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MONTFORT-LA-MONTAGNE (aujourd'hui MONTFORT-SUR-MEU) |
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Le 3 janvier 1790, une animation extraordinaire régnait dans le faubourg Saint-Nicolas, dit un vieux manuscrit de l'époque. Des cris de : « Vive la Constitution » retentissaient partout, la joie se peignait sur les visages, et l'on eût dit un peuple qui venait de briser ses chaines et de recouvrer la liberté. Bientôt la grande porte de l'Horloge s'ouvrit, les tambours battirent aux champs, et aussitot apparut la nouvelle compagnie de la garde civique, commandée par le capitaine Nourry, portant dans ses rangs le drapeau national béni dans l'église Saint-Jean, en présence des trois recteurs de Montfort. Immédiatement après marchait l'ancienne Communauté de ville, et à sa tête les échevins Doré, Juguet et Lemarchand ; dans leurs rangs, l'abbé Guillouet, prieur de Saint-Jean ; Mathurin Dousseau, recteur de Coulon ; Lemoine, aumônier des Ursulines, et Voilleraut, prieur de l'abbaye Saint-Jacques. Tous défilèrent, au milieu des acclamations, et furent reçus à la porte de la chapelle de l'hospice par Pierre Busnel, recteur de Saint-Nicolas.
Après le serment de fidélité à la nouvelle Constitution, le recteur lut l'objet de la convocation, et l'on procéda aussitôt à l'élection de la Municipalité.
L'ancien maire, Doré, fut réélu ; les citoyens Lemarchand, Juguet, Lesné et Gilbert furent nommés officiers municipaux, et le sieur Robiquet fut choisi comme procureur de la Commune [Note : Tout ce chapitre est le résumé des cahiers municipaux, des écrits de cette époque et des traditions locales. Nous n'affirmons rien qui ne soit basé sur les documents officiels].
A la lecture de ces noms, ce fut un véritable enthousiasme. Le nouveau président du Conseil Municipal fit en termes pompeux l'éloge du « meilleur des rois, » et le Te Deum fut chanté par toute la foule, qui put croire un instant qu'elle venait de délivrer la cité et de sauver la France.
La Révolution, en effet, commençait son œuvre et, il faut bien le dire, elle n'était pas faite, à ce moment, pour déplaire aux habitants de Montfort, qui ne voyaient pas si haut ni si loin dans les régions confuses de la politique. Pour eux, le nouvel ordre de choses n'était que la réalisation de leurs aspirations légitimes et la confirmation de leurs privilèges ; leur cité prenait une tout autre importance, elle devenait le chef-lieu d'un district, le siège de la justice, et surtout elle échappait définitivement à la souveraineté honnie des anciens seigneurs. Cela suffisait à combler leurs désirs, et l'on comprend l'enthousiasme avec lequel ils accueillirent la Révolution, sans prévoir les conséquences terribles qui allaient bientôt en résulter pour eux comme pour toute la France.
Aussi, à Montfort, dans les premières semaines de cette année, tout est-il à la joie. Il semble que les hommes, en devenant égaux, soient devenus frères et que l'âge d'or va revenir sur toute la terre. Et comme le disent les cahiers municipaux, il convient que cette heureuse Révolution « soit une ère de fêtes continuelles qui célèbrent la Constitution et la félicité publique ».
L'occasion s'en présenta bientôt le 14 juillet 1790, pour la fête de la Confédération. La chapelle de l'hôpital, destinée à servir de temple de la Concorde, fut trouvée trop étroite pour une telle cérémonie. On fit choix de la place du Champ [Note : En face l'église, aujourd'hui devant la chapelle et le cimetière], sur laquelle fut élevé un autel grandiose, entouré de drapeaux et décoré des attributs nationaux, sur lesquels on lisait cette inscription : « Pour la Patrie et pour la Liberté ». La Municipalité s'y rendit, suivie de la garde nationale, des officiers du nouveau district [Note : Le 7 décembre 1792, le tribunal du district fut définitivement installé dans le couvent des Ursulines] et de « milliers de spectateurs, » disent les procès-verbaux du temps, dont les calculs en ce sens valent, sans doute, la littérature. Le recteur de Saint-Jean, assisté de tous les prêtres de la cité, célébra la messe, et le maire, Doré, prononça un éloge dithyrambique de la Révolution, au pied du Saint-Sacrement, qui semblait lui-même, comme on l'a dit, jurer obéissance à la Constitution. C'était vraiment l'union de toutes les intelligences et de toutes les volontés, et les cahiers de la Municipalité se plaisent eux-mêmes à décrire avec enthousiasme « le transport de la population, l'ivresse du pays, qui semblait en réalité commencer son existence » [Note : Voir cahiers de 1790, passim].
