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LA FAMILLE MATERNELLE D'ERNEST RENAN.

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Située sur le Léguer à sept kilomètres de la mer, à l'endroit où cesse le flot de marée, Lannion, berceau de la presque totalité de la famille maternelle d'Ernest Renan, a des origines plus obscures que Tréguier. Il existe pourtant entre les deux cités un singulier parallélisme : toutes les deux sont établies au fond d'un estuaire ; toutes les deux ont pour fondateurs des saints venus peut-être l'un et l'autre de l'île de Bretagne. Mais alors que saint Tugdual a retenu l'attention des légendaires, saint Iudon est perdu dans la masse de ces saints éponymes dont le nom seul est resté.

L'écrivain Ernest Renan.

Ce Iudon est un saint que Renan ne dut pas connaître : il lui eût inspiré quelques réflexions savoureuses. Il n'eût pas manqué de faire appel. en sa faveur, de l'injustice des hommes à celle de Dieu.

C'est le Léguer qui valut à Lannion, à diverses époques, l'importance que l'histoire lui reconnaît. Ce fut une cité commerçante qui eut des moments de prospérité ; et c'est pour ce motif que la famille maternelle d'Ernest Renan s'y établit et y prospéra.

« Je ne pourrais en vérité, écrit-il à sa soeur Henriette, le 15 décembre 1845, me résoudre à consacrer ma vie à des études auxquelles on poserait un but aussi mince que celui de favoriser quelques relations commerciales » (Lettres intimes - Ed. Nelson, p. 264). La phrase est piquante. On la rapproche involontairement de certains passages où il module sa reconnaissance aux ancêtres inconnus, qui ont constitué le terreau sur lequel a pu croître et fleurir sa pensée souple
et nuancée [Note : Essais de morale et de critique (Introd., p. XVIII)]. N'y a-t-il pas, chez lui, quelque ingratitude à célébrer seulement des ancêtres qui, venus peut-être du Glamorgan, furent à l'origine de la lignée des ménagers et des marins établis au pays de Goëllo ? Car Alain et Philibert Renan, son grand-père et son père, maître de barque ou capitaine au long cours, étaient des marchands. Et les Féger, les Hamon, les Heude, les Gautier, les Le Gaffric et même les Cadillan, nobles hommes, sieurs de quelque chose ou de rien, étaient à peu prés tous capitaines de commerce ou « honorables marchands », dont la prospérité, tout en leur permettant de bien élever des familles souvent nombreuses, contribuèrent pour une certaine part à la prospérité générale de Lannion.

C'est le plus souvent dans l'église de Saint-Jean-du-Baly que les nombreux ancêtres maternels de Renan furent baptisés, mariés et honorés, à leur mort, de prières et de chants liturgiques.

... Il n'a pas manqué d'opposer Lannion à Tréguier, celle-ci la ville de l'âme, celle-là la cité des contingences terrestres. Chaque fois le morceau est joli, car il aime se bercer aux antithèses. Bien des atténuations devraient être apportées aux volets de ce diptyque. Il y eut des moments où Tréguier fut, elle aussi, une cité commerçante avide des biens matériels. Les événements de la Ligue brisèrent son essor. Lannion, qui eut également à en souffrir, se redressa assez vite et connut au XVIIème et au XVIIIème siècle, une ère de prospérité.

Ce n'est pas à dire que les préoccupations religieuses aient été indifférentes aux Lannionnais. On y a vu se multiplier les fondations pieuses. Elles y furent presque aussi nombreuses qu'à Tréguier. Alors on adjoint à la chapelle Sainte-Anne, où Henriette Renan aimait à prier, l'Hôtel-Dieu que desservent les soeurs de la Miséricorde ; alors est créée la communauté des Ursulines pour donner l'enseignement aux filles de la noblesse et de la bourgeoisie judiciaire et mercantile. La grand'mère de Renan y sera instruite.

Il n'est pas moins vrai que, à Lannion, c'est le caractère civil qui l'emporte.

A la fin du XVIIIème siècle, la ville compte environ 3.000 habitants (Cf. Henri Sée, Etudes sur la vie économique en Bretagne, 1772, an III). Sa prospérité est duc surtout au commerce et à l'armement. Des bateaux remontent fréquemment la rivière et s'échouent dans ies vases près du pont de Sainte-Anne. Mais le duc d'Aiguillon est nommé commandant pour le roi en Bretagne. Ce que Lannion lui devra surtout, c'est le quai auquel la municipalité a donné son nom, c'est l'Allée Verte, où la mère du Renan viendra cacher sa misère en 1828, c'est aussi la construction de la route qui conduit à Perros-Guirec.

Il est sûr que les Féger, les Cadillan et les Cugneau dont nous aurons à parler dans la suite, ont été très sensibles à ces facilités.

Aux marées de vives eaux, le port peut recevoir des bateaux de 450 tonneaux, jauge d'ailleurs exceptionnelle. Le « Saint-Yves-de-Tréguier » que Joseph Féger, le grand-père de Renan, conduira à Marseille en avril 1784 passe pour un des plus forts de ceux qui y abordent. Il est de 90 tonneaux [Note : Cahier des Congés délivrés par le port de Lannion en 1784 (Archives nationales, G 5. 1163)]. Ce sont le plus souvent de grandes barques qui remontent la rivière après avoir caboté le long des côtes. Il en passait cependant en Angleterre et même en Belgique et en Hollande, plus rarement à Hambourg.

Parmi les denrées que le port recevait, il faut citer, outre la houille d'Angleterre et les bois du Nord livrés dans les ports des Pays-Bas, les épiceries, les vins et les eaux-de-vie. Quelques maisons du Bordelais avaient, à Lannion comme à Morlaix, des courtiers ou des dépositaires. Les exportations consistaient surtout en orge et en chanvre ayant subi les premières opérations du rouissage et du teillage.

Bref, cette activité commerciale donnait aux bourgeois lannionnais une ouverture d'esprit qu'on ne trouvait pas dans les villes de l'intérieur. L'aisance y avait généralisé la bonne humeur. Ce n'est pas sans de sérieuses raisons que Renan vieilli regrettait des habitudes d'être et de penser dont il avait eu un aperçu dans son enfance. « Lannion, dira-t-il en effet, me rappelle des souvenirs de jeunesse, des souvenirs délicieux, le Lannion de la vieille école surtout, avec ses rues étroites, la bonne humeur de ses gens, cette placidité de vie qui en faisait une petite cité
du moyen-âge »
(Cf.. René D'Ys, Ernest Renan en Bretagne, p. 339).

Aujourd'hui la petite ville est bien défigurée, mais il y reste encore assez du passé pour qu'on puisse, par la pensée, en tenter la reconstitution. Bornons-nous à rappeler que c'est sur la place du Miroir [Note : Sur l'emplacement où ont été établies les halles] et aux alentours que se concentrait presque toute son activité commerciale.

Ernest Renan.

***
Les Féger.

Renan se plaisait à expliquer les contradictions de sa nature par des considérations ethniques qu'il ne faut pas toujours prendre très au sérieux. N'aventura-t-il pas une fois que sa formule ethnique pourrait être « un Celte, mêlé de Gascon, mâtiné de Lapon ? » [Note : Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse (Ed. Nelson), p. 78]. Mais il était convaincu qu'il y avait dans la famille de sa mère « des éléments de sang basque et bordelais » (Ibid., p. 114). Et déjà a-t-il précisé « Ma mère qui, par un côté, était gasconne (mon grand-père maternel était de Bordeaux)... » (Ibid., p. 77).

René d'Ys, à la perspicacité duquel on doit ce livre précieux Ernest Renan en Bretagne, a admis sans méfiance cette affirmation. Parlant de la mère de son personnage, il écrit : « Mlle Féger appartenait à la bourgeoisie de Lannion, Son père, qui était capitaine au long cours, était de Bordeaux, et s'était allié, à Lannion, avec une des meilleures familles de la ville, les Cadillan » (Ibid., p. 71).

Qui aurait supposé que Renan eût été mal renseigné sur les origines de ce grand-père ou qu'il eût trouvé plaisant de dérouter les auteurs de biographies ? Il est vrai qu'il ne l'a pas connu. Sa grand'mère Claire-Jeanne-Gillette Cadillan, devenue veuve d'assez bonne heure, avait épousé en secondes noces, l'avoué Lasbleiz qui mourut avant la naissance d'Ernest. Par qui aurait-il été induit en erreur ? Par sa grand'mère ? Par sa mère ? Ce serait difficile à admettre. Ou bien commit-il quelque confusion, ainsi qu'il arrive souvent dans les familles modestes qui n'ont pas le souci de leur arbre généalogique ?

Car le grand-père bordelais n'est pas de Bordeaux. Il s'appelle Joseph-Marie Féger. Il est né à Lannion le 26 février 1747. Fils de noble homme Yves Féger et de demoiselle Françoise Hamon, il eut pour parrain maître Joseph Le Bail, sieur du Penquer, et pour marraine demoiselle Marie Daniel. De l'assistance au baptême, seule celle-ci ne savait pas signer. Les autres signatures sont aisées, voire élégantes, indiquant sans conteste un milieu de bonne bourgeoisie.

.... Au XVIIème siècle vivait à Lannion Christophe Féger, qui se faisait appeler sieur de Kerisac. On ne sait rien de lui si ce n'est qu'il était mort avant 1690. Il est permis de présumer qu'il appartenait à la classe des marchands ou des mariniers, unis dans la confrérie Saint-Nicolas, la plus riche de la ville. Il eut au moins quatre filles et un fils. Les filles épousèrent Jeanne, un sieur Le Tallec ; Marie, maître Pierre Bonnel, docteur en médecine ; Denise, noble livre Michel Prigent, sieur de Beaupré et, après son veuvage, Jean de Coatlosquet, sieur du Closnoir, possesseur d'un office de judicature ; Marguerite, la plus jeune, noble homme Pierre Fleury. Quant au fils, François, il devait épouser Jeanne Heude, fille de Mathieu Heude, sieur de Kerauffret, qui mourut le 7 juin 1691, et de Marie Audren. - Jeanne Heude appartenait aussi à la classe la plus élevée de la bourgeoisie lannionnaise. Il suffirait de lire, sous l'acte de mariage de sa fille Magdelaine-Françoise avec l'« honorable marchand » Pierre Le Licon, sa signature élégante et assurée pour se rendre compte qu'elle avait reçu une éducation soignée.

François Féger laissa tomber la qualification de sieur de Kerisac, soit qu'il la dédaignât, soit qu'il voulût éviter quelque ennui, le châtelain de Kerduel en Pleumeur-Bodou, Hingant, étant seigneur de Kerisac en Plouisy. Il est qualifié tantôt de « maître », tantôt de « noble homme ». On serait tenté d'en faire un homme de loi, un officier de juridiction seigneuriale ou royale, un notaire ou un procureur, si le clergé de Saint-Jean-du-Baly, se conformant aux usages du temps, n'avait eu l'habitude d'attribuer la qualification de « maître » à quiconque était possesseur d'un diplôme. Comme François Féger est assez souvent absent lors des cérémonies les plus intimes de la famille, naissances et décès, l'idée se fait qu'il devait être marin, comme le furent son fils Yves et son petit-fils Joseph-Marie.

Ni lui, ni Yves ne devaient être inhumés à Lannion, ce qui n'implique pas qu'ils moururent en voyage, mais seulement qu'ils devaient posséder leur résidence particulière dans une des paroisses limitrophes, Ploubezre, Loguivy ou Brélevenez. Le 17 novembre 1721, date à laquelle Jeanne Heude signe au mariage de sa fille Magdelaine-Françoise, François Féger était mort depuis longtemps. Elle lui avait donné au moins quatre enfants, deux garçons et deux filles : Pierre-François, Yves, Magdelaine-Françoise et Françoise-Yvonne.

Ses parents appartenaient-ils au commerce ? C'est vraisemblable. On se mariait alors dans la classe dont on était. Et l'« honorable marchand » Pierre Le Licon ne serait pas allé chercher femme en dehors de la « marchandise ».

A partir de 1721, il n'est plus question à Lannion de Pierre-François Féger. Sa soeur Magdelaine-Françoise, devenue veuve après 1734, épousa en 1737 le procureur de la corvée de la ville de Lannion, noble homme Joseph Le Bail, sieur du Penquer. Françoise-Yvonne, en se mariant, devint dame du Botujar [Note : Son mari était noble homme Jean-Jacques Le Gentil, sieur du Botujar. Elle mourut le 10 janvier 1737. — Sa fille devait épouser, le 10 avril 1752, noble homme Nicolas-François-Sébastien Godineau, sieur de la Mettrie, originaire de Tinténiae, diocèse de Saint-Malo].

Nous sommes ici à la limite très indécise qui sépare !es anoblis des nobles hommes et des honorables bourgeois.

