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LA COMMUNAUTÉ NOTRE-DAME-DE-CHARITÉ DE RENNES.

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CHAPITRE I.

Origine de la maison des Pénitentes à Rennes. — Vie de la Mère Marie de la Trinité Heurtaut, avant qu'elle n'en prenne la direction.

Vers le milieu du XVIIème siècle, le mouvement de réforme se fit sentir dans presque toute la France. Il fut surtout sensible en Bretagne, où Dieu suscita de saints missionnaires, comme les PP. Huby et Maunoir, M. de Kerlivio, et bien d'autres. A Rennes, la capitale, nous voyons les grandes dames de la société donner les plus beaux exemples de piété et de vertu. A leur tête se distingue Mme d'Argouge, femme du premier président au parlement de la province. Son nom se trouve mêlé à toutes les bonnes œuvres de cette époque. Elle est en particulier la bienfaitrice des monastères de Rennes, Vannes, Paris. Déjà elle avait aidé les premiers essais de l'œuvre des Pénitentes à Rennes, et y avait contribué par de généreuses aumônes.

Ces essais eurent lieu dès l'année 1659. Mlle Duplessis-Rouleau se sentit fortement inspirée de travailler à la conversion des personnes de son sexe, qui avaient oublié le chemin de la vertu. Elle avait alors 40 ans, était d'une excellente famille, mais peu riche. Jusque-là sa vie avait été employée aux exercices de la charité pour les pauvres malades ; c'est ce qui lui mérita d'être appelée à panser les plaies des âmes. Par respect pour l'autorité ecclésiastique, elle soumit son projet à Mgr de la Vieuville, prélat aussi pieux que zélé. Non content de l'approuver, il chargea son vicaire général de la diriger et de l'aider de tout son pouvoir.

La petite maison que Mlle Duplessis ouvrit et à laquelle elle donna toute sa fortune, compta bientôt 15 Pénitentes, et la sincérité de leur retour à Dieu édifia tellement M. le Vicaire général, qu'il engagea Mgr de Rennes à donner un emplacement pour bâtir une maison capable d'en contenir un plus grand nombre. Celui que choisit Mgr de la Vieuville était situé le long des remparts, sur la paroisse St-Etienne, non loin de la cathédrale actuelle. Son peu d'étendue a été la cause de nombreux ennuis pour les Sœurs jusqu'au moment de la Révolution. Cette maison fut connue dans la suite sous le nom de petit couvent de la Trinité.

A la sollicitation de Mme d'Argouge, les États de Bretagne donnèrent 9,000 livres qui servirent à édifier les premiers bâtiments.

Mlle Duplessis était au comble de la joie ; elle se consacra avec tant d'ardeur à la direction de ses chères filles, qu'elle y consuma bientôt le reste de ses forces. Sa mort fut sainte comme sa vie. Pénétrée des sentiments de pénitence qu'elle avait inspirés aux autres, elle voulut mourir sur le pavé, la corde au cou, et attendit ainsi Celui qui ne rejette jamais les cœurs contrits et humiliés.

Après cette mort, les Pénitentes abandonnées à elles-mêmes ne persévérèrent point, et l'œuvre semblait à jamais détruite, lorsque M. Duplessis-Ravenel, conseiller au présidial, engagea Mlle Ménard à la continuer.

La vie de cette sainte demoiselle nous est connue par la Mère Marie de la Trinité Heurtaut, qui la fit imprimer en 1689, après sa mort, à Vannes.

Mlle Ménard était née à Rennes d'honnêtes parents. Ils la firent élever chez les Visitandines de Pontivy, et dès ses plus jeunes années elle ressentit un grand attrait pour la pratique de toutes les vertus. Surtout l'incomparable beauté de la pureté captiva son cœur, et, à peine âgée de neuf ans, elle fit vœu de chasteté perpétuelle. Ce sacrifice fut si agréable à Dieu qu'il ne permit pas au démon de lui livrer les assauts ordinaires. Dans ses intimes confidences avec la Mère Heurtaut, Mlle Ménard lui a avoué n'avoir jamais éprouvé même une mauvaise pensée contre cette belle vertu. Une mortification des sens, bien rare dans une enfant aussi jeune, lui servant de sauvegarde.

Dans sa quinzième année, elle entra au noviciat des dames Hospitalières, nouvellement établies à Rennes. Sa régularité et sa constante ferveur la firent facilement admettre à la profession. Mais Dieu qui la destinait à travailler au salut des âmes, permit que son père se brouillât avec la Communauté au sujet du règlement de la dot. Sa colère alla si loin qu'il fit sommer les Sœurs de lui rendre sa fille. Rentrée ainsi, bien malgré elle, au milieu du monde, Mlle Ménard continua à s'y livrer à toutes les pratiques de la charité et de la vie religieuse. C'est cette vie de dévouement qui la fit choisir par M. Duplessis comme directrice des Pénitentes.

Elle vivait dans leur maison depuis quelques mois, lorsque son attrait pour la vie religieuse se réveilla plus fort que jamais. Les conseils d'un bon religieux l'empêchèrent seuls de le suivre immédiatement. Éclairé d'une lumière divine, il lui dit : « Ma chère Sœur, ne quittez point le lieu où vous êtes, vous y verrez votre dessein accompli. Cette maison sera un jour un monastère. Les œuvres de Notre-Seigneur ne se détruisent point ; il veut être servi ici par des religieuses. On vous en enverra une pour être supérieure, il vous destine à l'aider et vous communiquera de singulières grâces pour cela. Croyez-moi, attendez, et vous verrez la gloire de Dieu. ». Toute consolée, Mlle Ménard s'abandonna entièrement à la divine Providence, et vit bientôt les bénédictions divines se répandre sur son entreprise.

Les Pénitentes devinrent plus nombreuses que jamais et les aumônes furent aussi extraordinairement abondantes : Mme d'Argouge donna 16,000 livres, Mme de Brie, épouse d'un des présidents de cour au parlement, en ajouta 15,000 autres ; plusieurs personnes imitèrent leur exemple, si bien que M. Duplessis, le charitable administrateur de cette maison, crut le moment venu de lui donner des religieuses pour la gouverner et rendre durable cet établissement. L'Institut de Notre-Dame-de-Charité lui était connu. Les Annales ne disent pas l'origine de cette connaissance. La grande réputation du Vénérable Eudes en est sans doute l'explication naturelle, et, ce qui le fait croire, c'est que bien peu de temps après, Mgr de la Vieuville entra en rapport avec lui pour régler la célèbre mission de 1670. Le prélat approuva pleinement le dessein qu'avait M. Duplessis d'appeler des religieuses de Notre-Dame-de-Charité, et l'engagea à faire lui-même le voyage de Caen, comme moyen de les obtenir plus sûrement.

C'était en 1666. Au monastère de Caen, la R. Mère Patin savait que l'Ordre venait d'être approuvé à Rome, le 2 janvier, mais peut-être n'avait-elle pas encore les bulles d'Alexandre VII, car Mgr de Nesmond ne les lui remit qu'après Pâques de cette année. Plus probablement, les seize premières professes n'avaient pas encore renouvelé solennellement leurs vœux, cette cérémonie ne se fit en effet que le jour de l'Ascension, 3 juin. Soit à cause de ces circonstances, soit à cause du petit nombre de religieuses professes, la Mère Patin ne crut pas pouvoir céder aux instances de M. Duplessis et refusa de lui accorder aucune de ses filles. Mais elle lui indiqua une ancienne novice du monastère, comme capable de seconder ses projets et de préparer la fondation pour un peu plus tard.

La personne qui inspirait tant de confiance à la Mère Patin, deviendra bientôt la Mère Marie de la Trinité Heurtaut. Il est donc nécessaire de la faire connaître, car c'est la plus grande figure de ces commencements de l'Ordre. Si elle fût née vingt ans plus tôt, et que le Vénérable Eudes eût eu le bonheur de la rencontrer, elle eût pris facilement, dans l'Institut, la place des illustres coopératrices des saints dans leurs fondations monastiques.

Elle était née à Esteham, près de Caen, le 11 novembre 1634. Pendant que sa mère la portait dans son sein, des faits assez fréquents dans l'histoire des saints firent déjà présager à quel degré de mortification et de vertu elle s'élèverait un jour. Son enfance fut encore plus extraordinaire que sa naissance. Cette enfant prédestinée n'avait que trois mois, lorsque des visiteurs, reçus par ses parents, jetèrent par mégarde leurs manteaux sur son berceau et l'étouffèrent. Après leur départ, une domestique la trouva déjà toute froide. Mme Heurtaut survint alors et dans sa douleur, poussa des cris qui firent accourir les voisins. Tout à coup, mue par un sentiment de vive confiance, la pauvre mère tomba à genoux en leur présence et s'écria « O Notre-Dame-de-la-Délivrande, rendez la vie à mon enfant, et je vous la voue dès à présent ». Cette prière était à peine finie, que l'enfant donna des signes de vie, au grand étonnement des spectateurs qui ne purent s'empêcher de crier au miracle.

Bien souvent dans la suite, ajoute l'Annaliste, il fut demandé à la Mère Heurtaut ce qu'elle avait vu alors ; mais il ne lui restait qu'un vague souvenir d'être allée en paradis, et elle expliquait cet oubli par la faiblesse des organes dans un âge si tendre. Mais un don plus important, retiré de cette première faveur, fut celui de la foi. Elle fut si grande dans cette âme que jamais l'ombre d'un doute ne vint l'effleurer.

Cette enfant fut encore sauvée miraculeusement d'un péril imminent de mort vers l'âge de sept ans. Sa sœur aînée et elle jouaient ensemble sur les bords de la mer, et avec l'insouciance de leur âge s'étaient avancées sur un sable mouvant. Déjà sa sœur était enfoncée jusqu'à la ceinture, lorsqu'un beau jeune homme les tira de ce danger, les porta à la maison, et dit à ceux qu'il rencontra dans la cour : « Voilà deux enfants qui eussent péri, si Dieu ne leur eut envoyé du secours » ; et il disparut aussitôt. La Mère Marie de la Trinité a toujours cru que c'était son ange gardien.

Elle était dès lors fort attentive à retenir ce qu'elle voyait et entendait de bon. C'est ainsi qu'ayant remarqué qu'un prêtre préférait l'oraison mentale aux prières vocales, elle négligea ses prières ordinaires et renonça à dire son chapelet pour mieux s'appliquer à la méditation. La Sainte Vierge, voulant la tirer de cette illusion, lui apparut sous la figure d'une dame d'une grande beauté, et lui adressa ces reproches : « Quoi, vous négligez de m'honorer, vous à qui j'ai rendu la vie ! petite ingrate, vous devez être des plus attachée à mon service. Vous savez « que mon Fils vous a choisie pour son épouse, et vous lui êtes infidèle. ». Cette vision dura plus d'une heure, pendant laquelle Marie lui apprit elle-même la manière de réciter son chapelet. De cette apparition, il resta à Mme Heurtaut le désir d'être tout à Dieu, et elle fit vœu de dire tous les jours son chapelet, ce dont elle s'acquitta très exactement jusqu'à la veille de sa mort.

Sa première communion se fit dans les dispositions saintes qu'une âme ainsi prévenue de la grâce faisait attendre. Elle en retira une grande facilité pour se tenir en la présence de Dieu. Notre-Seigneur, environné d'une grande lumière, lui apparaissait vivant dans son cœur et lui en montrait les défauts. Cette vue eut été capable de la jeter dans le découragement, si le bon Maître n'avait pris soin de lui faire espérer un secours proportionné à sa faiblesse. C'est ainsi qu'il la délivra de l'esprit de vanité et de complaisance en elle-même auquel elle était naturellement portée.

Vers cette époque, au milieu de son sommeil, sa future vocation lui fut clairement dévoilée ; la condition des Sœurs converses qui, pendant quelques années, fut la sienne, lui fut non moins nettement manifestée. Elle vit en effet deux Religieuses, l'une vêtue de noir et l'autre de blanc. La première lui dit : « Voulez-vous me suivre ! » et lui montrant le livre que l'autre tenait, elle ajouta : « Vous devez vous appliquer à bien chanter au chœur, et à ne pas vous épargner dans les gros travaux, jusqu'à faire le pain et tout ce que l'obéissance vous demandera ». Plus tard, à son arrivée au monastère de Notre-Dame-de-Charité, elle reconnut très bien le visage de la Mère Patin, et celui de la St Marie de l'Assomption de Taillefer, première professe de l'Institut : elle retrouva leur habit noir et leur habit blanc, ainsi que le livre des Constitutions, ouvert au traité de l'obéissance et de la droiture d'intention, en un mot tous les détails de son apparition se réalisèrent exactement.

Depuis ce moment, poussée par un continuel et vif désir d'être religieuse, Mme Heurtaut commença à s'exercer à la mortification et à l'oraison. Trois fois la semaine elle prenait la discipline, couchait sur la dure et faisait avec soin les examens de chaque jour. Pour suppléer au manque de directeur, elle s'accusait avec la simplicité d'une enfant à la Mère de Dieu, et croyait entendre une voix intérieure qui lui répondait : « Vous ferez telle pénitence pour expier cette faute ». Son obéissance à cette inspiration était toujours prompte et exacte.

Ses parents qui l'avaient retirée de chez les Ursulines de Caen, où elle était pensionnaire, voyaient ces tendances avec un vif déplaisir et entravaient ses exercices de piété par tous les moyens en leur pouvoir. Leur pieuse fille devait user d'adresse pour leur cacher ses fréquentes communions. Son bon ange fut souvent son complice. Il la tirait du sommeil lorsqu'elle tardait à se lever assez tôt pour aller en secret à l'église. Elle avait alors dix-neuf ans, et un bel extérieur, joint à une excellente éducation. Aussi elle fut plusieurs fois sollicitée par ses parents de contracter une union en rapport avec son rang. Captivée par le céleste Époux des âmes pures, Mlle Heurtaut ne put jamais y consentir, et demanda la liberté d'entrer en religion.

Après trois ans d'épreuves qui furent pour elle un vrai martyre, une seconde vision vint lui donner l'espérance d'être bientôt exaucée. Pendant son sommeil, elle crut voir la Ste Vierge entrer dans sa chambre avec sa mère, et l'entendre dire à celle-ci : « Donnez-moi votre fille pour me servir ». La mère répondait « Madame, elle n'est pas assez bien faite pour en être digne », et la Ste Vierge, la prenant par la main, continuait : « Laissez la venir, je l'habillerai à ma mode », et en l'emmenant elle ajouta : « Je veux que vous me serviez dans ma maison ; c'est là qu'on réserve le corps et le sang de mon Fils dans le tabernacle. Vous y trouverez des cœurs à demi pourris, des âmes trempées dans le crime et des corps tout gangrenés, mais ne craignez pas, et pour marque de la vérité de ce que je vous dis, votre sœur mariée depuis deux ans et qui m'a demandé un enfant, en aura un dans peu ». Cette promesse se réalisa en effet et détermina Mme Heurtaut à ne plus s'opposer à la vocation de sa fille.

Les paroles de la Ste Vierge indiquent aussi une affection bien particulière pour l'Ordre de Notre-Dame-de-Charité, qu'elle appelle sa maison. Rapprochées de celles qui furent adressées plusieurs fois à la Ste Marie Des Vallées, elles les confirment et donnent ainsi aux religieuses l'assurance d'être bien les filles de prédilection de la Mère admirable.

Mlle Heurtaut ne connaissait point le monastère, et, selon son désir, ses parents sollicitèrent son admission à l'abbaye de la Sainte-Trinité de Caen, où se trouvait déjà une de leurs parentes. Son entrée était décidée, lorsqu'une réflexion peu surnaturelle de cette religieuse dégoûta Mlle Heurtaut de cette maison. Pour l'encourager, cette parente avait cru devoir lui dire que c'était un grand honneur d'être reçue dans leur communauté, toute composée de personnes de condition, qu'elle pouvait de plus espérer devenir abbesse. La postulante scandalisée se retira, malgré les instances faites pour la retenir.

Après d'ardentes prières pour demander à Notre-Seigneur de lui faire connaître le lieu où il voulait qu'elle le servit, il lui arriva, aux fêtes de Pâques 1658, d'entrer dans la chapelle de Notre-Dame-de-Charité. Une assurance positive lui fut donnée que c'était le lieu où Dieu l'attendait, et elle voulut s'en ouvrir à la Mère Patin. Tout ce qu'elle apprit dans cet entretien se trouva conforme à ses visions, et elle sollicita aussitôt son entrée. La veille du jour fixé, Mlle Heurtaut alla dans l'église Saint-Pierre de Caen pour remercier la divine bonté de cette grande grâce, et dans ce moment, du fond du tabernacle, une voix bien distincte lui dit : « Oui, elle est grande cette grâce ; mais il faut changer d'esprit et s'anéantir entièrement, car Dieu est ici ». Ces paroles se gravèrent si fortement dans sa pensée qu'elle se détermina pour le reste de ses jours à se laisser conduire par les lumières de ses supérieurs. Ainsi encore lui étaient annoncées toutes les épreuves de son long noviciat à Caen, épreuves qui devaient effectivement la conduire à l'anéantissement de sa volonté.

La ferveur de la jeune novice répondit à la grandeur des grâces reçues. Elle embrassa les exercices les plus pénibles de la vie religieuse avec une joie qu'elle avait peine à contenir, et Notre-Seigneur l'en récompensa par de nouvelles faveurs. Il y avait alors parmi les Pénitentes une personne attaquée d'un mal infect et très humiliant. Ses compagnes n'osaient en approcher ; la Mère Patin était très embarrassée pour faire blanchir le linge de cette malade, ne voulant rien faire connaître à l'extérieur. La généreuse novice s'offrit pour ce répugnant travail. A peine l'avait-elle commencé dans un lieu écarté qu'un suave parfum s'y répandit ; même le bois nécessaire pour chauffer l'eau en était tout imprégné. Notre-Seigneur, la Ste Vierge, St Jean Baptiste et St Paul vinrent en même temps la réjouir de leur présence et Jésus-Christ daigna lui adresser cette consolante promesse : « Soyez fidèle, je ne vous abandonnerai jamais ».

Mlle Heurtaut avait 22 ans lorsqu'elle fut revêtue du saint habit. Ce jour-là tout le couvent fut embaumé d'une odeur délicieuse, dont il fut impossible de trouver l'origine. Mais la novice reçut une faveur bien plus grande qu'elle a elle-même fait connaître ainsi : « Quand on me donna le nom de la Trinité, il me sembla que les trois divines Personnes prenaient une nouvelle possession de mon esprit et de mon cœur ; que le Père m'assurait de son secours dans tout ce que l'obéissance me prescrirait, le Fils, de sa sagesse dans toutes mes démarches, et le Saint-Esprit, d'une participation à sa divine pureté, si j'étais fidèle à détruire en moi ce qu'il y avait encore de trop humain ».

