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LE NAUFRAGE DU VAISSEAU « LES DROITS DE L'HOMME »

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L'un des faits célèbres dans les fastes de notre marine est le combat inégal que soutint, les 13 et 14 janvier 1797, le vaisseau Les Droits de l'Homme contre deux vaisseaux anglais, et dans lequel il finit par succomber, après une lutte des plus glorieuses. Son naufrage sur la côte de Plozévet est d'ailleurs l'un des plus affreux sinistres qui se soit produit sur le littoral de Cornouaille.

Nous pensons ne pouvoir mieux faire que de reproduire ici le rapport adressé au Directoire par le capitaine Lacrosse [Note : Nous empruntons le texte de ce rapport à la Revue de Bretagne et de Vendée, 1887, p. 424-437].

Rapport fait au Ministre de la Marine et des Colonies, par le citoyen Lacrosse, chef de division, à l'occasion du combat qu'a soutenu le vaisseau Les Droits de l'Homme, ainsi que du naufrage qu'a éprouvé ledit vaisseau, par suite de ce combat, contre le vaisseau rasé, L'Indéfatigable, commandé par le capitaine Pelloux, armé de vingt-six canons de vingt-quatre, de six canons de douze, et de dix obusiers de trente-deux, ainsi que la frégate L'Amazone, armée de vingt-six canons de dix-huit, de quatre canons de neuf, et de huit obusiers de trente-deux, commandée par le capitaine Renaulth, ledit chef de division Lacrosse commandant Les Droits de l'Homme, dans les journées du 24 et 25 Nivôse (13 et 14 janvier 1797) de l'an 5, jour du combat, qui a commencé par la latitude de 47°45' et la longitude de 7°30' et a fini dans la baie d'Audierne, où ledit vaisseau s'est perdu devant Plozévet, après avoir essuyé treize heures de combat.

Citoyen Ministre,

J'ai l'honneur de vous rendre compte du sort du vaisseau Les Droits de l'Homme, dont le Directoire m'avait confié le commandement.

J'avais quitté le 18 de ce mois (7 janvier 1797), la vue du Cap Loop, en Irlande, sur lequel j'avais croisé huit jours, après en avoir passé quatre au mouillage dans la baie de Bantry, pour faire mon retour en France. Mon projet était d'attérir sur Belle-Isle ; je dirigeai ma route en conséquence.

Le 24 au matin, je m'estimais à vingt-cinq lieues de terre, par la latitude des Pennemarks, lorsqu'une brume épaisse me détermina à attendre qu'il fît beau, pour attaquer la terre ; les vents étaient variables du O.-S.-O. à O.-N.-O. A neuf heures du matin, je pris la bordée du Sud sous petite voile ; à une heure de l'après-midi, on m'avertit qu'on voyait une voile au vent à nous ; l'ayant reconnue grossissant dans la brume, je jugeai qu'elle m'avait aperçu et me donnait chasse. Au même instant je fis arriver de quatre quarts, et j'aperçus un second bâtiment non loin du premier faisant la même manœuvre : ils pouvaient être à peu près à une lieue de moi ; je pris chasse pour me préparer au combat. Je fis toute la voile que le temps me permettait ; les vents étaient ronds et bon frais. Je courais stribord-amure à douze quarts, allure la plus avantageuse à la marche de mon vaisseau ; après deux heures de chasse, je m'aperçus que le premier vaisseau me gagnait sensiblement, ce que j'attribuai d'abord à l'avantage qu'il avait eu de mettre beaucoup de voiles dehors ; j'avais une bonnette de petit et de grand hunier à tribord, dont les drisses et les amures avaient déjà cassé plusieurs fois.

Vainement j'avais tenté cinq à six fois de mettre une bonnette basse de misaine ; mais toutes les manœuvres cassant, je fus obligé d'y renoncer, tandis que les bâtiments qui me chassaient la portaient sans amener un pouce d'autres voiles : je filais de onze à douze nœuds. Calculant sur la bonté de ma mâture et ayant moins de voiles que l'ennemi, je continuais à prendre chasse, me disposant à attaquer lorsque tout serait prêt, lorsqu'à trois heures et demie, on m'avertit qu'on voyait, sous le vent à nous, deux bâtiments. Je les reconnus portant tribord amure, tendant à me couper : on m'avertit d'en haut que l'on en voyait quatre ; ceux que je distinguais dans la brume à une lieue et demie de moi me parurent des bâtiments de guerre.

