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Jean Leuduger (1649-1722), fondateur de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit.

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I

La ferme du Pré-Jarno, au village de la Ville-Hervi, en la paroisse de Plérin, du diocèse de Saint-Brieuc, était habitée, il y a deux cents ans, par Jean Leuduger (1611-1678) et Louise Quinio (1614-1687) sa compagne. C'étaient d'honnêtes gens, vertueux et bons chrétiens, à l'aise, sinon riches, parce que, ainsi que tous les hommes de la côte, le mari, tantôt laboureur et tantôt marin, exploitait tour à tour la terre et la mer, dont les flots féconds baignaient ses champs fertiles.

Jean Leuduger (1649-1722), fondateur de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit.

Jean Leuduger (1649-1722), fondateur de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit.

Le 16 de Novembre 1649, Dieu envoya un fils à Jean Leuduger. Cet enfant faillit coûter la vie à sa mère. Comme les douleurs de l'enfantement étaient extrêmes, et mettaient les jours de Louise en danger, Anne Quinio, sa sœur, lui conseilla d'aller dans l'étable, pour honorer les humiliations du Dieu fait homme, et obtenir une heureuse délivrance. Louise suivit ce pieux avis ; elle se traîna dans l'étable, et à peine y était elle entrée, que, Dieu bénissant cet acte de foi naïve, elle mit au monde son fils, qu'elle prit tout d'abord entre ses bras pour l'offrir et le dédier à l'Enfant-Dieu, né dans la crêche.

Lieu de naissance de Jean Leuduger le 9 novembre 1649 à la ferme du Pré-Jarno, au village de la Ville-Hervi.

Jean Leuduger est né à Plérin dans la ferme du Pré-Jarno au village de la Ville-Hervi, le 16 novembre 1649.

Devenu homme, l'enfant ratifia la promesse de sa mère ; et, « comme il avait imité le Sauveur dans sa naissance, il continua, dans sa vie apostolique, à suivre les traces bénies du divin Maître ». Le nouveau-né reçut le baptême le jour même, et les registres de Plérin portent la mention suivante :

« Jan Leuduger, fils Jan et Louise Quinio, sa compaigne, a esté baptisé en l'église parochialle de Plérin, par moi soubsigné. Parain a esté Charles Fainel, maraine Françoise Chalet. Le 9ème jour de Novembre 1649. — Nicolas Burel, sous-curé ».

Jean Leuduger et Louise Quinio ne trouvèrent d'autre manière d'accomplir le vœu maternel, que d'initier leur fils au sacerdoce. Quand le petit Jean eut atteint sa huitième année, il entra dans la classe d'un pauvre maître d'école, qui avait nom Edme Duval, et qui était venu, de je ne sais quel pays, se réfugier à la Ville-Hervi, où il gagnait humblement sa vie en montrant à lire et à écrire aux petits enfants. De chez Edme Duval, notre écolier passa chez Julien Ruellan, qui faisait profession d'enseigner le latin. L'enfant avait l'esprit vif, l'entendement ouvert, la mémoire excellente ; c'était une nature grave et amoureuse du travail : les pédagogues de village n'eurent bientôt plus rien à lui montrer. Il fit ses humanités avec beaucoup d'éclat au collège de Saint-Brieuc, où il entra à l'âge de douze ans. On put dès lors concevoir de grandes espérances qu'il réalisa amplement dans la suite, et ses parents, craignant de mettre obstacle à ses progrès et à son avenir, se résignèrent avec empressement à des sacrifices pécuniaires, qui étaient rares alors, comme ils le sont aujourd'hui, chez des gens qui mesurent la valeur de l'argent à la peine qu'ils ont eue pour le gagner.

Il fut donc décidé que Jean, âgé de seize ans environ, irait à Rennes pour étudier la logique au collège des Jésuites, qui était célèbre dans toute la province. Il eut pour maître le R. P. François, et fit des progrès soutenus. Il n'avait pas vingt ans, que toutes ses études étaient terminées. Il prenait quelques teintures préparatoires de théologie : maître de son temps. Il accepta les leçons particulières qui lui furent offertes et bientôt il eut dans toute la ville de Rennes une réputation sans égale comme répétiteur de littérature et de philosophie.

Cette réputation parvint aux oreilles des religieux Prémontrés de l'abbaye de Lieu-Dieu-en-Jard, au diocèse de Luçon. Ils convoitèrent un sujet de ce mérite, et ils réussirent à l'attirer chez eux et à lui donner l'habit de leur ordre ; mais au bout de quelques mois, le novice comprit que sa vocation ne l'appelait pas dans le cloître, et il s'échappa secrètement pour revenir en Bretagne. Il trouva en chemin ses parents, qui, ayant découvert sa retraite, venaient le réclamer.

M. Leuduger, sorti du cloître, n'avait point l'âge d'entrer au grand séminaire ; il résolut, par piété et pour échapper à la vie oisive qui lui était comme forcément imposée pour quelques années, de visiter, en pélerin, le tombeau des saints Apôtres, à Rome.