Appliquée peu après à l'instruction des Pénitentes, le don de pénétrer les secrets des cœurs commença à se manifester en elle. Une de ces pauvres filles venait de faire une prétendue confession générale ; sa jeune maîtresse lui demanda si elle avait tout avoué, si elle était contente, et sur une réponse affirmative, repartit : « Vous ne dites pas vrai, car vous avez caché tel péché, » et elle lui en détailla toutes les circonstances. Cette Pénitente fut si surprise qu'elle se jeta à ses pieds, reconnaissant sa faute et promettant de la réparer, ce qu'elle fit. Il y avait encore une personne dont l'esprit grossier faisait l'épouvante de ses compagnes, la St Marie de la Trinité lui parla avec tant d'onction et de conviction que bientôt cette Pénitente se convertit, et fit une sainte mort.

Ces grâces extraordinaires se multiplièrent au point d'inquiéter la Mère Patin à laquelle la novice s'ouvrait avec une simplicité d'enfant. A la demande de cette prudente Supérieure, le Père Mangot, jésuite, l'examina avec soin et reconnut que cette conduite venait de Dieu. Le Seigneur préparait ainsi lui-même cette Sœur aux dures et longues épreuves qui l'attendaient. Son noviciat était fini et elle était reçue à la profession, lorsque ses parents se virent dans l'impossibilité de tenir les promesses faites pour sa dot. L'extrême pauvreté de la maison empêcha de passer outre ; on lui proposa alors de prendre le rang des Sœurs converses, dans l'espérance que le travail continu pourrait faire diversion à ses trop fréquentes extases.

La vertu de la Sœur Marie de la Trinité fut à la hauteur de cette nouvelle épreuve. Avec la plus complète indifférence, elle recommença son noviciat. Mais toute la prudence humaine est incapable d'empêcher les desseins de Dieu sur une âme. Aussi ces plans furent déjoués, et la St Marie de la Trinité continua à être appelée, d'une manière irrésistible, à marcher dans les voies les plus sublimes de la perfection. Souvent elle sentait comme une main invisible qui la repoussait de la cheminée lorsqu'elle était employée à la cuisine. Pendant un an, des peines intérieures très pénétrantes et très cuisantes la firent se regarder comme une possédée du démon et l'objet de ses tromperies. Dans cet état crucifiant, elle fit le vœu de ne jamais suivre sa volonté en ce qui pourrait la pousser au mal, et le porta, signé de son sang, à la Supérieure, afin que son approbation lui donnât plus de valeur. Il plut enfin à Dieu de la délivrer de cette pesante croix. La Mère Patin lui permit de réciter, au chœur, devant l'image miraculeuse de la Sainte Vierge qui est au-dessus de la place de la Supérieure, un chapelet composé de cette demande de l'oraison dominicale : « Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel ». Tout-à-coup, saisie d'une frayeur extraordinaire, il lui sembla qu'elle allait être abîmée dans les enfers, et en même temps elle entendit ces paroles : « Toutes les créatures mériteraient d'être les victimes de la vengeance de Dieu ». Alors Notre-Seigneur se fit voir à elle, entouré d'une grande puissance et majesté, comme s'il fût venu pour la condamner. Mais, au contraire, il s'approcha d'elle avec bonté et lui dit : « La paix est faite ». A l'instant même toutes ses peines cessèrent, et Dieu voulant la dédommager du passé, la combla de tant de faveurs qu'elle était des heures entières privée de l'usage de ses sens. Revenue à son état ordinaire, toute confuse, elle disait à ses Sœurs. « Vous auriez bien dû me donner une bonne discipline pour me rappeler à moi ».

Les travaux qui lui étaient confiés restaient en souffrance pendant ses extases. Aussi, la fin de son noviciat venue, la Communauté ne crut pas devoir l'admettre à la profession. La Mère Patin vit cette décision avec peine, et, dans un esprit que la suite a montré vraiment prophétique, elle s'écria : « Non, la Sr Marie de la Trinité n'est pas pour cette maison. Dieu a sur elle de plus grands desseins qu'il faut qu'elle accomplisse. Vous la refusez, elle n'en mourra pas moins professe de l'Institut ».

Mlle Heurtaut reçut cette nouvelle croix avec sa résignation accoutumée. Après cinq ans de séjour dans la maison, depuis 1658 à 1663, elle en sortit pour solliciter son admission chez les Capucines ; ces religieuses ne la reçurent point parce qu'elle avait déjà porté l'habit religieux. Elle se retira alors à Estréham, chez ses parents, où pendant trois ans elle mena la vie la plus pieuse, attendant en paix la manifestation des desseins que Dieu avait sur sa personne. En effet, il la destinait à être la pierre fondamentale du monastère de Rennes. Admise à la profession, dans la maison de Caen, elle n'eût pu remplir cette mission, car la Communauté, augmentée d'une religieuse converse, ne se serait pas moins jugée incapable d'entreprendre cette fondation.

C'est donc dans sa famille que M. Duplessis, sur le conseil de la Mère Patin, vint conférer de ses projets avec Mlle Heurtaut. Une hydropisie la retenait alors fort malade au lit ; cependant après avoir entendu M. Duplessis et lu la lettre de celle qu'elle considérait toujours comme sa supérieure, elle dit à Dieu : « Seigneur, si c'est votre volonté que je parte, faites-la moi connaître en me donnant la santé pour l'accomplir ». Cette humble et confiante prière fut exaucée, et, dès le lendemain, Mlle Heurtant put venir à Caen recevoir les avis et les instructions de la Mère Patin. Peu après, elle s'achemina avec son charitable guide vers Rennes. Pendant le voyage, elle fut encore sauvée miraculeusement d'une chûte de cheval qui devait lui coûter la vie. Ses grands travaux et ses grandes œuvres allaient enfin commencer.

 

CHAPITRE II.

Mademoiselle Heurtaut prend le gouvernement de La Maison des Pénitentes. — Ses succès. — Vains efforts du V. P. Eudes pour obtenir des Sœurs du Monastère de Caen. — Envoi des Sœurs Marie de Saint-Julien Leblond et Marie Angélique de Balde. — Établissement du Monastère.

A son arrivée à Rennes, Mlle Heurtaut fut reçue comme l'envoyée de Dieu par Mlle Ménard ; celle-ci, avec une humilité bien remarquable, lui remit le gouvernement de la maison et s'effaça complètement devant elle, la secondant pour toutes les affaires matérielles qu'elle traitait avec une rare habileté. Mlle Heurtaut, toujours désireuse de la vie religieuse, commença par garder la clôture et par prendre un habit assez semblable à celui de la Visitation. La maison comptait alors de 40 à 50 Pénitentes, pour la plupart renfermées de force. Les administrateurs les faisaient traiter fort durement ; plusieurs étaient dans une réclusion perpétuelle, d'autres enchaînées près de leurs lits ; leur nourriture ne se composait guère que de pain noir. La nouvelle directrice fut touchée de tant de souffrances. Son premier soin fut d'obtenir des administrateurs la permission de conduire ces pauvres personnes avec plus d'humanité, comme on faisait à la maison de Caen. Leur nourriture fut améliorée, les punitions corporelles remplacées par une direction pleine de douceur. Aussi bientôt tous les cœurs furent gagnés, et il se fit dans la maison une transformation qui excitait l'admiration de tous ceux qui en étaient témoins.

Avec ces âmes, dont l'inconstance est un des principaux défauts, la fermeté est aussi très nécessaire ; la sage maîtresse savait l'employer avec un rare à propos. Une Pénitente sortie de la maison avait mérité d'être renfermée de nouveau. Pour épouvanter ses maîtresses, elle feignit de s'être pendue et contrefit la morte. Mme Heurtaut découvrit aussitôt la ruse et la ramena à la vie par une bonne correction.

La justice avait fait renfermer pour crime une femme de condition élevée, dans une tour de la maison. Cette malheureuse parvint à faire connaître à ses complices le lieu de sa détention et le moyen de l'en faire sortir. Son plan allait réussir, lorsque Mlle Heurtaut fut, pendant la nuit, fortement inspirée de l'aller visiter. Arrivée dans cette tour, elle y trouva plusieurs gentilshommes qui déjà avaient enlevé une partie de la couverture. Elle leur reprocha si vivement l'indignité de leur conduite, que tout confus ils se retirèrent, renonçant à leur indigne projet.

Bientôt donc l'ordre le plus parfait régna dans la maison. La sage directrice s'appliqua avec un soin tout particulier aux exercices de piété, et à la célébration de l'office divin. Tant de preuves de prudence et de sainteté attirèrent à l'œuvre les sympathies des personnes les plus distinguées de la ville. Les aumônes vinrent en abondance, et la pieuse Supérieure fut en état de bâtir une chapelle qu'elle consacra à la Sainte-Trinité, mystère qu'un attrait tout particulier la portait à honorer. Elle voulut même en reprendre le nom, et, cette fois, il lui fut donné de le garder. Peu à peu, du reste, elle donnait à sa maison la forme d'une Communauté. Plusieurs jeunes personnes vinrent, par considération pour son éclatante vertu, se ranger sous sa conduite et travailler au salut des âmes. Elle leur donna un habit noir semblable à celui qu'elle avait adopté.

Renvoyée faute de dot, la Mère de la Trinité n'en exigeait pas de celles qui venaient à elle avec bonne volonté. Comme le nombre des Pénitentes était toujours aussi grand, souvent la pauvreté était extrême, mais sa confiance en Dieu était plus grande encore. Un jour la bourse de l'économe ne contenait que 30 sous, lorsqu'il se présenta un pauvre qui paraissait dans une urgente nécessité. Sans hésiter, la bonne Mère lui fit donner 10 sous. Peu après un second en reçut 10 autres, et un troisième emporta le reste. L'économe, qui n'avait rien pour le souper de la Communauté, ne put s'empêcher d'en témoigner sa peine. La Supérieure se retira alors pour faire oraison et demander le pain de chaque jour. Presque immédiatement un inconnu vint apporter une aumône de 100 écus, disant de ne pas en chercher l'origine, mais recommandant de continuer à se fier à la divine Providence. Les Sœurs crurent que c'était Saint Joseph, et, avec une confiance sans bornes, recoururent toujours à lui dans les plus pressants besoins.

Les Annales racontent plusieurs autres miracles plus sensibles encore. Un jour le vin de la messe fit défaut. Avertie par la sacristine, la Mère de la Trinité alla, avec une grande foi, jeter de l'eau bénite sur la barrique. Le vin ne manqua pas de l'année, mais il ne s'en trouva plus dès qu'on en eut acheté du nouveau. La surprise fut encore plus grande, quand, défonçant la barrique, on vit qu'elle était desséchée comme si depuis longtemps elle n'avait contenu aucun liquide.

Dans une autre circonstance, ce fut la disette plus grave de la farine pour le pain qui se fit sentir. Les Sœurs vinrent avertir leur Supérieure, et, pendant qu'elle priait au chœur, l'une d'elles vit quantité de flocons de farine tomber dans le pétrin, et il y en eut assez pour ce jour-là. Ce fait fut bientôt public à Rennes et plusieurs dames demandèrent de ce pain par dévotion. La protection divine ne fut pas moins sensible à l'occasion du creusage d'un puits nécessaire à la maison. Deux fois il fut rempli par des éboulements lorsqu'il était déjà creusé à une profondeur de 40 pieds. La Mère Marie de la Trinité ordonna alors qu'une Sœur serait toujours en prière devant le Saint-Sacrement pendant qu'on y travaillerait une troisième fois. Dieu, pour honorer la foi de sa servante, permit qu'un orage furieux remplit la cour d'eau pendant la nuit, sans qu'il en tombât autour de la fosse.

Les épreuves ne manquèrent pas cependant à la Mère Marie de la Trinité dans ces commencements qui paraissent si brillants, tant il est vrai que toutes les œuvres divines doivent être marquées du sceau de la croix. Le démon essaya de détruire la maison en faisant accuser la directrice d'enseigner quantité d'erreurs dans les catéchismes qu'elle faisait aux Pénitentes. L'autorité ecclésiastique s'émut à juste titre et la fit examiner par plusieurs docteurs en théologie. Non contents des réponses parfaitement conformes à l'enseignement de l'Église qu'elle fit à leurs questions, ils résolurent que trois ou quatre d'entre eux assisteraient à ses catéchismes. Cette surveillance eût déconcerté toute autre que la Mère Marie de la Trinité, mais son âme élevée au-dessus de toute considération humaine ne se troubla nullement. Devant ces docteurs, elle continua ses instructions comme si elle eût été seule avec ses Pénitentes. Après avoir parlé des heures entières, elle se tournait vers ses examinateurs et leur disait : « Eh bien ! Messieurs, trouvez-vous quelque chose à reprendre dans ce que je viens d'enseigner ? ». Les docteurs rendirent au contraire le meilleur témoignage à la pureté de sa foi et à la solidité de son esprit.

La maison de Rennes était dans cet état de prospérité lorsque, en 1670, le V. P. Eudes vint donner sa célèbre mission de quatre mois dans cette ville. Une prédication journalière, les préoccupations de la fondation d'un séminaire, ne l'empêchèrent point de voir la Mère Marie de la Trinité et d'étudier avec elle les moyens d'assurer le bien commencé en transformant la maison en monastère régulier de Notre-Dame-de-Charité. Rien ne prouve mieux la vertu et le désintéressement de la Mère Marie de la Trinité. Tous la considéraient déjà comme religieuse, et les administrateurs en étaient si convaincus qu'ils voulaient demander à Rome qu'elle fût supérieure à vie. De concert avec le pieux Instituteur, cette humble Mère représenta à Mgr de la Vieuville la gloire qui reviendrait à Dieu de l'érection d'un couvent dans les conditions ordinaires, la difficulté d'un gouvernement séculier qui subirait nécessairement toutes les modifications que les différents caractères des personnes employées ne manqueraient pas d'y apporter. Le prélat fit donc de nouvelles démarches à Caen pour obtenir des religieuses. Le Vénérable les appuya en écrivant la lettre suivante à la Mère Marie du Saint-Sacrement Pierre, la première Supérieure tirée de l'Ordre. Elle en suppose au moins une autre où il avait demandé pour Mgr de Rennes copie de toutes les pièces obtenues pour la fondation du monastère de Caen.

J. M. J.

« J'ai reçu les copies que vous m'avez envoyées, ma chère Fille, mais l’arrêt de la vérification du parlement y manque. Il y en a bien un, mais c'est un arrêt qui ordonne seulement qu'il sera informé à Caen des commodités ou incommodités de la ville, et nous n'avons pas affaire de celui-là, mais d'un autre que vous avez. Il lui est postérieur et ordonne que vos lettres du Roi seront enregistrées. Je vous prie d'en faire faire une copie au plus tôt et de me l'envoyer sans délai, car Mgr de Rennes désire la voir.

Je suis surpris de ce que vous m'écrivez qu'on ne peut pas de sitôt envoyer ici de nos Sœurs. D'où vient cela, ma chère Fille ? Est-ce qu'il ne s'en trouverait point qui veuillent venir ? Je ne puis croire que les Filles de la Charité aient si peu d'amour pour Dieu et si peu de charité pour des âmes qui ont coûté le précieux sang de son Fils. N'est-ce point qu'elles ont quelque peine au sujet de la Supérieure d'ici ? Mais ce n'est que douceur, charité et bénignité.

N'est-ce point que vous pensez qu'on vous demandera la dot, ou la pension vu les frais de voyage de celles qui viendront ? Mais je vous donne parole qu'on ne vous demandera rien de tout cela. Il y a une présidente qui offre son carrosse pour les apporter. Quand elles seront ici, si elles ne se trouvent pas bien, elles pourront s'en retourner, et tandis qu'elle seront ici, votre maison sera déchargée de la nourriture et entretien de deux religieuses. Elle sera aussi fortifiée par l'union avec cette nouvelle maison, et ce sera un acheminement à d'autres établissements de votre Institut.

Enfin, je ne sais pas d'où vient cet obstacle et ce délai, mais je sais bien que le démon, qui enrage contre les communautés employées au salut des âmes, fera tout ce qu'il pourra pour empêcher ce dessein et en faire différer l'exécution, parce qu'il sait bien que quand nous serons partis d'ici, il lui sera facile d'y mettre obstacle.

Mais pourquoi, ma chère Fille, faites-vous la réservée avec moi, qui n'ai point d'autre but que la gloire de Dieu, le salut des âmes et l'avantage de votre maison ? Que ne me dites-vous simplement à quoi cela tient, afin que je tâche de lever cet empêchement ? Vous me le pouvez dire aussi sûrement par écrit que de bouche, car les lettres de la poste ne se perdent jamais.

Je salue bien cordialement toutes mes chères Filles, et les conjure d'avoir une dévotion toute particulière au divin Enfant Jésus et à sa très sainte Mère.

C'est en l'amour du très saint Cœur du Fils et de la Mère, que je suis à vous et à elles,

Ma très chère Fille, Tout vôtre,

JEAN EUDES, Prêtre-Missionnaire. A Rennes, le 19 Janvier 1670 ».

L'annaliste de Notre-Dame-de-Charité dit ignorer les motifs qui empêchèrent une lettre si saintement pressante d'obtenir son effet. Mais, dans différents endroits, elle insinue que la Mère Marie du Saint-Sacrement, reçue dans le monastère lorsque déjà le Vénérable n'en était plus supérieur, n'avait pas goûté les avantages de sa direction, qu'à cette époque elle faisait imprimer les Constitutions sans l'avoir consulté, et que peut-être elle préférait qu'il ne le sût pas alors. Quoiqu'il en soit, à la distance où nous sommes, cette lettre nous fait comprendre quelle puissante impulsion l'actif Instituteur eût donnée à l'Ordre s'il avait pu toujours y exercer l'influence à laquelle il avait tant de droit. Devant cette opposition, il ne put qu'encourager la Mère Marie de la Trinité et lui promettre pour l'avenir une réussite meilleure.

Cette grande âme, de son côté, ne se découragea point et travailla de plus en plus à organiser sa maison sur le modèle de celle de Caen. Ayant appris l'impression des Constitutions, elle se les procura et les fit pratiquer autant qu'il était possible. Elle alla même jusqu'à prendre l'habit blanc de l'Ordre et à le faire prendre à ses compagnes. L'ayant fait sans même penser à consulter l'Évêque, la crainte d'avoir agi contre l'obéissance et contre son gré la jeta dans une grande inquiétude. Mais le bon Prélat la fit bientôt rassurer, en disant très bonnement et sans susceptibilité : « Elle était habillée de noir, maintenant elle l'est de blanc. Qu'importe ? Qu'elle demeure en paix ».

En 1673, Mgr de la Vieuville sut qu'après une visite au monastère de Caen, Mgr de Nesmond, évêque de Bayeux, avait pris deux religieuses de cette maison pour gouverner celle de Bayeux, qui portait à peu près le même nom. Ce fut un motif pour lui de renouveler sa demande de deux religieuses pour Rennes. Son but n'était pas alors de former un monastère véritable, mais simplement d'avoir des religieuses pour diriger les Pénitentes. Malgré ces propositions si peu avantageuses, sa demande fut enfin acceptée, et la Mère Marie du Saint-Sacrement Pierre choisit pour la nouvelle fondation les Ste Marie de Saint-Julien le Blond et Marie-Angélique de Balde, deux des meilleurs sujets possédés alors par la maison de Caen.

