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LE PORT DE REDON

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Il y a plus de onze siècles, saint Convoion et ses compagnons prenaient possession des lieux où nous sommes. Auprès, la Vilaine se passait à gué : et ce gué, en breton Rodon ou Roton, avait donné son nom aux environs.

Le territoire donné à saint Convoion, et qui, après tant d'années, forme exactement la commune de Redon, était coupé de bois, de prairies, de marécages, et devait être presque désert. Mais les moines vont se mettre à l'oeuvre : après la prière le travail ! Ils se feront défricheurs, agriculteurs, et en même temps maîtres d'école, consolateurs et même médecins de leurs pauvres et rares voisins. Ici, comme en nombre de lieux, les bienfaits et la sainteté des moines exerceront une sorte d'attraction : ils cherchaient la solitude ; et une agglomération d'habitants se forme spontanément à l'ombre du monastère.

Devenus, sans en avoir eu l'ambition, fondateurs d'une ville, « l'abbé et le couvent de Saint-Sauveur », comme on disait alors, seront les protecteurs et les bienfaiteurs de la population qui est venue se placer sous le patronage de l'abbaye. Ce sont eux, on peut le dire, qui ont mis Redon en communication facile avec Nantes et Vannes. 

Les Romains n'avaient pas de voie à travers la vallée de la Vilaine devant Redon : ce sont les moines qui élevèrent la chaussée dite, dès le XIIème siècle, du nom de saint Nicolas (Note : Dès 1127, Lobineau, Histoire de Bretagne, p. 131 et Pr. 166). Au bout de la chaussée ils jetèrent un pont. Bâti d'abord en bois, ce pont fut reconstruit en pierre au XVème siècle (Note : La reconstruction est attribuée à l'abbé Guillaume Chesnel (1432-1439). — Morice, Histoire de Bretagne II. Catalogue des Abbés, p. CIV), et il a duré jusqu'à nos jours. C'est l'abbaye qui, à travers la vallée de l'Oust, éleva et entretenait la chaussée dite d'Aucfer, percée de ponceaux ménagés de distance en distance pour l'écoulement des eaux d'hiver.

Pendant que l'abbaye exécutait ces travaux d'utilité publique, elle creusait pour son usage privé ce souterrain découvert il y a quelques années et admiré du juge le plus compétent, notre éminent confrère M. Kerviler. Avant la construction du mur de ville, ce souterrain donnait accès à la Vilaine.

Or l'abbaye exécutait ces travaux au moyen de ressources que l'on peut appeler personnelles : je veux dire ses rentes, les revenus de ses immeubles, les dons volontaires et les aumônes des pèlerins. Jusqu'au milieu du XIVème siècle, il n'apparaît pas que les habitants de la ville aient été soumis à une autre contribution que leur part dans la rente de 10 livres payée au duc par l'abbaye et la ville [Note : Cette rente dite de garde était payée au duc pour les garder (l'abbaye et la ville). Nous la trouvons mentionnée dans l'enquête que nous allons étudier. Dès le XIIème siècle les habitants prétendirent se soustraire à toute imposition. Le duc Conan II en maintint une sous forme d'un droit sur le pain, la viande, etc., et quelques devoirs envers l'abbaye (Cartulaire, Appendice. Cité par l'abbé Jausions, p. 79-80). Il faut, crayons-nous, rapprocher cette indication de celle que nous trouvons dans l'enquête sur la rente dite de garde). Bien plus, les étrangers qui venaient trafiquer au port ne payaient qu'une redevance minime que nous verrons plus loin.

Cette quasi-franchise du port de Redon est une des causes qui expliquent sa prospérité... Il fut un temps où le port, sans quai et sans bassin, fut un des plus fréquentés de la Bretagne... Cette affirmation rencontrerait-elle ici-même des incrédules ?... J'en fournirai la preuve authentique... Mais il faut auparavant vous montrer Redon au milieu du XIIème siècle.

Dès le début de ce siècle, Redon avait de riches bourgeois, au nombre desquels Barbotin, dit Blanche-Gueule, dont le duc Alain Fergent était l'hôte pendant sa maladie (1112), et chez lequel son fils et successeur, Conan III, signa une donation en faveur de l'abbaye. A cet acte comparaissent nombre de bourgeois de la ville [Note : Multi de burgiensibus ejusdem villae (Abbé Jausions, p. 72). Mais il ne faut pas dire avec lui que les bourgeois formaient une communauté municipale. —La première municipalité bretonne (celle de Guingamp) apparaîtra seulement après deux siècles]. Bientôt la richesse des Redonnais excite la convoitise de seigneurs pillards : ils entrent en armes dans la ville sans défense et enlèvent plusieurs bourgeois qu'ils mettent à rançon (1126).

C'est vers cette époque, qu'un savant arabe, le géographe Edrisi, visitait les côtes bretonnes [Note : Délassements de l'homme curieux de connaître les diverses parties du monde. Ce livre découvert en 1829 par Amédée Jaubert à la bibliothèque du Roi, a été traduit par lui et imprimé en 1840 (Imprimerie royale)]. La plupart des géographes n'ont voyagé que dans leurs cabinets : Edrisi avait sur eux un avantage marqué : il avait vu les lieux qu'il décrivait. Il ne nous montre pas en Redon un port égal à Nantes, Saint-Malo, Saint-Mathieu (Le Conquet), qu'il signale comme les ports principaux de Bretagne, mais il en fait cette description qui ne peut déplaire aux Redonnais de nos jours : « Redon, ville de peu d'importance, située au bord d'un golfe, dans un territoire abondant et fertile, dont les maisons sont jolies et bien habitées ».

Le golfe dont parle Edrisi ce sont les deux vallées de la Vilaine et de l'Oust alors couvertes par les eaux, entre lesquelles le site de la ville s'abaisse en pointe. Edrisi a vu ce que nous voyons : la colline de Beaumont couronnée de bois, sa rampe vers le midi ensoleillée et fleurie, au-dessous la ville au bord de la rivière. Les habitants vivent tranquilles, ayant l'aisance sinon la richesse ; ils habitent de « jolies maisons » où Edrisi a reçu sans doute une aimable hospitalité. Tels ils étaient sept siècles après Edrisi quand je devins Redonnais, en 1855. Tels l'Association Bretonne les a trouvés en 1857 et 1881 ; tels elle les trouve aujourd'hui.

Mais Edrisi n'a pas prévu l'importance commerciale que Redon allait prendre un siècle plus tard. Peut-on demander à un homme, même très avisé, comme fut le savant arabe, de voir si loin devant lui ?

La grande voie romaine allant de Redon à Vannes passait la Vilaine à Rieux. A ce point, les Romains avaient construit un radier qui surélevait le lit du fleuve et y créait un gué [Note : Je saisis l'occasion de me rectifier. J'ai écrit (Histoire militaire de Redon, p. 8) que les Romains avaient construit un pont devant Rieux. Cette opinion était de tradition à Redon pendant mon séjour. M. de Longeaux, habile ingénieur en chef qui a fini le bassin à flot, m'invita un jour à venir voir enlever quelques pilotis du pont romain de Rieux, qui gênaient la navigation. J'ai été détrompé par M. de la Borderie qui m'a renvoyé à M. Maître : Fouilles gallo-romaines à Rieux (Durétie) ; Etat de la navigation de la Vilaine au XVème siècle. Des pilotis en question, quelques-uns existent encore, ils semblent avoir appartenu à une estacade plutôt qu'à un pont. Renseignement de M. Thélohan, ancien conseiller général et maire de Redon, propriétaire du château de Rieux, très au courant des antiquités de Rieux et de Redon]. Mais le passage impraticable en hiver ne pouvait être qu'intermittent, même dans la saison d'été : il ne s'exerçait pas aux heures où le flot marin, qui monte de trois mètres (Note : M. Thélohan me dit « qu'aujourd'hui encore (en 1855), dans les plus basses eaux, on passerait avec un mètre d'eau au plus »), suspendait les eaux du fleuve.