Ce bel enthousiasme ne pouvait durer toujours, et si, dans la cité, le nouvel ordre de choses trouvait de nombreux partisans, il rencontrait aussi des détracteurs, et dans les environs, surtout, d'implacables ennemis. L'effervescence augmentait chaque jour, et les officiers du district recevaient fréquemment des lettres menaçantes : partout, dans la campagne, on répandait le bruit que « la ville de Montfort était un repaire de brigands et que la Municipalité avait contribué aux lois nouvelles si détestées dans le pays » [Note : Archives municip., 1791].
Ces lois n'étaient pas, en effet, acceptées par tous de bon cœur. Le comte de Cintré protesta le premier quand, le 18 septembre, le procureur de la Commune annonça la sanction de la Constitution et l'abolition des droits féodaux. On lui répondit aussitôt en faisant enlever les bancs seigneuriaux des églises de la ville et en supprimant tous les insignes qui rappelaient l'ancien régime.
A ce moment, la Constitution civile du clergé venait elle-même d'être promulguée, et les trois recteurs de Montfort ayant refusé de lire le texte de la loi, on chargea aussitôt trois délégués de faire cette lecture à la place des prêtres réfractaires. Ce furent les citoyens Lemarchand pour l'église Saint-Jean, Lesné pour Saint-Nicolas, et Gilbert pour la paroisse de Coulon.
Or, on apprit quelques jours après que le prieur de Saint-Jean avait tenu en chaire des propos séditieux contre la Constitution, les prêtres assermentés, et en particulier contre Le Coz, le nouvel évêque d'Ille-et-Vilaine.
Le citoyen Robiquet, procureur de la Commune, en saisit immédiatement le tribunal, qui cita le recteur à sa barre. Mais celui-ci dédaigna de répondre à cette invitation et préféra partir en exil. La Municipalité décréta alors que le sieur Guillouet serait suspendu de ses fonctions et qu'il y avait lieu de procéder à l'élection d'un curé constitutionnel. Toutefois, pour assurer le service du culte, on nomma curé intérimaire Jean Voilleraut [Note : Voilleraut était âgé de soixante ans et religieux depuis trente-trois ans. (Archives de Bédée)], ancien prieur de l'abbaye, et le recteur de Saint-Nicolas fut chargé, avec lui, de l'administration des sacrements dans la paroisse de Saint-Jean. Mais ce dernier ne remplit que peu de jours sa nouvelle charge et s'exila à Jersey avec l'aumônier des Ursulines.
Ce fut seulement le 23 octobre suivant que le Conseil Municipal put installer un nouveau curé, le sieur Roullé, un des rares prêtres qui, dans le voisinage, avaient prêté serment à la Constitution [Note : A partir de septembre 1792. Roullé cessa de prendre le titre de curé de Saint-Jean et prit celui de curé de Montfort. (Voir Archives)].
Aussi à Montfort, comme presque partout alors, il y avait deux cultes et deux religions. Les uns allaient à la messe en secret, dans la campagne, ou préféraient s'en passer. Les autres, fidèles défenseurs du nouveau curé, sceptiques ou indiffé rents, en tout cas, gens de l'administration allaient à l'église Saint-Jean comme à l'Hôtel-de-Ville, non par principes religieux, mais par zèle politique, et soutenaient l'intrus pour soutenir la Constitution.
La grande majorité, dans la champagne voisine, était pour les prêtres réfractaires, et les cahiers municipaux le constatent avec une vive inquiétude. Déjà dans les environs, à Breteil, à Talensac, à Coulon même, de nombreux attroupements se formaient. Ils étaient sans doute excités par les recteurs insermentés « qui fomentaient la sédition et représentaient Montfort comme un repaire de bandits et le boulevard de la tyrannie ».