Il partit donc, à pieds, le bâton d'une main, le chapelet de l'autre, sans un sou dans son escarcelle, se fiant uniquement à la Providence du souci de chaque jour et de chaque étape. Dans les lieux où il y avait une université ou un collège, il mettait à profit sa science et sa mémoire ; il demandait la permission de soutenir une thèse, et l'admiration des régents et des écoliers se traduisait en abondantes largesses, que le pieux voyageur partageait avec les pauvres, et de préférence avec les autres pèlerins. La grande aisance avec laquelle il parlait le latin lui rendit encore des services d'un autre genre : les routes étaient sillonnées en tous sens par des troupes de gens de guerre ; M. Leuduger était d'une haute stature et d'une force peu commune : il se vit plusieurs fois en danger d'être enrôlé malgré lui dans les milices ; il était, il est vrai, vêtu d'une espèce de soutanelle, et portait un gros livre, en guise de bréviaire, sous le bras ; mais beaucoup d'autres avaient le même costume, et ce n'était qu'en l'entendant parler latin, que les capitaines demeuraient convaincus qu'ils avaient affaire à un prêtre et le laissaient respectueusement passer. C'est ainsi qu'il parvint à Rome et qu'il put, agenouillé près des tombeaux que l'univers entier vénère, demander aux Princes des Apôtres de bénir et de protéger l'apostolat dévoué dont il sentait déjà la sainte vocation dans son cœur. Ce voyage fut en effet pour lui comme un essai des fatigues de son sacerdoce, de ses longues courses à pieds, de ses privations de toutes sortes, de ses travaux et de ses veilles, de cette absorption continuelle en Dieu dont sa pensée ne se détachait pas. Il racontait souvent, avec un charme infini, les dévotes impressions de ce pélerinage. Il avait été témoin du miracle de saint Janvier, à Naples ; il avait visité le tombeau de saint Nicolas, à Bari, et celui de sainte Claire, à Montefalcone ; il avait vénéré la statue miraculeuse de la Vierge, à Hall, car il était sorti d'Italie par le Tyrol et une partie de l'Allemagne. Il rentra en France par l'Alsace, parcourut la Touraine et l'Anjou, et vint enfin terminer son voyage au Mont-Saint-Michel. Quelques jours après, il arrivait chez ses parents, méconnaissable, amaigri par les chaleurs et par les fatigues qu'il avait endurées, par les privations auxquelles sa résolution de ne vivre que d'aumônes l'avait souvent condamné, et surtout par la fièvre qui l'avait fortement incommodé depuis plusieurs semaines. Son absence avait duré treize mois. Après s'être un peu refait au foyer paternel, il revint à Rennes où il étudia la théologie sous les Pères Jamon et Hervin, de l'ordre de saint Dominique. On dit que ses succès dans cette science divine furent tels qu'on lui proposa de l'enseigner à son tour ; mais l'humilité et la modestie étaient dès lors les vertus favorites du saint écolier ; et après deux années passées sous la discipline des Frères prêcheurs, étant alors âgé de plus de vingt-quatre ans, il vint se présenter à Messire Denis de la Barde, évêque de Saint-Brieuc. Le Prélat le reçut avec effusion et lui ouvrit le séminaire qu'il avait fondé dans sa ville épiscopale, en 1664, et dont il avait confié la direction à la congrégation de Saint-Lazare. M. Leuduger entra dans cette maison avec les sentiments qu'inspire une véritable vocation ecclésiastique à un esprit supérieur, mûri par la méditation et l'expérience. Bientôt ses directeurs, admirant sa modestie, son zèle, son amour du travail et de la prière, son goût pour les choses de Dieu, annoncèrent hautement que le nouveau séminariste était réservé à de grandes destinées. Une maladie grave, qu'il éprouva peu après son entrée au séminaire, interrompit pour un peu de temps le cours de ses études cléricales ; mais il eut bientôt réparé ce temps perdu, et, en 1674, il était ordonné prêtre par Mgr Le Sénéchal, évêque de Tréguier, ayant reçu les ordres moindres et les ordres majeurs, aux intervalles voulus par la discipline de l'Eglise.

II

Aussitôt après son ordination, M. Leuduger quitta le séminaire et vint demeurer chez ses parents à Plérin, où on le pourvut de la chapelle de Saint-Laurent. Il y avait, à cette époque, une grande quantité de prêtres qui habitaient ainsi la campagne, pourvus de chapellenies rurales, ou d'autres bénéfices de même nature, en attendant, au milieu des respects de leurs parents et de leurs voisins [Note : Souvent encore on retrouve dans un coin des fermes, un réduit mieux éclairé, blanchi à la chaux, pourvu d'un lit et de quelques rayons de bibliothèque vides : çà été la chambre d'un prêtre ; quelquefois on voit un calice grossièrement sculpté sur le linteau de la porte d'une maison : c'est que la maison a été bâtie par un prêtre ; et il n'y a pas de paroisse en Basse-Bretagne qui n'ait un village de Ker-Belec, (le village du prêtre)] que leur mérite, ou la faveur des seigneurs collateurs, leur procurassent des bénéfices plus considérables. Mais loin de laisser, comme tant d'autres, son esprit et son corps s'hébêter et s'alourdir dans cette oisive sinécure, M. Leuduger se donna tout entier, avec la double ardeur de la jeunesse et du zèle, à l'étude et à l'apostolat. Il approfondit surtout les deux livres souverains de la science ecclésiastique, la sainte Bible et la Somme de saint Thomas. Il y joignit la lecture des Conciles et des Pères ; et il apportait à son travail un esprit si attentif et une méthode si sûre que de tout le reste de sa vie il n'oublia aucune des décisions contenues dans ces codes divins du dogme et de la morale catholiques, dont il citait les textes littéralement et sans hésitation.

