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NOTICE SUR LE RÉGAIRE DE L'ÉVÊCHÉ DE SAINT‑BRIEUC

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1. Signification du mot régaire. — On appelait autrefois régaire ou régaires, dans notre province, le fief, et en général l'ensemble des droits temporels attachés à chacun des neuf évêchés bretons. Dans les titres des XIVème et XVème siècles, on trouve ce mot écrit indifféremment, toujours avec le même sens, de plusieurs façons : regaire, regaere, regaelle, et même regalle ; en latin regalium et regarium. Ce nom, au reste, n'est point particulier à la Bretagne, bien qu'il s'y soit conservé plus tard qu'ailleurs. On a donc eu tort, ce semble, d'en chercher dans la langue bretonne l'étymologie, que le latin fournit sans beaucoup de peine. Ces grandes seigneuries ecclésiastiques auraient reçu le nom de régaires, parce que, disent les uns, elles provenaient de la libéralité des rois ou des souverains du pays ; suivant d'autres, au contraire, parce que les évêques ayant été, lors de la dotation primitive de leurs évêchés, affranchis de toutes charges féodales, avaient sur leurs seigneuries un droit franc de toute sujétion et quasi-souverain ; d'où cette expression fréquemment usitée dans nos actes : tenir en franc régaire.

Quoi qu'il en soit, l'origine de ces seigneuries épiscopales se perd, en Bretagne, dans la nuit des temps, et remonte vraisemblablement à l'institution même des divers évêchés ou des grands monastères qui en devinrent les sièges. Je ne veux point entrer ici dans l'histoire de la fondation des diocèses bretons : je ferai seulement observer que des neuf évêques de Bretagne, six, savoir, ceux de Quimper, de Léon, de Tréguer, de Saint-Brieuc, de Dol et de Saint-Malo, avaient la seigneurie universelle de leurs villes épiscopales, au lieu que les trois autres, c'est-à-dire ceux de Vannes, de Rennes et de Nantes, n'embrassaient dans leur régaire qu'une part plus ou moins considérable de leurs cités. Si l'on recherche d'où vient cette différence, on verra que les six premières villes ont une origine bretonne et purement ecclésiastique, pendant que les trois autres existaient dès l'époque gallo-romaine et avant la fondation des trois sièges épiscopaux qui s'y fixèrent.

2. Etendue du régaire de Saint-Brieuc. — Sans insister davantage, sans même m'arrêter aux origines particulières de l'évêché de Saint-Brieuc, — dont je ne pourrais ici parler que trop ou trop peu, — j'arrive de suite à la description des droits temporels attachés à cet évêché, tels qu'ils sont déclarés dans l'aveu rendu au Roi le 21 novembre 1690 par l'évêque d'alors, messire Louis-Marcel de Coëtlogon. Cet aveu est conservé à Nantes dans les archives de la Chambre des Comptes de Bretagne.

La seigneurie temporelle de l'évêché de Saint-Brieuc se divisait en deux membres ou juridictions, savoir : le régaire de Saint-Brieuc et le régaire d'Hénanbihan.

La juridiction du régaire de Saint-Brieuc comprenait en premier lieu toute la ville de ce nom avec ses faubourgs, dont l'évêque se prétendait « seul seigneur proche on supérieur ». C'est dans cette ville, comme on sait, que se trouvait située « la maison et manoir épiscopal dudi evesché, proche la grande église, avec ses appartenances et dependances, prisons, escuries, cour fermante et jardins, y compris le fonds de la chapelle Saint-Gille donnant sur une cour dudit manoir épiscopal, par le devant sur la rue Saint-Gilles... contenant ensemble par fonds trois journaux et demi de terre, joignant d'une part à la ruelle qui le sépare de l'église cathédrale, et d'autre aux rues Saint-Gilles et Saint-François... ».