Aucune notice ne nous est parvenue sur la première supérieure de Rennes, la Mère Marie de Saint-Julien le Blond. Nous sommes donc obligés de nous contenter de ce que les Annales en font connaître. Le trait saillant de son caractère est évidemment l'humilité. Elle se cachait même trop pour le bien de la maison ; Dieu a peut-être exaucé une de ses prières, en permettant que le récit de ses vertus n'arrivât pas jusqu'à nous. Au moment de la fondation, elle devait avoir quarante et un ans. Le Livre des Vœux place sa naissance vers 1632, et sa profession en 1653, pendant que le V. P. Eudes était encore le supérieur de la Charité. Aussi la Mère Marie de Saint-Julien porta à Rennes la traditionnelle vénération pour sa mémoire. C'est de sa bouche que les Sœurs, partant pour la fondation de Paris, recueillirent la prophétie qui annonçait cet établissement et les nombreuses croix qui devaient l'accompagner.

L'histoire de la Sr Angélique de Balde offre des particularités bien extraordinaires. Son père appartenait à une des plus considérables familles du Dauphiné. Ayant eu le malheur d'être engagé sans vocation dans l'état religieux, il apostasia, séduisit une jeune personne noble comme lui et l'épousa. Retiré avec elle à Castres, il se montra un des plus ardents propagateurs et défenseurs des doctrines de Calvin. De son union scandaleuse, il eut cinq enfants, dont quatre filles. Leur mère avait conservé un germe de conversion dans l'habitude qu'elle avait gardée de réciter le chapelet et de faire dire des messes en l'honneur de la Ste Vierge. Un jour, retirée dans son oratoire, elle priait cette avocate des pauvres pécheurs, lorsqu'elle entendit une voix qui lui dit : « Prenez bien soin du fruit que vous portez ; il sera consacré à mon service ». Pénétrée de reconnaissance pour une grâce dont elle se sentait si peu digne, cette pauvre âme voua immédiatement à Marie le fruit de ses entrailles et la supplia, puisqu'il devait lui appartenir, de la prendre sous sa spéciale protection.

Cette enfant prédestinée naquit le 20 août 1646 ; elle fut appelée Olympe et en naissant elle apporta le signe de la croix marqué sur le front, sur l'estomac et sur les épaules avec d'autres empreintes en forme de clous. Aussi parut-elle être l'objet de la haine du démon. Son enfance en offre plusieurs preuves prodigieuses, difficiles à mettre en doute. Son éducation fut très soignée, et, malgré l'hérésie dont ses parents faisaient profession, elle fut chrétienne. La jeune Olympe se prépara, sous la direction de son père, à participer pour la première fois à la Cène par des exercices bien capables de faire rougir des catholiques.

Dieu avait des desseins de miséricorde sur cette famille, et la ramena au sein de l'Église. M. de Balde, pour échapper à ses coreligionnaires, dut quitter Castres au milieu de la nuit et avec des précautions inouïes. Mgr Servien, Évêque de Bayeux, était son parent ; il le reçut chez lui à Paris ainsi que son fils, il plaça Mme de Balde et sa fille aux Nouvelles-Converties. La jeune Olympe était alors âgée de douze ans. Chose singulière, elle fut presque la plus difficile à ramener à la vérité. Dans les discussions, elle se servait des textes de la Sainte Écriture, cités en latin, ayant déjà l'usage de cette langue. D'après ses aveux, elle tenait surtout à prouver que la conviction seule la faisait abjurer l'erreur ; sa répugnance venait encore de la peine éprouvée, en voyant sa famille réduite par ce changement de religion à vivre des bienfaits d'autrui. Malgré la délicatesse des procédés dont on usait vis-à-vis d'elle, il lui en coûtait beaucoup de recevoir ; elle eût voulu plutôt donner.

L'abjuration se fit avec une solennité qui prouve l'importance que la cour de Louis XIV attachait à la conversion des protestants. Elle eut lieu à la Sainte-Chapelle, en présence de la cour, de six Cardinaux et de trente-quatre Évêques. Après que le Nonce l'eût reçue, la musique du roi chanta le Te Deum. Anne d'Autriche fut d'une munificence royale pour ces nouveaux convertis et pourvut à tous leurs besoins. M. de Balde se sépara de sa femme qu'il ne pouvait plus considérer que comme une sœur, et se retira près de Mgr Servien, à Bayeux, où il vécut pieusement.

Mme de Balde, pénétrée des mêmes sentiments, ne conserva plus d'attachement que pour sa jeune fille, qui seule restait avec elle, la Reine ayant placé ses autres enfants. Elles se livraient ensemble à tous les exercices de la piété la plus sincère. Un jour que la jeune Olympe assistait au saint sacrifice de la Messe avec sa mère, ces paroles d'Isaïe : Vous tous qui avez soif, tenez aux eaux vives, se présentèrent si fortement à son esprit, et lui donnèrent un si vif désir de participer aux saints mystères que, dans l'impossibilité d'y résister, elle alla se jeter aux pieds d'un prêtre et lui fit, avec beaucoup de larmes, la confession de toute sa vie. Elle reçut ensuite avec, tant de foi et d'amour le pain des anges, qu'elle répétait sans cesse dans son cœur avec l'Épouse des cantiques : « J'ai trouvé celui que mon cœur aime... il est tout à moi, comme je suis toute à lui. ». Les effets de cette première communion furent durables. La vérité de la présence réelle se fit sentir à son cœur d'une manière si sensible et si persuasive, qu'elle n'éprouva plus jamais de doute sur ce dogme de notre religion. Les difficultés qui l'avaient tant tourmentée sur les moyens dont Dieu s'était servi pour l'attirer à l'Église romaine, disparurent pour toujours, et firent place à une vive reconnaissance, qui lui faisait dire avec le Roi prophète : « Il m'a été bon d'être humiliée pour apprendre vos commandements ».

Vers cette époque, Mlle de Balde refusa, par amour pour sa mère, une place de fille d'honneur à la cour d'Anne d'Autriche et préféra se retirer avec elle à Caen, où Mgr Servien fondait à leur intention une maison de Nouvelles-Converties. Comme la Communauté n'était pas encore formée, il les adressa au monastère de Notre-Dame-de-Charité, où elles furent reçues avec joie.

La Mère Patin reconnut bien vite les grandes qualités de Mlle de Balde, et plusieurs fois, malgré sa jeunesse, ne craignit pas de la consulter sur les affaires les plus importantes. Une jeune protestante fut aussi mise dans ce temps au monastère. L'instruction en fut confiée à la jeune convertie ; elle y réussit d'autant mieux que son expérience personnelle lui avait appris les objections capables d'impressionner une âme hésitante. Cette première conquête lui inspira un zèle ardent pour le salut des âmes. L'exercice de cette vertu lui donnait le moyen de témoigner à Dieu sa reconnaissance pour sa propre conversion. Ses progrès dans les autres vertus ne furent pas moins sensibles. Malgré les répugnances que lui avait laissées sa première éducation, elle s'exerçait aux pratiques de la vie commune avec un grand courage. C'est ainsi qu'elle surmonta la difficulté à se lever le matin pour assister à l'oraison de la Communauté. Sa dévotion pour la Sainte Mère de Dieu lui fit faire le vœu de réciter chaque jour son chapelet et son office. La connaissance de la langue latine lui donnait un grand attrait et une grande facilité pour cette récitation, et elle goûtait beaucoup les cérémonies de l'Église si attaquées et si ridiculisées par les protestants.

Elle était dans ces saintes dispositions lorsqu'une dyssenterie très-grave mit sa vie en danger. Mme Balde, après l'avoir soignée jour et nuit, fit, pour la sauver, un acte héroïque, et offrit à Dieu sa propre vie pour obtenir la conservation de celle de sa fille. Son sacrifice fut accepté, car au moment où celle-ci entrait en convalescence, les symptômes de la même maladie se manifestèrent chez Mme de Balde. La communauté, les voyant légers, n'en conçut aucune inquiétude. La malade au contraire se sentit frappée à mort, voulut se confesser et dit à son confesseur que c'était pour la dernière fois. Elle communia ensuite dans les dispositions d'une âme qui s'attend à la mort. Rentrée dans sa chambre, elle se mit au lit, et trois jours après, le 31 décembre 1660, elle s'éteignit sans souffrances, pendant que les infirmières assistaient à la messe. Dieu exauçait ainsi sa plus fréquente prière. En lui demandant la grâce de mourir dans son saint amour, elle sollicitait en même temps celle de mourir sans s'en apercevoir.

La douleur de Mlle de Balde fut si vive que l'abondance de ses larmes faillit lui faire perdre la vue. Son père voulut de nouveau la faire entrer dans la maison de la Reine ou au moins à l'Abbaye-au-Bois où une de ses sœurs était religieuse. Elle refusa l'une et l'autre proposition et obtint la permission de rester à la Charité. La Mère Patin trouvait en cette jeune personne toutes les qualités propres à faire une excellente religieuse et s'étonnait de ne pas la voir entrer au noviciat, surtout après le vif désir qu'elle en avait manifesté à son arrivée dans le monastère. C'était précisément ce qui la retenait. Comme ce désir n'était plus aussi vif ni aussi sensible, elle le traitait de projet juvénile, craignait de l'entretenir et éprouvait même un sentiment de compassion à l'égard de ses compagnes qui témoignaient plus d'ardeur pour la vie religieuse. Dieu l'y amena par une longue et cruelle maladie, qui dura plus d'un an. Réduite même à l'impuissance de lire, elle s'appliqua à méditer la passion de notre divin Sauveur, et en tira tant de fruits que depuis elle ne fit aucun cas de ses souffrances et n'aspira plus qu'à entrer au noviciat, si elle recouvrait la santé.

Cette double faveur lui fut accordée. Après un pèlerinage à Notre-Dame-de-la-Délivrande, Mlle de Balde commença son postulat le 8 décembre 1664, à l'âge de 18 ans. La jeune novice s'efforça d'abord d'acquérir l'humilité, mettant toute son attention à cacher sa science et les autres talents qui la plaçaient au-dessus de ses compagnes. Elle travaillait surtout à réprimer un air naturel de grandeur. La maîtresse du noviciat attachait peut-être trop d'importance à ce défaut, et pour l'aider à s'en corriger ne laissait passer aucune occasion de l'humilier. Ces corrections fréquentes et souvent publiques, acceptées avec courage et soumission, contribuèrent beaucoup à poser dans le cœur de l'élève la vraie base de la perfection, qui est l'humilité.

La vocation de Mlle de Balde subit une épreuve beaucoup plus dure, lorsque l'obéissance lui imposa l'emploi de dépensière. Il était au-dessus de ses forces et contrariait surtout son naturel porté à la libéralité ; de sorte que son cœur y souffrait encore plus que son corps. Un immense découragement s'empara d'elle, et ses prières semblaient incapables de lui obtenir la grâce de le surmonter, tant le démon la pressait fortement. Une nuit, plus tentée que jamais, elle s'écria avec ferveur : « Mon Dieu, ne permettez pas, s'il vous plaît, que mon ennemi me chasse de cette sainte Communauté, où vous m'avez fait la grâce d'entrer ». Au même moment il lui sembla sentir quelqu'un près d'elle, ce qui lui fit demander aussitôt : « Qui est là ? » « C'est moi », lui fut-il répondu d'une voix bien articulée. — « Qui, qui ? » répliqua-t-elle avec vivacité, et la même voix reprit : « Je suis celui qui est ». Cette parole toute puissante suffit pour chasser le tentateur et rendre le plus grand calme à la St Angélique. C'est dans cet état que la trouva sa maîtresse accourue près de son lit pour voir ce qui se passait. Cette paix dura jusqu'à la fin de sa vie, et il s'y joignit un amour si tendre et si constant pour sa vocation, qu'elle répéta fréquemment depuis : « Quand je ne devrais jamais mourir, puisque l'état religieux est le plus agréable à Dieu, je voudrais l'embrasser pour l'éternité ».

Après cette victoire, ses progrès dans toutes les vertus furent encore plus marqués et plus rapides. Aussi elle fut admise à la profession le 21 novembre 1666. A dater de cette cérémonie, sa régularité ne se démentit plus jamais. Malgré ses continuelles infirmités, elle était toujours la première aux exercices les plus fatigants. Les Supérieurs furent obligés de modérer ses mortifications et en particulier de lui ordonner de manger ce qu'on lui servirait à table. Il suffisait en effet qu'un mets fut de son goût pour qu'elle n'y touchât jamais. Sa première éducation avait fait dégénérer chez elle le goût de la propreté en vraie passion ; par la violence qu'elle s'imposa, elle arriva à se contenter de la netteté des habits. La même cause l'éloignait des personnes privées de savoir-vivre ; elle se fit une obligation de traiter cordialement avec les esprits les moins cultivés, et surtout de témoigner toujours une bonté particulière à ceux qui lui avaient causé quelque peine. Elle demanda la permission de se saigner elle-même afin de n'être pas touchée par le chirurgien, tant sa modestie était délicate. Le lecteur se rappelle que, jeune professe, elle fit élire la première Supérieure de l'Ordre après la mort de la Mère Patin. Les Mères de la Visitation avaient cependant son estime et sa confiance, et la vie de la Mère Patin écrite par elle, sur l'ordre de la Mère Marie du Saint-Sacrement, en est la meilleure preuve.

Les talents de la nouvelle Sœur se montrèrent encore mieux dans la charge de secrétaire et de maîtresse des Pensionnaires ; elle forma si bien ces jeunes âmes que plusieurs embrassèrent ensuite la vie religieuse.

Telles étaient les religieuses que la communauté de Caen envoyait fonder le second Monastère de l'Ordre. Réunies à la Mère Marie de la Trinité Heurtaut, elles devaient facilement et promptement donner à cette nouvelle maison une puissante impulsion, une merveilleuse fécondité. Parties de Caen le 14 mai 1673, sous la conduite de M. Guay, confesseur de la Communauté, et de Mlle Ménard, que la Mère Marie de la Trinité avait envoyée les chercher, elles arrivèrent à Rennes la veille de la Pentecôte, le 20 du même mois. Dès le lendemain, M. le Vicaire-Général vint confirmer l'élection de la Mère Marie de Saint-Julien Leblond. La maison était dans la joie, mais surtout la Mère Marie de la Trinité, qui voyait enfin la réalisation de tous ses vœux. A cause du long noviciat qu'elle avait fait à Caen et du rang qu'elle avait occupé, il fut décidé qu'elle serait immédiatement admise à la profession solennelle. La cérémonie se fit sans bruit, en présence du Grand-Vicaire et des Mères de la fondation. Ses quatre compagnes, qui n'étaient liées que par des vœux simples, commencèrent immédiatement leur noviciat régulier.

Mgr de la Vieuville, très heureux de l'arrivée et du gouvernement des Sœurs, n'en persistait pas moins à vouloir qu'on ne reçût de religieuses qu'autant qu'il était nécessaire pour le gouvernement de la maison, et il trouvait qu'il y en avait déjà assez. Mme d'Argouge, la fondatrice, et les principaux bienfaiteurs étaient dans les mêmes sentiments. Les Sœurs n'auraient eu ainsi dans la maison de Rennes qu'une charge de gouvernement qui pouvait, avec le temps, devenir fort onéreuse. Cet état d'incertitude durait depuis six mois lorsqu'elles furent inspirées de faire une neuvaine à la Très Sainte Vierge. Cette bonne Mère semblait n'attendre que cette prière pour changer les dispositions du Prélat et des principaux bienfaiteurs. En effet, la neuvaine n'était pas finie que tous les pouvoirs étaient accordés.

Voici en quels termes les Sœurs racontent elles-mêmes ce fait à la communauté de Caen, le 18 novembre 1673 :

« VIVE JESUS ET MARIE !

Ma très honorée Mère et très chères Sœurs,

Alleluia. Alleluia !!! Après l'hiver vient le printemps, et après les pleurs la joie. C'est à présent, ma très honorée Mère et très chères Sœurs, que nous pouvons dire avec toute assurance, Notre Monastère de Rennes. Nous somme établies et reçues de Monseigneur par contrat devant notaire, avec tous les avantages que nous pouvions souhaiter, et cela par les soins de notre illustre fondatrice, madame la Présidente d'Argouge. Son zèle est d'autant plus remarquable, qu'elle s'y était opposée auparavant de tout son pouvoir. En effet, bien qu'elle nous témoignât la plus grande affection, elle ne voulait cependant en aucune façon entendre parler d'établissement. Aussi, depuis que nous sommes ici, nous avions toujours été dans l'incertitude, et le plus souvent dans la croyance de vous aller revoir sans avoir rien fait. Mais la divine Providence, qui nous y a amenées, a enfin levé tous les obstacles et disposé les cœurs de manière que ceux qui nous étaient contraires, ont été ceux qui nous ont fait le plus de bien, comme il se voit en cette dame. Son opposition nous faisait désespérer de réussir, sachant bien que d'elle dépendait toute l'affaire.

Nous n'avions rien voulu vous faire connaître, vos bons cœurs auraient trop ressenti notre douleur. Aussi, comme bonnes sœurs, nous avons gardé toute l'amertume pour nous. Maintenant nous vous faisons part de notre joie. Elle est grande, voyant les bénédictions que Notre-Seigneur donne à notre Institut. Car si nous voulions vous narrer toutes les difficultés que nous avons essuyées, avant d'arriver où nous en sommes, vous verriez combien il est admirable dans les voies qu'il prend, pour arriver à l'exécution de ses adorables desseins.

Quelques jours avant la Toussaint, pendant la retraite qu'elle faisait, notre bonne Présidente assistait au service que nous célébrions pour M. du Plessis. A la fin, elle nous entendit dire trois fois : Monstra te esse matrem, et voulut savoir pourquoi nous répétions si dévotement cette strophe. Ayant appris de Madame la vicomtesse des Arcis, personne de grande piété et fort zélée pour notre Institut, que c'était pour obtenir notre établissement de la très sainte Vierge, elle dit qu'au moment où elle avait entendu cette prière, elle s'était sentie frappée au cœur, et que la pensée lui était venue qu'elle était faite à cette intention. Elle a depuis entrepris cette affaire avec tant d'ardeur, qu'elle a fait elle-même toutes les démarches, et son changement a entraîné celui de notre vénéré Prélat. Elle veut de plus être associée à notre Institut et nous a demandé un cœur comme les nôtres et la petite robe [Note : C'est l'habit de la Confrérie des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie, dit une note du manuscrit. C'est bien plutôt celui de la Société des Enfants du Cœur de la Mère Admirable. Nous verrons que Mgr d'Argouge, évêque de Vannes, fils de cette illustre présidente, en faisait lui-même partie. Le V. P. Eudes l'avait établie à Rennes en 1670, pendant sa mission].