Puis le jeune apôtre travaillait au salut des âmes, but suprême de la vocation sacerdotale. Il rassembla les enfants de la paroisse et leur fit l'école tous les jours : il était allé de porte en porte les demander à leurs parents, et chaque visite avait été une prédication, de sorte que bientôt, avec l'agrément du curé, il joignit à sa classe, un catéchisme régulier, où se rendaient non-seulement les enfants, mais les jeunes gens et les domestiques ; il prit sur cet auditoire impressionnable un tel ascendant, qu'il abolit dans la paroisse de Plérin les assemblées nocturnes, les danses, les pardons, les fileries, les aires neuves. Ce fut un motif de jalousie amère pour quelques vieux prêtres, dont ce zèle dans un tout jeune homme condamnait l'ignorance et l'apathie ; mais ce fut aussi une grande édification pour les gens de bien. Et, comme Plérin n'est distant de Saint-Brieuc que d'une forte lieue de Bretagne, la réputation de M. Leuduger fit bruit dans la ville épiscopale, si bien que le dévot prêtre, qui avait été approuvé pour les confessions, dès qu'il quitta le séminaire, reçut de l'Evêque le mandement de prêcher le carême de 1675 dans les paroisses de Cesson, Langueux et Ploufragan, qui sont toutes trois comme les faubourgs de Saint-Brieuc. Quelques mois après, il fut appelé à travailler à une Mission que M. l'abbé de La Pinsonnière [Note : Cet abbé de La Pinsonnière, qui était étranger à la Bretagne et y avait été attiré par la réputation du P. Maunoir et le désir de se joindre à lui dans les Missions, paraît avoir eu dans ces temps là un renom considérable. Le P. Boschet et D. Lobineau, dans la vie du P. Maunoir, disent, en parlant de lui, le fameux M. de La Pinsonnière] allait donner à Lanvollon, paroisse du diocèse de Dol, enclavée dans celui de Saint-Brieuc. Le prosélytisme qui remplissait son cœur était si ardent qu'il reçut cette nouvelle avec une joie extraordinaire. Les lettres lui furent remises le dimanche matin, au moment où il allait célébrer la messe dans la chapelle de Saint-Laurent. Il en fit part aux habitants du village assemblés dans le lieu saint ; il leur fit comprendre l'utilité des Missions et le besoin qu'ils en avaient tous ; il leur dit le fruit qu'ils en pourraient retirer ; il les supplia de prier pour lui, et engagea fortement tous ceux qui seraient libres à le suivre. Puis, il dit la messe, et, tout aussitôt, ayant sur les épaules une besace qui renfermait son bréviaire et quelques autres livres de dévotion, il prit son bâton, se déchaussa, entonna au pied de l'autel un cantique pieux, et se mit en route. Le peuple comme électrisé, le suivit en foule ; et il arriva ainsi à Lanvollon, distant de quatre lieues, à jeûn, pieds et tête nus, chantant et priant le long du chemin, à la tête d'une troupe nombreuse de paysans chantant et priant comme lui. A ce trait seul, il n'y avait pas à se tromper : la vocation de ce jeune homme apparaissait aux moins clairvoyants, et du premier coup M. Leuduger se rangeait parmi les apôtres de la Bretagne, à côté de M. Le Nobletz et du P. Maunoir.

Mais il n'y a pas de vocation, si manifeste qu'elle soit, que l'homme puisse suivre sans contradictions et sans luttes. L'abbé Leuduger éprouva ces agitations et ces hésitations douloureuses de l'esprit et du cœur. Quelquefois il se sentait attiré tout entier vers les livres, l'étude et la méditation ; et il lui semblait que cette vie solitaire était le plus sûr chemin pour aller à Dieu ; d'autrefois, il se sentait tout embrasé de la soif des âmes, et la Bretagne, et l'Europe lui semblaient des horizons trop étroits : il songait aux rivages illustrés par les sueurs de saint François Xavier, et depuis le grand Apôtre, par le sang de ses successeurs. Souvent, en contemplant les flots de la mer, il pensait aux populations hérétiques qui habitent les grandes îles voisines de l'Armorique, et il versait des larmes sur leur sort et arrêtait dans son cœur le projet de rejoindre les missionnaires qui s'y glissaient secrètement, malgré les prohibitions sanguinaires des Henri VIII et des Elisabeth. Parfois encore, il lui venait le désir de se faire successivement étudiant dans les universités d'Italie, d'Allemagne et d'Espagne, et d'apprendre la langue de chacun de ces différents peuples, pour pouvoir les évangéliser.

Au milieu de toutes ces perplexités, l'abbé Leuduger se rendit à Vannes pour consulter le célèbre P. Huby, que toute la Bretagne regardait avec raison comme un saint. Le vieux jésuite et le jeune prêtre passèrent plusieurs jours à s'entretenir ensemble. Le P. Huby avait une grande expérience des Missions, auxquelles il s'était adonné avec le P. Rigoleu, avant de se vouer à l’œuvre des Retraites, dont il est le premier fondateur. Le résultat de ces conférences fut que M. Leuduger, pour obéir à la vocation divine, devait se consacrer aux Missions de Bretagne, sans entrer dans aucun ordre religieux, mais acceptant au contraire les bénéfices à charge d'âmes qui pourraient lui être confiés. C'est ainsi que le P. Maunoir était entouré d'une foule de prêtres, recteurs ou vicaires de paroisses, depuis M. Galerne, curé de Mûr, qui vint à lui le premier et que, pour cette raison, il appelait son fils aîné. Il semble, en vérité, qu'un esprit prophétique éclairait ces grands hommes lorsqu'ils confiaient de préférence leur œuvre des Missions en Bretagne à des membres du clergé séculier : le jour n'était déjà plus éloigné où les Jésuites, et après eux les autres ordres religieux, allaient être frappés d'une proscription contre laquelle l'opinion revient à peine après trois-quarts de siècle.

L'humilité, qui fut toujours la grande vertu de M. Leuduger, fit qu'il restreignit en ce temps-là, aux peuples des campagnes, l'engagement formel que le P. Huby exigea de lui, d'annoncer en toute occurrence la parole de Dieu, ne se trouvant pas capable de prêcher aux populations des villes.