Dans cette position, chacun étant à son poste, toutes les manœuvres de combat étant passées, je me disposai à combattre ; mais voulant éloigner les vaisseaux qui me restaient sous le vent, j'ordonnai tous les élans sur tribord. Je continuais ma route avec la même vitesse, lorsqu'à quatre heures un quart, les bras du grand humier venant à manquer, je fus démâté de mes deux mâts de hunes. Alors le bâtiment le plus rapproché de moi, reconnu pour être un vaisseau rasé, était dans mes eaux à petite portée de canon. Il amena ses bonnettes, cargua ses basses voiles, déborda ses perroquets et mit en travars pour prendre des ris. Je m'attendais qu'il allait me prolonger sous le vent, d'où il eût pu me canonner sans qu'il m'eût été possible de lui envoyer un seul coup de canon, courant le danger de mettre le feu à mes voiles, et de ne pouvoir me débarrasser d'un aussi grand volume de voiles sous le feu de son artillerie. Je ne perdis pas un instant pour tout faire couper ; en moins d'un quart d'heure je fus débarrassé et je restai sous les deux basses voiles, et le perroquet de fougue, filant encore cinq nœuds en même route.

A cinq heures un quart, l'ennemi qui avait fait service, m'avait approché à portée de la voix ; il vint au vent par ma hanche de tribord et m'envoya toute sa bordée, je fis la même manœuvre en lui donnant la mienne, soutenue d'un feu terrible de mousqueterie ; je voulus ouvrir ma batterie basse, mais l'eau entrant à plein sabord, je fus obligé d'y renoncer ; il se porta alors par mon bossoir de tribord, et voulant me passer de l'avant, je laissai arriver assez pour le couper par son milieu et l'aborder s'il était possible. J'en étais déjà si près qu'il fut obligé de renoncer à sa manœuvre ; il revint sur tribord et me présenta l'arrière, position dont je profitai pour lui envoyer à la longueur de refouloir une seconde bordée, soutenue d'un feu roulant de mousqueterie. Le combat dura dans différentes positions jusqu'à six heures trois quarts du soir, où le second bâtiment, m'ayant joint, m'envoya à portée de pistolet une bordée dans la hanche de babord ; il me passa à poupe, où il n'eut pas le temps de m'envoyer une seconde bordée, étant revenu assez vivement sur tribord pour lui présenter le côté. Je les tins tous les deux par mon travers ; le feu était si vif de part et d'autre, qu'à sept heures et demie je les obligeais de m'abandonner, sans doute pour se réparer.

Pendant cet intervalle je fis rafraîchir mon équipage, dont l'enthousiasme et le courage se manifestaient par les cris redoublés de Vive la République [Note : Le rapport de Prévost-Lacroix ne mentionne ni cet enthousiasme, ni les cris de : Vive la République ! ] ; on répara le désordre momentané qu'avait occasionné, en crevant, une pièce de dix-huit que j'avais fait placer en retraite, ne pouvant pas me servir de ma batterie de trente-six, moins élevée de quinze pouces que dans tous les autres vaisseaux. La mer étant assez mâle, et de plus roulant faute de l'appui que m'aurait donné ma mâture, je fis armer des deux bords la batterie de dix-huit et les gaillards, bien décidé à ne jamais amener, quelque fût le sort du combat. Tout étant disposé pour soutenir une nouvelle attaque, nous ne fûmes pas longtemps dans l'attente. A huit heures et demie, les deux bâtiments s'étant approchés, ils recommencèrent leur feu, auquel je répondis avec la même vigueur ; ils vinrent se placer l'un et l'autre par mes bossoirs, ils me traversaient alternativement de l'avant ; et ce n'est qu'en donnant de l'arrivée et des hollofées très fortes que je pouvais leur envoyer des bordées ; je tentai de les aborder, mais ma vitesse était insuffisante, ils évitaient une action aussi décisive, ce qui me procura les positions les plus avantageuses où je les enfilais de l'avant à l'arrière. Enfin, à dix heures et demie, l'étai de mon mât d'artimon étant coupé, il se balançait dans la longueur du vaisseau ; sa chute me fit craindre dans cette direction qu'il n'engageât mes canons de gaillard ou n'enffensât la barre de mon gouvernail, seule ressource qui donnait encore quelque direction à mon vaisseau, et comme la vergue du perroquet de fougue était cassée, la corne d'artimon amenée, je n'hésitai pas à faire couper les haubans de babord et le mât tomba du côté opposé, cassé dans son étambrai où un boulet de vingt-quatre l'avait frappé. L'ennemi tirait particulièrement à démâter, espérant me réduire à l'impossibilité de gagner la terre sur laquelle je dirigeais toujours ma route. Mon but au contraire était de l'affaiblir en monde, de lui démonter ses pièces, car quelques mâts que je lui eusse mis à bas, il lui restait toujours plus de vitesse, et le diamètre de mes boulets de dix-huit ne pouvait pas l'endommager dans sa mâture, comme ceux de trente-deux qu'il m'envoyait.