Jugez, ma très honorée Mère et très chères Sœurs, si nous avons raison de bénir Dieu qui adoucit l'amertume de la séparation par la consolation de voir une seconde maison de notre Ordre. Mais comme les plus belles roses produisent souvent les plus piquantes épines, notre joie a été mélangée d'une poignante douleur, en voyant notre chère Sœur, Marie de la Trinité, obligée par une violente pleurésie, d'interrompre sa solitude au 8ème jour. Nous avons été jusques à maintenant dans l'appréhension de la perdre. Elle commence à être hors de péril et nous la recommandons à vos prières. Nous vous présentons aussi les respects de l'obéissance de notre petit troupeau. Il se compose de sept Sœurs portant l'habit, de Madame des Arcis et de notre sœur Ménard, de deux Pensionnaires et trente Pénitentes, toutes désireuses d'être comme nous, ma très honorée Mère et très chères Sœurs, vos très humbles, très obéissantes et indignes servantes en Notre Seigneur.

Sœur Marie de Saint-Julien LE BLOND. Sœur Marie-Angélique DE BALDE ».

 

CHAPITRE III.

Supériorités des Mère Marie de Saint-Julien le Blond et Marie-Angélique de Balde. — Pauvreté et étroitesse du Monastère. — Mort de la Sœur Marie de la Présentation Tardat. — Améliorations faites par la Mère de Balde. — Ses maximes. — Sa mort.

L'Annaliste fait remarquer que la Mère Marie de Saint-Julien le Blond eut beaucoup à souffrir de la pauvreté pendant le temps de sa supériorité. En effet, les administrateurs se reposèrent bientôt entièrement sur les Sœurs du soin de pourvoir aux besoins de la maison. Les revenus étaient très restreints et ils étaient grevés de la lourde obligation de recevoir les personnes que les juges de police voulaient envoyer au couvent. Mais l'étroitessse du local devait être une gêne bien plus grande que la pauvreté elle-même. Il est difficile de concevoir un monastère, qui compta bientôt près de cent personnes, resserré dans un espace aussi restreint. Borné par la rue et les murs de la ville, il n'avait pour les logements et la cour que 20 mètres de long sur à peu près 18 de large, un carré d'environ 360 mètres. Cette exiguité d'espace nous rappelle un monastère de Rome établi à peu près dans les mêmes conditions et dont les religieuses s'appellent les Ensevelies vivantes. Ce triste état de choses se continua jusque sous le gouvernement de la Mère de Balde, qui parvint à faire bâtir un logement plus vaste et surtout obtint, après mille contradictions, l'autorisation de faire un petit jardin dans les fossés de la ville. Malgré ces agrandissements, jamais le couvent ne fut commode. Il était assez facile d'y pénétrer ; les lettres-circulaires sont remplies du récit des désagréments arrivés aux Sœurs par suite de tous ces inconvénients. Une d'elles va jusqu'à dire que les réparations des dégâts ainsi occasionnés finirent par s'élever à une somme supérieure à celle nécessaire pour construire un monastère entier. C'est la preuve évidente de la nécessité de choisir un emplacement convenable avant d'élever un monastère.

Sous les gouvernements de la Mère Marie de Saint-Julien et de la Mère Angélique qui se succédèrent l'une à l'autre jusqu'en 1703, le noviciat fut constamment nombreux et fourni de jeunes personnes appartenant aux meilleures familles. Leurs dots permirent à la Mère de Balde d'entreprendre les constructions les plus urgentes. Ces jeunes religieuses formées à l'esprit de l'Institut par ces habiles directrices furent bientôt en état de donner des sujets pour la fondation de Guingamp en 1676, et de Vannes en 1683.

Bientôt aussi Dieu voulut que la nouvelle maison fût représentée aux pieds de son trône dans le paradis. Il choisit une jeune religieuse d'une admirable pureté et d'une candeur sans égale, Marie de la Présentation Tardat, nièce de Mme Ménard.

La courte notice qui lui est consacrée, nous représente cette Sœur comme un ange dans un corps mortel. Rien de puéril ne se montre en elle, et, dès l'âge de sept à huit ans, la méditation fait ses délices, les entretiens spirituels de sa pieuse mère tout son bonheur. Dès lors aussi sa volonté d'embrasser la vie religieuse était bien arrêtée, et jamais elle ne subit la moindre variation. En attendant que son âge lui permit de réaliser son pieux dessein, la fervente enfant se fit recevoir dans le tiers-ordre de St François, et en observa toutes les austérités avec la plus grande exactitude.

Vers sa douzième année, l'amour même du silence et du recueillement fit paraître son caractère un peu sombre et bizarre. Mais il suffit de l'avertir de ce défaut et de lui dire qu'il déplaisait à Dieu, pour qu'aussitôt elle s'en corrigeât.

La maison de Rennes était alors à ses débuts et dirigée par sa tante, Mlle Ménard ; notre jeune enfant commença à l'aider dans la direction des Pénitentes. Un Père Jésuite venait quelquefois faire des conférences à la maison ; il appelait la petite Tardat son ange, à cause de son angélique pureté, et désirait sa présence à tous ses entretiens pour attirer sur eux les bénédictions du ciel.

Dès qu'il lui fut possible d'être admise au noviciat, elle en fit la demande et bientôt après reçut le saint habit. La St Marie de la Présentation ne le portait que depuis quatre jours lorsqu'elle fut prise d'un vomissement de sang. La Communauté comprit dès lors qu'elle ne jouirait pas longtemps de l'édification que lui donnait cette novice vraiment modèle. La St Marie de la Présentation se tenait dans une union continuelle avec Dieu et dans ses entretiens avec sa directrice, elle lui protestait de sa résolution de plutôt mourir que de manquer à un point de la règle de propos délibéré. Comme sa faiblesse augmentait, la Communauté lui proposa de prononcer ses vœux. C'était mettre le comble à son bonheur ; après la cérémonie, elle disait : « Je ne crains plus la mort, puisque j'ai la consolation d'être fille de Notre-Dame-de-Charité ». Les Sœurs pouvaient en effet lui en parler sans crainte, ces conversations lui étaient agréables et lui fournissaient l'occasion de manifester son désir d'aller au Ciel voir et contempler Dieu.

Après avoir eu le bonheur de recevoir plusieurs fois le Saint Viatique, le vendredi 3 mai 1676, vers deux heures après midi, son excessive faiblesse fit comprendre à la Sœur qui la gardait que ses derniers moments étaient proches, aussi lui dit-elle : « Je crois, ma chère Sœur, que Notre-Seigneur veut vous faire la grâce de mourir à la même heure que lui ; le voici, sans doute, qui vient au-devant de vous, il faut vous préparer à sa venue ». La douce malade exprima aussitôt la joie que cette nouvelle lui causait : « Ah ! c'est donc l'heure que j'ai tant désirée ! Mais notre Mère n'est point ici, je vous prie qu'on la fasse venir ». Dès que la Mère Supérieure fut entrée, la mourante lui manifesta de nouveau le bonheur qu'elle éprouvait d'aller s'unir éternellement à son Dieu, renouvela ses vœux avec une tendre dévotion, et demanda pardon à la Communauté. Son confesseur étant arrivé, elle put encore recevoir une dernière absolution et s'unir aux actes qu'il lui suggéra. Bientôt elle s'éteignit doucement. La Maison de Rennes comptait un representant au Ciel. Cette mort porte, en effet, tous les caractères de la prédestination ; la beauté qui se montra sur son visage en est une nouvelle preuve.

La Mère Marie-Angélique de Balde fut élue pour la première fois Supérieure en 1679. Nous avons vu, au commencement de sa vie religieuse, la terrible tentation que lui causa sa nomination à la charge de dépensière. Son éclatante victoire lui donna, sans doute, une grâce spéciale pour diriger le temporel du Monastère. Sous son administration, des améliorations jugées impossibles furent accomplies. Pendant longtemps, les Religieuses n'avaient eu qu'un seul chœur avec les Pénitentes et les Pensionnaires. L'habile Supérieure parvint à rendre la séparation plus complète. Elle dressa aussi en grande partie le plan des bâtiments que l'augmentation de la Communauté rendait indispensable. Surtout sa persévérance obtint de fieffer les fossés de la ville et procura ainsi un jardin aux Sœurs.

Il semble que ces soins du matériel eussent dû absorber l'activité de cette bonne Mère. Il n'en était rien. Sa sollicitude lui faisait encore apporter plus de vigilance à la direction spirituelle de son Monastère.

La Mère de Balde avait fait une étude approfondie de la Sainte Écriture et des auteurs ascétiques. Elle s'en servait dans ses chapitres aux Sœurs pour leur donner un enseignement solide et varié. Il y aurait beaucoup d'avantages à ce que, comme elle, toutes les Supérieures se rendissent familières ces matières spirituelles. Leur connaissance leur est bien nécessaire pour diriger les âmes qui leur sont confiées. Une Supérieure ainsi formée peut donner à son Monastère une grande élévation morale et intellectuelle. Ces observations conviennent, en grande partie aux maîtresses des Pénitentes. La direction de celles-ci offre, de nos jours surtout, tant de difficultés, qu'une préparation sérieuse à cette fonction est indispensable.

Les Annales nous ont heureusement conservé quelques-unes des maximes de la Mère de Balde. En les lisant, il sera facile de se rendre compte de l'influence salutaire de cette intelligente et pieuse Religieuse. Voici sa doctrine sur les Vœux. Elle ne manque point de profondeur. Les pensées sont fortement rendues et souvent d'une manière neuve :

IDÉE GÉNÉRALE DE LA VIE RELIGIEUSE. — Chaque jour de la vie d'une âme consacrée à Dieu doit être marqué de quelque nouvelle victoire. Il faut continuellement tailler la vigne du Seigneur pour la faire porter des fruits de vie éternelle. Quand nous n'éprouverions plus de difficultés à pratiquer la vertu, nous aurions toujours, jusqu'au dernier moment de notre existence, à purifier nos intentions.

Nos saintes Constitutions nous déclarent que la Religion, ou plutôt notre Congrégation, est un mont du Calvaire où les chastes épouses de Jésus-Christ doivent être spirituellement crucifiées avec lui. Nous ne sommes pas appelées à monter sur le Thabor pour y contempler sa gloire, mais à demeurer au pied de sa croix pour y apprendre le détachement, l'obéisssance, la pauvreté et la parfaite charité.

Toute l'éternité étant destinée à jouir de Jésus glorifié, il est bien juste que la vie présente soit occupée à servir Jésus crucifié et à se conformer à lui. Appliquons-nous à bien méditer sa passion. Nous ne pouvons aller à lui que par le chemin qu'il nous a tracé. C'est un ordre de Dieu que personne n'entre au ciel sans se faire violence. L'humanité de Jésus-Christ n'y est entrée que par la Croix ; il désire que nous l'imitions ; il se fait gloire de nous voir marcher sur ses traces.

Saint Jean, dans l'Apocalypse, déclare qu'il vit un jour Notre-Seigneur monté sur un cheval blanc, vêtu d'une robe teinte de sang, et portant sur sa tête une multitude de couronnes. Un père de l'Eglise, expliquant ce passage, dit que cette robe teinte de sang est le symbole des victoires des saints martyrs, dont Notre-Seigneur se plait à s'orner, et que ces couronnes qu'il porte sur sa tête, sont les actes de pénitence, d'humilité, de patience et de mortification que font les saints. Quand donc nous faisons violence à notre humeur, quand nous domptons nos passions et réprimons un sentiment naturel, nous posons une couronne sur la tête de Jésus-Christ. Quelle gloire et quelle consolation de couronner Celui qui doit nous couronner un jour !

La peine qui se rencontre dans la pratique de la vertu ne doit pas nous rebuter, elle diminue dans l'exercice de l'action. C'est ce livre mystérieux qu'Ézéchiel reçut l'ordre de manger ; quoiqu'il fut plein de malédictions, de lamentations et de regrets, ce prophète le trouva doux et d'un goût agréable. De même, s'il y a de la peine à se vaincre, le coeur n'est jamais plus satisfait qu'après avoir refusé quelque satisfaction à ses mauvais appétits.

Nous avons, par la grâce de Dieu, franchi les plus grandes difficultés, voudrions-nous maintenant nous laisser arrêter par les plus petites ? C'est le propre des âmes lâches, semblables aux Israélites des tribus de Ruben et de Gad, qui, après avoir quitté l'Egypte et n'ayant plus que le Jourdain à traverser, demandèrent à Moïse la permission de rester sur les bords de ce fleuve, parce que, disaient-ils, cette terre est propre à nourrir nos troupeaux. En vain Moise leur représente les grands avantages de la terre promise, le peu de chemin qui leur reste à faire, ils ne s'en émeuvent point. Ce lieu convient à leurs troupeaux, c'est suffisant pour eux.

Ne serions-nous pas plus blâmables que ces Israélites, si, après avoir quitté l'Egypte du monde, vécu longtemps en Religion, n'ayant plus à passer que le Jourdain ou les eaux des petites tribulations pour arriver au ciel, nous préférions rester à paître nos animaux, c'est-à-dire les appétits de notre mauvaise nature ? Ayons des cœurs plus généreux, achevons ce que, par la grâce de Dieu, nous avons commencé, car la couronne ne sera donnée qu'a la persévérance. L'homme n'apprend à se vaincre lui-même et à porter vers Dieu toutes les affections de son cœur que par de longs et pénibles combats contre lui-même.

Nous ne devons pas mettre de bornes à notre perfection. Quand nous possédons une vertu, il faut travailler à acquérir toutes les autres, non par un esprit de vanité, mais pour répondre aux desseins de notre créateur. Puisque notre âme a l'honneur d'être l'image de Dieu nous devons, autant que possible, nous appliquer sans cesse à la faire ressembler à son divin modèle, car il est écrit : Soyez parfaits, comme votre Père céleste est parfait.

PENSÉES SUR LES VŒUX DE RELIGION. — Une Religieuse, pour accomplir les vœux de sa profession, doit être continuellement en esprit de victime entre les mains de la divine Providence, comme Isaac entre les mains de son père. Isaac est chargé du bois du sacrifice, et il se laisse conduire. Il demande seulement où est la victime ; le père lui répond : « le Seigneur y pourvoira » ; le voilà content, il n'en demande pas davantage. Arrivé sur la montagne, il aide à dresser le bûcher, il s'y voit lier, le bras de son père levé pour lui donner le coup de la mort ; il ne dit mot, il se contente d'adorer la volonté de Dieu qu'il reconnaît dans l'ordre de son père. Voilà, mes Sœurs, où doit aller la perfection de notre sacrifice. Nous sommes destinées à la mort de l'esprit, en attendant la mort du corps qui est inévitable. Cette mort ne doit avoir pour nous que des charmes, puisque nous mourons à nous-mêmes pour vivre en Dieu et de la vie de Dieu.

Jusques à quand, enfants des hommes, s'écrie le Prophète-Roi, aimerez-vous la vanité et rechercherez-vous le mensonge ? C'est aimer la vanité que d'aimer ses propres intérêts qui sont toujours vains ; c'est rechercher le mensonge que de chercher sa propre gloire et s'estimer soi-même. Mourons donc à nos passions, à nos inclinations et à tous nos propres désirs, pour n'avoir plus qu'un seul désir, celui de vivre de la vie de Jésus immolé sur la croix. O vie cachée, vie anéantie, vie crucifiée, tu es la vie de Dieu même, attendu qu'apres notre profession, ce n'est plus nous qui devons vivre, mais c'est Jésus-Christ qui doit vivre en nous.

Les trois puissances de notre âme ne doivent être remplies que de Dieu. Notre entendement ne doit s'occuper qu'à le connaître, notre mémoire qu'à se souvenir de ses bienfaits, pour lui en rendre de continuelles actions de grâce. Il faut oublier ses amis et la maison de son père, ne se souvenir d'avoir été dans le monde que pour remercier Dieu de nous avoir fait la grâce de le quitter. Notre volonté ne doit aimer que Dieu, ne désirer en tout temps et en tout lieu que de lui plaire. Si notre volonté est bien à Dieu, tout le reste suivra. L'amour qui donne le prix et le mérite à nos actions réside dans la volonté. Les souhaits de faire beaucoup pour Dieu et les belles paroles de piété ne sont comptées de Dieu que par la valeur de la charité qui les produit.

A proprement parler, tous les actes extérieurs des vertus ne sont agréables à Dieu qu'en ce qu'ils sont des témoignages du sacrifice intérieur que l'amour divin fait dans notre cœur. Ce divin amour est lui-même le prêtre et le feu qui doivent continuellement briller et sacrifier tous les sentiments qui n'ont pas pour principe et pour fin la gloire de Dieu.

Il faut donc renverser cet axiome qui dit que le cœur est le premier vivant et le dernier mourant, car, dans l'ordre de la grâce, le cœur doit être le premier mourant, c'est-à-dire la première victime que le juste doit présenter à Dieu. C'est par là que nous devons commencer notre conversion. Quand le cœur est gagné, on réforme facilement tout le reste.

Si nous aimons Dieu véritablement, rien ne sera capable de troubler notre bonheur. Nous pouvons dire avec l'Apôtre : « Qui me séparera de la charité de Jésus-Christ ? ». L'amour de Dieu gouverne l'âme avec une douceur pleine de charmes. Il ne veut point de forçats ; il réduit les cœurs à son obéissance avec une attraction qui n'a rien que de suave ; il nous attire à l'odeur de ses parfums.

L'OBÉISSANCE ET LES PETITES OBSERVANCES. — L'obéissance, pour être parfaite, doit être prompte, sainte et aveugle. Il faut travailler beaucoup pour en venir là ; mais, en vérité, la paix, le repos que l'on goûte quand on est parvenu au degré d'obéissance qui rend tout indifférent, mérite bien la peine que l'on prend pour y arriver. Nous ne pouvons jamais nous tromper en obéissant. Nous sommes heureux, dit le prophète Baruch, parce nous sommes instruits des choses qui sont agréables à Dieu. Mes chères Sœurs, puisque nous sommes assurées en obéissant d'accomplir la volonté de Dieu, faisons-lui donc un entier sacrifice de notre volonté ; c'est cette parfaite obéissance qui rendra nos actions méritoires. Nous savons ce que le Seigneur répondit à Isaac, lorsque ce prophète lui dit : « Seigneur, nous nous sommes humiliés devant vous, et vous avez fait semblant de n'en rien savoir ; nous avons jeûné, et vous ne nous avez pas exaucés ». — « C'est, répond le Seigneur, que dans votre jeûne se trouvait votre propre volonté ». Craignons un semblable reproche.

Nos Supérieures tiennent auprès de nous la place de Dieu ; nous devons les écouter avec un profond respect et recevoir leurs ordres sans jamais murmurer ni intérieurement ni extérieurement. Ce n'est pas contre nous, disaient autrefois Moise et Aaron au peuple d'Israel, que vous avez murmuré, c'est contre le Seigneur. Et Dieu parlant à Samuel dit : Ce n'est pas vous qu'ils ont rejeté, c'est moi.

Nos Supérieures ont toujours raison de nous reprendre, et nous avons toujours tort de nous plaindre ou de nous excuser. Les censures de nos Mères doivent être plus précieuses à notre humilité que leurs caresses à notre amour-propre.