Les sires de Rieux firent mieux que les Romains. Ils construisirent un pont de bois... A quelle date ?... Nous ne le savons pas. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que le pont abandonné au duc par un sire de Rieux, fut rendu à son fils, en 1281, par le duc Jean Ier, « à la charge de tenir le pont en bon point et toujours muni de toutes façons » (Morice, Preuves I, 1058 ; Lobineau, Histoire de Bretagne, p. 276), moyennant des redevances que nous dirons plus loin.

Mais il ne faut pas que le pont fasse obstacle à la navigation : il ne sera pas suspendu dans les airs, comme le pont de la Roche-Bernard ; mais le tablier d'une de ses arches sera guindé (Note : De là le droit de guindage exigé des sires de Rieux pour l'ouverture de la porte) au moyen de câbles, comme les ponts-levis des châteaux, et l'arche deviendra ainsi une porte ouverte aux navires (Note : Voir la description dans l'acte de transaction de 1288 dont on va parler. — De Courson, Cartulaire de Redon, Prolégomènes, p. LX, note 2 ; et M. Maître, — Etat de la Navigation, p. 8). En 1288, cette porte est dite Redonense (Note : Le mot Redonense semble la traduction de Redonensis, qui veut dire de Rennes. C'est Rotonensis, de Roton nom primitif, qui veut dire de Redon. Peut-être le texte original porte-t-il Rodonense comme il porte Rodon), et les habitants ou bourgeois de Redon s'engagent envers le sire de Rieux à l'entretenir pour moitié, tant ils ont intérêt au libre et sûr passage des navires qui montent vers leur port (Note : On lit au Catalogue des Abbés, D. Morice, Histoire de Bretagne II, p. CIII : « Jean de Guipry transigea en 1288 avec Guillaume, seigneur de Rieux, pour la réparation et l'entretien d'une porte de la ville de Redon dite porte Redonnoise ». Inadvertance : A cette époque, Redon n'avait encore ni murs de ville ni porte. A propos de quoi le sire de Rieux aurait-il eu un droit quelconque sur une porte de la ville qui eût appartenu à l'abbé ?).

Ce fait démontre qu'avant la fin du XIIIème siècle, l'impulsion commerciale est donnée à Redon ; le mouvement encouragé et protégé par l'abbé va s'accentuer ; et vous allez voir ce que, soixante ans plus tard, était le port de Redon. Ici nous n'interrogerons pas des historiens qui peuvent se tromper en contant ce qu'ils n'ont pu voir ; nous allons entendre des témoins déposant sous la foi du serment de ce qu'ils ont vu en 1350 et après.

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Nous sommes en 1408. Jean de Pontbriand est abbé de Saint-Sauveur : ses prédécesseurs ont exercé avant lui, et lui-même exerce certaines perceptions que l'abbaye ne peut tenir que des ducs ; mais les lettres de concession ne se trouvent plus au chartrier. L'abbé demande au duc Jean V une preuve par témoins qui suppléera aux lettres adirées. Le 1er juillet, le duc accorde l'autorisation, et nomme des commissaires chargés de « procéder à information pour les devoirs dus à l'abbaye sur la rivière de Vilaine, et le droit de l'abbaye à ban et estanche de sel ». — Nous verrons plus loin ce qu'est ce droit.

Les enquêteurs sont : Pierre de l'Hospital, président de Bretagne, qui, en 1440, condamnera au feu Gilles de Laval ; Gatien de Montceaux, qui va devenir évêque de Cornouaille ; Guillaume de Deslin, sénéchal de Rennes, qui eut l'honneur d'être curateur du duc Jean V ; Olivier de Champballon, sénéchal de Ploërmel ; Jamet Le Bel, procureur (du duc) à Nantes.

Les termes de la lettre ducale que nous venons de copier semblent limiter la mission des commissaires à la preuve des droits de l'abbaye. Mais les enquêteurs vont étendre (et c'est heureux pour nous ! ) les termes de leur mandat ; ils interrogeront les témoins sur d'autres devoirs nouvellement établis et qui portent préjudice à Saint-Sauveur. L'enquête se fait aussitôt, au mois de juillet [Note : Elle est surtout l'oeuvre des deux derniers commissaires, Olivier de Chamballon et Jamet Le Bel, dont les signatures se voient à la fin de chaque déposition dans une sorte de minute (caractère révélé par un certain nombre de corrections) conservée aux Archives d'Ille-et-Vilaine (Fonds de Redon, liasse 16)].

L'abbé de Saint-Sauveur a besoin de « recorder » ce qui se faisait avant le commencement de la guerre de Blois et Montfort, en 1343 ; c'est-à-dire il y a soixante-cinq ans. Il lui faut des témoins ayant eu l'âge de raison et gardant une mémoire fidèle depuis bientôt trois quarts de siècle. L'abbé les trouve ; il produit un témoin centenaire et un plus qu'octogénaire.

Le vénérable centenaire se nomme Guillaume Le Lambart ; il est né à Redon sous le règne du duc Arthur II, bisaïeul de Jean V [Note : Le manoir de Lanruas (commune de Redon), avait des propriétaires du nom de Lambart de 1451 à 1604] ; il avait déjà l'âge d'homme à la mort du duc Jean III, quand il assista à la « fête » (l'installation solennelle) de l'abbé Jean de Tréal en 1340. Mais, à cent ans, il est jeune comme un chêne qui eût été planté le jour de sa naissance. Il demeure à « Port-de-Roche, paroisse de Fougeray » ; et il s'embarque, je suppose, pour venir déposer à Redon (Note : Port-de-Roche, village aujourd'hui en la commune de Sainte-Anne, distraite de Fougeray, à deux kilomètres de la gare de Langon sur la droite en allant à Rennes).

Le Lambart a très présent le souvenir de ce qu'il a vu « dès qu'il eut connaissance, bien a quatre-vingts ans et plus .... paravent les guerres et la mort du duc Jehan (III) ». Il dépose qu'entre autres « denrées [Note : Le mot denrées, écrit d'ordinaire derrées, est pris dans l'enquête au sens de marchandises. Je rajeunis sans scrupule l'orthographe capricieuse du greffier. — A remarquer que par deux fois, au lieu de Vilaine, il est écrit Visneigne, forme qui rappelle le nom Vicinonia donné à la Vilaine au temps de Grégoire de Tours, Histoire française, V et X], les vins de Poitou, Aunis, de l'île de Ré [Pas un témoin ne parle du vin de Gascogne, si estimé depuis en Bretagne. Aux XIVème et XVème siècles le vin d'Aunis était à la mode. Nous voyons Jean V en donner en cadeau par tonneau ou pipe à des capitaines de places (Actes de Jean V, N°s 669 et 693). — En 1407, le même duc en perd un tonneau à la paume contre le sire de Rostrenen (N. 9119)], le sel de Guérande et d'ailleurs, le fer d'Espagne affluaient au port de Redon et que c'était comme une infinité, et que tout le pays et à bien loin venait à Redon se pourvoir de ces denrées ». Le Lambart indique avec précision les droits que l'abbaye levait sur ces marchandises dès « avant les guerres » et qu'elle a levés depuis. — Nous y reviendrons tout à l'heure.