Dès le moment que les ennemis s'aperçurent de la chute du mât d'artimon, ils vinrent me combattre en hanche ; alors n'ayant plus de mitraille à leur envoyer, je fis charger mes canons à obus ; ces artifices produisant des effets à leurs bords, ils n'osèrent plus me combattre de si près ; mes deux basses voiles étaient alors hachées et la misaine seule tenait amurée. Le feu continuait avec la même chaleur malgré trois pièces qu'ils m'avaient démontées à tribord, car de nouveaux hommes remplaçaient au service de l'artillerie ceux qui y avaient été tués ou blessés ; il était déjà une heure de la nuit quand le lieutenant de vaisseau Chatelin, officier de manoeuvre, reçut un biscayen dans le bras, qui l'obligea de descendre au poste. Je fis appeler pour le remplacer le citoyen Descormier, lieutenant de vaisseau, commandant la première batterie, dont je venais de tenter encore de me servir, mais inutilement.

Enfin à deux heures, étant à examiner la position de la frégate ennemie, et concertant avec Tonnerre, mon maître d'équipage, les moyens de passer de nouvelles manœuvres, je fus atteint d'un boulet mort dans la partie intérieure du genou gauche, je tombai sur le coup, on me transporta au poste. En descendant dans la batterie, j'assurai mon équipage que l'on n'amènerait pas. Un cri unanime fut répété : « Non, jamais, capitaine, soyez-en sûr ». Ce cri fut entendu par la frégate L'Amazone, qui s'échoua une demi-heure avant moi, démâtée de son petit mât de hune et le côté criblé. Je descendis content, laissant le commandement du vaisseau au citoyen Prévost-Lacroix, mon second, qui m'avait fait la même promesse. Ce brave officier a continué le combat avec la même chaleur que je l'avais commencé jusqu'à six heures un quart du matin, et m'ayant fait avertir qu'on voyait la terre devant nous, je me fis porter sur le pont ; alors les bâtiments ennemis nous avaient abandonnés, ou étaient venus sur tribord portant le cap au S.-S.-O., pour éloigner la terre, lorsque le mât de misaine vint à bas, cassé dans ses étambrais, ainsi que le beaupré au ras de ses liures. Un poids aussi énorme me faisait dériver et annulait le peu de vitesse qu'une grande voile en lambeaux pouvait me donner. Je cherchais à faire couper et à mouiller mes ancres, il ne m'en restait que deux, en ayant perdu les deux autres dans la baie de Bantry ; venant chercher la terre, les câbles étaient étalingués, mais le feu que l'ennemi avait fait sur mon avant les avait hachés ; l'une des ancres se trouvant engagée par la chute du mât de misaine et ses agrès, j'ordonnai d'étalinguer un grelin de douze pouces sur une ancre à jet ; pendant cette opération une faible écoute de grand voile vint à manquer. Je fis sonder et mouiller par douze brasses, fond de sable mouvant. J'étais entraîné par la force des lames ; l'ancre n'étalant pas le bâtiment, il toucha et vint en travers. Je fis couper le grelin et j'évitais le cap à terre où je m'enfonçais de plus en plus dans le sable ; la mer perdait alors ; étant dans les fortes marées, j'espérais m'avancer assez pour procurer à mon équipage les moyens de se sauver. Au second coup de talon, mon grand mât, dont l'étai avait été coupé, rompit à vingt pieds au-dessus du pont. On tira quatre ou cinq coups de canon d'alarme, et j'ordonnai, pour alléger les hauts et maintenir mon vaisseau droit, de jeter les canons de gaillard et de la batterie de dix-huit à la mer, ce qui fut exécuté sur le champ.