Nous devons regarder et exécuter avec respect les plus petites observances. David dit que son cœur est devenu sec parce qu'il a oublié de manger son pain. Les petits assujettissements de la Religion sont comme un pain céleste qui soutient la vie de la grâce en nous ; si nous négligeons d'en manger, nous deviendrons faibles et languissantes dans le service de Dieu.

Ces petites observances qui nous paraissent peu de choses étant bien pratiquées, sont autant de dards décochés vers le cœur de Dieu, et comme les cheveux de l'Épouse, ils ravissent son cœur./font>

LA PAUVRETÉ. — La pauvreté religieuse, pour être parfaite, doit être plus d'affection que d'effet, c'est-à-dire qu'elle consiste autant dans le détachement intérieur que dans le dépouillement extérieur. Ce n'est pas à manquer des biens temporels ni à marcher nu-pieds que consiste la sainte pauvreté, c'en est bien une pratique pour ceux que Dieu a appelés à une vocation qui les y oblige ; mais pour nous, nous sommes appelées à la nudité de notre cœur. Il ne nous est permis aucune possession, pas même celle de nous-mêmes que Dieu s'est acquise par l'effusion de son sang. Soyons disposées à manquer de tout quand il plaira à l'obéissance, et nous acquerrons de grands mérites en ne manquant de rien. Ce que nous avons avec permission de nos Supérieures, possédons-le avec dégagement, toujours prêtes à nous en dessaisir aussitôt que l'on en témoignera le désir. Demandons avec humilité et confiance ce qui nous sera nécessaire. Les pauvres n'ont rien que ce qu'ils ont demandé : une Religieuse ne doit rien avoir à donner que ce qu'elle a reçu de Dieu, qui est la faculté de prier et de bien édifier le prochain.

ZÈLE DU SALUT DES AMES. - 4° VOEU. — Le zèle du salut des âmes étant l'esprit principal de notre Institut, nous devons tendre sans cesse à nous rendre capables d'un si saint emploi. Le premier moyen est de travailler à notre propre sanctification ; les bonnes œuvres des justes sont autant de voir qui sollicitent la miséricorde de Dieu..

Les pécheurs sont les enfants des douleurs de Jésus ; il les a enfantés sur la croix, il les aime, il craint de les perdre, il est bien aise de trouver quelqu'un qui sollicite pour eux et qui apaise sa colère. Dieu dit dans Ézéchiel : « J'ai cherché parmi les hommes quelqu'un qui mît une barrière entre nous et qui prit le parti de la terre contre moi, afin que je ne la perde pas, et je n'en ai pas trouvé ». Craignons que loin de servir de barrière au courroux de Dieu, nous n'empêchions l'effusion de ses grâces par nos mauvaises dispositions, et que ce soit la cause du peu de fruit que nous faisons dans cet emploi. Commençons dés ce moment à travailler au salut de ces pauvres âmes par une entière conversion de nous-mêmes. Celui qui fera et enseignera, dit N.-S., sera grand dans le royaume des cieux. Remarquez, il dit : celui qui fera, et St-Luc dit de lui qu'il commença à faire, puis à enseigner. Tout ce que ce bon Sauveur a dit ou fait n'a été que pour le salut des âmes. Nous sommes réunies pour être les coopératrices du Verbe Incarné. Quel honneur pour une créature d'être choisie de Dieu pour coopérer avec lui au salut des âmes, et, avec sa grâce, les retirer de l'abîme du péché pour les rendre l'objet de sa miséricorde !

La charité de J.-C. nous presse, dit St Paul. Imaginons-nous, M. C. S. que Jésus nous adresse ces paroles qu'il adressait autrefois à ses apôtres : Je veux vous faire pécheurs d'âmes, et pour filets je vous donne les liens de la charité et les appâts de la douceur et de la patience.

Il ne faut pas que le peu de fruit de nos travaux nous dégoûte ; chacun recevra selon le travail et non selon le succès. N.-S. n'a pas converti tous les hommes ; tout Dieu qu'il était, il trouvait des âmes rebelles à ses grâces et à ses instructions. Adorons donc ses desseins éternels, et ne négligeons rien de ce qui est de notre devoir. C'est à nous à planter, à arroser et à cultiver la vigne du Seigneur ; mais c'est à lui à donner l'accroissement. Tâchons de ne point nous rendre indignes d'un si grand et si saint ministère. Quand nous n'aurions retiré d'autre fruit de tous nos travaux que l'augmentation de notre patience, ne serions-nous pas bien récompensées ?

Nous sommes les martyres du saint amour. La foi n'a plus besoin de notre sang pour son établissement, mais la charité demande notre zèle pour régner dans les âmes d'où le péché l'a chassée. Pouvons-nous penser à la grandeur de notre vocation sans nous animer à en bien remplir les devoirs ?

L'horreur du péché doit nous engager à le détruire premièrement en nous-mêmes par la pratique de toutes les vertus, afin que nous puissions donner aux autres de notre surabondance, non comme la lampe qui se consume en éclairant, mais comme le soleil qui communique sa lumière sans s'obscurcir.

Il faut encore que notre charité pour nos Pénitentes soit douce, humble et désintéressée, suivant ces paroles de l'Apôtre : « Revêtez-vous des entrailles de la miséricorde et souvenez-vous que le serviteur et le maître, l'esclave ou celui qui est libre, ne sont qu'une même chose devant Dieu ».

AVIS SUR LA CONDUITE DES AMES. — Nous devons, en matière de gouvernement spirituel, nous comporter à l'égard des âmes à la façon de Dieu et des anges, par inspirations, illuminations, remontrances, sollicitations, en toute patience et mansuétude. Il faut, comme le divin Époux, frapper à la porte des cœurs. Si l'on nous écoute, il faut avec joie insinuer les paroles de la vie éternelle ; si l'on nous rebute, il faut attendre et supporter ce rebut avec douceur. Dieu ne laisse pas d'envoyer ses inspirations, quoiqu'on repousse ses attraits et qu'on leur dise : Retirez-vous.

Les esprits absolus qui veulent se faire obéir avec empire et voir tout céder à leur volonté, aspirent à une autorité dont Dieu même n'use pas, puisqu'il laisse aux hommes le libre arbitre. Ils sont plus orgueilleux que l'ange superbe qui voulait être l'égal de Dieu.

Quand nous commandons, ne le faisons jamais que par manière de persuasion et de prière, nous souvenant de ce que dit St Pierre : « Paissez le troupeau commis à votre garde, non pas par contrainte, comme si vous étiez les maîtres, mais par vos exemples ».

La Mère Marie-Angélique étudie ensuite avec beaucoup de délicatesse les rapports avec le prochain. Elle termine par des réflexions sur les vertus propres à la sanctification particulière de chaque Sœur :

CHARITÉ FRATERNELLE. — Je ne saurais trop vous recommander la charité fraternelle. Le Sage dit : « Le frère qui assiste son frère est comme une ville imprenable ». Conservons cette sainte union qui règne parmi nous, et cela par une ardente charité et une grande patience. Craignons la terrible menace que Dieu fait par le prophète Osée à ceux qui troublent la paix, lorsqu'il dit : « Les soldats se sont battus entre eux ; c'en est fait, ils sont tous perdus ».

Il faut que notre douceur passe jusqu'à l'extérieur ; ayons un air affable et des manières prévenantes. Soyons toujours disposées à rendre service à tout le monde, prêtes à tout faire et à tout souffrir, nous rappelant que tout dans une servante de Dieu doit respirer la douceur et la charité.

Profitons de tous les contre-temps qui nous arrivent pour croître en vertu. Imaginons-nous que Dieu nous dit : « Ne craignez point, c'est moi qui vous l'ordonne ». Surmontons courageusement toutes les difficultés que nous rencontrerons dans la pratique de la charité fraternelle. Dans nos exercices de zèle, nous n'avons jamais raison de nous troubler, nous devons être persuadées que, de tous les malheurs, nous n'en pouvons avoir de plus grands que de perdre la patience et la paix.

CONVERSATION. — La bonne conversation est la pierre de touche pour bien connaître la sainteté d'une personne. Il faut à une sainteté achevée une conversation sans reproche. La conversation, pour être bonne, ne doit nuire à personne, ni à nous-même, ni à ceux à qui nous parlons, ni à ceux de qui nous parlons. Notre conversation ne peut être parfaite si nous ne nous modérons en tout.

Ce n'est pas assez de gouverner sagement sa langue, il faut régler jusqu'au son et à l'accent de sa voix, ses regards et toutes ses actions ou mouvements. La paix d'une âme toujours attentive à Dieu doit se répandre sur tout son extérieur.

Sachons parler différemment avec différentes personnes, et faire en sorte que celles auxquelles nous avons dû répondre par un refus se retirent contentes de nous.

Gardons-nous de deux extrémités dangereuses. Soyons sagement familières pour entrer dans les cœurs, mais fuyons la légèreté et l'indiscrétion. Soyons graves et posées pour conserver notre autorité, mais n'affectons pas un air de hauteur qui nous attirerait l'animadversion des personnes dont nous cherchons le salut. La vertu n'aime point les manières affectées ; elle se contente d'être civile, modeste, de bonne grâce et sans fierté.

Réfléchissons aussi souvent à cette sentence de St Jacques : « Celui qui ne pèche point en paroles est un homme parfait ». Nos paroles doivent être humbles et douces ; nous n'en devons jamais dire ni contre la charité ni pour nous attirer des louanges. Si l'on nous adresse des éloges, il faut les écouter avec un humble silence qui fasse finir promptement ce vain discours.

Écoutons avec douceur les choses qui nous déplaisent, cédons dans les contradictions ou contestations avec un air qui ne marque ni dédain ni mépris. Qu'il n'y paraisse aucun sentiment de préférence de notre sentiment sur celui des autres.

Enfin, nous devons dans tous nos discours conserver la simplicité et la modestie religieuse, en prenant pour maxime de ne jamais parler de nous. Il y a de la folie à en dire du bien et souvent de l'orgueil à en dire du mal.

SILENCE. — Le silence doit être religieusement gardé. Il est si nécessaire pour la perfection de notre état que nous ne pouvons nous en dispenser sans nous perdre. Tous les Pères s'accordent à dire qu'un grand parleur ne saurait être bon religieux, et St Ambroise ajoute qu'il aime mieux-voir les paroles tarir dans la bouche d'une vierge, que de l'entendre trop parler.

Rien n'est de si mauvaise grâce qu'une religieuse dissipée, toujours prête à donner son avis et à dire son sentiment. « L'homme sage, dit l'Ecclésiaste, ne parlera point qu'il n'en soit temps ; mais l'homme léger et inconsidéré ne gardera ni temps ni mesure ».

Suivant le sentiment de Ste Chantal, il est mieux de répondre quelques mots honnêtes à une Sœur qui nous demande une explication pendant le silence que de lui faire des signes inintelligibles, ou de la renvoyer sèchement.

Il est plus important qu'on ne pense de prendre les moyens de conserver la paix. Je ne dis pas qu'il faille négliger ses devoirs pour la conserver avec des personnes assez déraisonnables pour exiger souvent des complaisances qui seraient contraires à nos obligations, mais seulement qu'il faut agir avec tout le monde en esprit de charité. Si nous nous laissons gouverner par ces saints mouvements, nous pouvons dire avec David : « Seigneur, toutes mes paroles seront votre volonté ».

VIE CACHÉE. — Demeurons cachées en Dieu et qu'il ne paraisse pas que nous nous trouvons capables de rien, si ce n'est quand la sainte obéissance nous obligera de paraître. Lorsque nous sommes obligées de parler aux personnes du monde, souvenons-nous que les âmes religieuses sont le sel de la terre, et qu'il faut qu'elles laissent toujours quelque goût de Dieu ou de la vertu aux personnes à qui elles parlent. L'Archange Gabriel trouva la Sainte Vierge pleine de grâces, parce que son cœur était vide des créatures, et nous, au contraire, nous sommes souvent vides de Dieu parce que nous voulons trop paraître et converser avec le monde. Quittons tout pour chercher le royaume de Dieu qui est au-dedans de nous, et nous y goûterons la joie et la paix du Saint-Esprit qui ne se donnent pas aux âmes désespérées.

EXERCICES SPIRITUELS.

RETRAITE. — Nous devons chérir le temps de nos retraites ; ce sont des jours que le Seigneur a faits pour notre sanctification. Jours heureux, moments précieux, dont il faut bien profiter ! La retraite est un éloignement de toutes les créatures et un rapprochement de Dieu : voilà, en deux mots, tout ce qui doit constituer le détail de cet important exercice. Notre époux veut être seul à seul avec nous pour nous mieux entretenir. Prenons garde que parmi ses paroles de douceur et de paix, il n'en fasse entendre quelques-unes qui ne soient pas aussi agréables. Il y en aura qui iront jusqu'à la division de l'âme et du corps, car si nous voulons jouir de la communication intérieure avec Dieu, il faut que nous mourions à nous-mêmes ; sans cette mort, point de vie.

Notre-Seigneur en nous disant qu'il faut chercher le royaume de Dieu, nous fait entendre qu'il y a d'autres royaumes et que l'on peut s'égarer. Le démon a son royaume, puisque Jésus-Christ l'appelle en plusieurs endroits de l'évangile le prince du monde. Il y a de plus le royaume de l'amour-propre qui a beaucoup de partisans. Enfin, il y a le royaume de la grâce qui est celui que Notre-Seigneur nous invite à chercher. Par la grâce de Dieu, nous avons renoncé au royaume du démon en nous enfermant dans le cloître, et en professant hautement des maximes tout opposées aux siennes ; mais le royaume de l'amour-propre se rencontre fort souvent même dans les communautés et est fort à craindre. Il se trouve dans les maisons religieuses telles personnes qui semblent ne vivre que par l'esprit de la grâce et n'agir que par les lumières de la foi, et cependant si l'on pénètre dans le fond de leur coeur, on n'y verra qu'amour-propre. La vertu a un éclat qui se fait admirer dans les personnes où elle réside, c'est pourquoi le désir de l'honneur et de l'estime est souvent le motif de ces œuvres qui paraissent bonnes. Prenons-y garde, l'orgueil a jeté le premier des anges du plus haut des cieux au fond des abîmes, il pourrait aussi renverser les plus solides colonnes de la religion, si elles ne sont fondées sur la pierre ferme qui est l'humilité.

La difficulté de se sauver n'est pas seulement pour les personnes du monde. Notre-Seigneur nous le fait voir par la similitude des dix vierges, dont cinq ont le malheur d'être exclues des noces, cela doit faire trembler les personnes qui ont l'honneur d'être consacrées au service de Dieu. Ne soyons pas, mes chères Sœurs, de ces vierges folles et lâches qui se contentent de suivre la lettre qui tue, et qui n'ont pas soin d'animer leurs actions de cette vive charité qui les rend dignes de la vie éternelle.

Observons ce que nous avons promis à Dieu, comme nos saintes Règles l'ordonnent, non comme esclaves sous la loi, mais en épouses tendres et fidèles qui font leurs délices de l'exacte observance de leurs devoirs.

L'ORAISON. — L'oraison étant le plus important exercice de la vie spirituelle et un des plus profitables, quand on s'en acquitte comme il faut, il est très nécessaire que nous nous instruisions des moyens de la bien faire. Pour s'y préparer, il faut conserver une attention continuelle à la présence de Dieu, qui empêche l'esprit de se dissiper, et qui joint sans effort à toutes les actions que l'on fait, une vue secrète de Dieu et un désir ardent de lui plaire. Nous ne sommes si facilement distraites dans nos prières et oraisons que parce que nous y portons un esprit tout dissipé. Nous épanchons sans ménagement notre cœur en des amusements inutiles, nous donnons à nos sens toutes les libertés qu'ils désirent ; nous regardons, nous écoutons toutes les bagatelles qui se présentent ; nous vivons dans une agitation continuelle, et nous voudrions recouvrer le calme aussitôt qu'il nous plaît.

La privation où Dieu nous met de ses lumières et de ses grâces, nous doit toujours faire entrer dans des sentiments d'humilité et de crainte, et ne doit pas être regardée avec indifférence comme de simples épreuves. C'est souvent la punition d'un orgueil secret que Dieu envoie à des âmes qui devraient être dans un humble sentiment d'elles-mêmes et conserver une entière pureté de cœur.

LA SAINTE COMMUNION. — Nos dispositions pour la sainte Communion doivent avoir quelques rapports avec celles de Notre-Seigneur dans ce divin Sacrement. Jésus vient à nous comme une victime sacrifiée à la volonté de son Père et immolée pour notre amour ; nous devons aussi aller à lui comme autant de victimes consacrées à son amour. Dans cet auguste Sacrement, il se donne tout à nous ; nous devons nous livrer entièrement à lui, car quand nous lui donnerions tout, excepté nous-mêmes, il ne serait pas satisfait ; c'est nous qu'il cherche et non pas nos dons.

LECTURE ET EXAMEN. — Dans nos lectures, ne pensons qu'à apprendre comment il faut pratiquer la vertu. Mourons au désir de satisfaire notre curiosité et notre amour-propre. Si Dieu veut que nous sachions de grandes choses, il est le maître des Docteurs, il nous instruira.

Nous devons souvent méditer ces paroles d'un Prophète : « Espérez dans le Seigneur et faites des bonnes œuvres, cultivez la terre et vous serez nourris de ses biens ». Il faut avec soin examiner la manière dont nous cultivons notre terre, c'est-à-dire nos sens et nos facultés raisonnables. Il faut visiter cette mystique Jérusalem par un diligent mais paisible examen.

La Mère Marie-Angélique de Balde, après avoir été régulièrement déposée en 1685, fut réélue en 1691. C'est alors qu'elle acheva la plupart des améliorations qu'elle avait commencées dans sa première supériorité. Sa prévoyance sut même empêcher les ouvriers d'étre écrasés par la chute imprévue d'un vieux corps de logis.

Elle venait de faire une grave maladie lorsque ses Sœurs lui continuèrent la supériorité en 1694. Jamais sa guérison ne fut complète ; bientôt un cancer se déclara au côté droit du sein. Rien ne fut capable de l'empêcher de continuer ses occupations et sa régularité à venir à tous les exercices. Aux pressantes prières des Sœurs, elle se contentait de répondre : « Quand je serai délivrée de la charge de Supérieure, j'aurai plus de repos et de loisir pour me ménager et me soigner, mais pour le moment il me faut accomplir les devoirs de mon emploi ».

Mgr de Lavardin, successeur de Mgr de la Vieuville, avait pour cette bonne Mère la plus grande estime. Craignant que la pauvreté du monastère ne la portât à se refuser les secours les plus nécessaires, il y envoya une somme considérable pour permettre de pourvoir à tous ses besoins.

Mais rien n'était capable d'arrêter ce mal impitoyable. Il continua son cours après la déposition de la Mère de Balde. Nommée Directrice du noviciat, ses souffrances augmentèrent beaucoup ; elle dit alors à toutes ses novices qu'elle regrettait de ne pouvoir leur donner tous les soins qu'elles attendaient de son expérience, mais qu'il ne fallait point s'en attrister, que le bras de Dieu n'était point raccourci. « Celui qui plante et arrose n'est rien, c'est Dieu seul qui donne l'accroissement ; si vous êtes fidèles à suivre les lumières de sa grâce, vous ne devez rien craindre ».