Le témoin octogénaire (Geffroy Guyomard de Fégréac), confirme les dires de Le Lambart, en ce qui concerne le temps antérieur aux guerres ; et d'autres témoins septuagénaires sont d'accord avec ces premiers témoins sur ce qui s'est passé pendant les guerres et depuis. Jamais enquête ne fut plus concluante. Voici quelques détails empruntés à diverses dépositions.

Il venait au port plus de 1.500 tonneaux de vin par an. Il en est entré 500 en une semaine. Les « roches » et caves étaient pleines, les tonneaux encombraient les rues, ne laissant pas la place libre au passage des chevaux : « il fallait rouler les fardeaux par dessus les tonneaux ». — Le sel était aussi en grande abondance : les salorges et celliers en regorgeaient : une seule marée amenait parfois 150 embarcations chargées de sel. — Le fer venait d'Espagne en grande quantité ; un des témoins en a fait venir 100 milliers en un an. — De même des autres denrées dont les témoins ne parlent pas ; nous verrons pourquoi.

Et l'affluence des « marchands », c'est-à-dire des acheteurs étrangers ! Ils étaient « plus nombreux que les bourgeois ». Il en venait jusque de Vitré et même de Normandie. [Note : A remarquer que, en cette enquête, aucune ville n'est nommée aussi souvent que Vitré. Les Vitréens exerçaient-ils dés lors un négoce actif, prélude de leurs armements maritimes des XVème au XVIIIème siècles ? Voir l'érudit et curieux ouvrage de M. Frain de la Gaulayrie : Les Vitréens et le commerce international, Revue de l'Ouest (1889-90-91-92)]. Comme il n'y avait plus de place pour eux en ville, « les marchés de vin se faisaient dans un pré voisin du Châtelet », transformé en une sorte de bourse de commerce.

Et ces renseignements sont confirmés par une ancienne chronique de l'abbaye où nous lisons : « Le trafic qui s'exerçait au port de Redon était si grand, qu'il semblait être le magasin (nous dirions aujourd'hui l'entrepôt) de la Bretagne, où les marchands de Rennes, de Saint-Malo, d'Anjou, de Normandie et du Maine, accouraient pour de là transporter en leurs provinces toutes sortes de marchandises.... » [Note : Abbé Jausions, p. 82. — La chronique (Cit. de M. de Courson) continue en citant l'enquête de 1408. Par Anjou, il faut entendre apparemment la partie la plus voisine du Maine. Angers et le sud de l'Anjou devaient être desservis par la Loire].

Vous reconnaîtrez que nos témoins de 1408 n'ont pas exagéré. Et remarquez-le, d'après plusieurs de ces témoins, la guerre civile qui, pendant un quart de siècle, désola la Bretagne, ne porta pas préjudice à la prospérité de Redon. Au contraire, « pendant les guerres, les Normands vinrent à Redon acheter le sel de Guérande et le vin d'Aunis » « Ils n'osaient, dit un témoin, par crainte des Anglais, contourner la Bretagne pour aller à Guérande ou à la Rochelle ».

Ajoutons que le voyage par mer de Saint-Malo à Guérande n'avait rien de tentant à cette époque, où un navire subsistant encore après une navigation seulement de deux années sur nos côtes rocheuses, était montré comme une sorte de curiosité (Note : Les navires n'ayant pas de boussole rasaient timidement les côtes au prix d'extrêmes dangers. « La navigation était si difficile aux côtes de Bretagne qu'il était rare qu'un bâtiment naviguât deux ans sans se briser aux rochers ». Hévin, Questions féodales, p. 347, à propos du droit de bris. — Il cite « une vieille relation ou disposition historique, à la fin de nos très anciennes coutumes ».

En tout cas, l'affluence des Normands en ces temps désastreux ne fut qu'une cause occasionnelle de prospérité. La fréquentation du port de Redon tient à une cause permanente que nous allons dire : elle est due, pour une grande part, à l'abbaye. Nous avons dit plus haut, que l'abbé de Saint-Sauveur avait fait de son port un port presque franc, tant étaient minimes les impositions perçues sur les marchandises débarquées et mises en vente. Les témoins vont nous donner sur ces impositions des détails précis ....

Mais il va être question de mesures de vin dites tonneaux, pipes et justes, — de mesures de sel, muids, faix, mines, — et de monnaies, livres, sous, deniers, oboles. Il nous faut donner des mesures et des monnaies une idée approximative et les ramener à nos mesures et monnaies actuelles.

Le tonneau de vin contient deux pipes [Note : Valeur approximative du tonneau et de la pipe. La pinte d'abbé (de Saint-Sauveur), moins grande qu'ailleurs, = 85 centilitres ; le pot (2 pintes) = 1 litre 70 centilitres. Le tonneau = 960 pintes, ou 480 pots, soit 816 litres. La pipe (un demi-tonneau) = 240 pots, soit 408 litres.... en admettant que les mesures fussent les mêmes aux XIVème et XVème siècles qu'à la veille de la Révolution]. La juste (ou jute) contient trois chopines, environ un litre et demi (Note : Ce nom veut dire, dit-on, juste mesure : la mesure qu'un homme peut boire juste, sans excéder. — La juste mesure est large].

Le muid de Guérande et de Redon employé au mesurage du sel contenait quinze hectolitres 12 litres (1512 litres). Le faix, charge d'un homme, est le douzième du muid ou 126 litres ; la mine est la moitié du faix, soit 63 litres.

Je prends les monnaies au milieu du XIVème siècle. Je suis les calculs de Leber, en faisant observer qu'ils se rapportent au temps où son livre a paru, en 1847 [Note : Je suis ici, comme plus loin, les évaluations du savant Leber (Appréciation de la fortune privée au Moyen-âge, 1847), approuvée pour le XIVème siècle par M. de la Borderie, qui, au contraire, critique comme trop réduites les évaluations de Leber à partir de la seconde moitié du XVème siècle], et que, depuis les cinquante-cinq ans écoulés, la valeur monétaire a suivi une dépréciation progressive.

Cela dit, une livre de l'année 1350 vaut vers 1904 environ 55 francs ; le sou, vingtième de la livre, vaut 2 fr. 75 ; le denier, douzième du sou, vaut 22 centimes 91, soit 23 centimes ; l'obole, demie du denier, vaut 11 centimes 45, soit 11 centimes [Note : Il ne sera pas parlé de maille qui égalait l'obole, ni de pite, moitié de l'obole (5c. 72) ni de la demi-pite (2c. 81). — Sous Louis VIII (1187-1223), il fut mis en circulation une grande quantité d'oboles].

Encore un mot d'explication. Les témoins parlent des vexels, vexeaux, lisez vaisseaux, apportant le vin, le sel et le fer à Redon. Un seul, au lieu de vaisseau dit barge. Les deux mots doivent se prendre au sens de grosses embarcations, bien moindres que les chasse-marées et les lougres que j'ai vus si souvent débarquer à Redon le sel chargé en vrac. La charge ordinaire de ces vaisseaux était de vingt muids, ou 302 hectolitres 40 litres (M. Léon Maitre, Etat de la navigation).Vingt muids occupent une place de 33 mètres cubes environ, soit 10 tonneaux et demi d'aujourd'hui (Note Voir in fine de la note suivante).