Le capitaine Yves Féger souvent absent de Lannion jusqu'en 1736, commença alors à y faire de plus longs séjours. Il est six fois parrain, ce qui lui vaut d'être qualifié, en 1737, par le recteur de Saint-Jean-du-Baly d' « honorable jeune homme » [Note : Avec d'autres capitaines, il sera, le 4 janvier 1745, témoin (à l'état civil) au décès de Jacques Ordonneau, âgé d'environ 62 ans, mort subitement dans la barque Sainte-Anne, de l'île d'Yeu, commandée par maître Jean Pilet, « à la rade de Lannion »]. Il assiste à des mariages. Il se marie enfin lui-même. Le 20 novembre 1741, avec une dispense de deux bans accordée par l'évêque de Tréguier, il épouse demoiselle Françoise Hamon, fille du sieur Guillaume Hamon et de Marie Daniel, Ils s'étaient fiancés devant le prêtre deux jours auparavant.

Les Hamon, et sans doute aussi les Daniel, sont des marchands. Mais, alors que les Féger étaient déjà bénéficiaires des efforts de leurs ascendants, ceux-ci ne sont arrivés que plus tardivement à l'aisance. Guillaume Hamon signe son nom en maladroites lettres capitales. Marie Daniel ne sait pas signer. Leur fille Françoise possède les connaissances des filles de la bourgeoisie.

Mariage d'amour ? Mariage de convenance ? L'un et l'autre sans doute.

Le capitaine Yves Féger est entendu et méthodique. Non seulement il tient avec régularité les comptes de ses navigations, mais encore il ouvre un livret de famille, où il inscrit, les noms de ses sept enfants et ceux de leurs parrains et marraines. Il est utile de les reproduire parce qu'ils sont caractéristiques des moeurs d'autrefois et renseignent sur les relations sociales d'une famille bourgeoise.

14 mai 1743. — Jeanne Féger. — parrain : noble homme Jean-Jacques Le Licon ;
marraine : demoiselle Jeanne Hamon, sa tante.

19 février 1745. — Magdelaine-Françoise Féger. - parrain : sieur Guillaume Hamon, son grand-père ;
marraine : dlle Magdelaine-Françoise Féger, sa tante [Note : L'épouse en premières noces de Pierre Le Licon, en secondes noces de Joseph Le Bail, sieur du Penquer].

26 février 1747. — Joseph-Marie Féger. — parrain : sieur Penquer Le Bail, son oncle ;
marraine : dlle Marie Daniel, sa grand'mère.

1er février 1748. — Yves-Julien Féger. — Parrain : noble homme Julien Le Scan [Note : Le marchand Le Scan, sieur du Plessix, avait épousé Pétronille Le Licon, fille de Pierre Le Licon et de Magdeleine-Françoise Féger] ;
marraine : dlle Marie-Jeanne Le Calvez [Note : L'état civil porte Marie-Charlotte Le Calvez. Elle avait épousé un sieur Jean-François Geffroy].

1er décembre 1749. — Pierre-Marie Féger. — parrain : le sieur Bonnel [Note : Noble homme Pierre-André Bonnel, fils de maître Pierre Bonnel, qui avait été docteur en médecine] ;
marraine : dlle de Coëtmellec Le Gentil.

6 avril 1751. — Marie-Thérèse Féger (décédée le 23 juin 1752). — parrain : maître Guillaume Le Ballier ;
marraine : Marguerite Le Maon.

18 février 1753. — Pierre-Claude Féger. — parrain : sieur Pierre Callec [Note : Originaire de Lanmodez, le maître de barque Pierre Callec avait épousé une autre des fillee de Pierre Le Licon et de Magdelaine-Françoise Féger (24 août 1744). Elle mourut en couches le 6 janvier 1746. Un an après (16 février 1747), Callec se remaria avec Jeanne-Charlotte Hamon, belle-sœur d'Yves Féger. Il mourut le 18 février 1758. Sa veuve épousa un autre maître de barque, le sieur Pierre Pastol] ;
marraine : dlle Le Turnier Lissillour.

Parmi les autres relations des Féger, on peut encore citer des marchands et des titulaires d'offices secondaires, les de Parthenay, les Le Bonder du Pouilladoux, les Le Brigant, les Bourva de Saint-Hugeon, les Nicol, etc...

Des sept enfants d'Yves Féger, deux retiennent surtout notre attention, Magdelaine-Françoise et Joseph-Marie. Celui-ci fut le grand-père d'Ernest Renan ; celle-là sa grand'tante, l'épouse de Jean Cugneau, dont il sera question ci-après, la grand'mère de Joseph Morand, « le cousin Joson », pour lequel Renan éprouvait la plus vive affection.

Yves Féger ne se bornait pas à la navigation marchande. Il avait accepté d'ouvrir à Lannion une succursale d'une maison de vins de Plassac, près de Blaye, dont noble homme Emmanuel Cugneau était le propriétaire. Sa femme en assurait la gestion, qu'elle continua, même devenue veuve. Nous savons par quelques papiers échappés par hasard à la destruction [Note : Pages de garde des registres GG. 6 et GG. 10 (Archives municipales de Lannion)] que, sous le nom de « demoiselle veuve Féger », elle vendit, en 1765, « pour le sieur Cugneau », « deux barriques de vin hors rouge et une barique de vin hors blanc aux RR. PP. Jacobins de Guingamp pour leur provision » et livra « trois barriques un tierçon de vin hors rouge à M. Portal Goasmeur, marchand en gros à Tréguier », et que, le 29 novembre 1766, elle vendit, au même compte « une barrique de vin hors blanc à Marc Nicolas, débitant à Lannion ».

Le commerce était assez prospère pour qu'Emmanuel Cugneau y ait envoyé un de ses enfants pour s'y instruire. Ces barriques et ces tierçons de vins blancs et rouges étaient, après un intervalle, amenés par le capitaine au long cours Joseph-Marie Féger.

Je dis « après un intervalle ». Il est sûr qu'Yves Féger, qui vivait encore en 1752 [Note : Il signe le 23 octobre 1752 au mariage de Jean Nicol et de Marie-Jeanne Hervé], était mort avant 1755 [Note : Au décès d'Anne Callec, le 12 mars 1755, sa femme signe Françoise Hamon, veuve Féger]. Joseph-Marie avait au plus huit ans. Les relations avec Plassac furent alors vraisemblablement assurées d'abord par le maître de barque Pierre Callec et, à partir de sa mort, par Pierre Pastol. On ne cessait pas de travailler en famille.

Il est probable que Joseph-Marie Féger fut élève de l'école de navigation de Brest, que Colbert avait créée. Il fit son apprentissage pratique sur le bateau de Pierre Pastol, son oncle par alliance. Puis il navigua pour son compte. Les relations des Féger et des Cugneau s'étaient resserrées par le mariage de sa soeur aînée Magdelaine-Françoise avec le sieur Jean Cugneau devenu « habitué » de la paroisse de Saint-Jean-du-Baly (22 août 1769). Joseph Féger assista au mariage de sa soeur, célébré par messire Leturmier, prêtre-curé de Lannion.

Lui-même commence à être considéré dans sa ville natale. Le 24 septembre 1771, avec demoiselle Marie-Alexise Le Coat, comme marraine, il est le parrain de Marie-Joseph Cugneau, le deuxième enfant du ménage. Le 14 septembre 1778, il épouse à l'âge de 31 ans, Claire Cadillan, qui en a 23 (Léon DUBREUIL, Rosmapamon. La vieillesse bretonne de Renan, pp. 108-109).

***
Les Cadillan.

Est-ce dire qu'Ernest Renan ait commis une erreur totale en s'attribuant une ascendance méridionale ? Ce n'est pas sûr. Il a pu faire confusion entre son grand-père maternel, Joseph-Marie Féger et un de ses arrière-grands-pères maternels, Arnaud (ou Arnoul) Cadillan [Note : Tous les documents le désignent sous le nom d'Arnoul ; mais il aigrie Arnot, assez maladroitement d'ailleurs. Par exception, j'ai adopté une orthographe intermédiaire], qui, encore qu'il soit fortement bretonnisé, pouvait avoir, lui, une ascendance bordelaise ou basque.

Arnaud Cadillan est le fils de noble homme Joseph Cadillan, sieur de Chenué, et de demoiselle Anne Cassou. Il n'est pas de souche lannionnaise.

C'est par son mariage, célébré le 7 juillet 1742 à Lannion, qu'on constate pour la première fois dans cette ville l'existence d'une famille Cadillan. Il épouse une Lannionnaise, demoiselle Marie-Anne Gautier. Il est qualifié d' « habitué » de la paraisse du Baly. Il n'y est pas né.

D'où venait-il donc ?

Jusqu'ici mes recherches n'ont apporté aucune solution à cette question. Ce qu'il est possible de présumer c'est que son père était venu, quelques années plus tôt, s'établir à Lannion. Il était déjà veuf. Il épousa en secondes noces une Bretonne, Elisabeth-Perrine Le Bras, qui pouvait être d'une paroisse avoisinante.

Ce qui esi certain, c'est qu'en 1742 Joseph Cadillan avait eu le temps d'acquérir une bonne réputation, puisqu'il peut faire épouser à son fils une jeune fille d'un niveau de bourgeoisie au moins égal à celui des Féger.

Marie-Anne Gautier, née le 4 septembre 1717, était la fille d'un notable commerçant, noble homme Pierre Gautier, sieur de la Mare et de demoiselle Claire Le Gaffric. Pierre Gautier avait pour père le sieur Nicolas Gautier, marchand, et pour mère demoiselle Louise-Marie. — Claire Le Gaffric est la fille du sieur Pierre Le Gaffric, peut-être originaire de Louannec, mais établi marchand à Lannion, et de Françoise Pezron. Les Pezrun sont aussi des marchands.

Pendant deux ans au moins, Arnaud Cadillan fut associé à la maison de son père. Son premier enfant, Joseph-Pierre-Hyacinthe naquit à Lannion le 16 août 1743. En 1748, le ménage est fixé à Tréguier. Depuis combien de temps s'y trouve-t-il ? Messire Joseph-Jacques Pitot, recteur de la paroisse de la Rive, nous apprend que, le 28 mars de cette année, il a inhumé Jeanne-Joseph Chenué, fille d'Arnaud Cadillan et de Marie-Anne Gautier, qui est âgée de dix-huit mois. Mais il ne nous dit pas où elle est née. Ce n'est pas à Lannion. Est-ce dans une paroisse voisine ? Est-ce à Tréguier, dans une autre paroisse ? [Note : Avant le sac de Tréguier pendant la Ligue, la ville était assez important pour compter trois paroisses, Déchue, les trois paroisses subsistèrent]. Ce point n'est cependant pas obscur comme on le verra bientôt.

En 1748, Arnaud Cadillan est établi marchand à Tréguier et, semble-t-il, dans une de ces antiques maisons, voisines de la cathédrale, que la pioche des démolisseurs fit disparaître à la fin du XIXème siècle. Presque chaque année lui naît un enfant : Joseph-Marie en 1750, Magdelaine-Elisabeth-Joseph en 1751, Joseph-Ange en 1753, Claire-Jeanne-Gillette en 1755, Marie-Perrine en 1757, Jean-Corentin en 1758, Soit huit enfants auxquels il faut ajouter Jeanne-Joseph, Marie-Jeanne et Louise-Elisabeth-Joseph, toutes trois nées aussi sur la paroisse de la Rive [Note : D'après les actes de mariage de la paroisse Saint-Jean-du-Baly à Lannion, il semblerait que d’assez sérieuses lacunes existent dans les actes de la paroisse] et dont les deux premières se marieront en 1763 et 1764, ce qui permet, de les faire naître dix-huit ou dix-neuf ans auparavant. Louise, que mourut en 1791 à l'âge de 43 ans, vint au monde vers 1748.

A la fin de 1759, le ménage est rentré à Lannion, d'où il ne s'éloignera plus. Joseph Cadillan, le père, est âgé de 70 ans ; il est veuf à nouveau. Il faut que ses enfants reviennent pour maintenir la prospérité d'un commerce plus important que celui de Tréguier. Ils se défont de celui-ci ; et je ne serais pas surpris si l'acquéreur en avait été Jeanne Renan qui prit alors avec elle son jeune frère Alain, le futur grand-père d'Ernest Renan [Note : Jeanne Renan, née le 28 mars 1734, alla, en effet s'établir à Tréguier avec son frère Alain, né le 24 juillet 1738. En 1759, ils lavaient respectivement 25 et 21 ans. — Cf. René D'Ys, Ernest Renan en Bretagne, p. 41. « Alain Renan, tout en gardant son inscription à la marine, comme capitaine de barque, était devenu négociant »].

Dans cette vieille société, qui a inspiré plus d'un regret à l'auteur de la Vie de Jésus, on ne laissait pas grand chose au hasard et les unions s'appuyaient d'ordinaire sur des relations anciennes et sur une considération réciproque. Filles et garçons, soumis aux volontés de leurs parents, considéraient le mariage moins comme une affaire de sentiment que comme un établissement.

Arnaud Cadillan, qui s'était créé une place enviable dans la bourgeoisie trégorroise, entra de plain pied dans celle de Lannion, où sort père et les Gautier lui avaient marqué sa place. Il fréquenta les marchands et les hommes de loi de second ordre. Tout en conservant ses relations intimes avec Tréguier, il étend celles qu'il avait trouvées a Lannion et qui deviennent de plus eu plus flatteuses.