Outre la ville et ses faubourgs, le régaire de Saint-Brieuc comprenait toute la partie rurale de la paroisse Saint-Michel de Saint-Brieuc, les paroisses de Trégueux, Langueux et Ploufragan dans toute leur étendue, et la plupart de celle de Cesson. Cette dernière se partageait en effet entre l'évêque et le Roi, ou plus anciennement le Duc. La partie relevant de l'évêque s'appelait le hau Cesson, et aux termes de l'aveu que je suis, cette partie se trouvait séparée « du reste de ladite paroisse, qui est sous le proche fief du Roi, par le chemin qui conduit de l'église Saint-Michel (de Saint-Brieuc) à Hillion, et par autre chemin qui conduit de la tour de Cesson à Créhac et au bas de la grève ; entre lesquels chemins et la ville de Saint-Brieuc ledit seigneur evesque est pareillemen seul seigneur spirituel et temporel, à cause de son evesché ».

La ville de Saint-Brieuc et les cinq paroisses sus-dénommées (Saint-Michel, Trégueux, Langueux, Ploufragan et Cesson) se trouvent comprises et comme enfermées entre deux petites rivières, l'Urne et le Gouet, qui viennent se jeter dans la mer au fond de la baie de Saint-Brieuc et presque au même lieu, la première à l'Est et la seconde à l'Ouest de l'antique tour de Cesson. De là le fief de l'évêque, composé de ces cinq paroisses, a souvent reçu le nom de territoire d'Entre-Urne-et-Gouet, ou par corruption, de Tournegouet.

Le régaire de Saint-Brieuc s'étendait encore « sur quelques maisons et villages situés aux paroisses de Laméaugon, Trémuzon, Plerin » : et enfin l'évêque déclare « lui estre dû en divers lieux, ainsi qu'il a remarqué par des anciens comptes des receveurs du temporel de son evesché, quelques autres rentes » dans les paroisses de Pléhédel, Etable, Planguenoual, Saint-Alban, Brebant-Moncontour et Saint-Rieul, rentes, ajoute-t-il, « dont il n'a quant à présent d'autres titres que lesdits anciens comptes ».

Pour me débarrasser de suite du bagage géographique de cette notice, j'ajouterai que le régaire d'Hénanbihan, bien moins important que celui de Saint-Brieuc et d'ailleurs déclaré très-sommairement, étendait sa juridiction sur diverses pièces peu considérables, disséminées dans les paroisses d'Hénanbihan, Saint-Germain, PlanguenouaL, Saint-Alban, Pléneuf et Saint-Lourmel. Le chef-lieu de cette juridiction était originairement la maison noble des Salles, située en la paroisse d'Hénanbihan, laquelle avait été aliénée au XVIème siècle, après 1563, avec les jardins, terres, colombier, moulin et prés en dépendant, pour subvenir au paiement des impositions mises par le Roi sur les biens ecclésiastiques. L'évêque, en faisant cette vente, avait toutefois retenu une rente de 10 sous et de 6 pigeons « pour reconnaissance de fief, avec la mouvance ».

3. Juridiction temporelle de l'évêque. — L'évêque de Saint-Brieuc avait la haute justice dans toute l'étendue de ses régaires ; et cette juridiction, habituellement désignée sous le nom de Cour des régaires, était de telle nature que les appels de ses sentences, au civil tout comme au criminel, se portaient directement et immédiatement au Parlement de Bretagne, sans passer par aucun degré intermédiaire. Ce privilège, d'ailleurs, était commun aux neuf évêques de Bretagne. Celui de Saint-Brieuc faisait exercer sa juridiction par des juges et officiers qu'il nommait, savoir, un sénéchal, un alloué, un lieutenant, un procureur-fiscal et un greffier. Il pouvait aussi créer, pour le service de cette même juridiction, des notaires, gardes-sceaux, procureurs, sergents, geôliers et gardes de ses prisons. Sa justice patibulaire, à quatre piliers de pierre, s'élevait sur une colline appelée la Côte au Gibet, contenant environ 12 journaux de terre, située près de la ville de Saint-Brieuc, et joignant d'une part « au chemin qui conduit de la rue du Gouet à Plérin, » et d'autre part à cette même rue du Gouet.

4. Voyer féodé. — L'évêque de Saint-Brieuc avait dans sa ville épiscopale plusieurs droits dont le détail est propre à jeter quelque lumière sur l'histoire de l'administration féodale, si peu étudiée jusqu'à présent.

