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LÉGENDES ET SOUVENIRS DE MONTFORT-SUR-MEU

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Je ne connais guère de campagne plus ravissante et plus délicieusement varié que celle de Montfort. Ses coteaux boisés, ses vallées fraiches ou sauvages, toujours pittoresques, attirent les promeneurs et ont souvent tenté le pinceau des artistes. Les vieilles légendes qui s'y rattachent ont elles-mêmes fait sourire de bonheur nos âmes d'enfants et charmé nos veillées du soir.

Pour jouir des uns et des autres, il n'est pas nécessaire de gravir la colline de Coulon, de s'enfoncer dans la forêt ou de s'égarer dans les grands bois de Saint-Lazare. Regardez tout près de vous, presque à l'intérieur de la petite cité. Quel panorama souriant que celui qui se déroule sous le regard, en face des moulins de Montfort, vers l'endroit où le Garun mêle ses eaux un peu troubles aux eaux plus claires du Meu, ombragé par les grands arbres de la promenade. A gauche, les prairies étoilées de l'ancien prieuré ; devant vous, le coteau abrupt qui domine le moulin lui-même, les petits îlots que connaissent si bien les enfants du voisinage, puis la colline verdoyante qui remonte en pente douce vers Coulon ; enfin les planches, comme on les nomme, la rustique passerelle contre laquelle viennent se briser les eaux du Meu aux mauvais jours d'hiver. On reste là volontiers, dans une muette rêverie, écoutant le tictac du moulin et le bruit monotone de la rivière qui écume. Et cependant ce n'est pas le seul écho qui s'y fait entendre, car dans cette belle nature les souvenirs du passé parlent et chantent aussi à leur manière; ils la remplissent encore de leurs lointains murmures. Il y a bien longtemps que je les ai entendus pour la première fois, et le vieux manuscrit qui me les a rappelés me permet de redire la légende de la passerelle ou plutôt du gué de saint Judicaël, qu'aujourd'hui presque personne ne connaît plus.

Il y a plus de douze siècles, dans ce paysage même, s'élevait un château qu'habitait fréquemment le roi Judicaël. Or, dit une vieille chronique, un soir d'automne ce prince, revenant de son palais de Boutavent, avec sa cavalerie, arriva sur les bords du Meu, pour se rendre au castel où il devait passer la nuit. Mais une effroyable tempête avait retardé son retour. Le gué de chariots qu'il traversait jadis à pied sec avait été envahi par les eaux. Judicaël, debout sur la rive, regardait passer et encourageait les soldats, dont les chevaux épouvantés luttaient avec peine contre le courant de la rivière débordée [Note : Cette légende n'est pas, comme on le pourrait croire, une imitation de celle de saint Christophe : elle lui est de beaucoup antérieure. Le Cartulaire de Saint-Melaine, Dom Morice, Lebeau citent ce fait, et plusieurs historiens le placent près de Montfort. Un château s'élevait d'ailleurs en cet endroit, et le gué est encore visible devant les moulins].

Le roi breton était triste à cette heure. De vagues remords emplissaient son âme. Il se rappelait les heures de joie qu'il avait goûtées dans le jeune monastère de Saint-Méen, les promesses oubliées et tous ces beaux jours que les splendeurs royales ne pourraient effacer. Ces souvenirs, il les sentait vivants encore en son cœur, après tant d'années d'angoisses et de douloureuses illusions envolées. Et en écoutant dans la nuit le bruit des flots et les cris des soldats, il croyait assister aux luttes incessantes dans lesquelles se débattait sa propre vie. Longtemps il regarda et écouta encore, et quand le dernier soldat fut entré dans la rivière, Judicaël se prit pleurer.

Or, voilà que près de lui une voix plaintive se fit entendre dans l'obscurité. Le roi se retourna et aperçut, dans un rayon de lumière, la croix qu'il avait fait élever lui-même, au-dessus d'un banc de pierre, comme pour offrir un religieux abri au voyageur égaré. Un lépreux était là, hâve, décharné, les traits ravagés par le mal impitoyable, et cependant dans cette attitude mélancolique et résignée qui va si bien aux souffre-douleur et aux déshérités de la vie.