Or, le 14 mai 1792, un grand rassemblement était signalé dans le cimetière de Coulon. Des laboureurs de cette paroisse et des communes limitrophes attendaient, en armes, la procession des Rogations, qui devait sortir de Saint-Jean sous la conduite du curé Roullé, et se rendre à l'église de Coulon. « L'intrus ne viendra pas, disaient les paysans en agitant leurs bâtons, et, s'il se montre, nous empêcherons ses fidèles de pénétrer chez nous ». Au besoin, ils devaient poursuivre la procession et marcher même sur Montfort. L'abbé Hotto, vicaire provisoire de Coulon depuis la mort du vénérable Mathurin Dousseau, s'était renfermé dans la sacristie, et cependant, dit un ancien procès-verbal, semblait les encourager par son attitude et ses regards. On en prévint aussitôt la Municipalité. La procession ne quitta pas la ville, et les meneurs, las d'attendre, finirent par se dissiper.
Mais les attroupements se reformèrent bientôt chez un fermier de la Lande, François Bougeard, dont le frère, ancien vicaire d'Iffendic, exerçait en secret le ministère dans les environs. Là un complot fut formé, et on résolut d'engager les paroisses voisines à prendre les armes et à se diriger sur Montfort. Il fut décidé que la première attaque aurait lieu contre la maison d'un membre de la Commune, le citoyen Gilbert, qui s'était signalé par son attitude révolutionnaire dans la paroisse de Coulon. La maison fut, en effet, environnée à l'improviste, les portes brisées, l'intérieur saccagé, puis, l'exécution achevée, les révoltés, tout étonnés de leur audace, à la porte de Montfort, prirent le parti de se disperser de nouveau.
A ce moment même, le tocsin convoquait la Municipalité, et la garde nationale, sous les armes, se préparait à marcher vers Coulon. Mais le Conseil de la commune comprit qu'il n'était pas en force pour attaquer les réfractaires, et préféra envoyer des délégués qui se rendirent chez François Bougeard et firent l'office de médiateurs. Bougeard, après de longs pourparlers, s'engagea à faire cesser les attroupements et à user de toute son influence pour y réussir, si le Conseil communal voulait à son tour oublier ce qui s'était passé et laisser en paix les principaux meneurs.
La Municipalité accepta, pour l'instant, ces conditions, et la campagne de Montfort rentra dans la tranquillité. Mais cette paix ne pouvait pas être de longue durée.
Le Conseil de la commune le comprit, et pour faire face aux éventualités, il demanda une nouvelle compagnie de soldats, puis nomma un Comité du Salut public, dit Comité des Cinq, et dont firent partie les citoyens Sequenville, Lemarchand, Juguet, Lesné et Lebreton (6 mai).
A peine ces derniers étaient-ils entrés en fonctions, que les paroisses de Talensac et de Breteil se soulevaient de nouveau et menaçaient de marcher contre « l'infame district, » cause unique, disait-on, de la misère qui régnait dans le pays. On résolut alors de frapper un grand coup. La troupe, logée à l'hôpital, se joignit à la garde nationale, en attendant l'arrivée de nouveaux renforts demandés à la garnison de Rennes. D'autres gardes nationaux, venus de Saint-Méen et de Montauban, se rassemblèrent sous le commandement du capitaine Nourry, et la première ataque eut lieu contre la paroisse de Breteil. Les réfractaires, surpris à leur tour à l'improviste, se débandèrent et se dispersèrent dans toutes les directions. Alors la troupe se dirigea vers Coulon, poursuivit les émeutiers dans la forêt elle-même, et après une lutte acharnée dans laquelle le commandant Nourry fut blessé, mit en fuite les révoltés et ramena à Montfort un grand nombre de prisonniers.
Afin de terroriser l'émeute et d'empêcher le retour de ces scènes attristantes, le district fit arrêter les principaux chefs de ces familles qui défendaient ainsi leurs principes et leur religion ; il exerça une surveillance active sur les parents d'émigrés ou de prêtres insermentés, surtout dans la paroisse de Talensac, et finit bientôt par en faire enfermer un certain nombre à la maison d'arrêt.