Je fus donc à la côte, citoyen Ministre, sans mâts et sans ancres, après un combat de treize heures, soutenu contre le vaisseau rasé L'Indéfatigable, armé d'une première batterie de vingt-quatre et d'une seconde d'obusiers qui vomissaient une mitraille étonnante, et la frégate L'Amazone, portant du dix-huit, des obusiers de trente-deux et du douze sur ses gaillards. Leurs plus petits calibres égalaient le plus fort des miens, n'ayant jamais pu faire usage de ma batterie de trente-six, mais j'avais à leur opposer un équipage de six cent cinquante hommes et cinq cent quatre-vingts braves soldats de la légion des Francs, coin-mandés par les généraux Humbert, Reignier et Corbineau, et un nombre considérable d'officiers dont l'exemple et la bravoure les animaient à soutenir l'honneur du pavillon national. J'avais un état-major dont le courage et l'intelligence suppléaient aux moyens dont j'étais dépourvu. Sept officiers de la marine ont été blessés, trois de la légion des Francs tués et plusieurs autres blessés, cent hommes de l'équipage hors de combat, un égal nombre de tués : telles sont les pertes que j'avais éprouvées au moment où j'ai touché. J'avais épuisé la mitraille de toute espèce, les boulets ramés ; et après avoir tiré dix-sept cents coups de canon, il me restait à peine cinquante boulets ronds. Ici se borne le brillant d'un combat où l'honneur national a été soutenu et conservé par le brave équipage que je commandais et les canonniers de la seconde demi-brigade de la marine. Le récit qui me reste à vous faire n'intéresse que l'humanité, mais il m'est bien douloureux de vous apprendre qu'une partie des hommes échappés aux dangers d'un combat aussi long ont été les victimes de l'échouage du vaisseau ou sont morts dans les horreurs de l'inanition.

J'échouai le 25 (14 janvier) à sept heures du matin dans la baie d'Audierne, vis-à-vis Plozévet. Mon premier soin fut de mettre les canots légers à la mer : les deux premiers furent emportés par la force des lames avant que personne pût s'embarquer, et ils furent jetés à la côte où nous les vîmes se briser sur la chaîne de roches qui la bordait. J'essayai d'envoyer un raz fait avec les vergues de rechange, sur lequel je fis frapper une haussière pour établir ainsi un va-et-vient, mais le poids de cette corde empêchant le raz d'aller assez vite à la côte, les lames emportant ceux qui étaient dessus, la corde fut coupée et je me vis privé de cette ressource. Lamandé, mon maître voilier, aussi brave homme qu'excellent nageur, s'offrit à porter à terre une ligne de loch, sur laquelle on eût fait filer une plus forte manœuvre. Il la prit en effet, mais rendu à une certaine distance du bord, il fut forcé de l'abandonner, étant en danger de périr. Je tentai encore d'envoyer des officiers avec des raz, tout fut inutile, elle était ou coupée par les hommes qui se sauvaient ou par les rochers.

Nous passâmes ainsi la première journée, manquant d'eau et de vivres, la cale s'étant remplie, trois heures après avoir touché, par les lames qui déferlaient avec furie sur l'arrière et qui avaient enfoncé toute cette partie.