S'étonnera-t-on de cette exiguité des vaisseaux de transport ? Voici un renseignement qui pourra convaincre. Vers 1420, le duc Jean V ordonna « la construction de deux grands vaisseaux de guerre, dont le plus grand, qui portera le nom d'Amiral, sera du port de 160 tonneaux » [Note : Hévin, Questions féodales, p. 351. Il ajoute plaisamment : « Un tel amiral servirait de chaloupe aux grands vaisseaux de Sa Majesté... ». C'était écrit en 1680 et avec quelque exagération. Qu'aurait dit Hévin de nos jours ? Je lis aujourd'hui même (23 août) qu'il vient d'être lancé en Irlande un transatlantique de 213m de long et de 21.000 tonnes, prés de 132 fois plus que l'Amiral de Jean V. Il doit porter 3.000 passagers. Une ville flottante. Nous n'avons pu trouver ce qu'était un tonneau de mer sous Jean V. L'ordonnance de 1681 lui donna 42 pieds cubes (1mc 44). Aujourd'hui le tonneau est officiellement de 2mc 83].

A propos de vaisseaux, il va être question du maître et du grommet. Le maître (l'expression est restée), c'est le capitaine, ou mieux ici le patron. Le grommet c'est le mousse, dont nous retrouvons le nom dans le mot groom ou groum [Note : Les mots gromme, grommet sont pris au sens de serviteur. Ces mots ont passé en Angleterre, et sont revenus en France sous la forme anglaise groom (prononcé groum) au sens de petit domestique].

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Nous pouvons maintenant laisser la parole aux témoins sans avoir à les interrompre, pour leur demander la signification des mesures dont ils parleront, et sans nous arrêter à rechercher le rapport de ces mesures et de ces monnaies avec nos mesures et nos monnaies actuelles.

Les témoins nous disent que des denrées de diverses espèces débarquaient à Redon ; mais ils ne nomment que « le fer d'Espagne, le vin de Poitou et d'Aunis, et le sel de Guérande et autres lieux ». Concluons de là, sans aucune témérité, que fer, vin et sel étaient seuls imposés ; et voici les renseignements fournis à cet égard. L'abbé de Saint-Sauveur réclame 4 deniers (équivalent à 92 centimes vers 1904) par chaque millier (mille ou même onze cents livres) de fer débarqué ; en sorte que le témoin qui fit venir cent milliers dans une année acquitta en tout 92 francs de droits (valeur 1904).

Sur le vin, l'abbé perçoit par tonneau 4 deniers, par pipe (1/2 tonneau) 2 deniers. — Pour l'enlèvement du vin hors la ville, il perçoit 2 deniers par charrette emportant tonneau ou pipe, c'est-à-dire quelle que soit la charge. Ainsi c'est seulement l'expédition hors la ville qui est taxée [Note : Hors de la ville (comme plus loin à propos du sel), et non hors de la seigneurie. La faveur accordée aux habitants de la ville s'explique : ils supportaient plus de charges que les vassaux ruraux : rente de garde, etc. ].

En ce qui concerne le sel, l'abbaye exerce un double droit :

Le droit dit de minage perçu à propos du mesurage du sel débarqué. Il consiste dans la perception d'une mine (63 litres) sur chaque vaisseau ; et d'un faix (126 litres) à raison de chaque marinier dehors ; mais le maître et le grommet (le capitaine et le mousse) sont exempts.

Remarquez que les mariniers de hors, c'est-à-dire étrangers à Redon, sont seuls imposés.

Les vaisseaux dont parlent les témoins sont montés par cinq hommes au plus, y compris le mousse et le capitaine : que les trois mariniers soient vassaux de l'abbaye, ils ne paieront rien ; en sorte qu'un Redonnais allant chercher dans ces conditions un chargement de sel à Guérande, n'aura d'autre droit à payer en rentrant au port qu'une mine, 63 litres.

L'enlèvement du sel hors de la ville donne lieu à un autre droit : chaque charrette à boeufs paiera 2 deniers, la charrette à chevaux, 1 denier ; la somme portée à dos de cheval, la moitié d'un denier, une obole.

Il est clair que, à cette époque, les transports de sel à une grande distance devaient se faire à dos de chevaux ou de mules. Les saulniers se réunissaient sans doute en troupe comme ces guérandais que les hommes de mon âge ont vu allant de ville en ville portant le sel en Bretagne. Or peut-être retrouvons-nous la route que suivait cette caravane partant de Redon pour Vitré et la Normandie ?

Il existe en Ille-et-Vilaine, traversant en diagonale les arrondissements de Redon et Vitré, un chemin connu de temps immémorial sous le nom de Chemin des Saulniers. Or ce chemin ne paraît pas venir de Guérande, lieu de production du sel ; il vient par Bain, Le Sel et Janzé, du port de Messac, sur la Vilaine. Ne devrait-il pas son nom aux saulniers partant de Redon et passant la Vilaine au pont de Messac [Note : Une simple hypothèse, mais qui serait à vérifier. Ce chemin des Saulniers venait de Messac (ou environs), passait par Bain, Le Sel, Janzé, et aboutissait non à Vitré, mais un peu à l'Est vers Erbrée. Ogée (Voir Janzé, I, p. 356) en signale un tronçon pavé entre Janzé et la route de Rennes à Châteaubriant. — Cette vieille voie apparaît comme une voie de jonction entre 1° la voie du Mans à Camaret (M. Kerviler, Armorique et Bretagne, I, p. 252), qui, franchissant la Mayenne au Nord de Laval, passait vers Erbrée et au Sud de Vitré ; 2° la voie de Coz-Yaudet à Angers (M. Kerviler, I, p. 269), qui passait la Vilaine, non à Messac, mais un peu plus haut, au Port-Neuf, en Pléchâtel (Ogée, Annotateur. Voir Pléchâtel, II, 278). Mais supposez deux voyageurs partant en même temps de Vitré, l'un pour Guérande, l'autre pour Redon, ils iront de compagnie jusqu'à Bain. Là, le premier prendra au Sud la rente de Nozay ; l'autre marchera vers l'Ouest pour passer la Vilaine. — Pour que l'hypothèse ci-dessus fût vérifiée, il faudrait que la route de Bain à la Vilaine fût aussi le chemin des Saulniers. Je ne crois pas que cette vieille voie ait été étudiée. Elle en vaudrait la peine. Le chemin des saulniers m'a été indiqué par mon excellent collègue à Vitré, le président Tortelier. Il était de Janzé et répétait les renseignements reçus de vieillards qui auraient aujourd'hui deux siècle et demi, et disaient que leurs grands pères nommaient ainsi ce chemin. Le comte de Palys a bien voulu recueillir et me transmet des renseignements qui confirment ceux ci-dessus] ?.

S'étonnera-t-on de la faiblesse de ces impositions ? Elle s'explique. Le sel est un objet de première nécessité. L'imposer lourdement est une inhumanité dont l'abbé de Saint-Sauveur ne se rendra pas coupable. Le vin n'a pas au même titre le caractère de nécessité. Mais comment frapper d'une lourde imposition le vin apporté à Redon ? Beaucoup est, semble-t-il, de qualité très inférieure. Autrement comment comprendre ce que nous disent deux témoins qui ont vu « laisser le vin pour le fret ? ». Ils semblent attribuer ce singulier marché à la grande abondance de vins en ville. Nul doute que du vin de quelque qualité n'eût pas été si facilement abandonné.

On reconnaîtra que l'abbaye traitait maternellement ses vassaux ; et ceux-ci, comme beaucoup d'autres, devaient se dire heureux « de vivre sous la crosse ».

Malgré cette modicité des impôts, et en dépit des exemptions libéralement accordées aux vassaux, l'abbaye, nous disent les témoins, retirait de ces perceptions « de grandes sommes ».