Le 14 août 1761, il eut le chagrin de perdre son père, qui avait 72 ans, et le 24 août 1762, sa femme, qui n'en avait que 45 ans. Elle lui avait donné au moins onze enfants dont plusieurs l'ont précédé dans la tombe.

Bien qu'il n'eût que 47 ans, Arnaud Cadillan ne songea pas à se remarier. Avec le concours de ses proches, il consacra tout le temps que lui laissaient les affaires à l'éducation de ses enfants. Nous aurons à parler de cinq d'entre eux, quatre filles et un garçon. Les aînées furent élevées chez les Ursulines de Tréguier, les plus jeunes chez les Ursulines de Lannion. Le garçon, Joseph-Marie, né en 1750, dut achever ses études, s'il ne les commença pas, au collège de Tréguier, très en renom. Il prenait pension chez un beau-frère.

En effet, le 26 novembre 1764, Marie-Jeanne Cadillan avait épousé le sieur Yves Le Moullec, fils du sieur Yves Le Moullec, marchand à Tréguier, et de défunte Catherine Coatanoan. Les jeunes époux allèrent vivre dans cette ville. En 1839, Ernest Renan parlera épisodiquement de la « tante Moullec » qu'il vit à son passage à Dinan, se rendant à Paris [Note : « J'ai vu à Dinan ma tante Moullec et Armand qui m'ont fait un accueil très bienveillant. Ma tante est bien logée et semble assez bien ». Lettres du Séminaire. p. 174].

Quelques mois auparavant (16 janvier 1764), Arnaud Cadinan avait eu le bonheur de marier sa fille Jeanne-Joseph à un important commerçant de Lannion, Jacques-Marie Le Coat. C'est du mariage de la sœur de l'époux, Claude-Jeanne-Bonaventure, avec un procureur du nom de Guyon que naquit cette demoiselle Guyon, l'une des plus intimes amies de la grand'mère maternelle de Renan, à laquelle elle écrivit en 1831 ces lettres de résignation et de confiance en Dieu que l'illustre écrivain a reproduites dans ses Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse (p. 114 et suiv.).

Indépendamment des Guyon, les Le Coat étaient apparentés aux Le Scan du Plessix, aux Le Touller de Kerdrein, aux Le Licon, aux Lébé, aux Briand, aux Trividic, qui appartenaient tous à ce milieu bourgeois dans lequel fusionnaient marchands, capitaines de navires, gens des professions libérales et officiers de justice. Quelques-uns d'entre eux appartenaient déjà aux relations des Cadillan et avaient sans doute travaillé à ce mariage. Dès 1759, Arnaud Cadillan. avec la veuve Guyon pour commère, avait « nommé » un des enfants du sieur de Kerdrein et de la demoiselle du Plessix.

Jeanne-Joseph et Marie-Jeanne Cadillan s'étaient mariées très jeunes. Louise-Elisabeth avait 29 ans quand elle épousa, le 3 février 1777, le capitaine de navire Olivier Le Gallery qui en avait 23. Enfin, le 14 septembre 1778, Claire-Jeanne-vrillette Cadillan épousait le capitaine au long cours Joseph-Marie Féger.

Quant à Joseph-Marie Cadillan, il devait se marier plus tard, mais avant avril 1788, à une demoiselle Anne-Françoise Rolland.

Ainsi d'incontestables Bretons, de bonne bourgeoisie lannionaise, à peine adultérée de quelques contacts limitrophes, les Féger, les Heude, les Audren, les Daniel, les Montfort, les Gautier, les Marie, les Le Gaffric, les Pezron, allaient mêler leurs influences à celles des Cadillan et des Cassou dans les enfants qui naîtraient de Joseph Féger et de Claire Cadillan. Et même si les Cadillan-Cassou sont d'origine bordelaise, gasconne ou basque, il n'est pas douteux qu'ils étaient en 1778 fortement bretonnisés. Par le second mariage de Joseph Cadillan avec Elisabeth Le Bras, par celui d'Arnaud Cadillan avec Marie-Anne Gautier, ils se sont incorporés à la vieille province, ils sont devenus des enfants du Trégor. Toutes leurs relations, toutes leurs fréquentations sont bretonnes, à moins — ce qui resterait à prouver — qu'ils aient déjà entretenu des rapports avec les Cugneau.

Rien n'est moins certain. Avant le mariage de Claire Cadillan et de Joseph Féger, leurs fréquentations n'apparaissent nulle part intimes. Ils purent se voir, débattre des questions d'intérêt, se retrouver aux réunions de la confrérie Saint-Nicolas ou ailleurs ; mais, avant 1778, on ne voit en aucune occasion voisiner leurs signatures.

***
Les Cugneau.

L'intimité de la mère de Renan et de sa cousine germaine Marie-Anne-Joseph Cugneau, qui épousa, en 1809, le capitaine au long cours Désiré-Marie Morand, a été telle qu'il est indispensable de consacrer quelques courts paragraphes à cette famille avant de prendre intérêt au jeune ménage Féger-Cadillan.

Du mariage de noble homme Emmanuel Cugneau, négociant en vins à Plassac, près de Blaye, et d'Anne [Note : Le prénom est douteux] Senet était né un fils, Jean, qui, ou l'a vu, fut envoyé à Lannion aux environs de 1765. Il fut naturellement accueilli à la maison de la veuve d' Yves Féger, s'éprit de sa fille Magdelaine-Françoise et l'épousa le 22 août 1769. Magdelaine-Françoise avait 24 ans. La mère de Jean Cugneau était morte. Son père, ne pouvant se déplacer, avait donné son consentement par un acte du 23 juin au rapport de Tufferan, notaire royal à Blaye. Jean Cugneau avait 29 ans.

Peu après son arrivée Lannion, il avait pris la direction du commerce géré jusqu'alors par la veuve Féger. Sous son habile direction, la maison Cugneau, qui allait déjà bon train, se développa encore et acquit une réputation méritée dans tout l'évêché de Tréguier. Aussi, bien qu'il fût originaire de Guyenne, il ne tarda pas à entrer à la communauté de ville en qualité d'échevin. La ville de Lannion était fort accueillante. On y avait vu des étrangers tels que les Lopez, les Magado, les Castillo s'y établir, y prospérer, et même posséder, témoins les Lopez, d'importants offices de judicature. Lannion, en dépit de l'abondance de sa noblesse, était d'humeur libérale, voire démocratique. C'était une des rares villes françaises où un homme du Tiers, de n'importe quelle condition sociale, pouvait aspirer à l'échevinage.

Du mariage de Jean Cugneau et de Marie-Anne Féger naquirent neuf enfants dont quatre au moins moururent en bas âge. Le dernier d'entre eux fut une fille, Marie-Anne, née le 13 juillet 1781.

Quand, après le suicide probable de Philibert Renan, en 1828, sa veuve se réfugiera à Lannion avec sa fille Henriette et son fils Ernest, elle trouvera autant, de consolations auprès de sa cousine Marie-Anne que de sa propre mère.

Jeau Cugneau, tout comme Olivier Le Gallery et. Joseph Féger, mourut jeune, le 24 août 1782. Il n'avait que 42 ans. Il était dévot à Dieu et à la Vierge. Sa femme ne se laissa pas abattre. En attendant que son fils aîné Emmanuel-François-Joseph, qui n'avait que douze ans, pût remplacer son père, elle s'appliqua avec zèle à la direction du négoce.

***
Claire Cadillan, demoiselle Féger.

Dans une situation aisée, presque riche, le mari en possession de l'état de capitaine au long cours et soutenu, comme sa femme, par la considération attachée à de solides maisons de commerce, en rapports de parenté ou de fréquentation avec la bourgeoisie des professions libérales, le jeune ménage créé le 14 septembre 1778, ne pouvait que prospérer. Il eut des enfants. J'ai relevé les naissances de cinq d'entre eux.

1° Magdelaine-Joseph, née le 7 juin 1783 [Note : C'est la mère d'Ernest Renan]. — parrain : le sieur Joseph-Marie Cadillan ;
marraine : dlle Magdelaine-Françoise Féger veuve Cugneau.

2° Jean-Louis-Emmanuel, né le 23 juin 1786. — parrain : Emmanuel-François-Joseph Cugneau ;
marraine : dlle Louise-Joseph Cadillan.

3° Marie-Anne-Olive, née le 3 octobre 1787. — parrain : le sieur Jean-Joseph Le Coat ;
marraine : dlle Magdelaine-Françoise Féger veuve Cugneau.

4° Claire-Jeanne-Françoise, née le 3 mai 1789. — parrain : messire Jean de Kermel ;
marraine : dlle Jeanne-Charlotte Hamon épouse de Pierre Pastol.

5° Anne-Placide, née le 5 novembre 1790. — parrain : maître Blaise-Jean La Biche, officier municipal à Tréguier ;
marraine : Anne-Françoise Rolland, épouse de M. Cadillan, notable et capitaine des gardes nationales de Lannion.

Joseph Féger n'assista qu'au baptême de son premier enfant. Sans doute était-il en mer quand on baptisa Jean-Louis, Marie-Anne et Claire. A l'époque de celui d'Anne-Placide, il était bien à Lannion, mais le recteur Barazer note qu'il est « absent, malade au lit » (Archives municipales de Lannion, GG. 13). Il mourra en effet le 17 décembre 1790, à l'âge de 44 ans. Parmi ceux qui l'accompagnèrent au cimetière, on a relevé les noms de Joseph-Marie Cadillan, de Pierre Pastol, de Mary, de Le Coat, de Perrenot, de Toussaint Veaux, de Congar, de Le Moullec, d'Y. Perrein et de René Manac'h.

Ce fut une catastrophe pour sa veuve. Les ressources que le ménage tirait de la navigation marchande disparaissaient avec lui. Les négoces qui avaient fait vivre ses parents étaient aux mains de son neveu Emmanuel Cugneau et de son oncle Joseph Cadillan. Sans doute n'était-elle pas abandonnée des siens avec ses cinq enfants. Mais sa condition devenait précaire. Aussi n'est-il pas étonnant qu'elle ait accepté en 1792 d'épouser l'avoué Lasbleiz.

Ernest Renan, dans ses Souvenirs [Note : « Je tenais par ma grand'mère maternelle à un monde de bourgeoisie beaucoup plus rangé, etc... », p. 86 et suiv.], a laissé de Claire Cadillan, sa grand'mère maternelle, un inoubliable portrait. Elle apparaît plus comme une Gautier [Note : La mère de Claire Cadillan était, on se le rappelle, Marie-Anne Gautier, fille de noble homme Pierre Gautier, sieur de la Mare, et de demoiselle Claire Le Gaffric] que comme une Cadillan, si les Cadillan présentent les caractéristiques des Bordelais. Mais n'a-t-on pas mis autant de convention dans l'exubérance et la hâblerie des habitants de la Guyenne, que dans la sentimentalité et le désintéressement des Bretons ? Il est des Français du sud-ouest taciturnes et réservés. Les Cadillan pouvaient être de ceux-là.

Quant aux Gautier de la Mare — pour les distinguer des Gautier de la Lande, — nous les avons vus de bonne bourgeoisie mercantile. Ils comptent au moins un prêtre dans leur famille. Ils ont l'empressement courtois, nullement servile, des gens qui se sont créé une situation enviable par leur travail et leur savoir-faire.

L'approvisionnement nécessitait alors des qualités d'initiative qu'il n'a plus été nécessaire d'avoir au même degré dans la suite. Le marché ne leur venait pas à domicile ; il fallait le chercher, se déplacer, courir des risques matériels et physiques. Beaucoup de ces marchands lannionnais firent plusieurs fois le voyage d'Espagne ou d'Angleterre. De plus nombreux, en carrioles, ou montés sur des bidets, se rendaient aux ports de Lorient et de Morlaix, la plupart des denrées indispensables n'arrivant pas à celui de Lannion.

La clientèle était composée de nobles, de bourgeois et aussi d'artisans. Les femmes, souvent préposées à la vente, savaient nuancer leur accueil. Le sens de la hiérarchie, inné chez elles, était renforcé par l'enseignement des dames Ursulines. Pour les nobles, une déférence sans bassesse ; pour les bourgeois une sympathie pleine de franchise et parfois d'abandon, pour les artisans un intérêt sans condescendance. La vie était douce dans la modeste cité lannionnaise.

On se représente Claire Cadillan, la fine coiffe du Trégor sérieusement posée sur ses cheveux lissés, ou bien s'affairant dans la boutique paternelle, ou bien allant par les rues tortueuses et montantes, visiter sa famille ou porter secours et consolations dans les pauvres quartiers de Buzulzo, de Kerampont et de Pors-en-Prat. Les jours de fête, coiffée de la catiole (la coiffe de cérémonie), le long châle noir, dont la pointe descend jusqu'aux talons, élégamment drapé, elle se rend aux offices de Saint-Jean-du-Baly. Dieu, la Vierge, les saints constituent pour elle comme un surcroît de parenté. Elle a foi en eux ; ils la protègent et l'entourent ; elle leur demeure fidèle. Elle ne songe ni à discuter ni à étayer ses croyances par des appels à la raison. Elle fait confiance aux intermédiaires de la divinité comme de la monarchie ; elle est respectueuse des prêtres et des nobles, sans se priver sans doute d'innocentes malices à l'égard de ceux qui n'apportent pas dans leur ministère ou dans leur magistère toute la vertu et la bonté qui conviendraient. Elle sait qu'il faut compter avec les humaines faiblesses, alors qu'elle s'en préserve autant qu'elle le peut.