Outre les magistrats ordinaires chargés de rendre la justice, tels que le sénéchal, l'alloué, le lieutenant, le procureur-fiscal, on trouve dans la plupart des grandes seigneuries, bretonnes certains offices héréditaires, attachés à la possession d'un fief dont la jouissance constituait le salaire même de l'office, et pouvait être retirée si le possesseur du fief manquait à faire son service. Les plus fréquentes de ces charges inféodées sont celles de voyer, de prévôt et de sergent, qui devaient, en Bretagne, être remplies par des personnes nobles. L'origine de ces offices remonte au premier âge de la féodalité, et le titre s'en est maintenu jusqu'à la révolution. Mais, par suite de diverses circonstances, les titulaires trouvèrent moyen de se décharger d'une partie de leurs obligations : changement qui, toutefois, ne s'opéra point partout d'une manière uniforme ; si bien qu'en recherchant de côté et d'autre ce qui s'était conservé dans les diverses seigneuries de notre province, il est encore possible de reconstituer, avec ces traits épars, le caractère primitif de l'institution.

L'aveu du régaire de Saint-Brieuc renferme sur ce sujet quelques renseignements dignes d'être recueillis. L'évêque avait un voyer et un sergent féodés : la première de ces charges était attachée à la terre du Boisboissel, en la paroisse Saint-Michel de Saint-Brieuc, et l'autre à la terre de l'Epine-Guen, en Ploufragan. Je commence par le voyer, dont la charge était plus relevée que celle du sergent.

L'évêque déclare donc « que le sieur du Boisboissel, son homme et vassal à cause du lieu noble du Boisboissel, terre et maisons, qu'il tient prochement dudit evesque tant dans la ville de Saint-Brieuc que hors d’icelle, en la paroisse de Saint-Michel et autres, est tenu de lui fournir et payer un exécuteur pour faire l'exécution des criminels condamnez à mort et à autres peines afflictives par la cour des régaires (de Saint-Brieuc). Et incontinent après la sentence de peine afflictive, il est tenu de les prendre en sa garde ou faire prendre par ses sujets, pour en répondre, les garder et conduire au supplice et faire exécuter, après avoir fait les cris et proclamations accoustumées par les carrefours de la ville de Saint-Brieuc, sur peine de saisie de ce qu'il tient dudit evesque.

De plus le sieur du Boisboissel est tenu de fournir de sergent pour appeler les causes de la jurisdiction des régaires, sçavoir un par chacun jour ordinaire et deux aux jours des généraux plaids ; sans que lesdits sergents puissent faire autre exploit de justice qu'appeler les causes de ladite jurisdiction et aller audevant des juges du seigneur evesque jusques en leurs demeurances, pour leur faire faire place par les rues en ladite ville, toutes fois et quantes que lesdits plaids généraux ou ordinaires tiennent ; et les doivent conduire à l'audience, et après icelle les reconduire en leurs maisons.

Est aussi ledit sieur du Boisboissel tenu, à la première entrée de chaque evesque, de se trouver à la principale porte de la ville (de Saint-Brieuc), par laquelle l'evesque fait son entrée, pour prendre la bride de la haquenée sur laquelle il est monté , et en bon escuyer le conduire jusqu'au lieu où il descend en ladite ville. Pour laquelle servitude le sieur du Boisboissel a droit de prendre ladite haquenée et d'en disposer comme à lui appartenante ».

Enfin le sieur du Boisboissel devait fournir tous les ans à chaque marchand drapier de Saint-Brieuc une verge neuve à mesurer les draps, munie du scel et de la marque de l'évêque. Il percevait pour cela, de trois ans l'un, le droit de 5 deniers, pour verge neuve, dit annuellement à l'évêque par chaque drapier, et il avait tous les ans la moitié du droit de coutume « appelé la coustume du vérage de May, qui se lève, dit l'aveu, sur chacune marchandise qui sort et entre en la ville et territoire de Saint-Brieuc ès derniers jours de may et premiers huit jours d'avril (sic) de chaque année, à raison de 2 deniers par chacune marchandise ». Remarquons le nom de cette coutume du vérage de mai. Le vérage ou véérage, c'est le droit perçu par le véér, veier, ou voyer. Cette remarque importe d'autant plus que, bien que les obligations imposées au sieur du Boisboissel soient incontestablement celles de la charge de voyer, l'aveu de 1690 ne lui donne point ce titre, tombé, à ce qu'il parait, en désuétude. Ajoutons, pour en finir, que le sieur du Boisboissel avait encore le huitième des rentes en argent dues à l'évêque au terme de la Toussaint sur diverses maisons et places de la ville de Saint-Brieuc, et qu'il était tenu de fournir des gaules de quintaine aux boulangers et aux poissonniers, comme on le verra ci-après.