« — Mon ami, dit le prince, pourquoi êtes-vous ici à cette heure, et dans cette effroyable solitude ? — Seigneur, répondit le lépreux, j'ai imploré en vain la pitié de vos gens, mais le bruit de ma voix s'est perdu, sans doute, dans le bruit des flots, car personne ne m'a secouru ».

Alors, dit la légende, Judicaël fut ému de compassion. Il prit le malheureux entre ses bras et, sans craindre la contagion, le fit asseoir sur son cheval, puis il s'élança dans les flots. Lorsqu'après de longs efforts il atteignit l'autre rive, il sentit sa monture subitement allégée, et n'entendant plus le souffle dolent et plaintif du pauvre il détourna la tête. Le lépreux avait disparu.

Mais aussitôt, ajoute le vieux manuscrit, une voix se fit entendre dans les airs : « Tu es heureux, Judicaël, et, comme tu m'as élevé parmi les hommes, moi aussi je veux t'élever au milieu des anges. Prends courage, et puisque tu n'as pas refusé de me recevoir sous la forme d'un pauvre, je serai près de toi au dernier jour. Souviens-toi qu'un seul acte de charité efface bien des fautes et qu'une seule larme couvre tout, pourvu qu'elle parte du cœur ».

Puis la voix se tut. Le roi écouta longtemps encore, mais il n'entendit plus que le vague murmure de la rivière et les cris des soldats qui rentraient au château. Et en regardant sur l'autre rive, il n'aperçut que le Christ de pierre, dont le beau visage, éclairé par les étoiles, semblait de loin, lui sourire et le remercier.

Quelques années après, un religieux mourait dans le monastère de Saint-Méen.

C'était Judicaël, le roi breton, qui s'était souvenu de la parole du Christ. Et à l'heure dernière il vit se tendre vers lui la main qu'il avait prise entre les siennes, un soir d'automne, et qui venait lui aider à franchir un passage autrement terrible que le terrible passage du Meu.

Aujourd'hui le château de Judicaël n'existe plus : la croix de pierre ne se dresse plus sur le rivage. Et les promeneurs qui suivent la rustique passerelle, écoutant le tic-tac des moulins et le bruit de la cascade qui chante, ne se doutent guère qu'il y a plus de mille ans un roi breton obtint là son pardon et gagna le Paradis, parce que, à l'exemple du Samaritain, il secourut un pauvre de la terre en qui il reconnut le sourire et la voix du Bon Dieu.

En face du gué des Moulins, entre la colline et le Meu, commence le petit chemin ombragé qui conduit à l'Abbaye et à la charmante vallée de la Harelle. C'est le chemin de ronde, la promenade favorite des habitants de Montfort. Et certes elle en vaut la peine. Cette succession de fraiches et vastes prairies, de vertes collines, coupées par de grands arbres, ravit le regard. Ceux qui disposent d'un temps plus long, les oisifs et les rêveurs, aiment à gravir le coteau, à s'asseoir à l'ombre des bois ou dans le val pittoresque de Saint-Lazare, que nous avons déjà décrit. S'ils le peuvent, qu'ils aillent jusque dans la forêt même, si légendaire et si pleine de curieux souvenirs.

La lisière de cette forêt, Lasnière, était, disent les anciens, le séjour privilégié des fées du bon vieux temps. Demandez-le aux vieillards, et ils vous raconteront qu'elles ont aidé à construire le château de Montfort. On exécutait alors des travaux si gigantesques que le seigneur du pays, découragé, crut un instant qu'il ne pourrait les achever. Mais heureusement il avait, comme en ce temps lointain, une bonne fée pour marraine. Elle était belle, habile, quoique un peu distraite, ce qui ne surprend pas. Chaque soir elle apportait dans les plis de sa longue robe une énorme pierre qu'elle plaçait elle-même, et les travaux, dit-on, avançaient à vue d'œil. Or, un soir d'été, elle traversait rapidement, comme de coutume, la vallée du Meu, quand elle aperçut, vers l'Abbaye, la lueur vacillante des cierges dans le jardin du monastère. Les chants qu'elle entendit lui parurent si beaux, qu'elle écouta malgré elle. Réveuse et distraite, elle voulut voir ; mais, hélas ! elle s'oublia dans sa contemplation, et... la pierre... s'échappa de sa robe... Depuis lors, nul ne revit plus la petite fée de Lasnière, et ce fut avec peine que l'on acheva les travaux du château. Si vous doutez de la légende, demandez aux anciens de vous la raconter, et ils vous diront gravement que la fameuse pierre était naguère encore visible sur le chemin même de l'Abbaye, et ils recommenceront pour vous l'histoire de la fée, qui se perdit, hélas ! parce qu'elle était fille d'Eve, et qu'elle aussi fut curieuse une fois de trop en sa vie.