Ce n'est pas à dire qu'elle était ignorante du grand movement d'idées qui agitaient le pays. Les hommes de sa famille, même les prêtres, se passionnaient aux querelles du Parlement et des États avec la monarchie, et bien qu'ils fussent, comme Lannionnais, aussi bien disposés pour le duc d'Aiguillon que pour le procureur-général La Chalotais, souhaitaient des réformes. En fait, les bourgeois qui connaissaient les faiblesses et même les misères de la noblesse, voulaient conquérir le pouvoir. A Lannion, le mouvement prérévolutionnaire était, comme dans le reste de la Bretagne, dirigé par les hommes de loi dont Claire Cadillan connaissait quelques-uns d'une manière assez intime. Mème les gens du commerce s'en mêlaient ; parmi eux son beau-frère Jacques Le Coat et Joseph-Marie, son frère. Elle souriait de leur agitation, de leur nervosité ; elle ne trouvait pas le monde si mal fait pour vouloir le rénover.

Dans l'adversité, quand elle perdit son mari et un de ses enfants, elle avait montré du courage. Quand la Révolution s'en prit aux prêtres, elle montra de l'héroïsme. Ils étaient, pour elle, les représentants terrestres de la divinité ; ils étaient persécutés ; la loi les obligeait à se déporter ; certains d'entre eux voulaient demeurer parmi leurs fidèles pour leur assurer les consolations spirituelles dont ils estimaient les « intrus » incapables. Claire Cadillan fut du nombre de ces femmes chez qui ils trouvaient asile.

Est-ce à dire qu'elle courut de sérieux dangers ? Elle avait le droit de se l'imaginer. L'exemple de Mme Taupin, condamnée à Lannion dans une session extraordinaire du tribunal criminel des Côtes-du-Nord et exécutée à Tréguier, montre bien qu'elle pouvait encourir la peine de mort. Mais, quoique Renan en ait écrit, personne ne « terrorisa » vraiment. Lannion et n'y « tint la guillotine en permanence tant que dura Robespierre » (Souvenirs pp. 92-93). Il y eut des exaltés, surtout en paroles. La vérité est que l'on y usa de ménagements, en sorte que, lorsque la Révolution fut passée, alors que les conditions sociales avaient été souvent bouleversées, il ne fallut aux uns et aux autres que peu de temps pour renouer les relations d'autrefois. Les plus longues querelles furent celles qui résultaient des acquisitions nationales, où les nobles dépossédés continuaient de voir une inadmissible spoliation.

Renan raconte, d'après les souvenirs de sa mère, que ses oncles se plaisaient parfois à lui faire peur de son attachement aux prêtres insermentés. En réalité, ceux-ci la protégeaient contre des interventions malencontreuses. Elle ne l'ignorait pas. Qu'ils laissassent croître leur barbe (Souvenirs, p. 87), prissent des airs d'enterrement quand arrivaient des nouvelles mauvaises pour la République, du moment qu'elle pouvait les railler, n'était-ce pas que les liens familiaux ne s'étaient pas détendus ?

Si on en croit son petit-fils (Ibid., p. 88), elle ne fut pas toujours récompensée de son dévouement.

« Les récits de Renan au sujet de sa grand'mère maternelle et de la manière dont elle agit pendant la Terreur, a écrit Pierre Lasserre (La Jeunesse d'Ernest Renan, I vol., p. 147, note 1), contiennent des inexactitudes matérielles relatives à madame Taupin... ». En effet, le nom de Mme Taupin accolé à celui de Claire Cadilian constitue vraiment une inexactitude. Il faudrait plutôt citer comme « compagnes de son dévouement » les filles de l'aubergiste de la Porte de France, Jean-Baptiste Juste.

Or au début de raffaire de Mme Taupin se trouvèrent activement mêlés Joseph Cadillan et Alain Renan.

Un jour, le directoire du district reçut une dénonciation. Un certain Salaün, de Brélévenez, accusait Mme Taupin, femme de l'ancien valet de chambre de l'évêque de Tréguier, Le Mintier, (l'un et l'autre en émigration) de donner asile aux prêtres réfractaires dans sa maison de la place Levée, à Tréguier.

Joseph Cadillan, capitaine des gardes nationales de Lannion, reçut l'ordre d'y aller perquisitionner. Joseph Cadillan, c'est « l'oncle Y… très révolutionnaire » (Souvenirs, p. 87). Il n'eut aucune peine, quoiqu’en ait dit G. Lenôtre, à se faire accompagner d'un officier municipal. Cet officier municipal était Alain Renan, qu'il connaissait depuis trente ans [Note : Il est incontestable que les Renan et les Le Moullec étaient très liés. On se rappelle qu'Yves Le Moullec avait épousé, le 26 novembre 1764, Marie-Jeanne Cadillan, soeur de Joseph Cadillan. Au pied de l'acte de mariage d'Alain Renan et de Renée Le Maître, sa première femme (30 juillet 1771), an lit la signature de Marie-Yvonne Le Moullec. L'un des témoins de la naissance d'Ernest Renan (28 février 1823) sera l'officier de santé Yves Le Moullec, fils d'Yves et de Marie-Jeanne Cadillan]. Ils sont l'un et l'autre de fort honnêtes gens. Ils ne sont pas des exaltés ; mais ils sont attachés à la Révolution peut-être plus pour les espérances qu'elle a fait naître en ses débuts que pour ses réalisations. Ils croient que les prêtres réfractaires sont ses plus sérieux ennemis. On ne saurait discuter de sincères opinions. Et puis, ils ont accepté des fonctions ; ils les remplissent en conformité des lois. Rien de plus, rien de moins.

Chez Mme Taupin, Joseph Cadillan et Alain Renan découvrent deux prêtres insermentés, les abbés Le Gall et Lageat, rentrés secrètement de Jersey où ils étaient en émigration. Joseph Cadillan les arrête ainsi que Mme Taupin et les amène à Lannion sous l'escorte des gardes nationaux qui l'avaient accompagné.

Le 3 mai, les abbés Le Gall et Lageat sont exécutés sur la place du Mar'hallac’h, puis la guillotine est conduite à Tréguier, où, devant sa maison, Mme Taupin subit la même peine.

Si les dames pieuses de Lannion, au nombre desquelles se trouvait Claire Cadillan, se rendirent, le 3 mai, à la chapelle Saint-Roch (Souvenirs, p. 88) pour réciter les prières des agonisants au moment de l'exécution, ce fut à l'occasion du supplice des deux prêtres.

Souvenirs sur Ernest Renan.

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Les Morand.

J'aurais mauvaise grâce à tracer, après Renan, le portrait de sa mère. Mais s'il dut à sa famille maternelle (Souvenirs, p. 262) son tempérament, il lui dut aussi, dans son enfance, asile et réconfort.

Autant que sa grand'mère, les cousins Morand l'entourèrent d'affection ainsi que sa mère et sa sœur et lui restèrent toujours attachés. Il est juste de leur Consacrer quelques pages.

Les Morand sont originaires de la paroisse Saint-Étienne de Rennes. Tout à la fin du XVIIème siècle y vivait Christophe Morand qui, à une date inconnue et pour des causes inconnues, vint s'établir à Lannion. Ce fut en tout cas après la naissance de son petit-fils Aimé-Denis (26 août 1748). Il était accompagné de ses trois fils, Tanguy, le père de l'enfant, Joseph et Pierre. Ils s'établirent à la Corderie, promenade voisine de la ville, en bordure du Léguer, où résidaient souvent ceux qui s'adonnaient au commerce maritime. Le jeune Denis fut élevé au milieu des marins et prit, dès son jeune âge, le plus vif intérêt aux évolutions des bateaux marchands qui remontaient ou descendaient la rivière.

Il n'avait que dix-huit ans quand son père mourut à l'âge de 42 ans. Il fut entouré des soins de sa mère et de son grand-père. Il suivit avec succès, à Brest, les cours de l'école de navigation, où il put connaître Joseph-Marie Féger, son aîné de quelques mois, si la connaissance n'avait pas été déjà faite à Lannion. A 25 ans, il épousa Marie-Anne-Joseph Cloarec, à peine plus jeune que Elle était née à Néant, au diocèse de Saint-Malo. Après le décès de sa mère, morte en couches en 1750, à l'âge de 35 ans, son père vint s'établir à Lannion. Devenue orpheline complète, tout en y conservant son domicile légal ; elle résida et Ploubezre chez quelque parent sans doute. De son mariage avec Denis Morand naquirent huit enfants, dont plusieurs moururent assez jeunes.

Celui qui nous intéresse est le quatrième de la famille, Désiré-Marie Morand, né le 14 janvier 1780. Il fut capitaine au long cours comme son père, qui mourut tôt, le 1er fructidor an III (18 août 1795), seulement âgé de 46 ans [Note : Sa femme lui survécut jusqu'au 25 décembre 1817. Elle mourut âgée de 67 ans], En dépit ou peut-être à cause de la guerre maritime avec les Anglais, il sut réaliser de sérieux profits. Le 29 novembre 1807, il épousa la dernière née du ménage Cugneau-Féger, Marie-Anne-Joseph, qui avait alors 28 ans. Sa femme lui survécut jusqu'au 18 février 1869. C'est à elle, autant qu'à sa mère, que pense Ernest Renan quand il écrit : « Ma famille maternelle, du côté de laquelle vient mon tempérament, a offert beaucoup de cas de longévité » (Souvenirs, p. 262).

Quatre enfants naquirent de ce mariage, dont les deux derniers ne vécurent guère. La cadette, Marie-Françoise-Yvonne, née le 31 août 1814, mariée le 30 janvier 1833, mourut le 22 janvier 1838. Elle avait épousé un docteur médecin alors réputé à Lannion, Joseph-Marie Hamon [Note : Il était fils de feu Tugdual Hamon, professeur au collège et de Françoise Lefèvre. — Marie-Françoise Morand donna trois enfants à son mari, Adèle-Marie, religieuse hospitalière au couvent de Sainte-Anne ; Marie-Josephine qui ne vécut que quelques jours et Louise-Françoise-Marie]. Elle est une des cousines qui accueillirent bien la veuve de Philibert Renan et qui gâtèrent le pauvre Ernest, enfant chétif, auquel le docteur Hamon eut l'occasion de prodiguer ses soins.

Mais celui auquel il devait rester uni par les liens de la plus solide amitié, c'est l’aîné du ménage Morand-Cugneau, Joseph-Marie-Emmanuel, « le cousin Joson », son aîné de onze ans. C'est auprès de « la tante Morand » et du « cousin Joson », que les Renan trouvèrent le plus utile et le plus empressé concours. C'est en grande partie grâce à eux qu'Ernest conserva de son séjour à Lannion un souvenir qui embellit son âge mûr et sa vieillesse. Aussi quand le cousin Joson [Note : Le cousin Joson fut pendant de longues années greffier en chef du tribunal de première instance de Lannion] mourut, au début de 1890, s'en montra-t-il profondément affligé.

Ah ! ma chère cousine, écrivait-il de Paris à sa veuve, le 22 janvier, quelle triste nouvelle nous apprend Joseph [Note : Le troisième de ses garçons, avocat, futur maire de Lannion. Les deux aînés était l’un avoué à Lannion, l'autre notaire à Paimpol. Celui-ci (Charles) est le père du Dr Georges Morand, maire de Lannion]. Mon pauvre vieil ami Joson était le plus ancien, le plus cher de mes souvenirs d'enfance encore vivants. Je l'aimais infiniment. Quelle bonne et loyale nature ! quelle aimable franchise ! quelle honnêteté ! Ce sera un grand vide, en mes jours de l'été [Note : Depuis 1885, Ernest Renan passait ses vacances à Rosmapamon, en Louannec. — Cf, mon livre Rosmapamon. La vieillesse bretonne de Renan] de ne pas retrouver ce cher survivant d'un monde qui ne m'apparaîtra plus qu'en rêve. Veuillez être notre interprète, ma chère cousine, auprès de toute la famille, veuillez dire à tous combien nous comprenons la perte qu'elle a faite. Ma femme avait conçu pour Joson une grande affection et une rare estime. Croyez bien, ma chère cousine, que, parmi les regrets qui accompagneront le convoi de ce cher mort, il n'y en aura pas de plus vivement senti que les nôtres. Recevez l'assurance de mes sentiments les plus affectueusement dévoués. Ernest RENAN.