Le 26 (15 janvier), on construisit encore des raz, sur lesquels j'engageai les personnes qui savaient nager à s'embarquer. J'en vis plusieurs arriver à terre, dont je n'étais éloigné que d'un quart de lieue, mais j'eus la douleur d'en voir périr plusieurs sans pouvoir leur donner aucun secours. On mit cependant le grand canot à la mer ; vingt-cinq à trente hommes s'y embarquèrent et arrivèrent heureusement à terre. Le troisième jour on essaya de mettre la chaloupe à l'eau avec deux tronçons de mât, on réussit dans cette pénible opération. Je la destinais à sauver les blessés, deux femmes et six enfants que j'avais pris sur le bâtiment anglais La Calypso, et je les fis embarquer avant que la chaloupe fût totalement à l'eau ; tout ainsi disposé, on amena les caillornes. Dans le même temps, malgré les efforts de mes officiers, soixante à quatre-vingts hommes s'élancent dans la chaloupe, une lame la soulève, la porte avec violence contre le vaisseau, le côté se brise, tout est englouti dans les flots. Quelques-uns regagnent le bord, mais le brave Chatelain, lieutenant de vaisseau blessé au bras droit, Joubert et Muller, enseignes de vaisseau aussi blessés, mon maître d'équipage, Tonnerre, blessé à la cuisse, périssent dans cette occasion. Quel spectacle! citoyen Ministre, mais ce n'était que le prélude de celui dont je vais être témoin. Le lendemain, les vents d'Ouest qui régnaient encore, rendaient tout secours impossible. Enfin dans la nuit du 27 au 28 (16, 17 janvier), ils passèrent à l'Est. A la pointe du jour nous aperçûmes cinq chaloupes venant d'Audierne, on y embarqua le reste des blessés et environ cent hommes ; elles étaient conduites par le citoyen Provot, enseigne de vaisseau non entretenu du bord de L'Arrogante, dont la conduite et le dévouement méritent les plus grands éloges. A midi, le cutter L'Aiguille nous ayant accosté, prit à peu près trois cents hommes. Chacun se précipitait à l'envie pour éviter les horreurs d'une mort que la soif et la faim rendaient inévitables. A quatre heures, le cutter étant chargé ainsi que les embarcations de pêche, ils s'éloignèrent, me laissant avec environ quatre cents hommes, les citoyen Prévost-Lacroix mon second, Elouin enseigne de vaisseau, et Bourlot capitaine d'artillerie de la deuxième demi-brigade de la marine, luttant contre la mort, épuisés de fatigue et de besoin. On m'avait envoyé une vingtaine de bouteilles d'eau, ce secours me rendit à la vie, ainsi qu'une vingtaine d'infortunés tombés en défaillance. C'était trop peu pour les besoins pressants d'un aussi grand nombre d'hommes ; la nuit étant très froide, sans cesse mouillés, le délire s'empara de plusieurs de ceux qui me restaient, une fièvre ardente les dévorait. Soixante hommes expirèrent dans les convulsions les plus affreuses. Le cinquième jour, le 29 (18 janvier), parut enfin ; le cutter L'Aiguille et la corvette L'Arrogante s'étant approchés, nous nous embarquâmes à bord de ces deux bâtiments. A une heure de l'après-midi il ne restait plus personne à bord du vaisseau Les Droits de l'Homme, le citoyen Prévost-Lacroix étant resté le dernier pour faire jeter les morts à la mer [Note : Toutefois il ne le fit qu'après leur avoir fait rendre les derniers devoirs et il ne quitta le bâtiment qu'après s'être assuré par lui-même que personne n'avait été abandonné].

Comme homme, citoyen Ministre, j'ai donné des consolations à mon équipage ; comme capitaine, j'ai rempli mon devoir en ne l'abandonnant jamais ; une partie a été tranportée à Audierne, et l'autre m'a suivi à Brest, où je suis arrivé sur le cutter L'Aiguille. Le citoyen Lahalle, enseigne de vaisseau commandant ce bâtiment, a mis dans cette occasion toute l'activité et l'intelligence qu'on pouvait attendre d'un excellent officier. Le vaisseau est échoué sur le sable, ayant à bord sa batterie de trente-six, il n'a touché sur aucune roche ; un ingénieur, le citoyen Ozanne, est parti pour voir son état, il est non loin de la frégate anglaise L'Amazone, échouée une demi-lieue avant moi. J'ai envoyé le citoyen Cressonnière, aide-commissaire du vaisseau, avec les officiers sauvés dans l'échouage, pour prendre soin des effets de la République. Sur treize cent cinquante hommes que j'avais à bord, neuf cents à mille sont sauvés, je ne puis vous donner de détail positif des morts et des blessés, j'aurai l'honneur de vous le faire passer aussitôt que je me le serai procuré.