Le P. Huby enseigna ensuite à son docile disciple la manière de vivre avec les prêtres qu'il s'adjoindrait comme collaborateurs, avec le clergé, les nobles et les paysans des paroisses, durant les Missions ; il lui donna des méthodes sûres pour la prédication, les conférences, les catéchismes et la confession. Il lui montra le parti que l'on pourrait tirer pour l'enseignement des simples, des tableaux mystiques dont Michel Le Nobletz avait été le premier inventeur et que le P. Maunoir, M. de Kerdu et le P. Huby lui-même avaient singulièrement perfectionnés [Note : On se servait encore de ces tableaux en Basse-Bretagne, il y a une quinzaine d'années. Je me souviens de les avoir vus moi-même exposés dans l'église Notre-Dame de Guingamp. Au haut de la grande nef, on suspendait une figure immense représentant un squelette ailé, armé d'une faux : c'était la Mort, le grand orateur de cette prédication fantastique ; les autres cartons avaient la forme d'un cœur gigantesque, au milieu duquel on voyait s'agiter des boucs, des crapauds, des couleuvres et d'autres animaux, personnifications hideuses des différents vices. Un prêtre expliquait ces emblèmes dans la langue bretonne, qui a gardé les énergiques licences des langues primitives ; la foule écoutait haletante, et bien souvent la terreur et le repentir éclataient en sanglots. On a cru sans doute que toute cette poésie populaire ne serait plus comprise des lettrés des écoles municipales : ainsi va le progrès. M. de Kerdu, recteur de Servel, avait appris à l'école du P. Maunoir la puissance de ces emblèmes, et il s'en était servi, pour son ouvrage intitulé l'Oratoire du Cœur, qui fut honoré du suffrage du Cardinal Bona et des Souverains Pontifes Alexandre VII et Clément IX. Ce petit livre a été réimprimé plusieurs fois et notamment en 1844 ; mais le progrès a aussi gâté cette édition : ou a embelli les images tant et si bien qu'elles ne signifient plus rien], et l'initia enfin à toutes les pieuses pratiques qu'il mettait en usage pour arriver à l’âme du peuple, en frappant ses yeux et ses sens [Note : Le P. Huby propagea beaucoup la coutume de porter sur la manche de l'habit une croix ou une image du Sacré-Cœur, brodé en soie ; cet usage, qui se conserva en Bretagne et dans les provinces limitrophes, devint, ou le sait, le signe de ralliement des Vendéens et des Chouans. — La dévotion du Sacré-Cœur pénétra, vers la même époque, en Bretagne, par une autre voie : je veux parler des Eudistes et des Dames de la Charité du Refuge, filles aussi du célèbre P. Eudes. Ces deux Congrégations eurent de très-bonne heure des maisons dans la province, et j'ai sous les yeux un petit livre réimprimé à Tréguier, chez le sieur de Ploësquellec, imprimeur de Monseigneur et du Diocèse, 1711, et dont le titre porte : l'Institution de la sainte Confrérie et société des Sacrez Cœurs de Jésus et de Marie, érigée en l'église des Religieuses de Notre-Dame de Charité de Guingamp, faubourg de Montbareil, contenant les Indulgences coucédées par N. S. P. le Pape (1705), les prières nécessaires pour les gagner, la manière de se conduire dignement dans ladite confrérie, avec un abrégé de la vie du R. P. Jean Eudes. Revu, corrigé et augmenté des deux petits offices des divins Cœurs de Jésus et de Marie — in 18].

III

M. Leuduger revenait de Vannes, repassant dans son cœur toutes les paroles du P. Huby, lorsqu'il apprit que Monseigneur de la Hoguette, qui avait succédé à Monseigneur de La Barde sur le siège épiscopal de Saint-Brieuc, l'avait nommé recteur de Plouguenast.

Le précédent recteur, prêtre très-docte et fort homme de bien, avait fait beaucoup de fruits par son enseignement et ses bons exemples. M. Leuduger, autant par humilité que par prudence, résolut tout d'abord de ne montrer d'autre zèle que de se faire en tout l'imitateur et comme le disciple de son prédécesseur; en toute occurrence il disait : — Comment faisait le défunt curé ? — puis il ajoutait : Nous ferons comme lui.

Mais l'amour du bien, dans les âmes dévouées, n'a pas de pareilles limites, et après s'être concilié la confiance et l'affection de ses ouailles par ces débuts humbles et sans éclat, M. Leuduger donna libre cours à son zèle.

On raconte de sa charité des traits merveilleux. Un jour, en visitant les lieux les plus retirés de sa paroisse, il trouva dans une sorte de hutte, comme on en voit sur le bord des landes, ou sur la lisière des bois, une famille de mendiants, composée de quatre ou cinq personnes. La maladie avait visité ces malheureux et les avait retenus dans leur cabane, de sorte qu'ils étaient là, étendus sur de la fougère transformée en fumier, pourrissant dans la fange, la misère et la souffrance.

Le charitable prêtre, à cette vue, ne put retenir ses larmes ; il nettoya de ses propres mains ce bouge infecte et s'armant d'une faucille, il alla lui-même dans les champs voisins couper du glé et de la paille, pour faire à ces misérables une couche fraîche, et il ne les abandonna plus qu'il ne les vît guéris et dans un sort aisé.

Une autre fois, il se cacha dans un chemin creux pour tirer sa chemise et en revêtir un pauvre.

Tout était distribué en aumônes, revenus de son bénéfice, produits des oblations et quêtes, blé, pain, vêtements : souvent il donnait les mets servis sur sa table, si un malheureux se présentait au moment du repas. Sa mère et sa sœur étaient venues demeurer avec lui et tenaient sa maison. Sa mère, effrayée de ces prodigalités évangéliques, lui disait qu'il fallait être plus ménager. — « Bon, bon, ma mère, répondait le recteur, pour deux ou trois jours que nous avons à vivre, n'avons-nous pas du bien assez ? ». Et à quelque temps de là, il donnait à une vieille femme la meilleure jupe de sa mère ; les habits de sa sœur n'étaient pas plus épargnés, si elle n'avait pas soin de les mettre sous clef.

Il ne se contenta pas de faire la charité lui-même : il voulut régulariser l'aumône dans toute sa paroisse. Il rassembla au bourg do Plouguenast quelques filles vertueuses, dont il forma comme une sorte de communauté : il régla l'emploi de leurs heures et les partagea entre la prière et le travail ; il pourvut de son propre fonds à leur subsistance et les chargea de la propreté de l'église, de l'éducation des petites filles, de la visite et du soin des malades, et de la recherche des pauvres honteux, qu'elles devaient ensuite lui faire connaître, pour qu'il les secourût. Cette œuvre, qui semble avoir êté comme l'ébauche des Sœurs Blanches, dont nous parlerons plus tard, répandit dans toute la paroisse une grande émulation pour le bien ; dans chaque village, les riches voulurent imiter le recteur dans ses largesses et les jeunes filles partager le travail des Bonnes Sœurs.