Mais, en 1828, ce n'est évidemment pas Joson qui entourait de soins un garçonnet de cinq ans. C'est celle que P. Lasserre appelle « une certaine tante Morand », et à propos de laquelle il écrit des lignes assez discutables : « Le séjour à Lannion, coupé par quelques villégiatures chez une certaine tante Morand, au manoir de Trovern en Trébeurden, pays de bois et de marais, ressemblant à Combourg et dont Renan garda un poétique souvenir dura de deux à trois ans. Mme Renan et ses enfants, Ernest. surtout, avaient la nostalgie de Tréguier. Malgré les soins qui les y entouraient, Lannion était pour eux un exil » (La Jeunesse d'Ernest Renan, I vol. p. 138).

La nostalgie d'Ernest Renan pour Tréguier, alors qu'il avait été amené à cinq ans à Lannion, c'est-à-dire au moment où se dessinent à peine les linéaments des premiers souvenirs, est du domaine de la fantaisie. Quant à la ressemblance de Trovern, voisin de la mer, avec Combourg, en pleine campagne, elle est singulièrement forcée. Si elle n'est pas une invention, elle est une vue de l'esprit assez singulière de Charles Le Goffic qui trouva congruent d'établir un parallèle qui, en l’occurence, ne s'imposait pas, entre Renan et Chateaubriand. René d'Ys n'a pas manqué de reproduire cette assertion osée [Note : « Ce pays mélancolique de Trovern-Bas plaisait particulièrement au jeune Ernest, et nul doute qu'il dut agir un peu sur lui comme l'âpre Combourg sur Châteaubriant... » Ernest Renan en Bretagne, p, 97], en sorte que Pierre Lasserre, le rencontrant deux fois, l'a relevée tout en l'atténuant.

La « certaine tante Morand » c'est Anne-Marie Cugneau, l'amie très chère de la mère de Renan, le dévouement personnifié. Sa résidence effective se trouve à Lannion dans une maison de la rue des Bouchers (actuellement rue Joseph-Morand, n° 3) qui porte la date de 1722. Au-dessus du linteau de la porte d'entrée, une petite niche avait reçu une statuette de la Vierge. Le manoir de Trovern n'était utilisé que comme maison de campagne, où on allait quelquefois. Renan n'y fit que des séjours rares et peu prolongés. S'il en a conservé de bons souvenirs [Note : Lettre du 20 septembre 1839 à sa mère : « Je pensais que vous seriez restée, plus longtemps auprès de ma bonne tante Morand, et dans son agréable campagne de Trovern. Je vous assure que bien souvent, je m'y suis transporté en pensée, et je ne sais pourquoi même, l'an dernier, j'aimais à songer au vieux manoir de Trébeurden. C'est sans doute parce que j'y ai passé d'heureuses années auprès de vous, ô mon excellente mère ». Lettres du Séminaire. — La chronologie de la vie de Renan est trop connue (Cf. Jean POMMIER, Ernest Renan d'après des documents inédits) pour qu'on ne voie une hyperbole dans ces « heureuses années »], il n'a dit nulle part que ce pays, moins boisé et moins marécageux qu'il n'a plu à Charles Le Goffic de le prétendre, a exercé sur lui l'influence qu'il reconnaît à Tréguier et même à l'île de Bréhat.

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Le séjour de Lannion.

« A partir de ce moment [Note : la mort de Philibert Renan, son père, survenue en 1828], a écrit Ernest Renan, notre état fut la pauvreté. Mon frère, qui avait dix-neuf ans, partit pour Paris [Note : Alain Renan était né le 10 janvier 1809. Il avait été élève du collège de Tréguier entre 1817 et 1826] et commença dès lors cette vie de travail qui ne devait pas avoir toute sa récompense. Nous quittâmes Tréguier, dont le séjour avait pour nous trop de tristesse, et nous allâmes habiter Lannion, où ma mère avait sa famille » [Note : Ma soeur Henriette (Lettres Intimes, éd. Nelson, p. 19)].

En quoi consistait cette famille de Mme Renan en 1828 ? Indépendamment de sa mère, Manon Lasbleiz, âgée de 68 ans, et de sa cousine Morand, elle y retrouvait ses soeurs Claire et Anne, respectivement âgées de 39 et de 38 ans, qui ne s'étaient pas mariées (Cf. Pierre LASSERRE, La Jeunesse d'Ernest Renan, I vol., p. 136). Ce sont elles qu'Ernest nous montre le dimanche, s'amusant, en pleine innocence, à faire voler une plume durant des heures (Souvenirs, p. 86). Nulle part, il n'est question de Joseph Cadillan. Commerçant avant [Note : En 1788, le corps de ville l'avait désigné comme député du commerce] et au début de la Révolution, capitaine de la garde nationale, expert-viseur, plus tard architecte et constructeur de chapelles et d'églises, il devait être mort depuis quelques années.

Quant aux cousines qui lui causèrent une telle émotion, lorsque le lendemain de son arrivée, on l'envoya faire une commission chez leur mère, je présume, sans trop l'affirmer, qu'il s'agit des demoiselles Brichet.

« … Je fis ma commission tout de travers : j'avais tout oublié.
— Voyons ! qui as-tu vu ? Adèle ? Alexandrine ?
Je ne savais pas encore distinguer mes deux cousines par leur nom. Je répondis : « la jolie ». Le soir, ma soeur raconta la chose chez ma tante T...
[Note : Sans doute Mme Toussaint, femme du président du tribunal de Lannion], on rit beaucoup : celle qui n'était pas la jolie, mais qui était la meilleure fille du monde, me fit « la guerre » toute la soirée, Il y a longtemps de cela [Note : ][Note : Renan contait cette anecdote en 1889 au dessert d'un dîner celtique] : j'avais six ans, et elles ont maintenant plus de quatre-vingts ans  » [Note :  Elles étaient filles de Daniel-Hyacinthe-Epiphane Brichet et de défunte Louise-Yvonne Prigent].

Si mon identification est exacte, il s'agirait de cousines assez éloignées, car toutes les cousines proches de Lannion sont alors trop jeunes pour lier un commerce d'amitié avec sa soeur Henriette, qui pouvait avoir 17 ou 18 ans.

Cette anecdote évoque pour nous une brillante cérémonie.

Nous sommes en 1792 — le dimanche 30 janvier. En présence de F. M. Prigent, curé constitutionnel de Ploumiliau, oncle des deux épouses (63), le curé constitutionnel de Lannion, Yves Le Marrec, bénit un double mariage : l'homme de loi Daniel-Hyacinthe-Epiphane Brichet, administrateur du directoire du district, unit sa fille Anne-Marie à un homme de loi guingampais, Pierre Toudic, administrateur du directoire départemental, le futur député suppléant à la Convention nationale [Note : Il sera élu 2ème suppléant (2-13 septembre 1792). — Pierre Toudic s'intéressait aussi à l'archéologie régionale], et sa fille Jeanne-Yvonne à Jean Le Coat, capitaine au premier bataillon des gardes nationaux volontaires des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor). Jean Le Coat est un des fils de « l'honorable marchand » Jacques-Marie Le Coat et de Jeanne-Joseph Cadillan, l'un et l'autre décédés. La veuve Féger (Claire Cadillan) signe aux actes de mariage, ainsi que la veuve Guyon (Archives municipales de Lannion, GG. 13). Ainsi s'établit le cousinage, et pour peu que le frère des deux épouses s'unisse à son tour, ses filles deviendront des cousines à la mode de Bretagne des Renan et des Cadillan. C'est précisément le cas. Il existe, en 1828, des demoiselles Brichet, dont l'une déjà mariée à François-Marie Le Roux, médecin des hospices et de la maison d'arrêt et premier adjoint au maire, répond aux prénoms d'Adèle-Justine. Elle a au moins une fillette de sept ans, Adèle-Thérèse-Caroline qui, en 1845, deviendra la femme du cousin Joson.

Les Le Roux et les Brichet habitent à proximité de la maison où les Renan se sont réfugiés.

René d'Ys attribue à cette maison le n° 12 de l'Allée Verte (Ernest Renan en Bretagne, p. 97). Elle a été remplacée par un immeuble plus moderne. Elle occupait l'angle gauche du quai d'Aiguillon et de l'Allée Verte, quand on se dirige de la rivière vers Saint-Jean-du-Bal. C'est là que Mme Renan cachait « sa misère » (Lettres Intimes, p, 68).

On connaît la vie qu'elle et ses enfants y menèrent. Henriette Renan eut des velléités d'entrer au couvent de Sainte-Anne. Elle y renonça comme elle devait renoncer plus tard à un mariage avantageux, pour se dévouer à son jeune frère [Note : Ma sœur Henriette (ibid., pp. 19-20), avec une certaine réserve, en raison du ton de panégyrique adopté par Renan. — Cf. pour se faire une idée moyenne du véritable caractère d’Henriette, Henriette PSICHARI, Ernest Renan d'après lui-même]. Celui-ci allait à l'école des frères.

C'est une idée d'Henriette qui détermina le retour des Renan à Tréguier, ou Manon Lasbleiz vécut quelque temps avec eux.

Henriette voulait ouvrir une école pour les fillettes de la noblesse et de la bourgeoisie. Ce fut tout à la fin de 1830. L'école n'eut pas de clientèle. « Par moments, écrit Renan, nous regrettions d'avoir quitté Lannion où nous avions trouvé plus de dévouement et de sympathie » (Lettres Intimes, p. 22).  En 1835, Henriette partait pour Paris où des intermédiaires bénévoles lui avaient trouvé une modeste situation dans une petite et frivole institution de demoiselles.

***
Le dossier Morand.

Joson Morand a conservé les lettres qu'il a reçues d'Alain et d'Ernest Renan et de sa femme Cornélie Scheffer. Le dossier a été complété par son fils Joseph qui y a joint des lettres de Noémi Renan et de Jean Psichari, son mari. Il est actuellement entre les mains de M. le docteur Georges Morand, son neveu, qui m'en a donné une fort aimable communication.

Il débute par une lettre du mois d'octobre 1835 conservée par hasard. Elle a été écrite par Mme Renan à sa cousine Morand. Mieux que n'importe quel développement, elle donne une idée de sa détresse vers le moment où Henriette gagnait Paris.

Tréguier, mercredy soir.
MA CHÈRE AMIE,
La femme Ropars m'avoit remis les 80 francs, j'attendois une occasion pour [Note : Le reçu des 80 francs. « Reçu de Madame Morand la somme de quatre-vingts francs pour la dernière levée de la portion qui n'appartenoit dans la maison du Miroir, dont quittance générale. Tréguier, le vingt-sept octobre mil huit cent trente-cinq, veuve Renan ». Il semble qu'il s'agit de l'aliénation d'une portion de maison restée indivise] ; je te l'envoye par la même.

Il paroit que le voyage de ton fils est bien prochain ; je t'enverroi sammedy une lettre de laquelle Joson pourra se servir si elle lui est utile, c'est pour M. Gilbert qui est, un homme très obligeant, et qui bien certainement se fera un plaisir de lui être utille, il demeure dans le centre de la ville près l'hôtel de ville. Madame Gilbert de Saint-Malo qui est ici, m'engage aussi fortement à lui écrire, Henriette et Allain ont été reçu dans cette maison avec beaucoup de cordialité, si Joson veut, Allain leurs écrira à St-Malo.

Ma pauvre amie pouroi tu faire en sorte de metre dans la male Joson le mantau d'Henriette ou sa robe de napolitaine, elle doit geler de froid, et comme je pense que Joson a peut-être autant d'effet qu'il ne poura y metre, si tu veux, tu menverai quelques choses desquels il n'aura pas besoin de suitte que je metrai dans un paquet qui ira avec Forestier [Note : Les Forestier étaient des parents de Guingamp très serviables, chez lesquels Mme Renan allait quelquefois, Cf, Souvenirs, pp. 26 et 27 ; Lettres Intimes, p. 276] ou seront ses autres hardes d'hiver, des chemises par exemple. Si tu veux bien faire place, la robe pourai être mise dans le ballot, qu'il aura 15 jours plus tard, il est grand tems que ma pauvre fille est son mantaux. Tache daranger cela pour le mieux et repond moi par le retour de la commissionnaire. Si tu ne peut répondre aujourd'hui écrit moi après demain par la poste !

Mille embrassades à tous. La pauvre petite chérie est ce qu'il paroit bien géné, embrasse la pour moi ainsi que papa et maman. Ve RENAN.  [Note : La « petite chérie » est vraisemblablement. Adèle-Marie Hamon, née le 5 janvier 1834, première petite fille de Mme Morand. Elle deviendra religieuse hospitalière au couvent de Sainte-Anne. — « Papa et maman », doivent être ses parents, le docteur Joseph Hamon et Marie-Françoise Morand sa femme].