Faut-il que les perceptions soient multipliées pour que les deniers et les oboles fassent tant de livres ! Rien ne démontre mieux l'extrême fréquentation du port de Redon.

Ne pourrions-nous savoir approximativement le chiffre total de la perception ? Les témoins nous diront bientôt que de leur temps, les arrivages au port de Redon étaient diminués « de plus de moitié, des trois quarts ». Les droits ont dû diminuer dans la même proportion. Les témoins évaluent la diminution à 150 livres, qui représentent 6187 fr. 50 de notre monnaie en 1904. Au temps de la prospérité du port, la recette totale était donc au moins de 12.375 francs (valeur 1904), somme modeste, mais dont l'abbaye se contentait.

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Après avoir parlé des impositions, les témoins renseignent sur le « ban et estanche de sel » appartenant à l'abbaye. C'est « le droit de l'abbé de vendre au détail le sel dans toute sa seigneurie exclusivement à tous autres pendant une quinzaine chaque année à l'époque par lui choisie ».

Ce droit extraordinaire est rangé parmi les droits royaux, régaliens, ou, comme on disait, les noblesses du duc. Pour ce motif, « le ban et étanche ne peut s'exercer qu'en vertu d'un titre certain », c'est-à-dire qu'il ne peut être acquis par prescription [Note : Le principe posé dans l'article 254, T. A. Cout., est répété presque dans les mêmes termes aux articles 56 de l'Ancienne, et 51 de la Nouvelle. Hévin résume ainsi le principe : « Droits royaux ne se prescrivent ». Sur la question : Le ban et étanche est-il droit royal ? Hévin, Consultations, V. p. 28]. L'autorisation donnée à l'abbé de prouver la possession du droit en l'absence de titre, est une faveur marquée.

Guillaume Le Lambart décrit ainsi ce droit et l'exercice du droit dont il a vu les abbés jouir successivement depuis plus de quatre-vingts ans.

L'abbé « faisait bannir » (annonçait publiquement) le temps de l'étanche par lui choisi (Note : De là le nom de ban). Le jour venu, ou bien il faisait vendre le sel par des « députés » (des commis), ou bien il affermait le ban et étanche ; et le fermier vendait à ses risques et périls le sel qu'il faisait venir de Guérande ou d'où bon lui semblait.

Ce droit avait quelque valeur. Un témoin dépose qu'il a vu « l'abbé et convent avoir de la coutume (d'estanche) pour une journée un nombre de vingt livres monnaie et plus », c'est-à-dire l'équivalent environ de 1.100 francs monnaie pour l'année 1904 (Note : Evaluation de la livre du XIVème siècle, 2ème moitié, d'après Leber]. Mais, dira-t-on peut-être, c'est un chiffre exceptionnel, au moins maximum ! — Soit, prenons une moyenne, 15 livres, et supposons ce chiffre atteint pendant les treize jours de vente (car l'abbé ne fera pas vendre les deux dimanches de la quinzaine) nous arrivons à la somme totale de 195 livres.

C'est à qui se pourvoira à l'étanche de l'abbaye : elle peut vendre moins cher que tous autres car le sel lui coûte moins cher... Pourquoi ? Le voici :

Lorsque l'abbé exerçait son droit de ban et étanche par mains, il faisait venir le sel de Guérande. Il lui en fallait 120 muids (1814 hectolitres) [Note : Ce chiffre de 120 muids ne résulte pas de l'enquête. Je le trouve mentionné dans un acte que nous étudierons plus loin, comme le chiffre déclaré par l'abbé de Saint-Sauveur au péage du pont de Rieux]. Or, pour se faire ouvrir la porte au pont de Rieux, les navires devaient acquitter deux droits : 1° le salage, consistant en deux mines et demie de sel pour le vaisseau, plus un denier par muid ; 2° le droit de mastage (mâtage) six sous.

Mais l'abbé était de temps immémorial en possession de passer gratuitement à Rieux. Ce fut seulement à la fin du XIVème siècle ou aux premières années du XVème, qu'un châtelain (capitaine du château) de Rieux, plein de zèle pour son seigneur absent, exigea le droit des navires portant à Redon le sel de l'étanche. Le droit fut acquitté pendant plusieurs années.

Mais en janvier 1412 (vieux style) l'abbé Jean de Pontbriand obtint du sire de Rieux, Rochefort et Largouet, maréchal de France, une lettre dont nous devons dire quelques mots [Note : Copie de M. de la Borderie, Blancs-Manteaux, 46, p. 540 (1412, v. s. 3 janvier). Il s'agit de Jean de Rieux, premier maréchal de France, démissionnaire en 1417 et remplacé par son fils pûiné Pierre, seigneur de Rochefort].

Jean de Rieux ne reconnaissait pas la franchise (non prouvée par titres) de l'abbaye Saint-Sauveur ; mais dans le doute et, dit-il, pour ne « pas empêcher les droits d'autrui et par espécial de l'Eglise, afin d'être participant ès prières des religieux et moustier, et pour que notre conscience en doute ne soit chargée », il accorda à l'abbé le droit de passer librement en payant seulement pour le mastage et salage un denier par muid guérandais, la cargaison des navires étant évaluée, « comme de coutume, à 120 muids ».

En reconnaissance de cette concession, le sire de Rieux, stipulait seulement « la participation aux prières de l'abbaye, et deux obits solennels par an pour ses prédécesseurs, lui-même et ses successeurs, au 3 janvier (date anniversaire de ses lettres) et 3 juillet ».

Ainsi, pour une imposition de 120 deniers (équivalent à environ 27 fr. 80 centimes en 1904), la petite flottille portant les 1814 hectolitres de sel nécessaires à l'étanche de l'abbé passait « franchement et quictement » au pont de Rieux. Il va sans dire qu'elle ne débourse rien à Redon ; et voilà comment le sel coûtait moins cher à l'abbé qu'à tous autres.

Mais, nous l'avons dit, la prospérité du port de Redon ne durera pas longtemps. Le rétablissement de la paix dans le duché lui sera fatal. Les témoins donnent de ce fait plusieurs raisons. La première, c'est que les Normands trouvant la mer libre ne viendront plus acheter à Redon ; mais il y a une autre cause de décadence bien plus sérieuse. C'est le duc Jean IV qui va la créer.

A ce propos, les témoins de notre enquête nous renseignent sur deux faits d'histoire locale qui intéressent l'histoire générale. Qu'il nous soit permis de nous y arrêter un moment.  

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En 1340, Guillaume Le Lambart avait assisté à la fête (à l'installation) de l'abbé Jean de Tréal, et à ce moment la ville n'était pas close de murs. Le duc Jean III mourut l'année suivante.

La guerre commença. Jean de Tréal prit parti pour Jeanne de Penthièvre et Charles de Blois. Au début de 1342, un navire chargé d'hommes armés entre dans le port de Redon. Il porte Louis d'Espagne battu et blessé auprès de Quimperlé. Les bourgeois lui fournissent des chevaux et il part pour Rennes. Presque aussitôt une troupe anglaise, commandée par Geffroy de Mauny, débarque et traverse la ville, poursuivant Louis d'Espagne. Désespérant de l'atteindre, les Anglais reviennent coucher à Redon et repartent le lendemain. Il ne paraît pas qu'ils aient commis de déprédations sérieuses. Mais ils ont flairé une proie facile. En novembre suivant, Hue de Caverlé (lisez Hugues de Calverly) arrive avec ses « routiers ». L'abbaye ni la ville ne peuvent opposer aucune résistance. Caverlé pille la ville et l'abbaye, et emmène Jean de Tréal prisonnier. Il ne le rendra qu'après la promesse d'une lourde rançon qui ne sera pas acquittée à la fin de la guerre, vingt-deux ans plus tard.