5. Sergent féodé. — Je passe au sergent féodé : « Déclare le seigneur evesque que le sieur de l'Epine-Guen , son vassal, à cause de sa maison noble et dépendances de l'Epine-Guen, située en la paroisse de Ploufragan, est sergent féodé de sa juridiction, et comme tel estoit autrefois tenu de bannir ou faire bannir tous contracts d'héritages, d'acquêts, d'échanges et autres qui estoient faits au fief et ressort de la jurisdiction des régaires, desquels les contractants voulaient s'approprier, pour parvenir audit appropriement, par trois divers jours de marché de mercredi à la croix du Martray de Saint-Brieuc, et d'icelles bannies tenir registre et les certifier en jugement à fin d'appropriement, dont il devrait bailler un extrait audit evesque ou à son receveur ou procureur pour l'éligement (c'est-à-dire la perception) de ses droits. Lequel usage ayant esté changé lors de la dernière réformation de la coustume (de Bretagne), le sieur de l'Epine-Guen fait présentement faire lesdites bannies d'appropriement aux églises des paroisses où les héritages sont situés, conformément à ladite coustume, et fait délivrer les extraits audit evesque, comme au passé. Plus le sieur de l'Epine-Guen est tenu, à cause de sa dite terre, à l'entrée de chacun evesque de Saint-Brieuc, de lui donner à laver la main au festin solennel qui se fait auxdites premières entrées en ladite ville, et de lui servir d'échanson. Pour laquelle servitude, après ledit festin, le sieur de l'Epine-Guen a droit de prendre et emporter la coupe dans laquelle a bu l'evesque pendant icelui, de quelle façon et métail qu'elle puisse estre ».

Remarquons ici que le sieur de l'Epine-Guen avait certainement diminué le service primitif de sa charge ; car on ne voit point qu'il fût obligé de faire la cueillette des rentes et cens dus à son seigneur dans une partie déterminée de son fief : obligation que l'on retrouve cependant partout ailleurs imposée aux sergents féodés, et qui semble avoir été originairement essentielle à cet office.

6. Maréchal-ferrant. — Cette combinaison, qui consistait à céder la jouissance héréditaire d'une terre, d'une maison ou de tout autre bien sous l'obligation, également héréditaire, de remplir certain service, faute duquel le bien donné devait faire retour au donateur primitif ou à ses ayant-cause, cette sorte de convention était fort usitée aux premiers siècles de la féodalité, et on l'appliquait tout. Nous venons d'en voir un exemple pour des services relativement importants, puisqu'ils touchaient à l'administration de la justice et étaient attachés à des terres nobles. En voici d'autres maintenant, plus humbles ou plus futiles, attachés à la possession de biens roturiers.

Le propriétaire d'une certaine maison, située à Saint-Brieuc, en la rue de la Quinquienne ou Quintaine, « est tenu, dit l'aveu, de ferrer ou faire ferrer la haquenée du seigneur evesque, incontinent qu'il (l'évêque) est arrivé en son territoire d'Entre-Urne-et-Gouet, comme aussi de ferrer ou faire ferrer les prisonniers estans aux prisons dudit evesque et de payer lesdites ferrures, à peine de saisie de ladite maison et biens y estans. A cause de quoi l'evesque est tenu de payer un estrelin d'argent, valant 7 deniers, audit propriétaire pour chaque prisonnier qui est condamné à mort ou à autre peine afflictive, et de lui bailler ce qui est levé du premier plat du festin du jour de la première entrée (de l'évêque à Saint-Brieuc) ».