D'ailleurs, ces pierres, célèbres dans le pays, ne sont pas seulement légendaires. Les druides en ont élevé de plus sérieuses que les bonnes fées du vieux temps. Ils en ont semé de réelles dans les environs de Montfort, où on les retrouve encore de nos jours. Pour ne citer que le grès Saint-Méen, dans la forêt, cette pierre est tout simplement un reste d'ancien menhir, et vraiment il vaut la peine d'être visité. On lui a donné le nom qu'il porte parce que saint Méen y est venu, jadis, combattre le paganisme. La vieille légende qui s'y rattache confirme cette tradition et mérite elle-même d'être racontée.

« — Vous cueillez l'air, mon bon monsieur ». La petite voix qui parlait ainsi, pendant que d'autres voix enfantines chantaient, près de moi, un air connu, fit tomber à la fois mon livre et ma rêverie. J'étais là si bien et si tranquille, pourtant, sur les hauteurs de Talensac, à côté de jolis buissons fleuris qui riaient au soleil.

Depuis longtemps assis sur la Pierre légendaire du grès Saint-Méen, tout en feuilletant mes souvenirs, je songeais aussi à ceux du passé, aux vieux druides dont les ombres flottantes semblaient errer devant moi, aux mystères sanglants qui avaient souillé cette solitude, aux luttes que saint Méen y avait soutenues contre le paganisme, et en me rappelant la vague légende de cette pierre, je me demandais pourquoi le moine breton avait jeté là sa hache en prononçant la parole si connue dans le pays : « Où ma hache tombera. Méen bâtira ».

« Vous cueillez l'air, mon bon monsieur, » murmura de nouveau la petite voix. Je me retournai cette fois et reconnus aussitôt la vieille mère Jeanne, portant allègrement ses soixante-dix printemps, et qui venait chercher un peu de bois sec avec ses petits-enfants, pauvres comme elle, et comme le sont tous les siens.

« — Je n'oublierai pas votre mot, mère Jeanne ; il est charmant. Je cueille l'air comme vous cueillez le bois mort dans la forêt ; mais je cueille aussi les légendes, et je venais ici me rappeler celle du grès Saint-Méen, que j'aimais tant à entendre raconter, cette vieille histoire si étrange qui m'a si souvent bercé à la veillée du soir ».

Mère Jeanne, à ces mots, devint triste. Elle se détourna pour essuyer une larme, regarda d'un air craintif l'énorme pierre, comme si elle avait eu peur d'une surprise, puis elle se signa et parut se recueillir, pendant que ses petits-enfants venaient sans façon s'asseoir à mes côtés.

« — Ah ! si je la connais, cette histoire, mon bon monsieur. Que de fois mon pauvre défunt me l'a racontée, au temps où flambait doucement dans l'âtre un beau feu de bois sec que je n'avais pas la peine de venir chercher si loin. Il aimait tant à la redire, et moi à l'écouter, dans ces belles et chères années où nous rêvions ensemble à la veillée, alors que nous étions si heureux, puisqu'il était jeune et que nous étions deux.

C'est une triste histoire que celle de cette pierre. Jadis elle n'était pas, comme aujourd'hui, à demi enfoncée en terre, mais elle formait la table d'un grand autel » sur lequel les païens égorgeaient des hommes. Regardez cette petite rigole qui court le long du grès, c'est là que venait couler le sang des victimes. Mon doux Jésus, que de crimes ont été commis en ce lieu, que de cris de douleur ont répété les échos de la forêt, ma pauvre forêt si terrible autrefois et que, malgré tout, mes vieilles jambes aiment tant à parcourir. Voyez, c'est ici que saint Méen, le bon patron de chez nous, est venu lutter contre ces damnés de l'ancien temps. Il réussit à les mettre en fuite, puis il planta une belle croix sur ce grès où ruisselait jadis le sang des hommes, et où ne coula plus dès lors que le sang du Bon Dieu.