L'abbé de Saint-Sauveur restait fidèle à Charles de Blois ; mais comment lui garder la ville ouverte ? La nécessité de la clôture s'imposait ; mais, pour élever les murs, un subside était nécessaire. L'abbé n'entend rien faire sans l'assentiment des bourgeois ; ceux-ci, tremblant encore de la terreur que les Anglais leur ont causée, consentent aux projets de Jean de Tréal. Mais il faut l'autorisation de Charles de Blois. Après entente avec Jean, sire de Rieux, père du maréchal dont nous avons parlé, Charles donne son consentement à la clôture « utile pour la défense du pays et pour ce que la ville est sur port de mer ».

L'abbé est seigneur de la ville et présent sur les lieux. A ce double titre, il sera, comme on disait alors, « le maître de l'oeuvre » ; mais le sire de Rieux, son voisin et homme de guerre, sera consulté sur les travaux à faire ; il est très intéressé à ce que la ville soit convenablement « douvée et murée » : le premier il en sera le capitaine.

Mais les ressources pour un tel travail ?... « Il est ordonné un subside de douze deniers par livre (du prix) de chacune denrée vendue en la ville de Redon et au port d'icelle » [Note : Le Lambart dit bien doze deniers et non ouit (huit), comme il a été imprimé. M. de Courson, d'après le Monasticum benedictinum, Prolégomènes au Cartulaire].

La livre égale 55 francs de notre monnaie en 1904, douze deniers ou un sou égalent 2 f. 75 c (en 1904). L'impôt établi est non un décime, mais un vingtième de guerre.

Les travaux commencèrent aussitôt ; et, huit ans plus tard, la ville avait ses murailles, puisque le sire de Rieux en était capitaine. Il gardera ce titre jusqu'à sa mort, en 1357 ; et il aura pour successeur un parent dévoué de Jeanne de Penthièvre, Guillaume d'Avaugour [Nota : Ce d'Avaugour est nommé dans l'enquête comme ayant après le sire de Rieux perçu les 12 deniers. C'est sans doute le seigneur du Parc (au Maine), frère puîné de Henri IVème du nom, comte de Goëllo, père de Jeanne, son héritière, qui épousa Guy de Bretagne, comte de Penthièvre et fut mère de Jeanne de Penthièvre mariée à Charles de Blois].

On ne voit pas que la place de Redon ait été assiégée avant la bataille d'Auray. A cette époque, son pont sur la Vilaine avait moins d'importance stratégique que plus tard pendant les guerres de la Ligue, quand Redon, en août 1595, tenait tant de place dans les préoccupations du roi Henri IV ([Note : Le roi avait ordonné à du Plessix-Mornay un manifeste dont il attendait un heureux effet. Mais à ce moment Mercœur menaçait d'assiéger Redon que Talhoët venait de rendre au roi. Henri I V ordonna de ne pas publier le manifeste. Lettre de Lyon, 24 août 1595, Corr., T. IV, p. 393-395].

Après la bataille d'Auray, la place de Redon est encore fidèle à la cause de Charles de Blois ; et Jean de Tréal est toujours en possession de l'abbaye.

Vainqueur à Auray, Jean de Montfort reçut la soumission d'Auray, puis celle de Malétroit et de là il vint à Redon. Le 8 octobre 1364, il arrivait par le faubourg Notre-Dame en face de la porte dite de Notre-Dame ou du Pesle. Jean de Tréal n'allait pas se rendre sans conditions ; il entendait obtenir un traité pour l'abbaye et la ville : il sortit de la place avec les principaux bourgeois et fit fermer la porte derrière eux.

Je conjecture qu'un des bourgeois accompagnant l'abbé était Eon Juhel, entendu comme témoin dans l'enquête de 1408, et qui, en 1364, avait vingt-sept ans. Le récit qu'il fait de cette scène historique contient certains détails pris sur le fait que pas un historien n'a mentionnés ; et le témoin rapporte semble-t-il, les propres paroles de l'abbé parlant non seulement en son nom personnel, mais au nom des bourgeois présents. Jugez-en plutôt :

« Et assez tôt après (la bataille d'Auray) vint Mgr le duc, que Dieu absolve, devant la ville de Redon comme par manière de siège, et estoit o (avec) lui Monsieur Robert Quenolles (Knolles), Monsieur Jean Chandos et autres. Jean de Tréal, pour le temps abbé, issyt hors de la ville et alla parler à mondit seigneur le Duc à l'église Notre-Dame. Il lui dit que le terrouer de l'église ne lui avoit rien meffait, et qu'il ne vouleist pas grever l'église ; et que ils (l'abbaye et les bourgeois) ne devoient au Duc que dix livres de garde pour les garder de tort et de force (violence) et l'obeïssance comme à leur suzerain. Et sur tout il fut fait un traité entre elx (eux) par lequel Monseigneur le Duc jura à tenir et garder les franchises et libertez de l'église de Redon sans y faire aucune novalité ; et le Duc le promist à l'entrée de la barrière avant que on li (lui) vouleist ouvrir les portes ».

Jean de Tréal obtenait de bonnes conditions pour l'abbaye ; et aussi pour « les nobles et innobles (Note : Non-nobles, roturiers), bourgeois, habitans et demourans hommes et subgez de la ville » (Dom Morice, Preuves I, 1583-1584). Mais aussi pouvait-il parler haut : en 1340, il avait reçu une ville ouverte ; et il rendait une ville close aux frais de l'abbaye et des habitants ! Jean de Tréal et les bourgeois de Redon ne pouvaient avoir la prétention de soutenir un siège ; mais ils pouvaient tenir leur porte close et contraindre le duc à la forcer : extrémité qu'il lui importait d'éviter.

Relevons dans ce récit un détail topique, si j'ose dire, et que les historiens n'ont pas su. Avant que la paix soit signée, le vainqueur d'Auray ne tient pas le duché ; il a tout intérêt à se concilier les bretons, surtout les seigneurs et les villes qui, comme l'abbaye et la ville de Redon, ont été fidèles à son adversaire. Or, — quelle complaisance pour ses amis anglais ou quelle maladresse ! — Montfort vient à Redon escorté d'Anglais : ainsi Robert Knolles, qui commandait une division à Auray, Jean Chandos, qui y commandait en chef, deux hommes très justement antipathiques aux partisans de Blois. Hugues de Calverly encore créancier d'une part de la rançon de l'abbé, n'était pas — il faut le croire — parmi « les autres » que le témoin ne nomme pas.

Pour obtenir l'ouverture de Redon, Jean de Montfort avait promis de « tenir, fournir, garder et accomplir entièrement les libertés, noblesses, franchises et coutumes de l'abbé, du couvent et de la ville » [Note :  Morice, Preuves I, 1583-1584. Lobineau, Preuves 506]. Jean de Tréal vivra encore six ans jusqu'en 1370, il aura pu reconnaître comment le duc Jean IV garde la parole de Jean de Montfort.

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Nous avons dit la prospérité du port de Redon ; il nous faut montrer sa décadence.

Vainqueur par le secours des Anglais et devenu duc, Jean IV restera leur obligé et leur débiteur. D'après le compte de M. de la Borderie (et l'éminent historien n'avait pas les éléments d'un compte intégral) le nouveau duc devait au roi Edouard la somme de 16 ou 17 millions de notre monnaie (valeur année 1904).