Les Morand continuaient de rendre des services à la pauvre femme, Après le départ d'Ernest pour Paris en 1838, Mme Renan devint plus libre. Elle avait cessé son petit commerce d'épicerie ne se réservant que le « pavillon » du troisième étage (René D' Ys. Ernest Renan en Bretagne, p, 58). Elle répondait volontiers aux invitations de sa cousine qui l'attirait de temps à autre à Lannion ou à Trovern. Le 27 novembre 1843, rendant compte à Henriette, alors en Pologne, de ses vacances à Tréguier, Ernest lui écrivait à propos de leur mère : « Sa santé est aussi bonne qu'elle peut l'être à son âge et après une vie comme la sienne ; elle a dans le caractère un courage et même une gaieté qui lui font parfaitement supporter son isolement, et d'ailleurs elle est entourée de tous les égards possibles de la part de nos parents et de tous ses compatriotes » (Lettres Intimes, p. 111).

En 1843, Mme Renan avait 60 ans. Elle devait vivre jusqu'en 1868. C'est précisément à l'occasion de sa mort que s'ouvre le dossier Morand par une lettre d'Alain, son fils aîné. « ... Fais-en part à toute la famille, écrit-il à Joson, en usant de toutes les précautions que te suggérera ton affection pour ta mère pour lui apprendre cette triste nouvelle. Je sais l'affection intime que unissait nos deux mères, et je suis convaincu de la part sensible que vous prendrez tous à notre douleur » [Note : Lettre du 15 juin 1868. Alain Renan habitait alors 7, rue Martignac à Paris. Sa mère était décédée chez Ernest, alors en villégiature à Sèvres, rue Avice, et non à Paris, comme on le dit d'ordinaire].

Ernest vint à Tréguier au mois de septembre pour régler quelques affaires. Sa femme l'accompagnait. De là, il écrivit le 17, au cousin Joson, une lettre qui marque le début de rapports plus étroits entre eux. Depuis 1845, ils ne s'étaient vus que lorsque le cousin Joson faisait un voyage à Paris, ce qui était fort rare.

Tréguier, 15 septembre 1868.

MON CHER JOSON,
Me voici à Tréguier, où je n'étais pas venu depuis 23 ans. Ma pauvre vieille mère était pour moi un vivant souvenir de notre Bretagne ; elle morte, j'ai désiré revoir les lieux où j'ai vécu avec elle et avec ma chère Henriette. Je voudrais aussi voir Lannion, où, tu le sais, nous avons demeuré, embrasser les parents et amis que nous y avons laissés. J'arriverai très-probablement samedi par la voiture qui part d'ici à 8 heures du matin. Aie la bonté, mon cher ami, d'avertir de ma prochaine arrivée la famille Toussaint, avec laquelle nous avons toujours conservé de si affectueuses relations, annonce-la également aux personnes qui peuvent avoir gardé de moi un souvenir amical ; n'en parle à personne autre. Je ne fais pas un voyage ; je fais un pélerinage de tristes et doux souvenirs. As-tu annoncé à ma chère vieille tante la mort de sa bonne vieille amie ? Si tu ne l'as pas fait, nous prendrons des précautions pour ne pas lui causer trop d'émotion.

A bientôt donc, mon cher ami. Ma femme qui m'accompagne sera très heureuse de connaître ta famille. Crois a toute mon amitié.
E. RENAN
.

Le samedi 19 septembre, la voiture publique amena en effet M. et Mme Renan à Lannion. « Là, Renan voulut revoir le manoir de Trovern qui avait charmé ses yeux d'enfant. Ils visitèrent Perros, la Clarté, Ploumanac’h... Ils se trouvèrent sur la côte par un jour d'affreuse tempête. L'auteur de la Vie de Jésus, que n'avait jamais assisté encore à pareille chose, fut frappé de ce grandiose et terrifiant spectacle » (René D'Ys, Ernest Renan en Bretagne, p. 248).

Le 21, ils étaient de retour à Tréguier. Quelques jours après ils étaient rentrés à Sèvres. Ce fut Mme Renan qui tint la plume pour remercier les parents de son mari pour lesquels elle avait éprouvé une sympathie spontanée. Et déjà s'était formé le projet, qui ne sera réalisé qu'en 1885, de venir passer au moins une saison de bains de mer en Basse-Bretagne.

Sèvres, 29 septembre 1868.
Nous voici revenus de Bretagne, mon cher cousin, et ravis d'un voyage dont nous vous devons certainement la partie la plus agréable. Je ne pourrais vous dire combien votre accueil amical a été doux à Ernest et combien j'y ai été sensible. Il a été très ému de revoir encore votre respectable mère, l'amie fidèle de la sienne, et dont l'indulgence était un de ses meilleurs souvenirs de jeunesse.
Il vous doit d'avoir joui de son séjour à Lannion d'une façon toute particulière, et, quant à moi, je puis dire que je n'ai rien aimé autant que les deux jours passés auprès de vous et de votre aimable et bonne femme.

Nous n'avons passé en vous quittant qu'un seul jour à Tréguier. Il a à peine suffi à toutes les petites affaires que nous avions à terminer, mais vous savez combien nous étions pressés de revenir ici. Nous avons ensuite été à Paimpol, et de là à Bréhat par le passage de l'Arcouest. La mer nous a été propice. Nous avons eu pour les deux traversées un temps tout à fait favorable. Bréhat m'a beaucoup plu et l'eut fait davantage si le souvenir de la grève de Ploumanac'h que vous nous aviez fait voir n'établissait sans cesse une comparaison tout à l'avantage de votre belle côte de granit si sauvage et si grandiose. Notre voyage s'est terminé par une journée passée chez M. Glais-Bizoin, à la Tour de Cesson. Rien de plus joli que son parc au bord de la mer, avec la belle ruine que l'on voit de partout dominant la baie de Saint-Brieuc et surtout, rien de plus intéressant que de causer avec un homme d'un si remarquable caractère. Vous voyez, mon cher cousin, que notre voyage a continué sous d'heureuses auspices et vous comprendrez quel désir il nous laisse de revenir le plus tôt possible en Bretagne. Nous songeons toujours à ce projet de faire prendre à nos enfants une saison de bains de mer sur une de vos plages et tout naturellement je le voudrais près de Lannion, afin que nous puissions nous voir souvent.

Nous avons trouvé ici nos enfants en bonne santé. Noémi [Note : Née le 1er mars 1862, elle épousa Jean Psichari, professeur à l'Ecole des Hautes Etudes, dont elle divorça. Elle est morte le 6 août 1943, à Paris] est un peu pâle, mais elle grandit tant que je n'en ai pas d'inquiétude et Ary [Note : Né le 28 octobre 1857, peintre et poète, mort le 4 août 1900. La maladie l'avait rendu bossu] est mieux que je ne l’ai encore vu depuis la terrible maladie qui l'a frappé. Les eaux de Creuznach l'ont réellement fortifié et cela nous donne quelque espoir sérieux. Alain et sa famille ont été bien heureux d'avoir des nouvelles directes de vous ; ils sont tous très bien et vous font mille tendres amitiés [Note : Alain Renan, alors qu'il résidait à Saint-Malo, avait épousé, en 1843, une demoiselle Lair, de Dol-de-Bretagne. Il en avait eu deux enfants : Aline qui épousa en 1869 un chef d'institution de Neuilly, Ducroux, et Henri, élève de l'Ecole normale supérieure, qui devint astronome à l'Observatoire de Paris. — Cf. Lettre d'Alain Renan è Joseph Morand, 7 avril 1869]. Ernest s'est remis déjà au travail. Vous seriez bien aimable de nous donner de vos nouvelles, de vous, de votre chère femme et de vos enfants. Vous ne doutez pas du plaisir que nous aurons à savoir comment vous allez et, ce que vous faites. Ernest et moi nous vous prions de nous rappeler au bon souvenir de votre femme et de lui faire agréer nos compliments les plus affectueux ainsi qu'à votre fils et à vos filles [Note : Joseph, Anne et Marie, présents à la maison, lors de la visite des Renan].

Croyez, mon cher cousin à tous nos sentiments d'amitié dévouée et sincère.

Cornélie RENAN.

La « respectable mère » de Joson Morand ne devait pas survivre longtemps à sa « vieille amie ». Elle s'éteignit au début d'avril 1869 à l'âge de 88 ans.
... Les années passent. Renan a été candidat de l'opposition libérale en Seine-et-Marne (1869) et n'a pas été élu. Il avait songé à se présenter à Lannion, projet dont Luzel l'avait détourné. Puis est venue la guerre, Renan a été réintégré dans sa chaire du Collège de France. Il a réuni en un volume (La Réforme intellectuelle et morale) plusieurs grands articles d'actualité. Il poursuit la publication de son magistral ouvrage sur les Origines du Christianisme. Au début de mars 1875, avec son ami Berthelot, il reprend le projet de 1868, celui de passer les vacances d'été en Bretagne. Il s'en ouvre à son serviable cousin.

Paris, le 11 mars 1875.
MON CHER JOSON,
Voilà un siècle que nous ne nous sommes écrit ; mais tu connais mon amitié et la tienne m'est connue. A l'approche de la belle saison permets-moi de te demander un renseignement.

Nous avons renoncé à aller cette année passer l'été à Sèvres. Cet arrangement, qui a de grands avantages, était cette année trop gênant pour les études d'Ary et pour mes propres travaux. Nous aimerions passer deux ou trois mois au bord de la mer. Vois-tu dans les environs de Lannion quelque chose que l'on pourrait louer, meublé ? Nous n'irons peut-être pas seuls. Mon confrère et ami M. Berthelot, de l'Académie des Sciences, viendrait aussi passer l'été avec sa famille au bord de la mer et aimerait beaucoup la Bretagne. Sa famille est nombreuse ; la nôtre, tu sais ce qu'elle est ; ma belle-mère, Mme Scheffer, viendrait avec nous. Vois-tu quelque chose qui pourrait nous convenir, soit conjointement soit séparément ? Berthelot tient essentiellement au bord immédiat de la mer ; nous autres, nous y tenons moins. Il me semble que, du côté de Perros, ou trouverait à peu près ce que nous cherchons. Il faudrait des approvisionnements pas trop difficiles. Nos bonnes, au moins l'une d'elles, viendraient avec nous. La villégiature parisienne ne vous a pas encore envahis, et je vous en félicite. Mais cela doit rendre assez difficiles des arrangements du genre de ceux que je viens de t'indiquer. Néanmoins je n'ai pas voulu négliger de faire mon possible pour trouver notre séjour d'été dans des parages que j'aime fort et où nous aurions le plaisir de retrouver d'excellents parents et amis.

J'espère que toute ta famille va bien ; la nôtre me donne pleine satisfaction. Notre pauvre Alain, pour qui la vieillesse est venue subitement, se repose à Neuilly auprès de ses enfants (Les Ducroux) ; à part sa faiblesse, il se porte bien [Note : Alain Renan languira encore huit ans. Il mourra le 11 mars 1883. Dès le 13, Ernest Renan écrivait a son cousin de Lannion : « Mon cher Morand, j'ai une triste nouvelle à t'annoncer, Notre pauvre Alain a succombé avant-hier à la maladie qui le minait depuis des années, Il s'est éteint doucement et a très peu souffert. Tu sais par quelles rudes épreuves sa vie a été traversée ; son courage n'a jamais faibli ; il n'a jamais eu d'autres récompenses que celles de l'intérieur ; celles-là sont, à vrai dire, les meilleures de toutes. Quoique, depuis des années, ce cher ami fût à peu près perdu pour nous, sa disparition n'en est pas moins pour moi une blessure cruelle, Alain était pour moi un bon et sûr ami. Sa mort rompt le dernier lien qui me rattachait au souvenir du toit paternel. Quel songe que la vie, cher cousin ! Il me semble que ces images d'il y a soixante. ans, datent d'hier. — Transmets, cher ami, mes meilleurs compliments à notre cousine et ne doute jamais de notre amitié sincère et dévouée. E. Renan »]. Fais bien, mon cher Joson, mes meilleures amitiés à ma cousine et à tous les tiens, et crois à mes sentiments les plus affectueux.
E. RENAN Rue Vaneau, 29
.

Le cousin Joson se mit en campagne et entama des pourparlers avec M. Jourand de Trémen, propriétaire à Perros-Guirec. Ce n'était encore qu'une très médiocre station balnéaire. Mais surgissent des difficultés : ni Berthelot, ni Renan, qui avaient formé le projet de visiter la vaste demeure indiquée, ne peuvent s'absenter pendant les congés de Pâques, retenus par leurs travaux, les études d'Ary, d'autres empêchements. Ils ne seront libres au plus tôt qu'à la fin de juillet, ce qui est « bien tard pour une installation lointaine »« Certes, si nous avons un peu de liberté, c'est vers la Bretagne que nous nous tournerons, mais Dieu sait ce qu'il en sera. Cette vie d'esclave nous pèse, mais je crois que ce n'est pas encore cette année que nous y mettrons fin » (Lettre du 21 mars 1875).

C'est en Italie, à Ischia, où il commença la rédaction des Souvenirs d'Enfance el de Jeunesse, que Renan passera l'été de 1875. Un congrès archéologique (Cf. Mélanges d'Histoire et de Voyages (Vingt jours en Sicile), p. 77 et suiv.), le souci de sa santé l'y ont attiré. Mais aussi Luzel, a qui il avait demandé s'il pourrait passer des vacances du côté de Roscoff, — Luzel, peut-être trop prudent, l'a détourné de venir séjourner en Bretagne. C'est trop tôt, a-il pensé.