Par un martyre de huit mois, Dieu voulut achever de la purifier et mettre le comble à ses mérites. Une vive inflammation se répandit sur tout le côté où était le cancer et lui causa d'intolérables souffrances. A partir du 28 juillet 1697, elle ne sortit plus de sa chambre que pour aller entendre la messe. Si les infirmières voulaient s'y opposer à cause des vives douleurs que lui causait la moindre agitation, elle répondait : « Il faut laisser les malades aller au médecin, je suis mieux quand j'ai pu aller à la messe et recevoir la sainte communion ». Lorsqu'il lui fut impossible de le faire, on ouvrit la fenêtre de sa chambre qui donnait sur l'église, pour ne pas la priver de son unique consolation. Sa fidèle mémoire avait retenu par cœur presque toutes les messes qui se disent, elle avait ainsi une grande facilité pour s'unir aux prières du prêtre.

L'enflure excessive de son bras obligea bientôt la bonne Mère de passer les jours et les nuits dans la même position. Elle n'en paraissait ni ennuyée ni fatiguée. Au témoignage de compassion des Sœurs, elle répondait gaiement : « Un bras est bien suffisant à une personne qui n'a rien à faire ».

Nous ne pouvons raconter ici tous les exemples de vertu, et en particulier de patience que cette sainte religieuse donna pendant cette longue et cruelle maladie. La Mère Marie de Saint-Julien qui lui avait succédé, avait placé près d'elle une de ses novices ; l'humble maîtresse la regardait comme une de ses infirmières, et prenait tout ce que cette jeune Sœur lui présentait sans s'informer de ce que c'était ou pourquoi on le lui donnait ; elle n'eût pas voulu boire sans sa permission. La Mère Marie-Angélique lui ordonna, en outre, de lui signaler tous les soirs les fautes qui lui auraient échappé dans la journée.

Cette novice coucha pendant sept mois dans la chambre de cette pauvre malade ; pendant tout ce temps, celle-ci ne lui adressa pas une seule demande. Ainsi, lorsque la jeune Sœur ne prévoyait pas ses besoins, cette bonne Mère ajoutait à toutes ses souffrances les incommodités provenant du défaut de soin, et en éprouvait de la joie.

Quelque temps avant sa mort, elle voulut faire une confession générale. La novice la voyant toute préoccupée de son examen et craignant que cette application n'augmentât son mal, voulut lui montrer l'inutilité de cette revue. L'humble religieuse lui dit alors que sa conscience lui reprochait trois péchés qu'elle serait bien aise de confesser. Le premier était qu'à l'âge de 13 ans, elle s'était complue volontairement dans les louanges qu'on lui donnait sur sa piété et que, pour s'en attirer de nouvelles, elle était restée à la chapelle plus longtemps ;

Le second, qu'étant novice elle n'avait pu souffrir qu'une autre personne se vantât d'avoir fait des vers qu'elle avait elle-même composés, et qu'elle avait eu assez peu de charité pour faire connaître ce mensonge à une autre ;

Le troisième, qu'elle avait eu la faiblesse, pendant les constructions, pour faire plaisir aux Sœurs, de laisser leurs parents entrer dans la maison.

Il est difficile de ne pas voir dans ces fautes celles que les saints seuls savent se reprocher. Elles ne font pas d'impression sur les âmes ordinaires. Elles sont donc la preuve indubitable de l'éminente sainteté à laquelle cette grande religieuse avait tendu constamment et des prodigieux effets de ses persévérants efforts.

Après cette confession, la Mère Marie-Angélique éprouva un calme parfait. A la pensée de la communion du lendemain, pleine d'une sainte joie, elle dit à sa garde-malade : « Je me suis réjouie quand on m'a dit : Nous irons dans la maison du Seigneur. Si j'étais capable de guérir, la joie intérieure que j'éprouve serait capable de me rendre la santé ». La Mère Supérieure la pria alors de demander sa guérison ; elle répondit que, jusque-là, elle n'avait désiré que l'accomplissement de la sainte volonté de Dieu, mais que, si elle lui ordonnait de demander la santé, elle prierait pour obtenir en même temps la grâce d'en mieux user.

Une violente attaque d'apoplexie vint, quelques jours après, mettre plus immédiatement ses jours en danger. Elle perdit complètement connaissance et reçut l'Extrême-Onction dans cet état. L'étonnement du médecin fut grand quand il la vit se remettre de cette secousse. Mais cette nouvelle maladie augmenta beaucoup les souffrances de la pauvre patiente. Il lui devint presque impossible de rester au lit, elle passait tout le jour sur une chaise et, pour la première fois, elle s'y appuya. Depuis vingt-six ans qu'elle était dans la maison, personne ne l'avait jamais vue prendre ce soulagement.

Jusqu'à la fin, son calme et sa patience se maintinrent les mêmes. Elle voulait laisser à la novice infirmière le souvenir de la paix avec laquelle meurt une religieuse qui, toute sa vie, a désiré plaire à Dieu. Les attaques d'apoplexie se répétèrent à des intervalles de plus en plus rapprochés, et le 16 mars 1698 commença pour elle une longue et pénible agonie. A sa demande, l'aumônier lut, à côté d'elle, la Passion selon Saint Jean, en commençant par la belle prière de Notre-Seigneur après l'institution de la sainte Eucharistie. C'est dans ces dispositions qu'elle rendit tranquillement son âme à Dieu.

Après qu'elle eut expiré, M. l'Aumônier et la Communauté restèrent longtemps auprès de sa dépouille mortelle sans faire les prières d'usage en ce moment. Ils se sentaient tous plus portés à remercier Dieu des grâces faites à cette grande âme qu'à le prier pour son repos éternel. Les prêtres qui dirent la sainte messe pour elle, ont assuré tous s'être trouvés dans les mêmes dispositions. Son corps demeura souple, et il était impossible de le considérer sans se sentir rempli de respect et de vénération.

Toutes les personnes qui l'avaient connue demandèrent quelque objet ayant été à son usage. Mais son amour pour la pauvreté avait été si grand, qu'on ne trouva à distribuer que ses vêtements qui furent mis en pièces. On ouvrit aussi une cassette trouvée dans sa cellule, qui était le seul objet qu'elle eût à son usage particulier. Elle ne contenait que des instruments de pénitence. Ils étaient nombreux et variés. Cette innocente victime avait fait vœu, avec l'assentiment de son Directeur, d'en porter tous les jours quelques-uns, pendant le temps de sa supériorité, et pour que l'habitude n'en adoucit point la rigueur, elle avait soin de les changer souvent.

Cette découverte fit beaucoup d'impression sur la Communauté et sur les Pénitentes. Celles-ci surtout, persuadées que cette bonne Mère s'était mortifiée si cruellement pour obtenir leur conversion, voulurent, par reconnaissance, travailler énergiquement à changer de vie et à faire de dignes fruits de pénitence. Le dévouement que la Mère Marie-Angélique leur avait toujours témoigné, devint ainsi encore plus fructueux après sa mort. Privée d'une aide aussi précieuse, la Mère Marie de Saint-Julien dut s'occuper elle-même de la direction des travaux nécessaires pour rendre le monastère régulier et commode. Elle disposa quelques appartements qui permirent de recevoir des dames pensionnaires. Nous y trouvons, en ce temps-là, Mme de la Margelière et la comtesse de Mornay, sa fille. Parmi les novices se trouvait la veuve de M. le Président du Lattey. Sa dot pourvut en grande partie aux constructions et lui mérita le titre de bienfaitrice. Elle fit profession sous le nom de Marie-Céleste Ebénard.

 

CHAPITRE IV.

Supériorités des Mères Marie-Séraphique Gardin, Angélique de Carné, Anne-Angélique du Bouëxic de Pinieux et Angélique le Gras de Charot. — Incendie de Rennes sous la Mère de Carné.

C'est la Mère Marie-Séraphique Gardin qui fut élue en 1703. Avec elle nous voyons arriver aux charges les premières novices des anciennes Mères. Le zèle de la Mère Gardin se signala surtout par son soin à faire garder toutes les observances.

En 1709, la Mère Angélique de Carné lui succéda. Le peu que les Annales nous font connaître de cette religieuse, suffit pour prouver qu'elle avait éminemment les qualités de cette charge.

Le crédit que lui donnait sa naissance fut aussi grandement utile au Monastère, surtout pendant la famine de 1709. M. Ferrand, l'intendant de la province, lui fit de larges aumônes. Dans plusieurs circonstances, la protection divine fut visible. Le mur de clôture menaçait ruine depuis longtemps ; il eut enseveli sous ses débris toutes les petites pensionnaires, si une pluie n'était venue, quelques minutes avant sa chûte, les faire rentrer dans la maison. Une image de la Sainte Vierge fut trouvée intacte sous les décombres. La Mère de Carné, pour témoigner à Marie sa reconnaissance de la protection accordée aux enfants, lui fit élever une petite chapelle.

Cet accident nous renseigne sur le nombre des élèves ; elles n'étaient alors que douze, mais appartenaient aux meilleures familles.

Un autre miracle fit que le couvent échappa à l'incendie, quand le palais de la Monnaie brûla tout près de lui. Au moment du plus grand danger, M. l'intendant Ferrand entra dans la maison. Ce fut l'occasion de nouveaux et plus signalés bienfaits de sa part, car ayant remarqué l'étroitesse et le petit nombre des cellules, il fit à ses frais de nouvelles et importantes constructions.

Les Annales signalent avec allégresse le passage des Sœurs sorties de Guingamp pour la fondation de Tours. La bonne Mère Marie de Saint-Julien en particulier, qui avait donné les premières mères de Guingamp, jouissait des bénédictions données à son entreprise.

Malgré ses quatre-vingt-trois ans, elle avait conservé toutes ses facultés et donnait à la communauté l'exemple de l'humilité la plus profonde et de la régularité la plus parfaite. Ses Sœurs la placèrent encore à leur tête pour la septième fois, en 1715. Mais trois ans plus tard, ses infirmités ne permirent pas de lui continuer cette charge, et la Mère Marie-Angélique de Carné fut réélue en 1718.

Tous les triennats de cette Mère devaient être marqués de croix bien sensibles. Peu après son élection, elle vit sa communauté éprouvée par une épidémie terrible qui semble avoir été le choléra. La Mère Supérieure faillit elle-même en mourir, vingt-cinq religieuses en furent atteintes à la fois. Les Pénitentes et les Pensionnaires quittèrent le monastère. Elles ne durent pas trouver au dehors beaucoup plus de sécurité ; en effet, si l'annaliste est bien renseignée, vingt-cinq mille personnes furent enlevées par ce fléau dans le diocèse de Rennes seulement.

Les Sœurs commençaient à se remettre de cette épreuve lorsque la Mère Marie du Cœur de Jésus de la Grève et ses compagnes arrivèrent au monastère pour se rendre à Paris. Les voyageuses eurent la consolation d'y apprendre que le V. P. Eudes avait prédit cette fondation, mais annoncé en même temps qu'elle serait accompagnée de grandes croix. La certitude de faire ainsi la volonté de Dieu dut animer leur courage et les soutenir plus tard, lorsque les épreuves ainsi prédites arrivèrent.

Peu après le passage des Sœurs, le 24 avril 1720, s'éteignit doucement dans le Seigneur la Mère Marie de Saint-Julien Leblond. Pour compléter ce que nous savons d'elle, nous dirons que, dans les deux dernières années de sa vie, elle sollicita la faveur d'être employée comme aide des maîtresses aux classes des Pénitentes. La Mère de Carné le lui accorda, sachant bien l'édification qu'elle donnerait à ces âmes et les bénédictions que ses prières attireraient sur elles.

Sa mort fut précédée d'une maladie de cinq mois, pendant lesquels les Sœurs purent être les témoins de son amour du recueillement et de son humilité. Cette vénérable Mère avait prié la Supérieure, son ancienne novice, de lui donner tous les soirs sa bénédiction ; elle la recevait avec un profond respect. Elle voulait qu'on lui parlât souvent de Dieu, et prenant les plaintes que la maladie lui arrachait quelquefois pour des impatiences, elle en demandait fréquemment pardon. C'est ainsi, disent les Annales, que ses bons exemples suppléèrent à ce qu'elle aurait pu dire d'édifiant dans ses derniers moments. Elle était âgée de quatre-vingt-huit ans et six mois, et professe depuis plus de soixante-sept ans.

La plus grande épreuve du gouvernement de la Mère de Carné vint du terrible incendie qui détruisit presque entièrement la ville de Rennes.

« Le 23 décembre 1720, disent les Annales, le feu prit dans un quartier assez éloigné du Monastère. Pour venir en aide aux pauvres incendiés, les Sœurs tinrent leurs portes ouvertes et reçurent les meubles qu'ils voulurent leur confier. Il en fut ainsi depuis le dimanche soir jusqu'au mercredi, jour où elles se virent elles-mêmes menacées. Rien ne pouvait arrêter l'envahissement des flammes. Les Sœurs durent donc songer à mettre en sûreté ce qu'elles avaient de plus précieux, mais la confusion que causèrent les personnes qui venaient reprendre leurs meubles fut cause qu'une partie des leurs furent brisés ou perdus.

Cependant un morne silence régnait dans la ville. Trente-deux rues en feu présentaient un affreux spectacle. La population terrifiée et découragée par l'inutilité de ses efforts semblait décidée à tout abandonner à l'élément dévastateur. Les Sœurs, épuisées elles-mêmes, n'attendaient plus que la destruction de leur cher couvent. Dès le mercredi, Mgr Turpin de Crissé de Sansay, Évêque de Rennes, leur avait envoyé une permission de se retirer dans leurs familles. Voyant qu'aucune n'en profitait, et qu'elles exposaient leur vie pour sauver leur monastère, Sa Grandeur s'y transporta le jeudi soir et obligea le plus grand nombre à se retirer en ville ou dans d'autres communautés. La Mère de Carné répondit à Sa Grandeur, avec respect mais aussi avec une courageuse énergie, que tant qu'elle trouverait où poser les pieds sans être sur des charbons ardents, elle n'abandonnerait pas son Monastère. Plusieurs Sœurs imitèrent son courage.

Cette généreuse résolution sauva la maison, car pour faire la part du feu, ceux qui le combattaient avaient résolu de la détruire dès qu'elles l'auraient abandonnée. Excités au contraire par cette inébranlable fermeté, ils se mirent au travail avec une nouvelle ardeur, et contre toute espérance réussirent enfin, dans la nuit du jeudi au vendredi, à se rendre maîtres de l'incendie.

Ce succès fut attribué moins encore à leurs persévérants labeurs qu'à une protection toute miraculeuse de Dieu. Plusieurs personnes assurérent avoir vu au milieu des flammes une Religieuse de l'Institut qui les forçait à respecter le monastère. La Sœur Marie des Anges Chevrier, dès le second jour de l'incendie, avait placé le portrait de Marie Desvallées dans le haut du clocher, et lorsque le feu embrasa les deux maisons voisines, les flammes s'élevèrent avec impétuosité sur ce clocher, mais en furent visiblement repoussées. Ce fait fut observé par les PP. Capucins et Jacobins, par les Sœurs et par toutes les personnes occupées à éteindre l'incendie. Dans maintes circonstances, ces différents témoins en ont parlé comme d'un prodige évident ».

C'est à cette épouvantable catastrophe que Rennes doit la destruction de presque tous ses anciens monuments historiques et sa forme toute moderne. Les vœux de la Mère de Carné avaient été exaucés, le Monastère, dans sa plus grande partie, était sauvé. Mais d'importantes réparations étaient indispensables et presque tout le mobilier et les provisions avaient disparu. Mgr de Sansay et M. l'Intendant donnèrent aux Sœurs quinze cents francs sur les aumônes envoyées par la Cour. Le Roi leur donna aussi l'étendue de douze arpents de bois dans la forêt de Rennes pour aider à la reconstruction du couvent. Différentes aumônes lui furent encore faites, et enfin toutes les maisons de l'Ordre vinrent à son secours autant que leurs ressources le leur permirent. Il fallut longtemps aux pauvres incendiées avant qu'elles pussent se remettre de cette catastrophe. Rien ne le prouve mieux que l'impossibilité où elles se trouvèrent pendant plusieurs années d'utiliser le bois donné par le Roi.

En 1724, la Mère Marie-Anne-Eugénie de Bouëxic de Pinieux fut élue pour la première fois. Elle était parente de la Mère de Carné qui l'avait même tenue sur les fonts du baptême. Son éducation se fit près de ses tantes, religieuses de l'abbaye royale de Saint-Sulpice. Dès ses jeunes années, Dieu lui fit sentir qu'il l'appelait à la vie religieuse. La vertu de sa marraine la détermina à choisir l'ordre de Notre-Dame-de-Charité. Victorieuse des résistances de sa famille, elle y entra dans sa dix-huitième année. Sa profession eut lieu le 29 janvier 1709, fête de Saint François de Sales, dont elle a imité la douceur, la charité et le support du prochain.

Au moment de son élection, pendant que ses Sœurs en témoignaient une grande joie, sa douleur fut si vive que bientôt une grave maladie se déclara et la força à rester longtemps à l'infirmerie. Dès que ses forces lui permirent de se lever, l'humble Religieuse fit prier M. le Supérieur du couvent de se rendre au parloir, sans lui faire connaître le motif de sa demande. Soutenue des infirmières, elle s'y rendit elle-même, et là, tombant à genoux, elle le supplia de la déposer, se reconnaissant incapable de gouverner à cause de son manque de santé et surtout de vertu.

M. le Supérieur, juste appréciateur de son mérite, lui adressa quelques paroles d'encouragement et lui déclara qu'il la trouvait plus capable de gouverner de son lit que bien d'autres dans la plénitude de la santé. La Mère Marie-Anne se retira du parloir comme une criminelle à laquelle sa grâce vient d'être refusée.

Au moment de sa réélection, ses instances, jointes à celles de sa mère, avaient obtenu de Mgr de Rennes qu'elle ne fût pas portée sur le catalogue. La Mère Marie-Angélique de Carné, au nom de plusieurs anciennes religieuses, demanda respectueusement le motif pour lequel Sa Grandeur jugeait utile de limiter ainsi la liberté de leurs élections, et exposa que les vertus de la Mère de Bouëxic la rendaient plus digne de gouverner qu'aucune autre. Ces représentations furent portées à Mgr de Breteuil qui s'y rendit facilement, et la Mère Marie-Anne fut réélue.

Peu après, elle eut la douleur de perdre la Mère Marie-Angélique de Carné, dont l'affection et les lumières l'avaient toujours beaucoup soutenue et encouragée. Ces deux grandes âmes étaient encore plus unies par les liens de la vertu que par ceux du sang. Aussi rien ne troubla jamais leur union.