Or, un soir d'été, saint Méen avait réuni ses fidèles autour de la pierre, et là il chantait avec eux les cantiques chrétiens qui avaient remplacé les blasphèmes des païens. Tout à coup, le petit troupeau entendit près de lui des cris horribles ; en un instant la forêt s'éclaira de lueurs affreuses comme celles de l'enfer, et les pauvres chrétiens furent environnés par une bande de forcenés qui poussaient des hurlements de rage.

Le saint, surpris, s'arrêta ; son beau et doux regard se porta vers cette troupe ennemie, puis triste, mais calme comme une victime prête au sacrifice, il demeura agenouillé près de la pierre et continua de prier.

Les païens, en armes, s'avancèrent, et une voix pleine d'insultes et de menaces prononça le nom de Méen. Au son de cette voix bien connue, le moine se retourna et pâlit. Il avait tout compris ; il venait de reconnaître un des siens, un chrétien qu'il avait élevé dans son monastère, nourri de son pain, et qu'il aimait, comme mon vieux cœur de grand'mère aime ses petits-enfants. Alors, une figure sombre et terrible se détacha et s'avança vers l'autel : c'était le renégat qui venait payer son bienfaiteur.

Mais voilà qu'au moment où l'ingrat tenait sa hache, prêt à frapper, il chancela, poussa un cri de douleur et s'affaissa au pied du monument. C'est alors que saint Méen prit l'arme et la jeta dans les airs en prononçant cette parole que vous ne compreniez pas : « Où ma hache tombera, Méen bâtira ; où la pierre croulera, le méchant périra ». Épouvantés, les païens s'arrêtèrent. Le visage du saint leur apparut comme illuminé d'un rayon d'en haut : tous s'enfuirent, et depuis ce temps la vieille forêt ne les revit jamais.

Or, il arriva une chose étrange et dont le souvenir me fait frémir encore. Pendant de longs jours on aperçut, dans la forêt, un homme au visage effrayant et dont les yeux lançaient des éclairs. C'était l'apostat, rendu à la vie grâce aux prières du saint, et qui revenait là autour de l'autel de pierre qui lui rappelait sa trahison. Conduit par une force invincible, il cherchait en vain l'arme fatale dont il avait voulu frapper le prêtre, puis il creusait au pied du monument avec une fureur qui tenait du délire, et quand, épuisé, il s'arrêtait, inondé de sueur, il regardait alors autour de lui, ignorant ce qu'il était venu faire et ne sachant même plus se souvenir.

Un jour, il comprit que son affreuse besogne allait s'achever. La pierre chancela sur sa base, et le malheureux poussa un cri de joie. L'énorme masse s'ébranla, roula sur elle-même, un nuage de poussière enveloppa tout ce coin de la forêt, puis ce fut un cri terrible et un silence de mort. Quand le nuage fut dissipé, on ne vit plus le vaste autel. Mais le grès était là encore, lourdement enfoncé dans la terre : il avait enseveli le renégat pour toujours.

Et voilà pourquoi la pierre est à demi enfoncée dans le sol ; c'est pour cela qu'en passant ici je me signe pieusement, car ce souvenir me fait peur. Et quand mes petits-enfants viennent avec moi cueillir le bois dans ce coin de la forêt, je leur répète la parole de mon pauvre défunt : « Regardez bien le tombeau de l'ingratitude ; mes enfants, n'outragez jamais ceux qui vous ont fait du bien ; croyez-en mon expérience, cela ne porte jamais bonheur ».

En disant ces mots, mère Jeanne se leva et se signa de nouveau.

« — Adieu, mon bon monsieur, j'ai beaucoup parlé, et mes vieilles jambes fatiguées auront bien à faire pour suivre les petits enfants ».

Et me saluant une dernière fois, elle me laissa tout rêveur sur cette pierre qui me rappelait de tels souvenirs. J'éprouvais à ce moment une impression de poignante tristesse et, comme mère Jeanne, je crois vraiment que j'avais peur. Les chants d'oiseaux qui avaient charmé ma rêverie me semblaient lugubres comme des cantiques funèbres, et le souffle du vent qui pleurait dans la forêt paraissait être le gémissement du malheureux enseveli sous le grès Saint-Méen. J'avais hâte de m'enfuir et d'emporter ma légende, plus vite que la pauvre femme n'emportait le bois sec qui allait réchauffer ses membres engourdis. Aujourd'hui encore j'éprouve cette impression en écrivant ces lignes, et si ces pages pénètrent sous le toit de chaume de la pauvre vieille, elle reconnaîtra peut-être l'histoire qu'elle m'a si bien racontée et en expliquera mieux que moi la morale à ses petits-enfants, qui la liront pour elle, car, hélas ! les pauvres yeux éteints de mère Jeanne ne la liront jamais.