Le saint Prêtre fit éclater son zèle et son désintéressement dans une autre sorte de bonne œuvre. L'église de Plouguenast était petite, peu décente et en ruines ; comme le général de la paroisse ne se mettait pas en peine de la rebâtir, M. Leuduger, sans rien dire à personne, la fit abattre. Les paroissiens furent très-effrayés et très-étonnés quand ils virent les vieilles murailles par terre ; ils le furent bien davantage quand ils virent l'église rebâtie et agrandie par les soins et aux frais du seul M. Leuduger, qui pourtant ne diminua pas ses aumônes. La Providence a des trésors cachés pour ceux qui se fient en elle, et il est juste de dire que M. Leuduger n'emporta de Plouguenast qu'un mauvais bois de lit vermoulu et quelques livres. C'était tout son mobilier et toute sa richesse. [Note : L'église bâtie par M. Leuduger n'avait aucune valeur artistique et monumentale. Elle a cessé d'être église paroissiale depuis quelques années, le chef-lieu religieux et civil de la commune ayant été transféré au gros village du Pontgamp, où l'on a élevé une église neuve du style administratif]

L'inspiration de cette abnégation sublime, le bon recteur la trouvait au pied de l'autel. Bien souvent il demeurait cinq et six heures de suite, après que la nuit était venue, devant le tabernacle, et rien ne le pouvait distraire de ses entretiens incommunicables avec le Dieu caché sous le pain mystique.

Il avait aussi une dévotion filiale pour la bonne Vierge, et, pour frapper l'esprit de son peuple, on raconte qu'aux jours des fêtes de Notre-Dame, il ne prêchait pas dans la chaire, mais il allait se mettre pour parler sous l'image de la Mère divine, voulant par là marquer sensiblement qu'il en attendait la protection et l'inspiration ; et ses paroles étaient amoureuses, abondantes, cordiales, comme d'un fils qui converse sous l'œil de sa mère.

Le pieux auteur qui me sert de guide a résumé en quatre mots tous les éloges qu'on pourrait faire du ministère du recteur de Plouguenast : « on ne le trouvait, qu'à l'église, dans sa bibliothèque, au foyer des pauvres ou au chevet des malades ».

IV

Mais si, dans les limites de sa paroisse, M. Leuduger remplissait admirablement tous les devoirs d'un bon pasteur, il n'oubliait pas le vœu qu'il avait fait entre les mains du P. Huby, de se consacrer aux Missions.

En 1618, le grand apôtre de l'Armorique, le Père Maunoir, vint évangéliser pour la première fois, Moncontour [Note : Ce n'était pas la première fois que le P. Maunoir pénétrait dans le diocèse de Saint-Brieuc. Sa première Mission dans cet évêché date de 1642 : elle fut donnée à Paimpol. Cette date est aussi celle du commencement de l'épiscopat de Mgr Denis de la Barde, qui fut toute sa vie un fervent missionnaire, et auquel le P. Maunoir, dans ses mémoires (1672), rend ce magnifique témoignage : « on ne pouvoit retenir ses larmes en voyant cet illustre et vénérable évêque, blanc comme un cygne, se rendre à l'église de grand matin , et se mettre sur un banc qui lui servoit de confessionnal , où il recevoit tous ceux qui se présentoient, et où, sans se souvenir de la faiblesse de son grand âge, il demeuroit aussi longtemps que les plus jeunes et les plus robustes missionnaires »]. Le recteur de Plouguenast, l'un des plus proches voisins de Moncontour, ne pouvait manquer d'être appelé ; mais il ne fut employé qu'en second ordre, pour ainsi dire, et cette Mission ne fut pour lui que comme un noviciat ; au contraire, dans celle que le P. Maunoir donna l'année suivante à Lamballe, et qui attira les populations de cinq ou six lieues à la ronde, M. Leuduger fut mis en relief, et sut se faire une réputation méritée, même à côté du grand maître. Il prêcha souvent dans les exercices publics, et donna seul la Mission aux Ursulines. Il prit pour texte l'Introduction à la vie dévote, de saint François de Sales ; mais il sut si bien approprier aux religieuses ce livre écrit pour des gens du monde, dans le commentaire familier qu'il leur en donna, que tout le monde en fut dans l'admiration. Malgré sa jeunesse, M. Leuduger fut reconnu par un accord tacite de ses confrères, le premier et le seul digne de diriger les missions qui allaient se multiplier dans les évêchés de Saint-Brieuc, de Saint-Malo et de Dol, où l'abbé Leuduger devait bientôt faire ce que le P. Maunoir et ses compagnons faisaient depuis longtemps pour les populations de Cornouaille, de Léon et de Tréguier. Jusqu'alors, en effet, la propagande dont Michel Le Nobletz avait allumé le feu sacré n'avait guère franchi les limites de la Basse-Bretagne, et la Haute-Bretagne attendait encore son apôtre [Note : On ne peut en effet regarder que comme tout à fait accidentelles les missions que les Lazaristes donnèrent en 1657 à Pleurtuit, en 1658 à Mauron et en 1659 à Plessala].

Ce fut à Plouguenast même, que M. Leuduger présida, pour la première fois, comme chef et directeur, aux exercices d'une mission ; puis sur les ordres de l'Evêque, il se chargea d'évangéliser d'autres paroisses car il se vit bientôt à la tête d'une troupe nombreuse et zélée de missionnaires. Non-seulement on vit arriver des prêtres que le saint recteur avait appelés à lui ; mais des chanoines de cathédrales et de collégiales, tant de Saint-Brieuc que des diocèses voisins, des docteurs et des licenciés en théologie, des religieux de divers ordres, des recteurs attirés par sa réputation, et pénétrés d'estime pour ce qu'ils entendaient dire de lui, venaient s'offrir d'eux-mêmes, et demandaient comme une grâce d'être employés au dernier rang.