D'autre part, après une longue guerre, la victoire avait établi la suprématie du pouvoir ducal. Cette extension de l'autorité créait au duc de grandes obligations et de lourdes charges. Il fallait entretenir des milices, des officiers plus nombreux, une cour plus luxueuse ; les revenus des domaines ducaux jusqu'alors suffisants, ne pouvaient faire face à l'augmentation des dépenses ; et Jean IV, dès la première année de son règne, dut recourir à une ressource nouvelle en Bretagne, l'impôt public.

L'impôt revêtit aussitôt la double forme qu'il a encore : la contribution foncière, qui fut dite fouage parce qu'elle était levée par foyer, par ménage ; et la contribution indirecte, droits prélevés sur les marchandises dans les ports à l'entrée et à la sortie : droits dits impositions, entrées, issues.

Jean IV, « toujours à sec de finances, dit Hévin, et grand inventeur de subsides » (Hévin, Questions féodales, p. 76 et 77) allait user largement de ces inventions nouvelles.

La navigation de la Vilaine était libre jusqu'à Redon, sauf les droits que les navires acquittaient pour l'ouverture de la porte Redonense au pont de Rieux : savoir quarante-huit justes (environ 72 litres) de chaque navire chargé de vin, pour le droit de mastage (mâtage), et de chaque navire chargé de sel deux mines et demie (157 litres) plus un denier (23 centimes, valeur année 1904) par muid et six sous de mâtage (16fr. 50 centimes, valeur année 1904).

Le duc Jean IV va modifier cette situation. Il établit un bureau de recette au château de l'Isle, paroisse de Marzan, sur la rive droite, un autre un peu plus haut à la Roche-Bernard sur la rive gauche, et un troisième à Redon. Le vin, le sel, le fer, avaient été seuls imposés jusqu'alors. Seuls ils seront imposés par Jean IV ; mais il va substituer les sous aux deniers.

Nous allons voir le sel payant l'impôt à l'Isle, à la Roche-Bernard et à Redon. Il ne résulte pas clairement de l'enquête que l'impôt sur le vin fût perçu à la Roche-Bernard. Enfin il semble que l'impôt sur le fer n'était exigé qu'à l'Isle.

Le duc commença, dès 1365, par imposer le sel et le vin ; le fer ne fut imposé qu'à partir de 1393.

Le muid de sel paya 2 sous 6 deniers à l'Isle, 2 sous à la Roche-Bernard et 2 sous 6 deniers à Redon, en tout 7 sous (équivalent à 19 fr. 25, valeur année 1904) [Note : Un témoin dit que 2 sous étaient payés à Rieux. Il faut sans doute lire La Roche, dont il vient d'être question. Le duc ne pouvait avoir un bureau de perception à Rieux] : somme relativement considérable par rapport au prix du muid.

Mais voici mieux : Le tonneau de vin paie 16 sous (équivalent à 44 francs en 1904) à l'Isle, et autant à Redon ; en sorte que, avant le débarquement, le tonneau de vin était grevé de 32 sous (équivalent à 88 francs en 1904). Imposition à peine croyable, quand on se rappelle que le vin débarqué à Redon était souvent de si mince valeur qu'on l'a vu abandonné aux mariniers pour le fret [Note : Le chiffre de cette imposition est ainsi indiqué dans la copie que j'ai entre les mains : 16 s. 16 soubz. Je ne pouvais croire à une telle imposition. Présumant une erreur de copie, j'ai communiqué ce scrupule à M. Parfouru, conservateur des Archives d'Ille-et-Vilaine. Avec son obligeance ordinaire, M. Parfouru a bien voulu vérifier : 1° une sorte de minute de l'enquête contenant des corrections et des signatures de deux commissaires ; 2° une copie (du temps). Dans ces deux pièces, me dit-il, il y a bien s. (sol) et non d. (denier). Donc, plus de doute. 

Le duc aurait voulu que le vin n'entrât plus dans la Vilaine qu'il n'aurait pu mieux s'y prendre. L'imposition qui le frappe explique ce que nous apprend un témoin : au lieu de 1.500 tonneaux de vin débarqués à Redon, il n'en vient plus cinq par année [Note : Le témoin entendu en 1408 dit : « Passé quatre ans, il n'est pas venu vingt tonneaux ». C'est bien vingt tonneaux dans l'espace des quatre années, 1404 à 1407].

Et quel faux calcul ! Les cinq tonneaux ont payé une imposition totale équivalent à 440 fr. (valeur année 1904). Les 4 deniers par tonneau réclamés par l'abbé de Redon produisaient pour 1.500 tonneaux 1.380 francs (valeur année 1904). Le duc Jean IV se contentant, comme l'abbé, de quelques deniers par tonneau, aurait perçu plus d'argent qu'en frappant le tonneau de cette énorme imposition.

Mais ce n'est pas assez dire : des années passèrent sans qu'une pipe ou un tonneau de vin fût débarqué à Redon pour en être expédié ; et cette absence de tout trafic devint habituelle. Aussitôt l'établissement des taxes, les marchands par exemple de Vitré se dirent : « Le port de Redon nous était bien commode, puisque nous trouvions les vins à vingt lieues (de Bretagne) de chez nous [Note : Je compte par le chemin des Saulniers et Messac 96 kilomètres de Vitré à Redon, ou 20 lieues de Bretagne de 14.400 pieds (4.800 mètres). C'est la mesure autrefois donnée par Pierre l'Hospital, président de Bretagne, un des commissaires de notre enquête : « une corde contenant six vingts pieds assise six vingts fois ». Const. de Pierre II (adoptant cette mesure). Vannes, mai 1451, art. 29. Sauvageau, t. II, p. 28 et suiv. — Morice, Preuves II, 1588]. Le Poitou est à peu près à quarante lieues ; l'Aunis à cinquante. N'importe ! Allons chercher les vins aux lieux de production. Ce sera pour nous plus de temps et de peine ; mais le vin rendu dans nos caves nous reviendra à moins cher qu'après tant de taxes acquittées à Redon ». Quand on se figure ce que devait être le « roulage » à de telles distances sur les chemins des xive et xve siècles, cela semble difficile à croire... cependant c'est vrai : plusieurs témoins l'attestent [Note : Un témoin dépose : « Naguère est avenu qu'il y avoit grant vinée en Aulnix, et y alèrent pluseurs marchans de Vitré et ailleurs pour quérir des vins, qui avoient plus brieff chemin de la mer à leur pais par Redon que par ailleurs ; mais pour les impostz, les emmenèrent par charroy, sans qu'il fût amené tonel ni pippe par Redon ». Et un autre : « Pour lesditz impostz qui sont sur les dites derrées, il n'en vient plus guères à Redon ; et les marchans de Normandie veneissent (viendraient) quérir leur sel à Redon, et celx de Vitré et aussi de Normandie y veneissent quérir leurs vins, si ce ne fut pour les nouveaux impots ».

Enfin, à partir de 1393, comme nous l'avons dit, le fer fut imposé. Mais ici encore le duc compta par sous non par deniers ; et au lieu des 4 deniers imposés par l'abbaye, il frappa « le millier ou onze cent livres de fer » d'une taxe de 10 sous plus un dixième si le fer, c'était le cas ordinaire, venait d'Espagne ; et seulement un vingtième (6 deniers) si le fer était de production bretonne.