La forêt de Montfort, d'ailleurs, rappelle de bien curieuses traditions et aussi de nombreux souvenirs historiques aujourd'hui presque tous oubliés. Elle faisait jadis partie de cette fameuse forêt de Brocéliande qu'ont si souvent chantée les vieux romanciers. Qui ne connaît la légende merveilleuse de la fontaine de Barenton, dont on entendait les mugissements aux approches de l'orage. Quand le seigneur de Montfort venait la visiter, dit la Chronique de Paimpont [Note : Charte de Paimpont, par le moine Clérence, 1467], et qu'il répandait de l'eau sur la pierre, aussitôt d'épais nuages se formaient au-dessus de la source, la pluie tombait à torrents et ne cessait que lorsque le comte rentrait dans son château [Note : Du Taya, Brocéliande et ses chevaliers. — En réalité, cette fontaine n'était à l'origine qu'un lieu de pèlerinage pour demander de la pluie. Eon de l'Étoile transforma à sa manière cette tradition. L'imagination des trouvéres et la crédulité publique augmentèrent encore ces folies. De là sans doute est sortie la légende de la mystérieuse fontaine]. D'ailleurs, tout était légendaire et mystérieux dans cette forêt. Il ne fallait pas s'égarer du côté du val périlleux quand on avait manqué à ses promesses, car un cercle invisible enlaçait le malheureux, qui dès lors ne pouvait plus en sortir. La fée Morgane elle-même y habitait et élevait une barrière infranchissable autour de ceux qui avaient la témérité de troubler sa retraite. Aujourd'hui encore, les amateurs des naïves légendes vont dans ces bois à la recherche du tombeau de Merlin, qu'ils ne retrouvent d'ailleurs guère plus qu'on ne pouvait trouver autrefois la prison enchantée dans laquelle sa mie Viviane l'avait enfermé [Note : Nous renvoyons sur ce sujet à un chapitre curieux de la Charte de Brécilien, qui a pour titre : « De la décoration de ladite forest et des merveilles estant en icelle »].

A un point de vue plus sérieux, cette forêt a aussi son histoire, et il est certain qu'elle a été un des derniers sanctuaires du druidisme. Les traditions locales et les monuments anciens que l'on retrouve encore confirment cette assertion. Elle fut séparée vers le VIIIème siècle de la forêt de Paimpont et devint la propriété des seigneurs de Montfort. Ceux-ci donnèrent aux abbés de Saint-Jacques et aux prieurs de Montfort droit d'usage dans la partie qui avoisine Coulon, et tous les habitants de la contrée eurent le droit de pacage moyennant une légère rétribution. Aussi, au moyen-âge, la forêt de Montfort était-elle très peuplée [Note : « En laditte forest, y a grand nombre de gens maisonniers et habitants d'icelle, comme dit est » (Charte de Guy de Laval, chap. IX)] ; des fêtes nombreuses et brillantes s'y donnaient, et le fameux Éon de l'Étoile [Note : Éon de l'Étoile était un moine de Paimpont qui se fit passer pour le fils de Dieu. Il fut enfermé comme hérésiarque ou plutôt comme aliéné dangereux] en fit le repaire de ses partisans. Le Chêne au Vendeur surtout était à cette époque un lieu de rendez-vous célèbre : son nom et son histoire sont encore populaires dans tout le pays.

« Celui qui n'a pas vu le Chêne au Vendeur n'a rien vu dans le pays de Montfort, et le promeneur qui n'a pas rêvé à son ombre ne connait pas la douceur de vivre un jour de printemps ». Il avait bien raison de le dire, le sabotier de la forêt, et il l'aimait bien, en effet, son vieux chêne. Car c'était vraiment un beau vieillard, ce chêne royal, toujours vert malgré ses huit cents ans, son large flanc ouvert, sa haute cime ravagée par l'orage, son tronc desséché par le temps et chargé d'inscriptions encore plus que d'années [Note : Ce chêne avait huit mètres cinquante de circonférence à sa base].