M. Leuduger avait une véritable et puissante éloquence. Sa voix forte retentissait aisément dans les plus vastes églises et jusque sur les places publiques et dans les champs, où on le vit souvent obligé d'entraîner son auditoire toujours grossissant. Il disait tout simplement les choses les plus vulgaires et les plus simples. « Je ne m'excuse point, disait-il lui-même [Note : Préface du Bouquet de Mission], sur la simplicité de mon style ; au contraire, j'eusse voulu vous parler plus simplement, pour m'accommoder à la portée de vos esprits. S'il y a des défauts contre les règles de bien parler, j'aime bien mieux ne pas parler si exactement, que de ne pas être entendu de vous ». L'éloquence vraiment populaire, celle qui remue les cœurs et les volontés, n'a jamais rien eu à démêler avec la rhétorique ou avec la pantomime. Il y avait des moments où la parole de M. Leuduger faisait frissonner l'auditoire, comme une commotion électrique ; on voyait alors les prêtres eux-mêmes quitter le confessionnal et venir, poussés par je ne sais quelle magie, se mêler au pied de la chaire à la foule dont les sanglots fendaient la voûte. Après un de ses discours on ne s'arrêtait point à disserter sur la phrase et le geste : les auditeurs, haletants, émus, se précipitaient dans les confessionnaux où les autres missionnaires achevaient sans peine des conversions si merveilleusement préparées.

C'étaient bien des hommes de cette trempe qu'il fallait alors pour régénérer à la fois le clergé, les grands et le peuple des campagnes. Les interminables guerres de la Ligue, en Bretagne, avaient renouvelé les ruines à peine réparées des guerres de succession, et les traces de saint Vincent Ferrier étaient partout effacées. Le pays était retombé dans le triste état dont l'illustre Dominicain l'avait fait sortir. Le demi-siècle qui s'était écoulé depuis l'abjuration de Henri IV et le traité d'Angers, avait suffi peut-être pour défricher de nouveau quelques champs et rebâtir quelques chaumières, mais les ruines religieuses et morales ne se relèvent pas si vite. Michel Le Nobletz, le P. Maunoir, M. Leuduger, M. de Montfort reprenaient l'œuvre brisée de saint Vincent et étaient à ce point de vue les disciples et les successeurs immédiats du prêcheur espagnol.

Le temps et les moyens de se former et de s'instruire avaient manqué à la fois au clergé grossier, ignorant et sensuel qui desservait des églises dévastées que son insouciance laissait crouler [Note : L'Evêque de Saint-Brieuc, Denis de la Barde, ayant promulgué des ordonnances synodales qui défendaient notamment aux ecclésiastiques l'entrée des cabarets, à Saint-Brieuc même, le jour des Rogations, comme la procession, présidée par l'Evêque, passait vis-à-vis d'une taverne, un prêtre en sortit le verre à la main, et but à la santé de l'Evêque. — Un autre prêtre, ayant été traduit en 1679 devant l'official de Saint-Brieuc, sous l'inculpation entr'autres d'aller boire au cabaret, avant de dire la messe, répondit qu'il ignorait que ce fût défendu dans le diocèse. — Au sein du chapitre de la cathédrale même se produisaient quelquefois de lamentables scandales : en 1692 les chanoines furent obligés d'interdire le chœur à un de leurs confrères qui n'avait pas même fait ses Pâques ; en 1686, un autre fut condamné à passer un an à Saint-Méen « à cause de la continuation de ses débauches et de son ivrognerie, ayant été jusqu'à paraître au chœur avec scandale ». Il y avait dans tout cela plus d'ignorance que de vice, et il n'est pas un de ces prêtres, dont nous n'ayons à constater la pénitence et la conversion. (Anciens Evêchés de Bretagne, par MM. de Barthélemy et de Geslin, T. I. p. 58, 82 et 181)]. Le culte n'avait plus de pompes et de cérémonies pour attirer les populations et arriver à l'âme par les sens ; on ne voyait que des autels couverts de boue et de poussière, des ornements en lambeaux. M. Leuduger racontait avec des larmes qu'entrant un jour de dimanche dans une église de campagne, au diocèse de Saint-Brieuc, il n'y trouva qu'un pourceau qui fouissait en paix dans les ordures qui s'étaient amoncelées sur les dalles [Note : Il faut voir des détails de même nature dans la vie de M. Bourdoise, fondateur du Séminaire de Saint-Nicolas et qui remplit, immédiatement après les guerres de religion du XVIème siècle, le rôle d'apôtre dans les diocèses de Paris, de Meaux, de Chartres, etc, Voir sa vie, 2ème édition, 1784, un vol. in-12]. La moitié des paroissiens dansait sur le cimetière, l'autre moitié buvait au cabaret.

Les gentilshommes, habitués, durant les troubles, à la violence et aux rapines, suivaient en toute occasion ces traditions de licence : les duels, le meurtre, le viol, le rapt, le vol à main armée, rappelaient trop souvent aux populations effrayées le souvenir sanglant de La Fontenelle. Monsieur de Queriollet l'avait dépassé. Les dames partageaient leur temps entre leur parure, et la lecture des romans de galanterie et des pièces de théâtre. Quelques nobles flottaient indifférents du catholicisme au calvinisme, que la propagande des La Moussaye cherchait en vain à implanter dans l'évêché de Saint-Brieuc.