L'histoire ne nous a rien conservé du gouvernement des Mères Marie de Saint-Julien Péchard (1730) et Marie de Sainte-Rose Menissier de Launay (1737-1743 — 1749-1752). Cette dernière fut envoyée avec la Mère Angélique Gardin à l'Assemblée de Caen de 1734.

Dès ce temps, la Mère de Bouëxic, souvent malade, se trouvait dans l'impossibilité d'entreprendre ce voyage. Malgré l'état d'infirmité de cette bonne Mère, la Communauté la plaça toujours à sa tête, quand les Règles le permirent. Au moment de sa déposition, après son septième triennat, elle espérait bien que sa santé ne lui permettrait pas d'être réélue. Son espérance ne se réalisa pas. Courbant la tête sous le fardeau, elle se contenta de dire : « Je ne devais pas m'y attendre, » et reçut avec simplicité les témoignages d'affection de ses Sœurs.

Rentrée à l'infirmerie, elle trouva une couronne de fleurs que l'infirmière avait posée sur son lit. Elle fit enlever ces fleurs et, se mettant à genoux, récita le Miserere, les bras en croix, l'interrompant plusieurs fois par ses pleurs. La Sœur infirmière crut un moment qu'elle se trouvait plus mal et lui demanda ce qu'elle ressentait. La bonne Mère répondit : « Je souffre d'être hors d'état de donner aux Sœurs les secours qu'elles sont en droit d'attendre de moi. Je les avais cependant priées de ne point penser à moi, et c'était avec la plus grande sincérité que je leur avais dit qu'en vérité je n'étais plus capable de rien ».

L'infirmière, pour la consoler, lui repartit que les Sœurs feraient tout leur possible pour lui alléger le fardeau et qu'au besoin elles feraient quatre charges pour une. La Mère de Bouëxic repartit : « Je suis bien persuadée de la vertu de nos Sœurs et de leur indulgence. J'en ai bien des preuves. Elles porteront plus de la moitié du fardeau. Mais, devant Dieu, le grand compte sera pour moi ».

En réalité, ses souffrances ne firent qu'augmenter. Bientôt il s'y mêla des attaques d'apoplexie, et un an plus tard, le 22 juin 1756, les Sœurs eurent la douleur de la perdre. Elle les avait gouvernées vingt-deux ans.

Après la mort de la Mère de Bouëxic, le choix des Sœurs se porta sur la Mère Marie-Angélique le Gras de Charot. Cette respectable Mère avait dû naître en 1692. Elle avait donc déjà soixante-quatre ans. Fort jeune, elle manifesta son désir de se consacrer à Dieu ; mais son entrée au noviciat fut retardée par l'ordre de Mgr l'Évêque de Rennes. Vers 1708, Mgr de Lavardin trouvait la communauté trop nombreuse pour les ressources dont elle disposait, et avait défendu de recevoir des novices. Cet obstacle dut être levé l'année suivante, et Mlle le Gras fit son noviciat et sa profession. Après l'incendie de Rennes, son habileté pour la pharmacie rendit de grands services au monastère, et dans ces temps d'extrême pauvreté lui permit de réaliser d'importantes économies. Cet emploi lui fournissait encore l'occasion d'exercer sa charité envers le prochain. Cette vertu brilla surtout en elle lorsque ses supérieures lui confièrent l'économat et plus tard le gouvernement des Pénitentes. Vers 1740, leur conduite offrait de grandes difficultés, car presque toutes étaient renfermées contre leur gré. La bonté de la Mère Marie-Angélique répugnait à la fermeté nécessaire dans de telles circonstances ; mais son zèle sut faire violence à son inclination naturelle, et elle s'acquitta fort bien de cet emploi.

Au moment de l'élection de la Mère de Charot, la Communauté, d'après, une circulaire, n'était composée que de vingt-huit religieuses de chœur, dont beaucoup étaient infirmes. En effet, plusieurs moururent pendant sa supériorité, et les Annales nous disent que l'une d'elles, la Sr Marie de Saint-Charles Poulain de Maulny, était depuis treize ans, comme le saint homme Job, frappée d'une lèpre cruelle depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête.

Les épreuves du monastère furent nombreuses. Divers accicents arrivés pendant des réparations mirent la vie de quelques Sœurs en sérieux danger. Des Pénitentes firent d'ingénieux efforts pour s'échapper. La police dut intervenir avec une grande rigueur pour mettre les Sœurs à l'abri des pierres qu'on lançait méchamment dans leur jardin.

Mais au jubilé de 1760 une grande consolation fut accordée aux Sœurs, celle de voir leurs Pénitentes profiter de cette grâce. Les exercices furent prêchés par le R. P. le Fèvre, supérieur-général des Eudistes. Les Annales font les plus grands éloges de ce Père, et disent qu'il avait rendu à la Communauté les services les plus signalés. Au moment de sa mort, en 1775, elles renouvellent ce témoignage.

Après sa déposition, la Mère Marie-Angélique rentra avec bonheur dans la vie commune. Elle exerça encore les charges d'économe et de réfectorière. Puis, son grand âge et sa cécité forcèrent à la laisser au repos complet. Bientôt même la surdité vint se joindre à ses autres infirmités. Il est difficile de se figurer une situation plus triste ; sa vertu la supporta avec patience. Au milieu de ces épreuves, elle ne manifesta qu'une seule inquiétude, celle de ne pouvoir plus assister à la sainte Messe. Dieu lui accorda la grâce de pouvoir s'y rendre encore le dernier dimanche de sa vie. Dans la journée elle répéta souvent avec joie : « J'ai eu le bonheur d'entendre la sainte Messe ! ». Le soir même elle était en danger de mort, et l'absence de connaissance ne lui permit pas de se confesser. Plus tard il lui fut cependant possible de le faire et de recevoir les autres Sacrements.

La Mère Marie-Angélique le Gras de Charot mourut pieusement le 13 août 1779, après soixante-dix ans de vie religieuse. Bien peu de Sœurs, s'il y en a, ont porté plus longtemps le joug du Seigneur dans l'Ordre de Notre-Dame-de-Charité. Elle avait fait son noviciat sous la Mère Marie de Saint-Julien le Blond. Avec elle disparaissait le dernier témoin des vertus des premières Mères du monastère. Remarquons la fréquence du nom de Marie-Angélique chez ces Sœurs. On ne peut l'expliquer que par le respect conservé pour la mémoire de la Mère de Balde qui la première avait porté ce nom.

 

CHAPITRE V.

Supériorités des Mères Marie de Saint-François Espert, Marie-Anne-Emilie Picaud de la Pommeraye, Marie Henriette Robinault de Bois-Basset et Marie de Saint-Augustin de Marcorelles. — Destruction du Monastère.

La vie de la Mère Marie de Saint-François-Xavier espert qui lui succéda en 1762, nous est assez bien connue., On trouve, en la lisant, toutes les vertus qui doivent se rencontrer dans les filles du Vénérable Eudes. M. Espert possédait un emploi considérable dans les finances et, par suite, jouissait d'une belle fortune acquise avec la plus sévère probité. Il s'occupa, avec son épouse, de donner l'éducation la plus chrétienne à ses quatre enfants. Mlle Espert fut, avec ses deux plus jeunes sœurs, placée dès l'âge de onze ans au monastère de Notre-Dame-de-Charité. Ce fait nous fournit ainsi la preuve que le pensionnat avait la confiance des familles. A cause de sa précoce raison et de sa piété sérieuse, il fut permis à cette sage enfant d'assister, dès ce temps, à une partie des instructions qui se font au noviciat, et bien loin de plaisanter sur ce qu'elle voyait ou entendait, elle mettait toute son application à en tirer profit, surtout pour se préparer à sa première communion. Elle apporta à cette grande action toute la réflexion et l'amour dont sa jeunesse la rendait capable.

Son éducation finie, ses parents rappelèrent Mlle Espert près d'eux. Les œuvres de miséricorde devinrent alors son occupation favorite. Malgré sa frêle santé, elle visitait les hôpitaux et, peut-être, sans l'intervention de son père, se serait-elle consacrée au service des pauvres de l'Hôtel-Dieu. A ce moment, toutefois, un voyage d'agrément lui fit un peu oublier son désir de vie religieuse, sans la faire cependant négliger ses exercices de piété. Mais la divine Providence prit soin de l'en faire souvenir. Elle courut en mer un sérieux danger. Au milieu du péril, elle promit à Saint François-Xavier de prendre son nom si sa vocation était vraiment d'être religieuse.

Mlle Espert, de retour à la maison paternelle, eut désiré se renfermer immédiatement au couvent, mais son père qui trouvait en elle une aide très précieuse pour toutes ses affaires, s'y opposa autant que son esprit chrétien le lui permit. A dix-neuf ans, elle obtint enfin le consentement paternel et entra au monastère sous les auspices de la Sainte Vierge, le jour même de la fête de son Cœur immaculé.

C'était alors la Mère Marie-Eugénie de Bouëxic qui était supérieure. Cette Mère sut bientôt apprécier les grandes qualités de sa novice et se l'attacha d'une manière toute particulière ; elle s'en servait comme d'infirmière, et, sûre de sa discrétion, lui confiait les affaires les plus importantes. La jeune St Marie de Saint-François, de son côté, prodigua tous ses soins à cette bonne Mère, et son dévouement ne se démentit jamais durant les longues années qu'il lui fut nécessaire. La nuit comme le jour elle lui rendit tous les services qu'exigeaient ses infirmités.

Au sortir d'une grave maladie, la Mère Marie-Eugénie lui demanda un jour si sa mort n'eût point ébranlé sa vocation. La généreuse novice lui répondit aussitôt : « Ma mère, je vous aime tendrement, mais je ne suis point venue en religion pour vous, et, en vous perdant, je n'aurais point perdu Dieu que je suis venue chercher ».

Sa ferveur ne se démentit point après sa profession, et Dieu bénit le zèle avec lequel elle s'acquitta des différents emplois qui lui furent confiés. Sous les multiples supériorités de la Mère de Bouëxic, la St Marie de Saint-François se servit toujours de son influence dons l'intérêt de la paix. Quand un rapport désavantageux avait été fait contre quelque Sœur, elle engageait cette bonne Mère à attendre avant d'en faire la correction. « On aura parlé le cœur ému, lui disait-elle, il y a de l'exagération, écoutez aussi la personne accusée ». Elle eut désiré pouvoir justifier les deux parties, tant sa charité était vraie.

Après la mort de la Mère Marie-Eugénie, la St Marie de Saint-François ne parut nullement troublée ou inquiète. Comme sacristine, elle s'occupa elle-même des funérailles, puis elle se soumit avec la même simplicité au gouvernement de la nouvelle Supérieure, sans paraître en sentir la différence.

Ces vertus réunies à tant de qualités la placèrent elle-même à la tête de la Communauté, en 1762. Sa supériorité fut remarquable par la douceur, l'affabilité mêlée de fermeté avec laquelle elle conduisit ses Sœurs. Les infirmes surtout en ressentirent les bienfaisants effets. Une Sœur converse manifesta, dans une maladie, le désir de manger un fruit, espérant qu'il lui ferait du bien. La mère Supérieure commanda aussitôt de l'acheter. Il était rare en cette saison et par conséquent d'un prix très élevé ; l'infirmière le lui fit observer, mais elle répondit : « Peu importe, si on peut l'avoir, le prix ne doit pas faire de difficulté. N'y aurait-il que cet argent dans la maison, nous devrions nous priver d'une partie de notre nécessaire pour satisfaire nos Sœurs malades. Qu'on ne nous fasse jamais cette objection ».

Cette conduite avait pour principe une très grande confiance en Dieu. Bien souvent, quand la pauvreté se faisait sentir, la Mère Marie de Saint-François répétait : « Dieu nous a-t-il jamais manqué ? Espérons donc et ne nous abattons pas ». Cette vertu lui fut très nécessaire au milieu des difficultés que lui causèrent d'urgentes réparations et surtout l'excessive cherté des vivres. Leur prix obligea même à élever celui des pensions. Dans toutes ces occasions, la bonne Providence vint à son aide, si bien qu'une dame pouvait dire : « Il suffit à la Mère Marie de Saint-François de désirer pour avoir ».

Le monastère, comme tous ceux de l'Ordre, avait alors des dames pensionnaires. C'était à la fois un moyen d'exercer la charité et de se procurer quelques ressources. C'est à l'égard de ces dames surtout que la Mère Espert montra sa fermeté, en les obligeant à se conformer aux usages de la Maison ; jamais elle ne leur permit ce que, pour de bonnes raisons, elle leur avait une fois défendu. C'est ainsi que l'assistance à la messe de tous les jours et aux offices du dimanche devint obligatoire à toutes ces dames. Si quelqu'une y manquait, la Mère Espert allait immédiatement à sa chambre lui proposer malicieusement le secours du médecin. Après s'être abstenue de la grand'messe, si une d'elles voulait sortir, la Mère Supérieure lui répondait : « Vous êtes trop souffrante pour vous promener ». Aucune raison n'était capable ensuite de lui faire accorder la permission refusée.

Son inflexibilité était bien plus grande encore pour celles qui se permettaient de se rendre à des soirées ou au théâtre. Ces dames ne pouvaient rentrer que trois mois après cette infraction. La Mère Espert résista aux instances d'un Vicaire Général, qui sollicitait la grâce de l'une d'elles. Une nièce de cette ferme Supérieure assista à une comédie. Le silence longtemps gardé sur sa désobéissance la sauva du renvoi. Lorsque sa tante l'apprit enfin, elle lui en fit de sévères reproches et ajouta : « Vous êtes heureuse que j'aie ignoré votre conduite, car vous auriez couché ce soir-là chez nos Sœurs tourières ; le lendemain, je vous aurais renvoyée chez votre mère, et vous ne fussiez pas rentrée ici tant que j'aurais été en charge ».

Sa vigilance s'appliqua aussi aux livres introduits dans la Maison. Ils étaient bientôt découverts, saisis et détruits. La sévère réprimande qui accompagnait cette action, inspirait une crainte salutaire et empêchait de recommencer.

Le zèle de la Mère Espert s'exerça surtout, avec beaucoup d'ardeur et de fruit, à l'égard des Pénitentes. Elle éprouvait une grande satisfaction quand la classe était remplie. Une novice s'affligeait de voir que toutes ne se convertissaient pas ; elle lui dit : « Oh ! ma Sœur, si, comme nous l'espérons, nous avons par nos soins le bonheur d'empêcher l'offense de Dieu pendant que nous les gardons, c'est bien suffisant pour nous encourager et nous tenir dans la joie en travaillant à leur salut ». Si les personnes qui les présentaient, les accusaient d'être très vicieuses, la bonne Mère ne s'en effrayait point, les excusait autant que possible et disait alors : « Je suis persuadée que c'est par ignorance, défaut de bons conseils et entraînement des mauvais exemples que cette personne s'est éloignée du bien. Espérons qu'elle changera ».

Comme l'ordre de la charité le demande, les religieuses furent le premier objet de sa sollicitude. Il était facile aux Sœurs de lui exposer leurs besoins sans éprouver de timidité, tant son accès était aimable. Souvent sa réponse, lorsqu'elle jugeait qu'il y avait eu souffrance, était celle-ci : « Eh ! ma Sœur, que ne le disiez-vous plus tôt ? ». C'est ainsi que ses paroles affables neutralisaient ce que sa gravité naturelle aurait eu facilement de trop imposant. Elle avait donc le rare talent de se faire craindre et aimer ; chez ses Sœurs surtout, l'attachement a toujours prévalu.

La grande consolation de la Mère Espert pendant les six ans de son premier gouvernement fut de donner l'habit à onze Novices et d'en admettre dix à la profession. Ces nouvelles Religieuses étaient bien nécessaires à la Communauté, car un grand nombre de Sœurs étaient fort avancées en âge.

La Mère Marie-Anne-Emilie Picaud de la Pommeraye fut élue en 1768. Elle appartenait à une famille de saints. M. de la Pommeraye récitait chaque jour le bréviaire, et tous les vendredis jeûnait au pain et à l'eau. Un de ses fils se fit prêtre et devint chanoine de la cathédrale ; son zèle, son dévouement, s'exercèrent surtout auprès des condamnés à mort. La direction des âmes pieuses fut aussi une de ses occupations favorites. Il mourut en odeur de sainteté. Deux des filles de M. de la Pommeraye furent religieuses Ursulines, et deux à Notre-Dame-de-Charité. La Sr Marie-Anne-Emilie dut, en grande partie, sa vocation au chanoine son frère. Il lui avait prescrit quelques pratiques pieuses en l'honneur du Verbe Incarné et de son auguste Mère. En les terminant, elle ajoutait : « Mon Dieu, donnez-moi, je vous prie, la vocation religieuse, je la veux, donnez-la moi ». Elle fut exaucée, comme le seraient beaucoup d'âmes si elles faisaient la même prière. Mais trop souvent un funeste préjugé et une grossière erreur font croire que cette grâce ne peut se demander, qu'elle doit venir d'elle-même, sans aucun concours de notre part, qu'il est même dans l'ordre de la combattre et d'y résister.

Ce ne fut cependant qu'à vingt-cinq ans que Mlle de la Pommeraye entra au Monastère. Ses progrès dans les vertus religieuses furent rapides, car son application à se vaincre elle-même fut héroique. Elle acquit par suite à un degré remarquable les vertus qui étaient opposées à ses défauts. Aussi, son humilité fit souvent l'admiration de ses Sœurs, et elle était le résultat de la victoire sur un caractère naturellement hautain et fier.

Des fonctions qu'elle exerça dans le couvent après sa profession, nous ne ferons connaître que sa conduite vis-à-vis des Pénitentes. Elle fut huit ans chargée de leur direction. Sa tendresse pour ces pauvres âmes fut vraiment celle d'une mère. Elle pourvoyait à tous leurs besoins, prenait soin de leurs pauvres effets, malgré les répugnances que lui faisait éprouver son goût pour la propreté. Pendant l'hiver, si l'obéissance ne s'y fût opposée, elle se fût volontiers dépouillée d'une partie de ses vêtements pour mieux protéger ses chères enfants contre le froid.

Sa charité s'exerçait surtout envers les malades et les infirmes. Après une longue maladie, une Pénitente fut couverte d'horribles plaies. La Sr Marie-Anne la pansait elle-même. Pour épargner aux compagnes de cette pauvre infirme la peine de coucher près d'elle, cette compatissante maîtresse la mit dans une chambre voisine de la sienne, et toutes les nuits elle se levait pour lui donner les secours qui lui étaient nécessaires. Ce sacrifice était grand, car, sujette à de violents maux de tête, elle avait besoin d'un sommeil prolongé. Plusieurs Pénitentes moururent ainsi assistées par sa constante charité.

La Sr Marie-Anne aimait aussi à leur faire donner des retraites par les plus zélés prédicateurs. Une d'elles ayant fait une conversion éclatante, sa bonne maîtresse ne savait comment lui en témoigner son bonheur : « Ah ! ma fille, lui disait-elle, que vous rendrai-je pour le plaisir que vous me procurez ? Je voudrais l'avoir acheté de mon sang ».