Il était, naguère encore, le roi de la forêt, et il avait fière et grande mine aux jours du printemps, alors que ses larges branches se balançaient au souffle du vent et que ses feuilles entrelacées s'épanouissaient comme un immense berceau de verdure qui formait un dôme impénétrable aux rayons du soleil.

Le Chêne au Vendeur était, en toute vérité, l'orgueil du pays, et son nom évoquait en nos âmes naives d'enfants je ne sais quels troublants souvenirs. Une visite au vieux chêne était pour nous plus qu'une promenade souriante à travers les grands bois, c'était une sorte de pèlerinage mystérieux qui récompensait nos labeurs et faisait époque dans notre vie. Les enfants venaient s'ébattre joyeusement à son ombre, cueillir tout auprès les noisettes et les mûres, grimper sur les hautes branches, et tracer leur petit nom d'écolier inconnu à côté du nom d'un visiteur célèbre ; les anciens, en le revoyant, croyaient entendre là quelque écho lointain du passé, et en relisant leur nom tracé jadis, d'une main enfantine et mal assurée, ils sentaient se rafraichir leurs vieilles impressions et se réveiller les souvenirs endormis de leurs beaux jours.

Pauvre Chêne au Vendeur, que de fêtes, à la fois joyeuses et tristes, il avait connues autrefois. Tout jeune encore, il avait été l'arbre préféré d'Éon de l'Étoile, dont le souvenir est encore vivant dans le pays de Paimpont. C'est là qu'il y a plus de six cents ans ce « Fils de Dieu » venait organiser ses fêtes sacrilèges et ses redoutables orgies. Il aimait à se montrer sous le feuillage du grand chêne, à se parer de vêtements sacerdotaux, et entouré de ses anges et de ses saints, il passait ses journées en danses infernales et en orgies plus infernales encore.

Lorsque ce fou dangereux eut disparu, les fêtes continuèrent, dit un historien ; les joucurs de hautbois, nombreux dans la forêt, se donnèrent rendez-vous dans ce lieu, et leurs concerts, mêlés aux vagues harmonies des grands bois, entraînèrent dans le délirant tourbillon de la danse toute la jeunesse du canton. Les marchands de Montfort, ajoute la tradition, venaient y étaler en foule ; des ventes, des assemblées s'y organisaient, et des jours entiers se passaient en divertissements aussi dangereux que prolongés. Qui dira combien de pauvres cerveaux perdirent là les dernières lueurs de leur raison, autour des tables bruyantes où coulait à flots le cidre de Coulon ; combien de belles et radieuses réputations s'y flétrirent, combien de larmes amères furent versées au lendemain de ces jours pleins de rires joyeux et de folles harmonies.

Mais voilà que vers le XVIIème siècle les moines de l'Abbaye acquirent la partie de la forêt dans laquelle se trouvait le Chêne au Vendeur. Pour mettre fin aux orgies de l'ancien temps, ils interdirent les assemblées profanes et plantèrent une croix de bois à l'ombre du chêne, à la place même où brillait jadis celui qui se disait le juge des vivants et des morts. Dès lors ce fut la fin des antiques réjouissances, des fêtes bruyantes et des folles assemblées.

Or, à cette époque, dit une légende de la forêt, une noce eut lieu dans un village de Coulon. Les jeunes gens du pays s'y réunirent en foule, et plusieurs d'entre eux résolurent de réveiller les fêtes du vieux chêne et de résister aux moines qui avaient eu l'audace de chasser le joyeux démon du plaisir pour mettre à sa place l'austère image du Crucifié. Les mères sages et prudentes refuseraient sans doute ; mais avait-on besoin de leurs conseils ? Les moines avaient dressé là la croix du Sauveur : on saurait bien la mettre à l'écart. Les joueurs de hautbois n'oseraient pas y venir, mais il était facile de se passer de leurs accords. Et tous partirent joyeux, à travers les sentiers fleuris de la forêt; en un instant la croix fut enlevée de la pelouse, les chants se firent entendre, et la danse commença autour du Chêne au Vendeur.