Il faudra attendre rieuf ans. Alors Narcisse Quellien le déterminera à venir, le 2 août 1884, présider le Dîner Celtique que, d'accord avec Charles Le Gac, maire de la ville, il a pu organiser à Tréguier. L'idée l'a enchanté. Il écrit à Joson :

Bellevue (Seine et Oise) Rue des Potagers, 15.
25 juillet 1884.
MON CHER JOSON,
Eh bien ! oui, voilà que cette jeunesse m'entraîne ; j'irai diner avec eux, le samedi 2 août, à Tréguier. Cela me rajeunira ; car je suis en ce moment pas mal impotent, par suite d'un rhumatisme indéracinable au pied. J'irai par Guingamp
[Note : Il y fut l'hôte du député et maire de la ville, Yves Riou], mais je reviendrai par Lannion. Donc, cher ami, nous nous serrerons la main. Je m'arrangerai de manière à passer quelques heures avec toi. Je prendrai le train qui part l'après-midi ou le soir. Ma fille et mon gendre [Note : Noémi Renan avait épousé Jean Psichari le 20 novembre 1882], qui m'accompagnent, seront enchantés de faire la connaissance de toute la famille.
Crois bien, mon cher Joson, à mon amitié la plus dévouée. Ernest RENAN
.

A Tréguier, Renan fut très gai. Il est tout à tous. II reprend le projet de vacances en Bretagne qui le séduit depuis seize ans. Le Gac, qui est aussi notaire, l'y encourage, lui assure qu'il sera bien accueilli de la population, que sa tranquillité ne sera pas troublée. Renan ne voudrait cependant pas être trop près de Tréguier, où on l'appelle « l'Antéchrist ». Le clergé y est puissant. Il souhaite une villégiature plus laïque — du côté de Perros, s'il se peut. Le pays de Perros est tellement séduisant !

Autographe d'Ernest Renan.

Précisément Le Gac connaît, à Louannec, deux propriétés que pourraient lui convenir.

Joseph Morand, le fils de Joson, assiste au banquet. Ils causent un moment. Renan sera à Lannion le surlendemain. Il demandera à son père de l'y conduire.

Jason s'empresse de satisfaire son illustre cousin. Il lui indique au passage la Haute-Folie, à l'angle des routes de Perros et de Trégastel. La propriété plairait à Renan si elle n'était aussi voisine de ces routes trop fréquentées. Et puis elle est un peu loin de la mer. Joson le conduit ensuite à Rosmapamon et à Barac’h.

De l'ancien château de Barac'h, antique demeure des Tournemine, des Kernec’hriou, des Cozkaër et des Rosanbo, il ne reste que quelques ruines assez imposantes. Deux importantes maisons modernes y ont été construites, dont Renan peut visiter l'une. Il lui préfère Rosmapamon, près de la route de Perros au bourg de Louannec, à proximité de la mer [Note : Les lettres à Le Gac ont été utilisées par René d'Ys dans son livre Ernest Renan en Bretagne].

De retour à Bellevue, sans perte de temps, il écrit à Le Gac, écrit à Joson.

Bellevue, rue des Potagers, 15 (Seine et Oise).
6 août, 1884.
MON CHER JOSON,
Nous voilà arrivés à bon port, et il faut avouer que nous avons été plus heureux que sages. Noémi est très reposée et tout nous porte à croire que l'événement qui nous préoccupait n'est pas encore tout proche [Note : Euphrosyne Psichari ne naîtra à Bellevue que le 30 septembre. C'est elle, qui sous le nom d'Henriette Psichari, publiera ces deux intéressants ouvrages : Ernest Renan d'après lui-même et Ernest Psichari, mon frère]. Néanmoins on ne nous avait pas très bien conseillés en nous disant que le voyage, dans le moment actuel, était sans nul inconvénient. Enfin, tout est bien qui finit bien, Grâce aux bontés de notre chère cousine, cette pauvre enfant a pu arriver sans encombre au terme d'un voyage où j'ai été vraiment imprudent de l'engager. Mais j'avais tant envie de l'avoir avec moi que je n'ai prêté l'oreille qu'aux conseils qui flattaient mon désir.

Comment te dirai-je, mon cher Joson, le souvenir plein de gratitude que nous gardons tous les trois de l'accueil charmant que nous avons reçu chez toi. Dis bien à notre chère cousine combien sa bonté nous a été au coeur. Nous ne parlons d'autre chose avec Cornélie, à qui les crêpes, l'excellent cidre et les très jolies assiettes ont fait un sensible plaisir [Note : Trait de l'ancienne hospitalité bretonne. Il paraissait juste que les absents eussent leur part des amabilités faites aux leurs. — Les assiettes sont vraisemblablement des assiettes en faience de Quimper, dont l'industrie rencontrait beaucoup de succès].

Nous sommes de plus en plus portés à louer Rosmapamon. Ce que j'en ai dit à ma femme lui fait la meilleure impression. Comme c'est elle qui gouverne les choses pratiques de la maison, il serait bien désirable qu'elle vît la maison. Or, en ce moment, par suite de l'état de Noémi, le voyage serait pour elle presque impossible. Peut-être pourrait-on concilier toute chose en faisant dès à present un bail de neuf ans ; seulement, en stipulant qu'au bout de la première année, une résiliation serait possible de ma part en payant un dédit que Mme Scornet [Note : Veuve d'un avoué lannionnais, Mme Le Scornet était la propiétaire Rosmapamon] fixerait. Une telle résiliation serait bien peu probable, puisque nous aurions à faire dès la première année tous les frais d'ameublement. Elle nous rassurerait seulement pour le cas où le climat ne conviendrait pas à ma santé ou à celle de quelqu'un d'entre nous. Nous entrerions ainsi eu jouissance à la Saint-Michel prochaine (le 29 septembre). Vers le mois d'avril ou mai ma femme irait vaquer à tout ce qui concerne l'ameublement.

Ce projet nous sourit beaucoup ; j'écris par ce même courier M. Le Gac dans le même sens. Je désire vivement, que ce plan se réalise, et une des choses qui m'y plaisent, c'est sûrement qu'il nous rapprochera beaucoup de toi et de ta famille. Croyez tous, chers amis, à nos sentiments les plus affectueux et les plus dévoués. E. RENAN.

Ces arrangements ne rencontrèrent l'approbation ni de Le Gac, ni de Joson, ni de Mme Le Scornet. C'est seulement fin septembre que celle-ci fit connaître ses dernières conditions. Renan attendit, avant d'écrire au dévoué cousin, l'événement dont il l'avait entretenu à son passage à Lannion. Il ne se produisit que le 30 septembre. Et la lettre retardée partit le jour même.

Bellevue, 30 sept. 1884.
MON CHER JOSON,
Voilà comment on peut se tromper. Quand nous étions près de toi et de notre bonne cousine, nous nous imaginions que l'état de notre chère Noémi exigeait un prompt retour. Et voilà que
l'événement attendu n'est arrivé que ce matin, après six semaines de retard. Enfin tout, est bien qui finit bien. La crise s'est admirablement passée : elle n'a pas duré plus de deux heures. La petite Euphrosyne, qui est venue au monde ce matin, paraît entrer fort joyeusement dans la vie.

M. Le Gac m'a communiqué les intentions de Mme Le Scornet relativement à Rosmapamon. Je crois que cela pourra s'arranger. Ainsi que je te l'avais dit, je ne voudrais pas conclure l'affaire avant que ma femme n'ait vu les lieux. Dans quelques jours, elle pourrait faire le voyage. Connaissant ton amitié et la bonté de notre cousine, j'ose te demander, cher ami, de vouloir bien faire pour elle ce que tu fis pour moi, de l'amener voir Rosmapamon et peut-être aussi Bara (Barac’h), pour qu'elle ait un terme de comparaison. Sitôt que nous aurons fixé le jour, nous t'écrirons, et tu nous diras si ce jour te convient. Pardonne-moi, cher Joson, d'abuser de ton amitié et de celle de notre chère cousine ; c'est vous, chers amis, qui nous y avez habitués.

Fais nos meilleurs compliments à toute la famille et crois bien à mes sentiments les plus affectueux. E. RENAN.

Mais, voici qu'arrive une lettre de Le. Gac qui presse de conclure. Le 1er octobre, Renan écrit encore à Joson. Mme Renan partirait le mardi 7, serait à Lannion lu 8, « et la course de Rosmapamon pourrait se faire dans la journée ». Le notaire a « promis de s'y rendre ». Comme Joson n'objecte rien, Mme Renan, accompagnée d'Ary, prend un train de nuit, arrive le 8 dans la matinée. Rosmapamon lui ayant plu, les arrangements sont vite faits et, au mois de juillet 1885, la ville reçut des hôtes qui lui furent fidèles de longues années.

Les relations des Renan et des Morand furent dès lors assez suivies pendant le trimestre des vacances. C'est chez le cousin Joson que les Renan descendaient quand ils allaient à Lannion où quand ils y passaient. Ils furent notamment ses hôtes, le 7 août 1888, à l'occasion d'une conférence qu'Anatole Le Braz donna la mairie de cette ville au bénéfice de la souscription destinée à l'érection du monument élevé à Lorient à la mémoire de Brizeux. Quand les Morand allaient à Paris, ils ne manquaient de faire visite à leur illustre cousin au Collège de France [Note : Les Morand descendaient à Neuilly chez les Ducroux].

Nous savons déjà combien la mort de Joson Morand, au mois de janvier 1890, peina Renan, et on a lu la lettre qu'il adressa, le 22, à sa veuve. Trois jours après Cornélie Renan lui écrivait. à son tour.

Paris, le 25 janvier 1890.
MA CHÈRE COUSINE,
Mon mari vous a dit combien nous avons été affligés par la douloureuse nouvelle que votre fils Joseph nous avait donnée. Mais je veux aussi vous exprimer ma profonde sympathie. Que vous devez être malheureuse d'avoir perdu l'homme excellent à qui vous vous étiez dévouée depuis de si longues années ! Cette séparation qui vous enlève le compagnon de votre, vie, celui que vous soigniez avec tant de sollicitude, est la plus cruelle de toutes les épreuves. Quel vide que rien ne pourra combler !

J'étais bien loin de craindre cette issue funeste quand nous vous avons vus tous les deux à Neuilly, il y a trois trois à peine ; j'espérais que les soins du médecin et sa forte constitution le remettraient et que nous le retrouverions cet été quand nous irons en Bretagne.

Ce sera un grand chagrin pour nous de ne pas le revoir. Vous savez combien Ernest aimait cet ami d'enfance, ce parent qu'il revoyait dans ses plus vieux souvenirs et qui était associé à la vie de tous ceux qui lui étaient chers. C'était presque pour lui comme un frère aîné [Note : Joson Morand est mort à 78 ans, étant né en 1812. Ernest Renan en avait alors 67], et ils pouvaient parler ensemble des êtres aimés qui sont disparus. Aussi ressent-il... très vivement ce coup.

Votre mari était aimé et estimé de tous ; ce sentiment-là est la seule consolation pour vous, avec l'amour des enfants qui vous entourent de leur tendresse. Vos enfants et vos petits-enfants adouciront votre douleur, et, pour eux, vous prendrez soin de votre santé. Mais des douleurs telles que celle qui vous a frappée sont éternelles et inconsolables.

N'oubliez pas, chère cousine, l'amitié qui unissait à mon mari celui que vous pleurez et gardez-nous les sentiments affectueux dont vous nous avez donné tant de preuves. Nous vous les rendons tous de tout coeur. Quand vous le pourrez, donnez-moi de vos nouvelles ; cela me sera très doux. Veuillez dire à votre fils Joseph que nous le remercions d'avoir pensé à nous dans le douloureux moment où il était, quand il nous a appris la triste nouvelle, et croyez à notre sincère et profonde amitié.
Cornélie RENAN
.

L'amitié qui unissait les deux familles ne se relâcha pas. Elle évolua nécessairement. Auprès de Renan vieilli, nul ne pouvait remplacer le digne cousin Joson avec lequel il avait tant de souvenirs communs. Chez son fils, l'amitié se nuançait de respect pour l’homme illustre de sa parenté. Et puis les temps ont changé. Joson ne s'était guère intéressé à la politique. Il n'en est pas de même de son fils. Par des efforts tenaces et persévérants, l'avocat Joseph Morand parviendra à battre la municipalité Dervier et à restituer Lannion à la République. Il a l'enthousiasme des radicaux qui ne songeaient pas alors à se nantir.

Aussi quand, en 1890, Edmond de Goncourt commence la publication de son Journal, Joseph Morand s'indigne-t-il de l'accusation d'antipatriotisme dirigée contre l'auteur de la Vie de Jésus. Il est inutile de reproduire la lettre qu'Ernest Renan lui écrivit alors et qui fut publiée par les soins du journal Le Lannionnais. Elle a été souvent réimprimée [Note : Les meilleures interprétations des propos tenus par Renan on 1870 sont celles de Gabriel Seailles (Ernest Renan) et de Jean Pommier (Ernest Renan, d'après des documents inédits)]. Retenons-en cette phrase qui nous ramène incidemment aux premiers éveils de la pensée renanienne : « Ma philosophie est la vieille philosophie lannionnaise, maintenant un peu changée, philosophie passablement rieuse, pétrie d'ironie et de bonne humeur ».