De plus, pour se conformer à la loi, on résolut d'abolir tout ce qui rappelait le culte chrétien : les cloches furent enlevées des trois paroisses, et, sur la motion d'un membre du Comité, on décréta que les croix, statues et autres insignes de la superstition seraient arrachés et disparaîtraient à tout jamais dans la ville de Montfort. Toute fonction ecclésiastique fut interdite [Note : L'église Saint-Nicolas servit de magasin des salpètres et du fourrage. Le traitement du curé intrus fut supprimé le 10 nivôse an II], les églises fermées, les anciens prieurés aliénés, le presbytère Saint-Nicolas transformé en école de filles, celui de Saint-Jean affecté à l'école des garçons, les rues elles-mêmes furent débaptisées, et les registres communaux, en racontant ces « exécutions » dans le style ridiculement emphatique de l'époque, ne parlent plus que du « faubourg Jean, » de la « rue Nicolas, » de la « ci-devant abbaye Jacques ». « Montfort-la-Cane lui-même perd son nom consacré par les siècles et prend dès lors le titre pompeux et prétentieux de Montfort-la-Montagne [Note : Tout ce qui précède est extrait des Archives officielles].
Ainsi, tout ce qui rappelait l'ancien régime, et surtout le culte religieux, était anéanti ; et pourtant les hommes de l'époque comprenaient qu'il y avait un vice dans leur système : aussi leur grande préoccupation fut-elle de remplacer la religion qu'ils avaient abolie. Ils savaient — car ils étaient intelligents — l'immense action que le christianisme avait eue sur les habitudes de la nation, et ils résolurent de le remplacer en l'imitant. Il fallait pour cela un culte, des temples, des cérémonies, des pontifes ; on les inventa et aussitôt on se mit à l'œuvre.
A Montfort, on laissa de côté les anciennes églises, dont on n'osait s'emparer ouvertement, et ce fut la chapelle de l'hospice qui fut choisie comme temple décadaire et dédiée à l'Être Suprême. L'appareil du culte était simple et en harmonie avec les principes du jour, mais il était imposant. L'autel du Christ avait été remplacé par l'autel de la Patrie, décoré d'emblèmes civiques, et à la place du crucifix, disent les registres municipaux, on voyait briller « le bonnet rouge de la Liberté » [Note : Rapport du citoyen Robiquet, procureur de Montfort]. Chaque décadi, on s'y réunissait, et l'un des officiers municipaux lisait la Déclaration des Droits de l'Homme ou le résumé des lois nouvellement promulguées, puis on entonnait les chants patriotiques qui avaient remplacé les hymnes de la religion. Toutefois, à Montfort comme ailleurs, le vide des fêtes décadaires se fit bientôt sentir, et les discours ennuyeux ou les rapports des nouveaux pontifes n'intéressaient guère les rares auditeurs. Aussi le citoyen Robiquet s'en plaignait-il amèrement et ne cessait d'encourager les membres de la Municipalité à montrer l'exemple et à se rendre les premiers aux réunions de l'hôpital [Note : Voir les cahiers municipaux].
Les officiers municipaux étaient, en effet, les prêtres du nouveau culte, et le citoyen Coqué, président du Comité, était le grand pontife de la nouvelle religion. Il en était en même temps le grand orateur, et avait fait élever dans la chapelle une tribune spéciale, afin « de dominer l'auditoire » et de verser sur lui les flots impétueux de son éloquence, dont certaines phrases sont restées longtemps populaires à Montfort.
Il faudrait pouvoir lire, comme nous l'avons fait, ces discours emphatiques, ampoulés, prétentieux, pour apprécier à leur juste valeur les hommes de cette époque ; et ce n'est pas sans une certaine amertume qu'on entend l'éloge du 21 janvier tomber des lèvres mêmes qui, peu de mois auparavant, célébraient en termes pompeux la gloire « du meilleur des rois ».
Mais ces apostrophes véhémentes, ces tirades enflammées, ce décor, ne suffisaient plus à enthousiasmer la population de Montfort. La décade n'avait qu'un petit nombre de fervents. On comprit qu'il fallait aller jusqu'au bout et imiter complètement la religion qu'on avait voulu abolir. De là ces fêtes civiques partout employées comme instrument de régénération. Aussi, comme nous l'avons dit, en lisant les manuscrits, les cahiers et les actes de cette période, il semble que la vie humaine n'était qu'une suite de fêtes et que l'âge d'or était revenu sur la terre.