Et ces impositions si lourdes, elles sont exigées avec une rigueur inconnue auparavant ; et quelle rudesse d'accueil et de langage chez les receveurs du duc ! « Les receveurs de Monsieur, dit un témoin, prennent tant à l'ongle et à l'estroit [Note : On dit encore boire rubis sur l'ongle (en vidant son verre de telle manière que la goutte qui reste soit versée sur l'ongle sans qu'elle s'épanche) et par imitation payer rubis sur l'ongle, payer jusqu'au dernier denier ; à l'estroit, strictement] plus qu'on ne fesoit, et on fesoit meilleure compagnie aux marchands ». La volonté du duc Jean IV est ainsi méconnue : aux Etats de 1386, il ordonnait aux receveurs, aussi bien qu'à ses autres officiers « de traiter ses sujets raisonnablement sans leur faire griefs ni violences » [Note : Morice, Preuves II, 514. — Le duc ajoute : « A commandé Monsieur à ceux à qui les meffaits seront faitz le notifier à lui affin que les officiers soient punis ».

Etablir de telles impositions, les exiger avec une telle rigueur, n'est-ce pas rebuter les commerçants et ruiner le commerce ?

Aussi écoutez les témoins déposant en 1408. Avant ces impositions, il venait à Redon plus de trois fois plus de marchandises qu'il ne fait à présent ; — il ne vient plus guère de marchandises ; — il n'en vient que bien peu ; — il venait en une marée plus de marchands de sel qu'il n'en vient maintenant en un quartier (une saison). Les 150 vaisseaux chargés de sel qu'une seule marée amenait à Redon portaient, nous le savons, environ 20 muids chacun, ou 3.000 en tout, soit quarante-cinq mille hectolitres. Il venait par année plus de 1.500 tonneaux de vin ; il en est venu 500 en une semaine ; « depuis quatre ans, il n'en est pas venu vingt », dit un témoin, moins de cinq par année.

Conséquence de cette diminution dans les arrivages : la diminution des droits perçus par l'abbé : elle est des trois quarts selon les uns, de plus de moitié selon les autres ; — de 150 livres disent deux témoins : l'équivalent de 6.187 francs cinquante de notre monnaie en 1904.

Mais la perte n'est pas seulement pour les finances de l'abbaye ; et les hommes qui, on peut le dire, vivent du port, et les aubergistes ayant à loger des marchands étrangers dont le nombre dédoublait par moments la population de la ville ! Tout cela est fini. C'était la prospérité. C'est la ruine.

Dans cette curieuse enquête de 1408, nous pouvons trouver une nouvelle preuve de cette vérité que l'expérience enseignait avant les cours d'économie politique : les lourdes impositions sont fatales au commerce et par suite aux Etats.

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Mais, au point de vue purement historique, nous pouvons tirer de cette enquête un autre enseignement.

On imagine aujourd'hui et même on imprime et on fait croire que les ducs de Bretagne avaient, ou du moins s'arro­geaient un pouvoir absolu. Pourquoi pas ? On enseigne bien dans des livres destinés aux classes populaires que les seigneurs hauts justiciers avaient droit de vie et de mort sur leurs vassaux ! La vérité est que le droit de haute justice c'était le droit d'instituer des juges prononçant même la peine de mort. M. le Président de la République a cette prérogative : Il a haute justice. Il avait jadis, avant la suppression de la peine de mort, droit de vie et de mort sur chacun des citoyens de France ?

En réalité, le gouvernement des ducs à l'époque où nous nous reportons, était, si l'on peut employer cette expression moderne, une monarchie représentative. Dans les Etats entraient les évêques, les abbés, les députés des chapitres, les barons, bannerets et seigneurs, enfin les députés des villes. Toutes les affaires intéressant l'Etat leur étaient soumises, de même que l'établissement des impositions.

Les Etats délibéraient en toute liberté et on les a vus souvent peser sur la volonté du duc ou même la contrecarrer. En faut-il une preuve ? — Elle va nous être fournie par les Etats ouverts à Redon même, en août 1446. Le duc François Ier demande aux Etats la condamnation de son frère, le coupable mais malheureux Gilles. En présence du duc, malgré l'insistance du chancelier et du Procureur Général du duc, les Etats déclarent que la cause n'est pas en état et refusent de juger.

La liberté d'opinion dont les Etats donnaient l'exemple, les Bretons la gardaient hors des sessions. L'enquête que nous étudions nous fournit la preuve de cette vérité.

Les lettres ducales limitent la mission des enquêteurs à une « information sur les devoirs dus à l'abbaye de Saint-Sauveur sur la rivière de Vilaine, et sur son droit de ban et étanche ». — Qu'est-ce à dire? que l'abbaye n'a pas de preuve écrite des droits qu'elle prétend exercer ; et, à sa demande, le duc l'a autorisée à prouver par témoins l'existence ancienne de ces droits. Mais quelle est l'importance de ces droits au point de vue finances ? Ont-ils augmenté ou diminué de valeur ? et en vertu de quels faits ? Ces questions ne sont pas posées par les lettres ducales, et ne devraient pas, dans la pensée du duc, être l'objet de l'enquête.

Or voilà les cinq commissaires ducaux d'accord pour outrepasser leur mission : ils se mettent à interroger les témoins sur les droits établis par le duc Jean IV et maintenus par Jean V, et sur le préjudice que ces droits causent à l'abbaye, à la navigation, au commerce et à la ville de Redon. Ils enregistrent, non sans complaisance, on le dirait, les longues explications des déposants, dont plusieurs, il faut bien le dire, semblent répondre, moins en témoins désintéressés qu'en plaignants mécontents de payer le fer, le vin et le sel plus cher qu'autrefois, et déplorant la décadence de leur port.

Or, de ces dépositions se dégage une critique très nette de l'administration financière de Jean IV continuée par son fils. Quand l'enquête sera rapportée au duc en son conseil, le duc s'indignera-t-il que ses commissaires aient indiscrètement porté la lumière sur des points qu'il ne leur avait pas soumis ? Pas le moins du monde ! Il écoutera la lecture des dépositions ; et il fera son profit de ces enseignements.

Le bon duc a entendu bien d'autres critiques ! Un exemple seulement : En 1405, il avait ordonné une enquête sur les abus des officiers de justice, notamment des sergents. Un seigneur se porte plaignant dans l'intérêt de ses vassaux ; il ose dire en résumant ses griefs : « La justice de Monsieur (le duc) se départ en vitupères, lésion de justice et damnement de l'âme de Monsieur, auquel Notre-Seigneur donne coeur et courage de pourvoir pour son menu peuple... ».

Quel est ce langage et qui donc ose parler ainsi au jeune et puissant duc de Bretagne ? Est-ce un de ces hauts barons que Pierre II va faire les chefs de sa noblesse : le vicomte de. Léon et Rohan, le baron de Vitré, en même temps seigneur de Laval, les barons de Châteaubriant, Retz, La Roche-Bernard, Ancenis... ? Non, c'est le seigneur de la Clarté, une mince seigneurie de la paroisse de Cornillé, dans la châtellenie de Rennes (Morice, Preuves II, 755-756).

Or le duc écoute ce rude, patriotique et religieux langage ; et il accomplit le voeu qui lui est si nettement exprimé, en publiant une constitution au préambule de laquelle nous lisons ce beau mot : « Nous, désirant faire ce que Dieu nous a commis, c'est-à-dire justice... » [Note : Hévin, Consultation IV sur les Sergens féodés et leurs exactions, p. 15-16. Constitution de Jean V. Etats de Vannes de 1420. — Sauvageau, II, p. 8].

Voilà parler en souverain chrétien ! Le duc se reconnaît sujet et mandataire d'un maître dont il tient sa puissance et auquel il faudra rendre compte un jour. (J. Trévédy ).

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