bis, des susdites Archives). Ce grand plan, autographié, porte aussi la mention : Plan de la ville et du Château de Saint-Malo, pour faire connaître les différents agrandissements qui ont été faits à la ville. Et de fait, il est de commodité remarquable, par sa clarté, pour suivre l'histoire de ces accroissements, y compris les quais.

Enfin, à l'usage du lecteur qui ne peut se déplacer pour consulter les pièces cartographiques susindiquées, j'indiquerai deux plans qui figurent dans le volume de Prampain (on le trouve partout) : Saint-Malo historique, Amiens, 1902, in-12. Pour les trois anciens quais de la ville, voir p. 85, « Saint-Malo vers 1700 ». Pour les divers accroissements, voir p. 58-59 le plan de la « Ville de Saint-Malo (1155-1902) », ils y sont clairement marqués. Rien pour le projet Vauban ; mais examiner, p. 63, la Vue, bien suggestive, du « Ravelin de Grand'Porte » et de ses abords immédiats, antérieure-nient au troisième accroissement.

Je reviens maintenant au texte de Manet, signalé plus haut, pour en extraire seulement quelques lignes de grand intérêt. D'abord celles-ci : Le projet Vauban comprenait..., enfin, l'enceinte de Saint-Servan, « non pour diviser ces deux endroits [Saint-Malo et Saint-Servan], comme l'ont cru quelques individus qui ont fourragé sans discernement dans de vieux manuscrits, mais pour des deux communes faire une très bonne ville de commerce et une excellente place de guerre [souligné dans Manet], selon que s'exprimait M. de Vauban lui-même dans un de ses mémoires d'avril 1700 ». — Plus loin, Manet constate que le projet Vauban de 1696, retouché et augmenté par lui en 1700, aurait coûté, au maximum, « 3.549.191 livres », et que l'immense bassin à flot, prévu par le maréchal, aurait pu contenir simultanément 1.200 navires.

Si l'on avait du temps (et du papier imprimé) à perdre, on pourrait examiner de près, à titre de curiosité rétrospective, les questions suivantes, que je me borne à signaler. A supposer réalisé le grandiose projet Vauban, qui aurait vaincu la nature dans toute la mesure où elle pouvait l'être à l'époque, l'organe aurait-il créé la fonction, du point de vue fret de sortie ? C'est-à-dire — unique solution alors possible de la question arrière-pays producteur — le port de Saint-Malo-Saint-Servan serait-il devenu, dans la Bretagne septentrionale, le grand débouché monopoleur en fait, de tous les produits et surtout (source, alors, d'exportation hautement fructueuse) des toiles bretonnes ? C'est au moins très vraisemblable ; et Malouins-Servannais seraient même devenus, par suite, les commanditaires principaux de cette industrie rurale des toiles bretonnes. Cela jusqu'au moment où les guerres maritimes de la période 1793-1815 auraient tout interrompu, comme elles le firent. — Mais ensuite, à l'époque de la concentration industrielle, Saint-Malo-Saint-Servan auraient-ils restauré leur grande prospérité commerciale en se faisant aussi un centre industriel de produits fabriqués ? Ici le champ est ouvert aux hypothèses.

Autre question. Saint-Malo-Saint-Servan port de guerre aurait-il subsisté comme tel, rendant inutile la création de Cherbourg ? C'est plus que douteux. On aurait constaté — ce que Vauban lui-même ne pouvait prévoir — que les tirants d'eau considérables des grosses unités navales militaires, du XIXème siècle seconde moitié, auraient exigé des travaux plus coûteux encore pour la rade et le port malouin-servannais, que pour Cherbourg. D'autre part, on avait constaté déjà, depuis la guerre de la Succession d'Espagne inclusivement, que le port servanno-malouin était bien mal situé militairement, au fond d'un golfe que bloquent à demi les îles anglo-normandes ; ce qui n'est pas du tout le cas de Cherbourg, au contraire, de par sa position géographique.

(Par L. VIGNOLS).

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