Puis Renan va s'éteindre. Il est à Rosmapamon. Son médecin lannionnais, le docteur Le Dantec, père du célèbre, biologiste Félix Le Dantec, a averti Mme Renan, au début de septembre 1892, qu'il était temps de ramener son mari au Collège de France où il voulait mourir. « Il reçut cette nouvelle sans se troubler... C'est avec le plus grand calme qu'il partit pour Plouaret où il devait prendre le train de Paris. Il traversa Lannion, où il s'arrêta chez sa parente, Mme Morand, partit pour Plouaret trop tard pour le train du jour, et il dut revenir coucher à Lannion, pour repartir à nouveau le lendemain matin, malgré son état extrême d'épuisement. Même sa nuit à Lannion avait été atroce, l'ayant passé sur un fauteuil. Il ne proféra pas une plainte » (René D'Ys, Ernest Renan en Bretagne, p. 374). C'était le 17 septembre.

Deux semaines après, les Morand recevaient le faire-part officiel, une carte sur fond mauve à grand liseré noir. Au vendredi 7 octobre étaient fixées les obsèques de « Monsieur Renan, Administrateur du Collège de France, Membre de l'Académie Française, Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Membre du Conseil de l'Ordre de la Légion d'Honneur, Membre du Conseil Supérieur de l'Instruction publique ».

Quelques mois après, Cornélie Renan le suivait dans la tombe. Puis Ary disparaît.

Famille d'Ernest Renan à Rosmapamon.

A gauche de la photo : Noémi (fille d'Ernest), mariée à Jean Psichari, et son fils Michel. Au centre Ernest Renan et son épouse Cornélie. A droite de la photo, Ary (fils aîné d'Ernest).
A l'arrière-plan, les enfants : à gauche, Henriette ; à droite, Ernest.

***

Le dossier Morand, dont j'ai négligé quelques billets, comprend encore trois autres lettres. Deux nous parlent de la consécration de Renan dans la ville où il avait connu la pauvreté, la troisième coïncide avec la fin d'une époque.

Aux élections de 1905, la liste républicaine l'emporte à Lannion. Joseph Morand est élu maire par le nouveau conseil municipal. Son premier soin est de rendre hommage à Ernest Renan en faisant attribuer son nom à l'Allée Verte, où il avait résidé de 1828 à 1830.

Jean Psichari remercie tout d'abord.

20 juin 1905.
16 Rue Chaptal, Paris IXème
MON CHER COUSIN,
Vous m'offrez une occasion glorieuse et touchante de vous dire, comme je veux le faire depuis les dernières élections municipales de Lannion que, ayant toujours été très fier de notre cousinage, je le suis encore plus, si c'est possible, aujourd'hui, puisque nous avons le maire pour cousin. Vous avez remporté là une belle victoire républicaine. Votre constance, votre énergie, votre union à tous, viennent de rendre définitivement Lannion à la République. Le conseil municipal a tenu à affirmer cette victoire d'une façon qui nous va particulièrement au cœur, à ma femme et à moi. Notre grand mort, qui vous a inspiré de si belles paroles, eut été profondément ému de cette décision. Il nous entretenait souvent de l'Allée Verte et de ce cher Lannion qu'il aimait. Veuillez exprimer à ces Messieurs tout ce que nous éprouvons à voir ainsi consacrer, par une appellation si appropriée, ce pieux souvenir.

Veuillez présenter tous mes respects à votre excellente mère. Nous nous rappelons toujours l'accueil charmant qu'elle nous fit chez elle, lorsque nous vînmes pour la première fois, avec Renan, visiter Rosmapamon.

Veuillez remercier tous nos amis ; veuillez nous rappeler au souvenir de M. Vaillant [Note : Le sous-préfet de Lannion, qui avait contribué de tous ses efforts à la réussite de l'inauguration de la statue de Renan à Tréguier en 1903] ; veuillez enfin, mon cher cousin, trouver ici l'expression de mes sentiments bien affectueusement dévoués. Nous aurons dans quelques jours l'occasion de vous les renouveler de vive voix. Jean PSICHARI.

Au tour de Mme Psichari (Noémi Renan).

Paris, rue Chaptal, 16 le 27 juin 1905
CHER MONSIEUR ET PARENT,
Mon mari vous a exprimé l'émotion et la gratitude que nous avons ressenties en apprenant la décision du conseil municipal de Lannion. Je veux joindre, mon cher ami, un remerciement tout personnel à l'expression de cette gratitude. Mon père, qui avait pour votre famille et pour vous-même, une si vive affection, aurait été heureux de vous voir occuper vos hautes fonctions actuelles pour le bien de vos concitoyens et des idées libérales. Vous vous rappelez comme il aimait la Bretagne, et la manière touchante dont vous honorez sa mémoire nous est une raison de plus, et bien puissante, pour nous attacher à ce cher pays.

J'espère arriver bientôt à Perros et y rejoindre mon mari qui m'y a précédée hier. Je me propose sans tarder de venir voir votre excellente mère et vous prie de lui présenter mes respectueux compliments. Nous espérons vous voir aussi à Rosmapamon et en attendant, je vous prie de croire, mon cher cousin, à mes sentiments bien sympathiques.
Noémi PSICHARI
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Puis la femme du cousin Joson meurt au début de 1907 dans sa 86ème année. Noémi Renan d'adresser ses condoléances.

Paris, rue Chaptal, 16, le 4 février 1907
CHER MONSIEUR ET PARENT,
Vous avez eu raison de penser que votre deuil nous serait sensible ; nous avons été péniblement émus, mon mari et moi, en apprenant votre douleur et la perte d'une mère si aimée et si digne de l'être. On ne pouvait approcher Mme Morand sans ressentir l'influence de sa bonté et de sa douceur ; elle était liée pour nous au souvenir de mes parents, qui avaient pour les vôtres une si vraie affection.

Croyez donc que nous prenons une vive part à votre chagrin, qui ne pourra s'adoucir que par la pensée des soins admirables et du bonheur que vous avez donnés à votre mère. Mon mari se joint pour ces condoléances à tous mes sentiments, et nous vous prions d'être notre interprète auprès de votre famille. Croyez vous-même, cher Monsieur et Cousin, à mes sentiments de vive sympathie.
Noémi PSICHARI
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Avec Mme Morand c'est une génération qui s'éteint ; c'est presque un monde qui disparaît.

***
CONCLUSION

Dans le discours qu'il prononça au banquet de Tréguier, le 2 août, 1884, Narcisse Quellien ne manqua pas de faire allusion à la formule raciale que Renan aimait à s'appliquer. « Je me suis permis de vous demander, monsieur Renan, s'il ne vous arrive pas, le soir de nos pardons celtiques de von us arrêter sur le seuil pour chasser ce Gascon qui s'est, avez-vous dit, allié au Breton de Tréguier. Je ne sais avec quelle eau bénite vous éloignez ce diable, toujours est-il que le génie seul de la Bretagne nous est manifesté durant la soirée ».

Quellien exagérait un peu. Le « génie celtique » n'est peut-être pas tout ce que la littérature nous en a dit. On s'y laisserait tromper. Bretagne est pays de légendes. Renan demeure pourtant le représentant d'un de ses types les plus accusés. Il n'avait pas beaucoup à faire pour éloigner le Gascon, qui, disait-il, faisait de lui un homme double.

La part de sang gascon qu'on peut lui attribuer est, en effet, bien réduite, si les Cadillan sont vraiment du midi occidental de la France. Avant qu'ait commencé la seconde moitié du XVIIIème siècle, Joseph Cadillan a épousé, en secondes noces, une Bretonne, Elisabeth Le Bras. Son fils Arnaud n'a pas atteint la trentaine quand il s'établit en Bretagne. Il épouse lui aussi une Bretonne, Marie-Anne Gautier et ses filles épousent des Bas-Bretons authentiques. Claire Cadillan, la grand-mère maternelle de Renan, n'a d'autres idées, d'autres manières d'être que celles de la bourgeoisie lannionnaise. Sa fille, Magdelaine Féger, la mère de Renan, est une Bretonne avérée. On n'aperçoit nettement chez elles aucune influence méridionale.

Pour étayer sa thèse, ce n'est pas à elles que Renan a recours. Son « gasconnisme » lui viendrait de son aïeul Joseph Féger. Or Féger est né à Lannion d'une famille qui y est établie depuis le XVIIème siècle au moins. Toutes ses attaches sont bretonnes. Le « capitaine bordelais » est un capitaine lannionnais.

Est-il besoin de songer au midi pour expliquer le thème psychologique de Renan ? Le Trégorrois n'est-il donc pas « le Gascon de la Bretagne » ? Comme le Gascon du type classique, il a le goût de l'hyperbole et de la plaisanterie. Il est à peu près le seul, dans la péninsule, à pratiquer l'ironie et à en saisir les secrètes nuances.

Tel est le cas de Renan. Sans doute y a-t-il de la séduction dans ces rêveries qui nous bercent des pérégrinations de saint Brandan à celles du chef Fragan, qui aurait amené du Glamorgan, les Renan dans sa bande, à se représenter comme la fleur unique et merveilleuse de toute une lignée de paysans et de marins. Comme tout cela est artificiel !

Et s'il est vrai (comme il le semble d'ailleurs) que chez lui les influences maternelles aient été les plus fortes, ce n'est ni par le sol, ni par la mer, qu'il s'est formé, mais par la boutique d' « honorables » marchands.

Qu'on ne voie là aucune pensée de discrédit. Il est incontestable que Renan est surtout de lignée mercantile. Les capitaines de barque ou de navire ne sont rien autre chose que des marchands. Mais ce sont gens de la côte : ils ne sont pas confinés dans une boutique obscure ; ils entretiennent des rapports avec le reste de la France et avec l’Occident européen. Des étrangers viennent se fixer parmi eux et font souche. Les esprits sont ouverts aux nouveautés. Pourquoi la boutique, qui a formé Colbert, n'aurait-elle pas formé Renan ?

Y aurait-il tellement paradoxe à dire que ses qualités d'historien et de philosophe s'apparentent aux spéculations des capitaines et des marchands ? Comme eux, il pèse le pour et le contre, ne s'arrête pas à des idées préconçues, cherche la nouveauté pour augmenter le profit. Il arrive à ce jeu qu'on perde quelquefois. Pour n'avoir pas mesuré le possible, son père, Philibert-Renan, a ruiné sa famille et s'est sans doute donné la mort. Le « mercantilisme » n'avait pas chez lui d'assez profondes racines. Il n'en est pas de même des Féger, des Clisson, des Hamon, des Audren, des Cadillan, des Gautier, des Le Gaffric, des Montfort, des Daniel, des Marie et des Pezron, dont les générations se sont fixées dans la même profession, quoique plusieurs d'entre eux aient cherché à s'en évader par les offices de judicature, les professions libérales ou l'état ecclésiastique. Sans doute se sont-ils plus appliqués aux questions de l'achat, de l'approvisionnement et de la vente qu'aux spéculations intellectuelles. Ils n'y sont pourtant pas réfractaires et suivent le courant de leur siècle.

Renan, qui a donné à sa rellexion et à sa pensée un tour nouveau et un développement inouï, n'échappe pas plus aux lois de l'évolution progressive que Chateaubriand et Lamennais, dont certaines origines mercantiles fie sont, pas douteuses. Il n’y a entre eux, à cet égard, que la différence du plus au moins.

Ascendance maternelle d'Ernest Renan.

Le commerce est d'ailleurs qualité de Bretagne. Ce n'est pas en vain que la nature y a multiplié les ports et les estuaires. On n'en est que plus breton pour avoir l'esprit ouvert aux vents du large et aux aventures lointaines. Renan, fils de marchands établis en de petites villes bretonnes, n'a-t-il pas eu aussi le goût des aventures « ès pays estranges », non seulement pour avoir visité Byblos, Philoe et Tromsö, avant de découvrir Quimper, mais aussi pour avoir entrepris avec intrépidité, à travers les religions et les philosophies, l'étonnant périple dont les Origines du Christianisme et l'Histoire du Peuple d'Israël sont les importants témoignages.

Renan a pu naître à Tréguier, y avoir été formé par les « bons prêtres » de son collège ecclésiastique, son substratum humain est moins trégorrois que lannionnais. La conséquence en est qu'il a incarné en quelque sorte cette opposition qui s'est souvent manifestée entre la cité monastique de Saint-Tugdual et la ville plus laïque de Bryant de Lannion. De ce mélange du temporel et du spirituel, comme du mélange de l'influx celtique et de la pensée française, est sortie cette oeuvre unique qui marque dans le développement de l'esprit et qui fait d'Ernest Renan l'un des directeurs de pensée les plus écoutés du XIXème et même du XXème siècles.

(L. Dubreuil).

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