O bonheur ! voilà qu'au milieu de la fête apparut, tout près du Chêne, un joueur de hautbois inconnu. Son visage était pâle, ses yeux voilés et comme empreints d'une mélancolique tristesse qui contrastait étrangement avec la radieuse beauté de la forêt et les visages épanouis des danseurs.

Mais à ce moment nul n'y prit garde, car tout était au plaisir, et ce fut bientôt autour du chêne une musique folle qui entraîna toute cette jeunesse dans un tourbillon sans fin. Longtemps, l'infernale sarabande continua, puis peu à peu les voix se turent, le hautbois lui-même ne fit plus entendre ses accords. En vain les danseurs voulurent-ils s'arrêter, il fallut marcher encore ; les heures eurent beau s'écouler, les étoiles s'allumer là-haut, la ronde mystérieuse continua et ne s'arrêta plus.

Ce jour-là, les cloches de Coulon tintaient plus tristement que de coutume. La petite église était en deuil. Des mères pleuraient autour d'un cercueil, et ce cercueil était vide. Et le vieux recteur, d'une voix tremblante, brisée par l'émotion, recommanda l'âme de ceux-là qui, depuis de longs jours, étaient partis là-bas dans la forêt et qui « n'étaient pas revenus ».

Depuis ce temps, jamais il n'y eut plus de fêtes joyeuses à l'ombre du Chêne au Vendeur. « Les heures de joie et d'hilarité, dit un auteur, se changèrent pour lui en solitude et en tristesse, et partout dans ce canton retentissaient des gémissements qui faisaient frissonner les plus vaillants ». Si quelque jour vous vous égarez dans ce coin de la forêt, à l'heure où les dernières lueurs du soleil achèvent de mourir, peut-être, vous aussi, croirez-vous entendre, à travers le frémissement des feuilles, des sons lugubres apportés par la brise du soir. La légende vous dira que ce sont les cris plaintifs, les déchirements des jeunes gens de Coulon, les prières et les sanglots que font entendre leurs ombres, l'éternel et lugubre gémissement de ceux qui allèrent danser là-bas sous le vieux chêne et qui « ne sont pas revenus ».

Ce qui n'est plus revenu surtout, depuis ce temps, ce sont les fêtes du Chêne au Vendeur, les fêtes d'antan qui sont à jamais envolées. Aujourd'hui, les hautbois ne rient plus sous la feuillée, et le chêne, ravagé par la tempête et le feu, n'est plus, à son tour, que l'ombre de lui-même ; ses visiteurs se font de plus en plus rares ; bientôt il aura disparu, et de toute sa gloire passée il ne restera plus rien..... que le souvenir.

Mais, du moins, les voyageurs et les amis de la belle nature se dédommageront amplement en parcourant la pittoresque campagne de Montfort. Les hauteurs de Coulon, les coteaux de la vallée du Meu, les bois de sapin qui dominent cette vallée, en face le château de Tréguil [Note : Ce château, dont il est question des 1642, devint en 1715 la propriété de la famille de Cintré, qui le posséde encore fin XIXème siècle], sont vraiment d'admirables paysages. La vallée de la Poulanière surtout rappelle, en petit, les splendides panoramas de la Suisse. On éprouve un charme réel à contempler, du sommet du rocher voisin, le délicieux vallon qui s'épanouit tout au bas, les bois de Tréguil, les eaux claires du Meu qui se déroulent, comme un sillon de lumière, à travers les grands arbres, et, au fond, la cité de Montfort, qui semble perdue au milieu d'un immense bouquet de verdure.

Que de légendes et de vieux souvenirs nous ont rappelés ces paysages. Nous aurions voulu pouvoir recueillir toutes ces humbles fleurs de l'imagination de nos pères, ces naïves traditions qui sont comme le reflet de la pensée et du caractère de notre pays. Mais, pour être complet, il faudrait presque un nouveau volume, et nous craignons déjà d'avoir trop étendu le cadre de celui-ci et de fatiguer ceux qui nous liront.

Pour nous, du moins, nous avons trouvé bien courtes les douces heures que nous a demandées ce travail, et souvent, en nous réfugiant dans les souvenirs du passé, nous avons oublié les tristesses et les amertumes du présent. Puissent ceux qui voudront bien nous lire s'y complaire à leur tour, et comme nous apprendre à mieux connaître leur pays et surtout à le mieux aimer.

(E. Vigoland).

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