Les procès-verbaux de la commune de Montfort ne parlent qu'en termes émus de ces fêtes civiques, qui faisaient, disent-ils, verser à tous nos concitoyens des larmes d'attendrissement et de bonheur. « Quel beau jour, s'écrie Robiquet, que la fête de l'agriculture, dans laquelle les laboureurs de Coulon, d'Iffendic et des environs, tenant leurs instruments de travail enguirlandés de rubans tricolores, se montrent au premier rang et chantent les bienfaits de la Révolution. ». La fête funèbre, la fête des morts, est elle-même présidée par le citoyen Coqué, qui officie devant l'autel tendu de noir et orné du bonnet de la Liberté. Une note plus gaie se fait entendre au sujet de la fête des époux, célébrée sur la place du Champ. Là se présentent deux jeunes gens dont nous ignorons les noms : ils ont juré haine à la superstition, ils veulent l'union libre cimentée par l'Amour et la Liberté ; on les couronne de fleurs, on entonne des chants patriotiques, et on reconduit en triomphe, à travers les rues de Montfort, les deux nouveaux époux, dont le bonheur n'a guère duré plus longtemps, sans doute, que les roses dont ils étaient couronnés [Note : Voir Cahiers de la Municipalité].
Toutefois, cet enthousiasme semble un peu de commande. La Municipalité le constate elle-même avec tristesse. Les chants de joie ont pour écho les cris des malheureux qui hurlent la faim. A Montfort même règnent la misère, la délation, la haine et surtout la terreur. Les membres du comité révolutionnaire sont les premiers à l'avouer, car, au demeurant, ils sont presque tous d'honnêtes gens et de braves citoyens. Mais il est évident qu'ils agissent sous l'empire de la peur. On les a choisis parce qu'ils sont les plus instruits, et ils n'ont pas osé refuser le fardeau qu'on a mis sur leurs épaules tremblantes. Une fois élus, ils doivent malgré eux exécuter les décrets. S'ils le font, ils se créent beaucoup d'ennemis ; s'ils refusent, ils ont la prison en perspective.
Aussi, comme le disait un membre du comité des cinq de Montfort, c'était là « un bien funeste présent ». Personne n'avait envie de se mettre en lumière et de tenir des registres qui pouvaient devenir un jour compromettants. L'un après l'autre, ils refusaient « cet honneur, » si bien qu'on était obligé de recourir à un moine taré, à l'ancien prieur de l'abbaye, Jean Voilleraut, qui fut nommé officier public et greffier principal du district.
C'est ce qui explique pourquoi le maire, l'agent national et les officiers municipaux n'acceptaient leurs charges que parce qu'ils y étaient forcés. D'ailleurs, leur ferveur révolutionnaire était médiocre. Défenseurs de l'ancien régime, instruits, polis et corrects, ils se sentaient mal à l'aise dans ce milieu où pérorait le citoyen Coqué, où trônait le défroqué Voilleraut, et dont le procureur Robiquet était le plus bel ornement. A chaque instant, ils cherchaient à « s'évader » et « sollicitaient » leur démission. C'est ainsi que le citoyen Brager, forcé de prononcer l'éloge du 21 Janvier, demandait à être déchargé de « cet honneur, » sous prétexte « qu'il ignorait l'éloquence, » et l'agent national, Pierre Guicheteau, démissionnait à son tour en alléguant l'émigration de son frère Dominique, dont « la conduite lui imposait ce douloureux mais nécessaire sacrifice à la Loi, à la Patrie et à la Liberté » [Note : D'ailleurs, à ce moment, tous les anciens défenseurs du précédent régime étaient devenus suspects, malgré les gages qu'ils avaient pu donner à la Révolution. Le citoyen Doré était forcé lui aussi de « s'évader ». Les citoyens Juguet et Sequenville, anciens membres du Comité du Salut Public, étaient dénoncés comme réactionnaires et mis en état d'arrestation sur l'ordre du Comité révolutionnaire. L'ancien prieur Voilleraut, malgré son apostasie, dut démissionner le 15 messidor an III, parce qu'il avait appartenu jadis au clergé. Son attitude ne pouvait lui faire pardonner ce crime. On peut, du reste, consulter sur ce point non seulement les cahiers municipaux de Montfort, mais les actes du Tribunal révolutionnaire. (Voir les dénonciations faites au tribunal du district, Archives départementales)].
Bref, il était temps qu'un gouvernement plus régulier fit cesser l'anarchie, et, pour emprunter une phrase célèbre, vint rassurer les bons et faire trembler les méchants.