Il est assez évident par ce passage que le tenancier de la maison en question avait originairement rempli l'office héréditaire de maréchal-ferrant de l'évêque de Saint-Brieuc, mais qu'il n'accomplissait plus, en 1690, qu'une partie assez minime des obligations de sa charge. On peut voir, au sujet de ces maréchaux féodés, ce que dit M. Léopold Delisle, dans ses belles Etudes sur l'agriculture en Normandie, p. 233 et 258.

7. Droit de grenouillage. — Quant au service que décrit l'aveu après celui du maréchal-ferrant, je crois devoir transcrire ici le texte même de notre document sans y rien retrancher : « Sont pareillement tenus les propriétaires des deux maisons qui furent aux enfants d'Aliette Cohiniac, l'une à présent possédée par les héritiers de feu noble homme Louis Chapelle, sieur de la Grange, et l'autre par les héritiers de feu messire René Gouéon, seigneur de la Boistardaye, lesdites deux maisons se joignant, donnant par le devant sur la rue de l’Alemenau et au ruisseau de Lingoguet, et d'autre costé par derrière à maison appartenante aux héritiers de feu noble homme Anthoine Quiniart ; (sont tenus, disons-nous, les propriétaires de ces deux maisons) d'aller toutes les vigiles de Saint-Jean Baptiste quérir le seigneur evesque ou son receveur et le prier d'assister à la servitude qu'ils sont tenus de faire à cause desdites maisons, qui est qu’ayant une baguette de bois à la main, ils sont tenus de frapper sur ledit ruisseau par trois fois et dire : Grenouilles, taisez-vous ; laissés Monsieur dormir. Et au deffaut de ce faire, ils doivent 15 solz monnoye d'amende audit seigneur evesque ou à son receveur ».

Le voilà donc, cet affreux droit de grenouillage qui, depuis cent ans, a tant échauffé la bile des généreux défenseurs de la dignité humaine, et qu'un académicien célèbre (M. Dupin l’aîné) poursuivait encore naguère de ses anathèmes rétrospectifs. Vraiment, après le texte qu'on vient de lire, cette indignation me semble fort à point. Ne frémit-on pas, en effet, à la seule idée que, durant une longue suite de siècles, il a pu se trouver des hommes assez peu jaloux de leur propre dignité pour accepter la jouissance de deux bonnes maisons, sous l'unique obligation d'aller une fois l'an donner dans l'eau trois coups de verge, en récitant six paroles parfaitement inoffensives ? Ce qui, dans l'espèce, rend le fait plus odieux, c'est qu'évidemment l'accomplissement de cette obligation n'a jamais été qu'une comédie. En d'autres cas qu'on allègue, on peut à la rigueur supposer que le seigneur avait établi cette servitude dans le but réel de faire taire les grenouilles pour dormir en paix. Mais ici une telle supposition est interdite, puisque l'infortuné, affligé de cette servitude et de la propriété des deux maisons de la rue de l'Alemenau, devait commencer par aller chercher l'évêque, pour qu'il pût juger lui-même du zèle mis par son vassal à empêcher les grenouilles de l'empêcher, lui évêque, de dormir. Quelle amère ironie de la part du prélat !

Sérieusement, je le demande, dans cette obligation de venir une fois l'an, à jour et heure fixes, fustiger un ruisseau et haranguer des grenouilles, peut-on voir autre chose qu'une de ces formalités bizarres, assez souvent imposées par les seigneurs en cas de concession gratuite d'un héritage, dans le but de conserver le souvenir de leur libéralité, avec une marque constante de leur droit de mouvance sur l'objet de la concession ? Ces usages bizarres, comme l'a fort bien observé M. Delisle (Etudes sur l'agriculture, p. 89-92), n'étaient pas moins dans l'intérêt du vassal que dans celui du seigneur. Je ne vois pas ce que la dignité humaine avait à perdre en tout cela, et ceux qui croient la défendre feraient bien de se rappeler qu'il y a des noms qu'on profane en en abusant [Note : Ogée (l'ancien), qui ne perdait jamais l'occasion de railler philosophiquement « l'anarchie féodale, » comme il dit, a écrit dans son article Saint-Brieuc (t. II, p. 710 de la nouvelle édition), que ce service de grenouillage se rendait à Saint-Brieuc « au jour de la fête de Saint-Jean-Baptiste, à l'heure des vépres », d'où il conclut malicieusement que « suivant ce droit, il faut que l'évêque de Saint-Brieuc dorme pendant les vépres ». Cette plaisanterie, j'en conviens, est, comme toutes celles d'Ogée, d'un poids imposant ; mais elle n'en frappe pas plus juste, et montre seulement que l'auteur ne connaissait pas le texte authentique de l'aveu, où il est dit, comme en l'a lu, que ce service se rendais la vigile, c'est-à-dire la veille de la Saint-Jean-Baptiste, sans même parler de l'heure de vêpres].