Après le récit affligeant de nos malheurs, il me reste un devoir bien doux à remplir auprès de vous, celui de réclamer les grâces du Gouvernement en faveur des officiers qui m'ont secondé. Vous présenter la bonne conduite, le courage et les talents du citoyen Prévost-Lacroix, capitaine de frégate, très arriéré dans ce grade, quoique très ancien lieutenant de vaisseau, c'est vous mettre à même de réparer, en lui accordant un nouveau grade, le désagrément qu'il éprouvait de n'être pas à sa place. Je vous parlerais des citoyens Descormier et Séguin, lieutenants de vaisseau, des enseignes Delcambre, Hélouin, Gouin, Larrisson et Léanée, ces trois derniers étant blessés, mais méritant tous également, par leur conduite dans le combat et dans l'échouage, d'être appréciés et récompensés par le Gouvernement. Je joindrai le citoyen Bastide, aspirant de seconde classe, au nombre de ceux qui méritent votre attention particulière.

Je suis avec respect, citoyen Ministre, Votre dévoué concitoyen, Signé à l'original : LACROSSE.

P.S. — Il m'échappait un trait qui caractérise l'esprit de mon équipage. Un homme dans le naufrage m'ayant dit : Capitaine, il valait mieux nous rendre que de périr ainsi. — Non, mon ami, lui dis-je, puisque j'ai l'espoir de vous sauver tous. — Vous avez raison, s'écria alors tout l'équipage, nous avons bien fait de ne pas rendre le vaisseau Les Droits de l'Homme.

Et ont signé à l'original, les officiers de l'état-major et les maîtres ainsi qu'il suit : Prévost-Lacroix, capitaine de frégate ; Descormier, lieutenant de vaisseau ; Séguin, lieutenant de vaisseau ; Boulot, capitaine d'artillerie ; Gouin, enseigne de vaisseau ; Hélouin, enseigne de vaisseau ; Léanée, enseigne de vaisseau ; Larrisson, enseigne de vaisseau ; Delcambre, enseigne de vaisseau ; Descressonnière, aide-commissaire ; Joubert, capitaine d'armes ; Collet, maître charpentier ; Denieau, maître canonnier ; Lamandé, maître voilier ; Diot, maître armurier.

LACROSSE, chef de division, commandant ledit vaisseau.

***

Le Directoire décréta que tous les marins sauvés recevraient un habillement complet et deux mois de solde extraordinaire. Dans d'autres rapports, Lacrosse se loua particulièrement de ses prisonniers anglais, notamment de deux capitaines marchands. L'un d'eux nommé Beard, se jeta quatorze fois à la mer et eut le bonheur d'aborder chaque fois avec des radeaux ; l'autre faisait construire des radeaux par ses matelots et ne voulait pas qu'ils en profitassent avant les Français. Au nombre de ces prisonniers qui provenaient de la capture de La Calypso pendant la croisière sur la côte l'Irlande, était le major Pipon, alors lieutenant. Chacun de ces capitaines reçut une gratification extraordinaire, et tous les prisonniers furent mis en liberté.

Quant au brave capitaine Lacrosse, traduit devant un conseil de guerre, il fut acquitté à l'unanimité et promu au grade de contre-amiral.

« Enfin, mon cher commandant, j'apprends que vous vivez », lui écrivit le général Hoche, quand il lui fit compliment sur la bravoure et l'énergie dont il avait donné l'éclatant témoignage.

***

Quarante ans plus tard, avait lieu à Plozévet une cérémonie touchante, en souvenir de cet événement dramatique. Quelques naufragés survivants, ayant à leur tête le major Pipon, y étaient réunis pour rendre grâce à la Providence de les avoir sauvés, ainsi que le témoigne l'inscription suivante qu'ils firent graver sur un menhir voisin du lieu où s'échoua Les Droits de l'Homme, et qui, pendant le naufrage, servit à fixer les amarres de sauvetage :

« Autour de cette pierre druidique sont inhumés environ 600 naufragés [Note : On a vu par le rapport du capitaine Lacrosse que sur 1350 hommes, 900 ou 1000 avaient été sauvés, ce serait donc 450 au maximum qui auraient succombé tant pendant le combat qu'à la suite du naufrage. Le chiffre généralement admis des pertes est de 400 et des survivants de 950] du vaisseau LES DROITS DE L'HOMME, brisé par la tempête le 14 janvier 1797. — Le major Pipon, né à Jersey, miraculeusement échappé à ce désastre, est revenu sur cette plage le 21 janvier 1840, et dûment autorisé, a fait graver sur cette pierre ce durable témoignage de sa reconnaissance. A Deo vita, spes in Deo ».