La chute de Robespierre venait de mettre fin au régime de la Terreur, et ce fut avec un visible soulagement que le président du district annonça « l'heureuse nouvelle » aux habitants de Montfort. Toutefois, l'esprit de la Convention subsistait toujours, ses défenseurs ne cessaient de dominer dans les petites villes où le règne des potentats sans-culottes n'était pas encore terminé. Sans doute les exaltés, ignorants ou grossiers, comme Robiquet, les meneurs dont le métier était de dénoncer et de terroriser, disparaissaient peu à peu ; les modérés, anciens partisans de la Constitution, ou vieux débris de la Communauté, revenaient au pouvoir avec le citoyen Doré et commençaient à manifester leurs tendances. Mais, en réalité, les lois de la Convention nationale subsistaient dans leur intégrité.
Le nouveau Conseil Municipal, présidé par le maire Allais, avait peur d'être soupçonné de modérantisme et continuait à rechercher, dans les environs, les antirévolutionnaires et les réfractaires, contre lesquels la peine de mort était prononcée. C'est ainsi qu'entre autres fut arrêté en 1797 Jean-Baptiste Bougeard, ancien vicaire d'Iffendic, qui exerçait en secret le ministère dans la campagne de Montfort, et qui fut condamné à la déportation [Note : Jean-Baptiste Bougeard, né à Iffendic le 30 octobre 1763, après avoir échappé pendant quatre ans à la persécution, fut trahi par un citoyen à qui il avait fait beaucoup de bien. Arrêté à la ferme du Vaus-à-Velin, il fut conduit à Montfort, puis à Rennes, et condamné à la déportation. Embarqué le 12 mars 1797 sur la Charente, puis sur la Décade, il fut conduit à Cayenne, et ensuite dans le désert de Konanama, où il expira à l'âge de trente-quatre ans, le 22 septembre 1798].
Toutefois, les esprits s'apaisaient, et le directoire de Montfort fermait volontiers les yeux quand il croyait pouvoir échapper sans péril aux dénonciations des terroristes. L'ancien recteur de Saint-Nicolas, Pierre Busnel, grâce à cette complicité tacite, put reparaître au milieu de ses ouailles, et Jean Coqué, recteur de Romillé, natif de Montfort, reçut un certificat de civisme qui lui permit d'exercer plus librement son ministère.
Bien plus, le 21 juin 1797 on antorisa la réouverture de l'église Saint-Jean, afin, dit le rapport, de la donner aux « prêtres, conformistes ou non, qui seraient tentés de reprendre les fonctions du culte, après leur soumission aux lois de la République ».
Mais, malgré cette tolérance, on tenait à ne pas trop brusquer le retour aux idées de liberté : la loi était claire et il fallait « jurer haine aux tyrans » sous peine d'être écarté des fonctions publiques ou exilé. On exigea même ce serment de la nouvelle institutrice communale qui, sans doute, connaissait beaucoup mieux les difficultés de l'orthographe que les arcanes de la Constitution de l'an III.
Mais, il faut bien le dire, l'esprit sectaire diminuait visiblement : on ne songeait plus guère au Temple de la Raison : la déesse ne réunissait plus qu'un maigre troupeau de fidèles adorateurs : les fêtes de l'hôpital devenaient rares, et la décade était oubliée. La Municipalité, en 1798, s'en plaignait, sans doute pour la forme, elle avait beau essayer encore « de régulariser » le culte officiel, elle sentait que ses efforts étaient inutiles et que les cérémonies des anciens jours tombaient sous le poids du ridicule et du mépris public.
D'ailleurs, à ce moment, la guerre civile était presque éteinte, et pour emprunter l'ancien langage du temps de Robespierre, « les brigands de la campagne de Montfort » avaient cessé leurs tentatives d'insurrection. Tout semblait à la paix ; si bien que le district résolut d'enlever les portes de la ville, « débris d'un âge abhorré, disait-il, et qui n'avaient été conservées que pour défendre la cité, mais qui devenaient inutiles sous une ère de paix, de bonheur et de prospérité » [Note : Archives communales].