8. Roi des poissonniers. — Comme seigneur de sa ville épiscopale, l'évêque de Saint-Brieuc avait seul le droit « d'y faire faire la police par ses officiers, tant pour le prix du pain, vin, chair, poisson, pour les poids, balances et mesures, que pour toutes autres choses concernant le bien public ». L'exercice ordinaire de ces droits de police appartenait aux Juges de la cour du régaire, assistés en certaines matières de deux officiers dont l'institution, intéressante elle-même, était spéciale à la ville de Saint-Brieuc. C'étaient le roi des poissonniers et celui des boulangers. Sur le roi des poissonniers, notre aveu s'explique ainsi : « A droit ledit seigneur evesque de nommer et faire nommer par ses juges et officiers, tous les lundis de Pasques, un homme de ses vassaux, poissonnier de sa profession, pour roy des poissonniers : lequel taxe le prix du poisson, et pour son salaire prend un double de chaque pannier de poisson. Et ne peuvent les poissonniers et marchands en vendre sans son exprès consentement, qu'il est obligé de leur donner après que l'evesque ou les gens de sa maison ont pris tel poisson que bon leur semble pour leur provision : lesquels poissonniers sont tenus de porter au palais épiscopal ledit poisson, sur peine de l'amende et confiscation de leur poisson. Et doit le poisson qui est porté en ladite ville estre vendu sur la place du Martray et non ailleurs, à peine de 60 s. d'amende. Lesquels poissonniers se doivent trouver audit Jour de lundi de Pasques de chaque année, à cheval, sur la place du Pilori, pour rompre les quinquiennes, à peine de l'amende de 3 l. 4 s. par chacun défaillant. Et à cette fin le sieur du Boisboissel (le voyer) est obligé de leur fournir à chacun une gaule, et six au roi desdits poissonniers. Lequel roy, au cas qu'il manque de rompre lesdites six gaules [Note : C'est-à-dire, évidemment, « au cas qu'il ne rompe aucune des six gaules »], à course de cheval, contre une planche élevée debout sur ledit pilori à cet effet, est condamné en 64 s. d'amende. Après lesquelles quinquiennes rompues sont tous les poissonniers obligés d'aller à cheval dans la cour du palais épiscopal, et là y nommer un nouveau roy des poissonniers pour l'année suivante, qui sera institué par les juges et procureur fiscal dudit evesque ».

On voit par-là que l'élection du roi des poissonniers était faite par les poissonniers eux-mêmes, et que le droit des juges consistait seulement à donner au nouvel élu l'institution de son office.

9. Roi des boulangers. — Le roi des boulangers était élu et institué comme celui des poissonniers. Quant à ses fonctions particulières, voici ce que nous dit l'aveu : « Le seigneur evesque pourvoit par ses officiers, au vendredi de la semaine de Pacques de chaque année, à l'institution du roy des boulangers, pour mettre prix sur le pain qui se vend dans ladite ville, et faire garder estat à la police qui en est faite par lesdits officiers. Lequel roy des boulangers est tenu de comparoir aux audiences de vendredi de chaque semaine de la jurisdiction des régaires, pour faire rapport du prix commun du bled froment qui a esté vendu en ladite ville aux derniers marchés, à peine d'amende, afin que sur son rapport les juges puissent régler l'appréci des fromens et autres espèces de bled, et en faire la police. Lesquels boulangers sont tenus de se trouver en la place du Pilori le dimanche de la Quasimodo, pour faire pareille chose que le roy des pois­sonniers ». C'est-à-dire, apparemment, pour courir la quintaine, comme les poissonniers le faisaient le lundi de Pâques. Quant à l'élection du roi des boulangers, elle devait se faire quelques jours auparavant, puisqu'il est dit plus haut que cet officier était institué par les juges dès le vendredi de la semaine de Pâques.