Le peuple livré, sans secours, à ses instincts mauvais n'avait gardé de la religion que des pratiques extérieures, que son ignorance transformait en superstitions. Les marchands fraudaient sans scrupule et se livraient sans vergogne à l'usure. Tous buvaient d'une manière effrayante et s'enivraient presque chaque jour. Les hommes étaient familiarisés avec tous les vices, les blasphémes, le jeu, la débauche, le larcin, les querelles, les rixes ; les jeunes garçons et les jeunes filles étaient laissés sans surveillance ; les fileries dans l'hiver, les aires neuves dans l'été, dans toutes saisons les pardons, les noces, les baptêmes, les grands charrois faits en commun, où l'on dansait et l'on s'enivrait, durant les jours et les nuits, devenaient des occasions universelles de désordres honteux.

M. Leuduger, après avoir prêché dans quelques paroisses, comprit qu'il fallait avant tout s'occuper du clergé : l'instruire et le sanctifier. Il établit donc, durant les missions mêmes, des conférences ecclésiastiques, dans lesquelles il exposait avec la clarté et la méthode qui formaient les caractères les plus saillants de son talent, les règles du ministère pastoral et spécialement de l'administration du sacrement de pénitence. Puis, comme les retraites n'étaient pas encore fondées dans l'évêché de St-Brieuc, il proposa à ses compagnons, qui furent ses premiers disciples et qui devinrent les modèles et les maîtres des autres ecclésiastiques, de se joindre à lui pour aller à Vannes faire une retraite sous la direction du P. Huby. Cette proposition ayant été agréée avec empressement, il les réunit au nombre de trente environ, et pour faciliter à ceux d'entre eux qui étaient pauvres cette dépense, il fit une bourse commune dans laquelle chacun versa secrètement, suivant ses moyens, une somme plus ou moins abondante, et qui servit à défrayer toute la troupe. De cette façon ils firent tous la route de compagnie, s'édifiant mutuellement le long du chemin ; leur retraite commença véritablement au moment où ils partirent, et ne finit que lorsqu'ils se séparèrent.

Pendant quatorze années le P. Huby fut le directeur de M. Leuduger, qui entretenait avec lui un commerce suivi, qui en dépendait comme un fils, et qui disait confidentiellement à ses amis intimes qu'il n'avait trouvé que deux hommes qui eussent avec lui une conformité entière, étant dirigés par le même attrait et appelés par la même vocation, à savoir : le P. Huby et le supérieur de la maison des Missions étrangères, à Paris. Cette amitié se prolongea même au delà de la tombe et M. Leuduger racontait qu'il n'avait été délivré de grandes peines intérieures dont il était tourmenté, qu'en priant sur le tombeau du P. Huby.

L'action de M. Leuduger sur le clergé de son temps et de son pays fut souveraine. Le biographe anonyme qui écrivait en 1723, un an après la mort du missionnaire, le constatait en ces termes : « Ce saint missionnaire, comme une trompette, a réveillé un grand nombre de prêtres qui, par un engourdissement préjudiciable, demeuraient dans leurs villages sans faire profiter le talent qu'on leur avait confié et sans exercer les saints ordres. Il était rare alors de voir un prêtre monter en chaire pour prêcher l'Evangile : on ne faisait pas le prône dans la plupart des paroisses : les sermons que l'on prêchait dans les villes, étaient des discours où l'on aurait pu apprendre la dialectique et l'art de déclamer, mais point du tout la morale de l'Evangile. Le zèle de notre grand maître a animé au travail plusieurs ecclésiastiques qui ont mené depuis une sainte vie et sont morts au service de Dieu et du prochain. Je pourrais en nommer un grand nombre de ce genre. A combien a-t-on ouï dire qu'ils auraient passé leur vie dans l'oisiveté et se seraient probablement perdus, s'ils n'avaient été appelés aux missions. S'il y a aujourd'hui, en ce diocèse, tant de bons missionnaires et de zélés confesseurs, c'est à M. Leuduger en bonne partie qu'on le doit ». — Un siècle plus tard, l'abbé Tresvaux écrivait à son tour en parlant de M. Leuduger : « Par ses travaux assidus il rendit le diocèse de Saint-Brieuc un des mieux réglés non-seulement de la province, mais même de la France. Aussi le jansénisme n'y put-il faire de progrès et plus tard le schisme constitutionnel n'y compta-t-il qu'un très-petit nombre d'adhérents, tant la foi avait jeté dans les cœurs de profondes racines, et s'était transmise des parents aux enfants comme un bien de famille » (Vies des Saints de Bretagne. Tome V., p. 386).

V

Or, voici l'ordre et la méthode qu'il avait adoptés pour ses missions :

Il attendait pour arrêter un projet le mandement de son évêque, auquel il était si aveuglément soumis, qu'une fois, étant parti pour une mission lointaine et recevant l'ordre de se rendre ailleurs, au moment où il arrivait à sa première destination, il rebroussa chemin sur l'heure, sans prendre de repos et sans dire un mot. Il voyageait à pied, la tête nue, parce qu'il méditait et priait en marchant, qu'il fut seul ou au milieu de ses compagnons.

Un jour s'étant égaré, il se rendait vers un village pour se faire remettre dans la bonne voie : lorsqu'il approchait de la première maison il entendit qu'il en sortait comme des gémissements. Il y pénétra aussitôt et trouva une femme mourante qui, du plus loin qu'elle le vit, s'écria. « Ah ! c'est vous enfin, Monsieur Leuduger ! il y a longtemps que je vous attends ». Elle se confessa, reçut les dernières exhortations du saint prêtre et expira tout aussitôt.

Une autre fois, il rencontra un recteur, qui portait le viatique : il se sentit inspiré de citer la faveur de remplir lui-même ce pieux office, et il l'obtint. Or, le moribond voyant entrer un prêtre étranger manifesta une grande joie et demanda à confesser une faute qu'il n'osait ou ne voulait pas avouer à son recteur.

On croirait lire quelque histoire des missions étrangères ; souvent ainsi Dieu a pris ses missionnaires par la main, pour les mener, sans qu'ils le voulussent, à travers les forêts et les fleuves, à la hutte d'un sauvage inconnu que sa Providence appelait à la foi chrétienne.