En faisant la part qui convient dans ces phrases déclamatoires, il est certain que le pays commençait à respirer et que tout faisait prévoir un temps de calme et de tranquillité. C'est à ce moment même, d'ailleurs, que la Constitution de l'an VIII venait réorganiser l'administration, et que Montfort, déjà chef-lieu d'un district, devint une sous-préfecture du département d'Ille-et-Vilaine. Le citoyen Maudet fut le premier investi de ces fonctions ; l'ancien échevin Lemarchand fut élu maire, et ses collègues Chevallier, Jean Juguet, Pierre Doré devinrent président ou juges du nouveau tribunal civil. A son tour, le Concordat restaura le culte religieux. On supprima définitivement Saint-Nicolas et Coulon, mais l'église Saint-Jean fut conservée et demeura le siège du doyenné de Montfort, dont le premier titulaire fut un émigré, Charles Berthaut, précédemment recteur de Bécherel.
Dès lors, l'ère de la Révolution était terminée à Montfort.
Il faut l'avouer, c'était le triomphe des idées et des hommes de l'ancienne Communauté de ville dont nous avons raconté l'histoire. C'était la réalisation complète de la fameuse phrase de Sieyès : « Qu'est ce que le Tiers-État aujourd'hui ? Rien. Que veut-il être ? Quelque chose ». A Montfort, en 1800, non seulement il était devenu quelque chose, mais il était tout. Pendant deux siècles, il avait combattu le bon combat pour réclamer son indépendance, et maintenant, après dix ans de terribles épreuves, il avait la fortune, la gloire, l'autorité. La Révolution lui avait tout laissé, et lui seul réellement en avait profité. Le quatrième État : la classe populaire, avait au contraire peu gagné à cette transformation. Et en lisant les noms des laboureurs, des ouvriers, des commerçants de Montfort avant 1789, on les retrouve encore en 1800 dans la même situation, n'ayant rien de plus, ni une place, ni une parcelle de fortune, ni un pouce du territoire.
Mais les anciens échevins, les notables de la Communauté, qui avaient failli sombrer dans la terrible tourmente malgré les gages qu'ils avaient dû donner aux idées du jour, étaient sortis triomphants de la lutte et avaient réussi au-delà de leurs espérances. Longtemps ils avaient en vain demandé le maintien de leurs anciens privilèges, réclamé leur place au soleil et lutté avec une persévérance digne d'éloges. La Révolution, qu'ils avaient appelée de tous leurs vœux et qui avait emporté tous les anciens privilèges, leur avait donné en retour la fortune et les honneurs, et si parfois elle avait eu pour eux de terribles menaces, elle s'était terminée dans un sourire. Aujourd'hui, ils avaient acquis une partie des biens de l'Abbaye, des prieurés de Saint-Jean, Saint-Nicolas, Saint-Lazare, de Coulon et des Ursulines, et avec la fortune ils avaient échangé l'humble fauteuil de l'ancienne Communauté de ville contre les places moins périlleuses que leur offrait le Nouveau régime. Ils s'y étaient installés, s'y trouvaient à l'aise et ne demandaient qu'à y demeurer toujours. Aussi on comprend avec quel bonheur ils saluèrent l'ère qui s'ouvrait et consacrait leurs acquisitions, maintenait leurs droits, en leur conférant des honneurs inespérés.
On s'explique l'enthousiasme avec lequel le sous-préfet Maudet proclama l'avènement de Napoléon, et sans doute ce fut sans surprise que les habitants de Montfort entendirent les mêmes voix qui avaient successivement chanté le meilleur des rois, applaudi à la mort de Louis XVI, acclamé Robespierre et salué sa chute, chanter de nouveau, avec la même conviction et le même aimable sourire, le « grand homme qui venait de sauver la France et de régénérer la patrie ». C'était vraiment la fin de la Révolution dans notre pays : Montfort-la-Montagne disparaissait, et Montfort-sur-Meu entrait à son tour dans l'histoire.
En 1793, un cultivateur de Coulon rencontra près de l'église un farouche révolutionnaire : « Regarde ton clocher, lui dit celui-ci ; bientôt il n'en restera pas une pierre, pas même le souvenir ». — « Soit, abats-le, si tu le veux, répondit le paysan en montrant sa poitrine ; là, du moins, son souvenir restera, et tu ne l'en arracheras jamais ».
La Révolution, en effet, n'a pas épargné nos clochers, ni les vieux souvenirs de Montfort. Ils ont disparu l'un après l'autre, et en maints endroits, depuis longtemps, la charrue a passé sur leurs ruines. Mais les hommes de l'époque ont disparu plus vite encore : l'oubli est descendu sur leurs tombes, et le temps, qui efface tout, emportera bientôt leurs noms et jusqu'à leur souvenir. Au contraire, ceux du vieux Saint-Jean, de Saint-Nicolas et de Coulon demeurent toujours. Les révolutions, qui transforment tout, ont eu beau faire, elles n'ont pas réussi à faire oublier ces gloires du passé qui restent là, elles aussi, vivantes encore dans la mémoire de notre cœur et que nul n'effacera jamais.