En 1882 il y eut une nouvelle cérémonie à Plozévet en commémoration du combat des 13 et 14 janvier 1797 et, au-dessous de l'inscription du major Pipon, on grava cette autre :
« Cette pierre, doublement consacrée par le temps et par l'histoire, a été sauvée de la destruction l'an 1882, et classée parmi les monuments historiques. — Jules Grévy, président de la République ; Lagrange de Langres, préfet ; Le Bail, maire ».

Les 10 et 11 mars 1882 M. Le Bail, maire de Plozévet, profitant de la marée d'équinoxe, fut assez heureux pour extraire d'un fonds rocheux où elles étaient soudées trois coulevrines provenant de l'Amazone.

Dans la nuit du 4 décembre 1896, une marée furieuse mit à découvert de nombreux ossements enfouis dans un monticule de sable [Note : L'année précédente, Lucien Boulain dans un opuscule ayant pour titre Souvenirs de la Basse Cornouaille, rapportait une tradition locale, selon laquelle, lors du naufrage du Droits de l'Homme, un paysan de Plozévet aurait coupé le câble que des nageurs étaient venus fixés à un rocher, de peur que les naufragés ne vinssent réclamer leurs droits d'un repas préparé dans un village voisin du rivage. Cette odieuse accusation est démentie par tous les documents contemporains. (Arch. dép. Amirautés, p. CXLIV)].

Le 6 juin 1911 le Matin faisait savoir à ses lecteurs que, sur une grève déserte de Plozévet, la mer par ses affouillements avait mis à découvert les restes des combattants du vaisseau Les Droits de l'Homme : « Sur le sable, sur les galets, gisent épars, en grand nombre, des ossements humains : tibias, fémurs, bassins, crânes s'accumulent au bas de la plage, et la marée descendante entraîne et rejette tour à tour quelqu'un de ces lugubres débris.

Un peu plus loin, sur la dune surplombant la grève et que l'océan effrite, on voit encore, se touchant presque, des ossements pointant de l'humus sablonneux. Cent cadavres peut-être sont là, à peine enfouis sous cinquante centimètres de terre et les gens du pays assurent que dans un champ, quelques pas plus loin, on trouve en creusant un peu, pas beaucoup, d'autres squelettes en tout aussi grand nombre. Quand viendront l'hiver et les tempêtes, les lames furieuses s'abattant sur le cimetière délaissé entraîneront et disperseront, chaque jour un peu plus, les restes de ces morts glorieux...

C'est à deux cents mètres à peine du menhir (commémoratif) que les squelettes sont arrachés par la mer à leur sépulture ».

L'article du Matin s'achevait sur ce vœu :

« On ne peut s'empêcher de penser que s'il est bon qu'une stèle commémore la fin tragique de ces marins et soldats de la République, morts glorieusement au temps des luttes épiques de la Révolution, il serait mieux encore que des mains pieuses assurassent à leurs ossements une sépulture que la terrible mer de Bretagne ne pourrait point profaner ».

Très affecté par la lecture de cet article, M. Le Bail, député et maire de Plozévet, manda sur le champ à son secrétaire de réunir les restes dans une boite en bois et de les inhumer provisoirement au pied du monument historique élevé au bord du rivage. « Mon idée, écrira-t-il au Préfet, est de faire ériger dans la commune sur une hauteur qui domine la baie un monument digne de ces héros et de la bataille à laquelle ils ont attaché un souvenir glorieux. Ecrivez-moi, M. le Préfet, que nous sommes d'accord ».

Le Préfet du Finistère en tarda pas à charger le docteur Colin, médecin en chef des épidémies, de se rendre à Plozévet en vue de faire une enquête pour donner à ces marins morts pour la Patrie une sépulture qui les mettrait à l'abri des profanations de la mer. Les ossements des morts furent pieusement recueillis.

Au mois de septembre suivant, M. Le Bail fit exhumer huit squelettes intacts. Réunis à ceux qui avaient été recueillis en juin, ces restes furent déposés provisoirement dans des cercueils, puis conservés à la mairie.

En août 1937 ils furent inhumés près de l'église, au nord de l'ancien cimetière.

Une dalle en granit, encadrée de deux coulevrines provenant de l'Amazone rappelle aujourd'hui leur souvenir.

(H. Pérennès).

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