10. Evier et forestier. — Comme mon intention n'est point de donner une analyse complète de l'aveu du régaire de Saint-Brieuc, mais seulement de mettre en lumière les traits caractéristiques et particuliers qu'on y rencontre pour l'histoire des institutions féodales dans notre province, je ne m'arrêterai point à la longue énumération des droits de traite et de coutume appartenant au prélat, pas même à celui d'étanche des blés, ni aux rentes en poivre et en gingembre dues par diverses maisons de la ville, « au terme de foire à Dinan, qui tient au 1er jour de septembre ». Je ferai seulement observer que l'on trouve un certain nombre de domaines congéables au fief du régaire dans les paroisses de Trégueux, Langueux, Cesson, et dans la partie rurale de la paroisse Saint-Michel.

En Ploufragan l'évêque possédait, en domaine proche, des biens assez étendus, comprenant, entre autres choses, le manoir des Châtelets, muni de douves et de pont-levis, contenant, avec les bois qui en dépendaient, environ 300 journaux de terre ; le pré et la fontaine Saint-Guillaume, « joignant au chemin qui conduit de Saint-Brieuc à Quintin ; » etc. Pour la conservation des bois, des eaux et des prairies de son domaine de Ploufragan, l'évêque avait un forestier et un évier en titre d'office, lesquels jouissaient de certains privilèges, comme suit : « Déclare le seigneur evesque qu'il a droit et est en possession d'avoir un homme partable (c'est-à-dire roturier), en la paroisse de Ploufragan, exempt de toutes tailles, subsides et autres devoirs qui s'égaillent sur les gens partables et roturiers de ladite paroisse, pour la garde de ses bois, tant de haute futaie que taillis et forests. Comme aussi a le dit seigneur droit d'avoir un autre homme partable, en ladite paroisse, pour estre évier et avoir la charge d'entretenir les eaux des bois, forests et prairies, courantes, et des douves de la maison des Chastelels. Lequel homme évier est aussi exempt de toutes tailles et subsides en la paroisse de Ploufragan. Esquels forestier et évier le seigneur evesque donne mandement pour l'exercice de leurs charges, et pour leur valoir et servir de titres et privilèges d'exemption desdites tailles et subsides ».

11. Droits sur les caqueux. — Enfin l'aveu de l'évêque de Saint-Brieuc nous fournit un renseignement fort intéressant sur cette classe de parias bretons, si connus sous le nom de caquins, caqueux, en breton cacous, que l'on a voulu ranger au nombre des races maudites et rattacher à je ne sais quelle tribu de Goths, égarée dans les brouillards de notre péninsule. La vérité est que ce nom, en Bretagne, désignait originairement les lépreux, et qu'après la disparation de la lèpre, il demeura attaché aux descendants des lépreux, qui continuèrent d'habiter les anciennes léproseries ou maladeries, c'est-à-dire les villages où l'on avait primitivement cantonné les ladres, pour les soustraire au contact de la population saine. La preuve de cette assertion se tire de plusieurs documents anciens que j'ai compulsés, notamment de l'aveu du comté de Porhoet de 1682, où on lit : « Caquins, qui est autant à dire comme personnes lépreuses ». Reste donc à rechercher l'étymologie du nom de cacous donné aux lépreux par les Bretons ; mais c'est une recherche où je n'ai point en ce moment-ci le loisir de m'engager.