Montfort-sur-Meu.
On demandait, un jour, au fils d'un littérateur distingué, d'écrire, comme il savait le faire, la vie de son illustre père : « Je connais assez mon père, répondit le jeune homme, pour en bien parler ; je l'aime trop pour en parler avec impartialité ».
Volontiers, si cela m'était permis, j'emprunterais cette réponse pour l'appliquer à ma ville natale, au moment où je devrais aborder la période actuelle de l'histoire de Montfort.
Car celui qui écrit ces lignes ne comprend que trop, lui aussi, qu'il ne saurait être ni panégyriste ni pamphlétaire : les hommes et les choses sont encore trop près de nous et nous sont trop connus pour que nous puissions en parler avec l'impartialité absolue que demande l'histoire vraiment digne de ce nom. Aussi on comprendra facilement notre réserve et on nous saura gré, peut-être, de laisser à d'autres le soin de compléter ce petit livre et de juger nos contemporains. Nous avons décrit avec bonheur le vieux Montfort, mais Montfort-sur-Meu appartient aux écrivains futurs [Note : Mentionnons seulement, pour mémoire, l'occupation de Montfort par les Prussiens en 1815, et les fêtes splendides célébrées en 1888 à l'occasion de la béatification du Père Montfort]. Plaise à Dieu que les chroniqueurs à venir n'aient pas de trop tristes pages à joindre à celles-ci et que notre cité soit désormais calme et heureuse comme le sont tous les peuples qui n'ont pas d'histoire. Si l'ancien Montfort féodal a disparu, nous pouvons dire aussi que Montfort-sur-Meu a bien changé depuis le commencement du XIXème siècle. Sa physionomie s'est complètement modifiée : la petite ville basse, sombre, boueuse, avec ses fossés profonds, ses maisons tristes et sans air, n'existe plus. La butte [Note : La Motte fut détruite en 1846, et ses débris servirent à combler les anciens fossés de la ville] féodale ne se mire plus dans les eaux de l'étang, elle a été aplanie, et sur son emplacement s'élève aujourd'hui l'église paroissiale. Les vieux fossés ont été comblés et remplacés par des jardins et de jolies promenades où les marronniers marient leur feuillage à la verdure plus gaie des tilleuls. Le tribunal, la halle, et plusieurs autres monuments nouveaux ont été construits ; la cité s'est étendue spécialement du côté de la gare et s'est vraiment embellie [Note : Le tribunal, d'abord installé dans l'ancien couvent des Ursulines, a été depuis transféré sur la place. La sous-préfecture est située sur la même place, dans l'ancien hôtel de la famille Juguet. La halle fut achevée en 1867, sur les plans de l'architecte Beziers-Lafosse. L'église paroissiale terminée en 1851, par l'architecte Langlois. La chapelle Saint-Joseph et le nouveau bâtiment de l'hôpital, dus l'un et l'autre à la générosité de la famille Barbotin, datent également de la même époque]. Tous les amis du progrès et du bien-être y applaudiront, comme nous, de grand cœur. Mais les rêveurs et les poètes se surprendront longtemps encore à songer au vieux Montfort, à ses tours crénelées, témoins des prouesses des chevaliers, à ses antiques remparts qui faisaient l'orgueil de la cité, à cette motte féodale qu'animèrent si longtemps les jeux de nos pères, à cette célèbre église Saint-Nicolas dans laquelle la foule se pressait pour contempler « le miracle » de la Cane. Eux aussi, comme les pêcheurs de la ville d'Is, dont parle la légende bretonne, bien souvent, au milieu de la calme vallée du Meu, à travers le frémissement des feuilles, ils s'imagineront entendre les voix lointaines du vieux Montfort apportées par la brise du soir. Et s'ils écoutent, aux dernières heures du jour, la petite cloche de l'ancien hôpital, ils croiront entendre encore, comme un écho affaibli du passé, les cloches argentines du vieux Saint-Nicolas, qui feront revivre pour eux tous les souvenirs de l'antique Montfort à jamais disparu.
(E. Vigoland).
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