Son rare bon sens lui faisait aussi habilement ménager leur susceptibilité et choisir les moments pour les reprendre sans les aigrir. Sa bonté a même quelquefois paru excessive. Ces personnes le remarquaient elles-mêmes et disaient : « Voyez comme elle traite bien telle et telle qu'il serait si juste de punir ! ». Les résultats prouvaient bien que cette conduite ne venait point de la faiblesse, mais plutôt de la prudence et de l'habileté.

Pendant sa supériorité, les mêmes qualités la firent chérir de toute la Communauté. Mais son courage fut mis à de très dures épreuves. Les Novices firent complètement défaut et la pauvreté du Monastère fut extrême. Le blé était fort cher et de mauvaise qualité. Le pain qu'on en faisait n'était pas mangeable, il engendra une foule de maladies. Les Annales disent qu'on ne voyait dans la maison que confesseurs, médecins et apothicaires. Deux jeunes Sœurs sur lesquelles reposaient de grandes espérances, moururent. La Mère Supérieure fut elle-même en danger. Pour comble de malheur, d'habiles voleurs trompèrent l'économe et dépouillèrent la Communauté du peu qui lui restait.

En 1773, Mgr de Girac, après avoir fait la visite des paroisses de la ville, voulut faire celle des communautés. Il se rendit plusieurs fois au monastère et en clôturant la visite, Sa Grandeur dit aux Sœurs :

« Oui, mes très chères Filles, je me sens obligé de vous le dire dans la sincérité et la joie de mon cœur, j'ai été très édifié de trouver votre Monastère dans une si grande ferveur, surtout après être resté si longtemps sans visite. J'en suis plein d'admiration. Ce qui me surprend et me charme le plus, c'est que vous vous êtes conservées sans liaisons et sans intimité avec les personnes séculières, dont votre maison est remplie. Il faut en bénir Dieu et éviter toujours ce qui peut donner entrée à la dissipation. Edifiez ces personnes par votre régularité et agissez à leur égard avec la plus grande politesse, lorsque vos emplois demandent que vous ayez des relations avec elles ; par là vous honorerez Dieu et la Religion, et vous procurerez de bons sujets à votre Maison ».

Le Prélat se montra fort heureux de connaître la Maison et l'assura de toute sa bienveillance. Il donna aussi ce jour-là la confirmation aux Pensionnaires et aux Pénitentes, et témoigna aux maîtresses sa satisfaction de la bonne tenue des unes et des autres. Mgr Bateau de Girac est le dernier évêque de Rennes avant la Révolution. Il ne mourut qu'en 1820, chanoine de Saint-Denis.

La pauvreté de la Maison lui fit faire une défense regrettable, celle de ne recevoir aucune novice qui n'apportât une dot complète. La disette de sujets devint de plus en plus grande, les emplois très difficiles à remplir. Un peu plus de confiance en Dieu eut été plus profitable au monastère.

Le vendredi 21 mai 1773 était la centième année de l'arrivée à Rennes des Sr Marie de Saint-Julien le Blond et Marie-Angélique de Balde. Ce jour fut donc choisi comme centenaire de la fondation. Les Religieuses s'y préparèrent par trois jours de retraite, comme elles font aux fêtes solennelles. Mgr de Girac leur accorda pour le triduum l'adoration des Quarante Heures. Le premier jour, les offices furent célébrés par le chapitre de la cathédrale, le second par le clergé de la paroisse Saint-Étienne. Le troisième ce furent les Pères Eudistes avec leurs élèves du grand et du petit séminaire.

La chapelle avait été repeinte à l'occasion de ces fêtes. Elle fut ornée avec beaucoup de goût. Tous les offices furent chantés en musique. Le lendemain, une messe des morts fut célébrée pour toutes les Sœurs et tous les bienfaiteurs décédés.

Pour finir les faits relatifs à la première supériorité de la Mère Picaud, signalons la mort édifiante d'une Pénitente. Entrée de force au monastère, elle avait attendu avec une vive impatience le moment de sa sortie. Une fois dans le monde, les dangers auxquels elle vit son salut exposé, la firent redemander son entrée. Sa vie fut constamment sainte à partir de ce jour. Pénétrée de la crainte de la mort et du jugement de Dieu, elle résista pendant de longues années aux plus violentes tentations. Vers la fin de sa vie un asthme la faisait beaucoup souffrir. Le dimanche des Rameaux 1773, elle tomba malade et fut obligée de se mettre au lit. Les Sœurs crurent à une attaque de son mal ordinaire ; elle, au contraire, dit avec assurance : « J'espère bien que Dieu m'accordera la grâce que je lui ai tant demandée, de mourir le Vendredi-Saint ». Elle répéta ces paroles à toutes les personnes qui la visitèrent.

On n'ajouta pas cependant beaucoup de foi à sa prophéties mais bientôt l'inutilité des remèdes et l'augmentation de la fièvre inspirèrent quelque crainte ; on lui proposa les derniers sacrements qu'elle reçut avec une grande ferveur. Le Vendredi-Saint, sa santé paraissait s'être améliorée et elle n'en continuait pas moins à dire que c'était son dernier jour. Vers deux heures, son état s'aggrava tout à coup et, quelques heures après, sa prophétie était réalisée. Sa mort fut celle d'une prédestinée.

Vers le même temps, les Annales racontent la mort du saint Monsieur Boursoul, que les Sœurs regardaient comme un de leurs bienfaiteurs à cause des signalés services qu'il avait rendus au monastère. Le dévouement de ce bon prêtre pour les œuvres de sanctification ne permet pas de contester cette assertion. Par amour pour les pauvres, il avait sollicité la faveur d'être aumônier de l'hôpital Saint-Yves. Le lundi de Pâques, 4 avril, après avoir passé de longues heures au tribunal de la pénitence, il eut un entretien avec les ecclésiastiques attachés à l'hôpital, et leur rappela que quarante-cinq ans auparavant il avait commencé ses prédications dans l'église de la paroisse de Toussaints où il devait prêcher le soir.

Avant de se rendre à cette église, ce bon prêtre fit dans sa chambre une fervente prière. Il monta en chaire à trois heures pour prêcher sur la gloire et le bonheur des Saints. Son action avait la vigueur et l'ardeur de la jeunesse, sa voix, un éclat inaccoutumé, son geste véhément faisait comprendre d'avance ce qu'il allait dire. Vers la fin du premier point, après une vive et touchante description du Paradis et de la joie des Bienheureux, il s'écria : « Non, mes frères, jamais il ne sera donné aux faibles yeux de l'homme de soutenir ici bas l'éclat de la Majesté divine ; ce ne sera que dans le Ciel que nous le verrons face à face et sans voile : Videbimus eum sicuti est ». En finissant ces paroles, courbé sur les bords de la chaire, il expira, les yeux fixés au Ciel. Lorsqu'à son silence, son nombreux auditoire se fut aperçu de sa mort, une personne s'écria : « Il parlait du Ciel, il y est ». Ce jugement est celui de l'histoire, car ce grand serviteur de Dieu à laissé une incontestable réputation de sainteté.

En 1774, la Mère Picaud de la Pommeraye fut déposée. A partir de ce moment, elle reprit la vie humble et soumise qui avait tant édifié ses Sœurs avant son élection. Sa seule crainte était de leur causer quelque chagrin. Si ce malheur lui arrivait, même involontairement, elle ne pouvait trouver de repos jusqu'à ce qu'elle eût réparé sa faute.

Elle fut longtemps chargée de la porte. Cette fonction était très pénible à Rennes à cause des nombreuses dames pensionnaires qui habitaient la maison. Douce et obligeante, elle édifiait toutes les personnes avec lesquelles son emploi la mettait en rapport. En 1779, la mort lui enleva sa Sœur Marie de Sainte-Reine. Cette respectable Religieuse avait été formée, pendant son noviciat, par la Mère Marie de Saint-Julien Le Blond. Elle était un témoin fidèle des premières traditions du Monastère, La Mère Marie-Eugénie-Emilie lui survécut encore cinq ans. La dernière année de sa vie ne fut qu'un long martyre, supporté avec une angélique patience. Dieu y mit fin le 9 septembre 1784.

La Mère Marie de Saint-François-Xavier Espert avait repris les rênes du gouvernement en 1774. Sa supériorité fut attristée par la mort de plusieurs Sœurs. Les Annales reproduisent les vies abrégées des Soeurs Marie de Saint-Joseph Lefrageul, Prudence Thomas, de Saint-Dosithée Guérinet, de Sainte-Célinie Pajot de Lafond, de Sainte-Angélique le Gras Charot, de Sainte-Reine Picaud de la Pommeraye. Leur lecture prouve combien la sève religieuse était abondante dans cette Communauté si dépourvue des biens terrestres. Ces vides étaient d'autant plus sensibles que la défense de l'Évêque empêchait de les combler par la réception de nouvelles novices. La bonne Mère Supérieure était obligée de se multiplier pour pourvoir à toutes les exigences de la maison. Une circulaire nous apprend qu'elle était composée, en 1775, de cent quatorze personnes, dont une trentaine de grandes pensionnaires, exigeant un service compliqué et pénible. L'année suivante, l'absence de clôture causée par la chute d'un mur, force de diminuer le nombre des Pénitentes. Elles ne sont plus que vingt-cinq, presque toutes volontaires. Nous approchons, du reste, de la Révolution et du décret royal qui va imposer cette loi à toutes les maisons de repentir. Peut-être déjà l'esprit révolutionnaire se faisait-il sentir à Rennes. Cette ville, avec son Parlement janséniste et voltairien, en fut un des plus ardents foyers.

La chute de ce mur, outre les ennuis causés aux Sœurs, fut l'occasion d'une grosse dépense. Connaissant l'extrême pauvreté de la maison de Rennes, le monastère de Caen lui envoya généreusement mille francs. Mgr de Girac promit aussi aux Sœurs de leur venir en aide. Son palais épiscopal était alors tout près du couvent. Mais peu après, il alla habiter l'abbatiale de Saint-Melaine et oublia ses promesses. Ce déplacement priva encore les Sœurs des secours spirituels que leur donnait M. l'abbé Le Mintier, vicaire-général. Pendant plusieurs années, cet ecclésiastique vint leur dire la messe à l'heure qui obligeait le plus la Communauté, et il ne voulait même pas qu'on lui en témoignât de la gratitude. Nous le retrouverons dans l'histoire de Guingamp, car il fut le dernier évêque de Tréguier.

Plusieurs morts survenues au Pensionnat, à la classe des Pénitentes et à la Communauté attristèrent la fin de la supériorité de la Mère Espert. Elle eut comme consolation celle de pouvoir enfin relever le mur de clôture et une petite chapelle dédiée à la Sainte Vierge.

Peu de temps après sa déposition, un accident, qui parut d'abord sans importance, causa sans doute une lésion cérébrale à cette bonne Mère, car à partir de ce moment, elle ne jouit plus de l'usage de la raison. Mais, même dans ce triste état, la puissance de ses bonnes habitudes lui faisait encore faire beaucoup d'actes de vertus. Elle mourut en 1788 sans recouvrer l'intelligence.

Elle avait été remplacée en 1780 par la Mère Marie-Henriette Robinault de Bois-Basset. Cette Sœur, après avoir fait son éducation à la maison royale de Saint-Cyr, était rentrée dans sa famille, lorsqu'une mission donnée dans sa paroisse la décida à se faire religieuse. Sans rien dire de son projet, elle demanda son entrée à la Charité comme grande pensionnaire, afin d'étudier de près l'Institut et de voir s'il lui serait possible de l'embrasser. La veille même de sa réception au noviciat, elle assista encore à une petite soirée que se donnaient entre elles les dames pensionnaires. Aussi celles-ci furent bien surprises lorsque le lendemain elles apprirent sa résolution.

Sa vie religieuse nous la montre courageuse à se vaincre elle-même en tout et toujours. La répugnance pour l'enseignement l'avait empêchée de s'unir à ses anciennes maîtresses de Saint-Cyr ; une fois entrée à Notre-Dame-de-Charité, elle s'occupa longtemps de la direction du Pensionnat et y eut de brillants succès. La faiblesse de sa santé et sa timidité lui rendaient le chant très-pénible, mais sa voix était belle, et pour rendre service au monastère elle dirigea presque constamment le chœur. La veille même de sa mort, elle donna encore une leçon de chant aux jeunes religieuses.

Bien qu'elle fût assistante au moment de son élection, le choix de ses Sœurs la surprit beaucoup et l'affligea si vivement qu'elle fut longtemps sans pouvoir se consoler. Une circulaire de 1781 s'exprime en ces termes à ce sujet :

« Notre joie fut troublée par la crainte que la douleur ne nuisit à sa santé. Encore à présent, il lui faut toute sa vertu et toute sa raison pour se soumettre et courber les épaules sous le fardeau. Si nous n'écrivions à des Sœurs bonnes et indulgentes, nous n'oserions faire l'aveu de la peine qu'ont nos Supérieures à se charger de notre conduite, mais nous pensons que vous jugerez charitablement que l'humilité de nos Mères, leurs répugnances à recevoir les marques de respect prescrites par nos saintes Règles, leur crainte de ne pas faire le bonheur de leurs filles, sont les seules raisons qui leur font redouter le gouvernement ».

Dans les premières années de ce gouvernement, la mort porta de cruels coups à cette communauté déjà peu nombreuse et composée de Religieuses anciennes et infirmes. La maladie de la Sœur économe augmenta les embarras de la Mère Supérieure. Pour comble de malheur, il devint nécessaire d'entreprendre de grands travaux aux murs de la ville sur lesquels le corps principal des bâtiments était appuyé. Mgr de Girac et quelques autres bienfaiteurs firent heureusement de généreuses aumônes.

La Mère Marie-Henriette supporta courageusement ces épreuves, mais elle faillit succomber à la peine que lui causa la certitude qu'un sacrilège avait été commis dans la maison, bien qu'elle connût que la Communauté était tout-à-fait étrangère à ce crime. Une fièvre violente s'empara d'elle, et en quelques heures sa vie fut en danger. Cependant les ardentes prières de ses Sœurs furent exaucées et elle recouvra la santé.

Après sa déposition en 1786, cette bonne Mère ne fit que languir. La maladie de poitrine dont elle avait toujours porté le germe se déclara enfin avec une grande violence. Courageuse et énergique, elle n'en continua pas moins à remplir la charge de directrice du noviciat que l'obéissance lui avait imposée. On peut dire qu'elle mourut dans l'exercice de ses fonctions, au sortir de la messe de Communauté, le 11 juin 1788 ; elle n'était âgée que de cinquante ans.

C'était la Mère Marie de Saint-Augustin de Marcorelles qui lui avait succédé en 1786. Elle eut la triste consolation de recevoir les dernières professions de l'ancien monastère de Rennes. Parmi ces jeunes Sœurs se trouvait la nièce des deux Supérieures précédentes, la Sr Marie de Saint-Louis de Gonzague Robinault du Plessis. Par ses soins aussi une retraite fut donnée aux Pénitentes, et produisit de grands fruits. Aux approches de la Révolution, l'usage de ces retraites tend fort utilement à passer en règle. La Mère de Marcorelles fut continuée en charge en 1789. Elle devait conduire ses filles pendant les mauvais jours qui allaient venir. Les détails sur les persécutions éprouvées par la Communauté font complètement défaut. En lisant ceux que nous donnons pour les autres monastères, il est facile de s'en faire une idée.

L'expulsion eut lieu en 1792. La Communauté était alors composée de 26 Religieuses de chœur, 8 converses et 2 tourières. Toutes refusèrent avec indignation et énergie les serments qui leur furent demandés. Les Sœurs paraissent n'avoir pris aucune précaution pour sauver une partie de leur mobilier. Leur aumônier devait être en fuite, car à la fin il leur fut très-difficile de se procurer les secours religieux. Une ouverture fut faite dans une maison voisine, et là de temps en temps un prêtre venait leur dire la messe. Un tas de fagots cachait l'ouverture par où les Sœurs pouvaient se confesser et communier.

Au jour fixé pour leur dispersion, la Mère Marie de Saint-Augustin réunit ses Sœurs à l'église, et leur dit qu'il était convenable que dans ce moment des épouses de Jésus-Christ fussent trouvées dans son temple. Ce fut là que les sbires de la révolution les rencontrèrent. Les Sœurs sortirent avec leur habit religieux. Dans leur brièveté, ces détails conservés par les Annales nous font assister à une scène vraiment noble et belle, digne des premiers temps de l'Église. Les exécuteurs de cette œuvre impie durent éprouver, au moins involontairement, une surprise respectueuse en voyant ces Religieuses défiler devant eux recouvertes de leur blanc manteau, calmes et soumises au milieu de leurs épreuves, confiantes en Celui pour lequel elles souffraient.

Dans l'espérance d'une réunion qui ne devait avoir lieu que vingt-neuf ans plus tard, les Sœurs, à la fin de cette cruelle année 1792, eurent encore le courage de garder quelques mois leur saint habit, bien que dispersées dans le monde. Les offres les plus obligeantes furent faites à la Mère Marie de Saint-Augustin, dont le mérite et la vertu étaient très connus dans la haute société. Une dame chez laquelle elle dut habiter quelques jours, s'était mise à genoux devant elle en la voyant entrer, lui avait présenté les clefs de sa maison et l'avait priée très humblement d'en prendre la direction. Mais cette vénérable religieuse, fidèle à son devoir, voulut partager le sort de ses Sœurs, et se chargea surtout des plus jeunes, que leur âge exposait davantage. Mlle Espert qui, depuis longtemps, vivait dans le monastère, en prit aussi quelques-unes avec elle. La Sr Marie de Sainte-Eugénie Hillard d'Auberteuil garda le soin des infirmes. D'autres se retirèrent dans leurs familles. La Mère Supérieure resta constamment en rapport avec toutes ses religieuses, les assistant au moins de ses conseils et les animant à conserver autant que possible les pratiques de la vie religieuse. Aussi toutes vécurent dans le monde d'une manière digne de leur sainte vocation. Les unes menaient dans leur petit ménage une vie aussi intérieure que dans le cloître ; d'autres ne se répandaient au dehors que pour y exercer des œuvres de zèle et de charité. Toutes vivaient du travail de leurs mains.

Lorsque la tempête révolutionnaire commença à se calmer, la Mère Marie de Saint-Augustin essaya de réunir les débris de son troupeau dispersé. Entravée dans ses efforts, sa persévérance eût sans doute triomphé des obstacles, lorsque vers la fin de 1801, elle fut frappée d'apoplexie. Après une agonie de neuf jours, elle mourut la veille de Noël. Rien ne pouvait être plus fâcheux pour ses Sœurs. Cette mort les privant de chef, retarda beauçoup la reconstitution du monastère. Il ne devait cependant pas périr. Rennes a toujours profité des travaux des enfants du V. P. Eudes ; c'est dans cette ville que sa Congrégation s'est reconstituée en 1826. Plus tard, nous pourrons voir ce pauvre monastère de Notre-Dame-de-Charité, transporté sur un terrain plus vaste, prendre de splendides développements et devenir un des plus importants de l'Ordre.

(Joseph-Marie Ory).

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