Voici donc le passage qui regarde ces caqueux : « Déclare le seigneur evesque avoir un droit de taille personnelle sur certaines familles de gens appelez les caquins, lesquels sont reputez serfs de l'église, et demeurent en certains lieux appelez les caquinneries, qui sont terres amorties qu'ils tiennent sous ledit seigneur evesque, sans les pouvoir aliener ny transporter, sinon à gens de leur race, comme aussi ne pouvoient autrefois acquérir autre terre en droit de seigneurie [Note : C'est-à-dire « en droit de propriété »]. Et ne doivent aucun rouage au Roy, et ne payent aucune rente ni devoirs audit seigneur evesque pour leurs dites maisons nommées caquinneries ; mais tous ensemble lui doivent payer une taille de 20 livres monnaye, dont ils doivent faire rolle par devant l'official dudit evesque : et à faute de payement y sont contraignables l'un et chacun desdits caquins, le premier pris, par les officiers dudit evesques, sauf son recours vers les autres. Lesquelles caquinneries sont aux lieux et paroisses cy après, en ce qu'il s'en trouve audit evesché de Saint-Brieuc, sçavoir, aux paroisses de Saint-Michel de Saint-Brieuc, Plérin, Pléguien (prèsde Lanvollon), Plouha, Pléhedel Plélo, Trégonmeur, Quintin, Plédran, Quessoy, Hénon, Loudéac, Plémieux (auj. Plumieux), Trédaniel, le Gouray, Maroué, Ruca, Erquy, Pléneuf, Planguenoal, Hillion et Yffiniac. Auxquels lieux et chacun lesdits nommés caquins ont cymetières separez des autres paroissiens, et ont lieu à part pour se faire baptiser en chacune église. Et d'autant que lesdits nommés caquins sont tous cordiers, ils doivent, au jour de visite des paroisses où ils demeurent respectivement, chacun ménage, au seigneur evesque ou à son grand vicaire faisant ladite visite, un licou de corde pour servir aux chevaux des visiteurs. Et hors qu'ils soient [Note : C'est-à-dire « Et quoi qu'ils soient en diverses seigneuries ou juridictions, etc. »] en diverses jurisdictions dans ledit diocèse, leur caquineries et eux y demeurants ne sont toutefoiz justiciables que dudit seigneur evesque, tant du réel que du personnel ».

Je tenais à produire ce texte sur les caqueux, parce que, comme on retrouve dans l'aveu de l'évêque de Saint-Malo un passage fort analogue à celui-ci, l'on en peut conclure que l'état de choses dont ce texte nous donne connaissance a dû exister jadis dans la plus grande partie de notre province.

Or on voit par ce texte que, au lieu de vivre isolés les uns des autres, comme on se représente d'habitude les lépreux du moyen âge, les caqueux de chaque paroisse vivaient cantonnés, mais réunis, dans des villages désignés sous le nom de caquineries, desquels dépendaient des terres plus ou moins considérables, cultivées par les caqueux. Les fonts baptismaux et les cimetières séparés sont une double mesure de précaution qui a toujours été appliquée aux lépreux ; en certains lieux de la Bretagne que je pourrais citer, les caqueux avaient même une chapelle privative, soit dans leur caquinerie, soit au chef-lieu de la paroisse, mais à quelque distance de l'église paroissiale. C'était encore évidemment dans le seul but d'empêcher le mélange de la population saine avec les caqueux et réciproquement, que l'on avait interdit à ces derniers d'acheter d'autres terres que celles dépendantes de leurs caquineries, et aussi de vendre les terres des caquineries à d'autres qu'à des caqueux.

A part, ces mesures de séquestration, et le préjugé public qui, longtemps après l'extinction de la lèpre, les frappait de réprobation comme une race inférieure ou dégradée, la condition des caqueux ne semble pas avoir été si misérable qu'on l'a écrit.

Ils étaient réputés personnes d'église, et même, puisqu'on les nomme serfs, personnes appartenant à l'Eglise. Cette qualité produisait une double conséquence : d'une part elle les affranchissait, eux et leurs biens, de toute imposition publique ; de l'autre elle les rendait, au temporel, justiciables de l'évêque seul, en quelque lieu que fussent situées leurs caquineries. Ils ne devaient, pour leurs maisons et leurs champs, aucunes rentes ni services, mais seulement une taille personnelle, payable solidairement par tous les caqueux du même diocèse, et d'ailleurs peu élevée, puisque dans l'évêché de Saint-Brieuc, où il existait encore, en 1690, au moins vingt-deux caquineries, cette taille ne faisait qu'une somme de 20 livres. Quant à l'obligation, pour chaque ménage, de fournir un licou de corde lors des visites pastorales, on ne la jugera pas non plus bien lourde.

On voit donc que l'Eglise avait fait ce qui était possible pour rendre plus tolérable la condition de ces in fortunés, confiés à sa garde. (A. L. B.).

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