C'était pour profiter de ces occasions, presque miraculeuses, de pouvoir toujours être utile aux âmes que M. Leuduger allait à pied, malgré la fatigue. Il y trouvait encore une grande économie de laquelle, dans sa pensée, il devait compte aux pauvres, et enfin, ce mode de voyager était le seul qui convint à son esprit de pénitence et d'humilité.

Lorsqu'il avait reçu les ordres de l'évêque, il partaît sans s'inquiéter si la paroisse où on l'envoyait était disposée à le recevoir, lui et ses compagnons, et si on avait pris des mesures pour les loger et les nourrir. Or, il arrivait souvent, on le comprend, que prêtres et ouailles voyaient d'assez mauvais œil apparaître ces réformateurs qui venaient les réveiller d'un assoupissement où ils se complaisaient ; de sorte que, non-seulement l'église était vide pour les premiers sermons, mais la table était vide aussi pour les premiers repas. Dans ces conjonctures le missionnaire ne se troublait pas ; il mettait sa confiance en Dieu et priait. Il raffermissait dans la foi ses compagnons chancelants qui voulaient parfois secouer sur ces peuplades rebelles la poussière de leurs sandales, suivant le mot de l'Evangile ; et jamais le temps fixé pour chaque mission ne s'écoula sans que d'une part les fidèles accourussent aux exercices, et sans que, d'un autre côté, on vit affluer au presbytère inhospitalier des provisions de toute espèce, dont la surabondance nourrissait à la fois et les missionnaires et les pauvres de tout le canton.

Du reste l'hostilité des recteurs ne pouvait pas durer devant l'affabilité, les prévenances, les séductions de toute nature que M. Leuduger se faisait un devoir d'avoir pour eux. L'humilité de ce grand homme était si ingénieuse, que, appelé à tout diriger et par sa supériorité intellectuelle et par le mandat en vertu duquel il agissait, il avait l'air d'être dirigé lui-même dans chaque paroisse par le recteur, dont il était seulement, disait-il, l'auxiliaire passager. Dès le jour de son arrivée, ou le lendemain au plus tard, il faisait visite au seigneur et autres notables du lieu ; il leur demandait leur bienveillance, leur protection et leur concours.

Les instructions qu'il donnait chaque jour au peuple étaient de trois sortes : les conférences, les dialogues et les sermons proprement dits.

Dans les conférences, M. Leuduger se mettait à la portée, j'allais dire à la merci de tout son auditoire. Chacun avait le droit de lui adresser une question, une objection. On dit qu'il était merveilleux dans ces exercices, si propres à illuminer toutes les ignorances, à dissiper tous les doutes. Jamais pris au dépourvu, toujours clair et digne, dans ses réponses, il confondait les questionneurs de mauvaise foi qui comptaient l'embarrasser ou le forcer du moins à descendre à des explications indignes de la majesté du lieu saint. Les conférences se tenaient le matin. Elles amenèrent la conversion de quelques calvinistes et de plusieurs jansénistes. Les dialogues qui tendaient au même but que les conférences, avaient lieu l'après-midi. Ici M. Leuduger avait pour interlocuteur un prêtre, qui représentait la foule et faisait la question ou l'objection. Cette forme dramatique, plus vive et plus familière que le discours suivi, s'est conservée en plusieurs lieux de Basse-Bretagne. Les conférences sont tombées en désuétude.

Les sermons complétaient l'ensemble de cet enseignement si bien approprié aux besoins des populations auxquelles il était offert. M. Leuduger perpétuant l'école apostolique de Michel le Nobletz et du P. Maunoir n'avait point adopté, on le croira sans peine, ce genre détestable, tissu de subtilités incompréhensibles [Note : On sait le mot sanglant de M. de La Motte, évêque d'Amiens, à un prédicateur de cette sorte. — Votre discours était fort beau, mais qu'avez-vous entendu dire dans tel et tel endroit ? — J'ai voulu, dit l'orateur, dire telle chose et telle autre. — Eh ! répliqua vivement M. d'Amiens que ne le disiez vous donc ?], monument du bel esprit et du pédantisme, pot-pourri de citations empruntées plutôt aux poëtes païens qu'aux livres des Prophètes et des Apôtres, qui déshonora la chaire chrétienne depuis le XVIème siècle jusqu'à Bossuet, et qui régnait encore en province, avec toute la faveur de la mode, à l'époque qui nous occupe. Ecoutez sur M. Leuduger le jugement des contemporains : « Quoiqu'il fût fort habile et capable même d'éloquence, il parlait toujours familièrement et sans appareil, de l'abondance et de la plénitude de son cœur. Il ne faisait point de discours ampoulés ou artificieusement arrangés. Il ne cherchait pas à chatouiller l'oreille ; mais à convertir le cœur. Il négligeait absolument cette recherche trop curieuse de tours et d'expressions, qui n'apprennent rien autre chose au public, sinon que le prédicateur a de l'esprit et sait s'en servir.

Ce que disait notre missionnaire convenait toujours au temps et au lieu, montrant partout comme il avait une connaissance particulière de ce qui se passe dans le monde et des vices qui y règnent. Il s'abandonnait à ce que l'esprit de Dieu lui suggérait et inspirait dans la suite de son discours, assaisonné des paroles de la sainte Ecriture, des histoires de l'ancien et du nouveau Testament, de la tradition et des Annales ecclésiastiques. On l'a vu quelquefois prêt et disposé à parler, s'arrêter un peu et demeurer en silence, après quoi il disait à l'auditoire : « Je croyais vous parler d'un tel sujet, mais celui-ci m'a été mis dans l'esprit ». Alors il n'était que feu et flamme, et on pouvait assurément dire que ce n'était pas la voix d'un homme, mais celle de Dieu. Des personnes éclairées qui ont eu souvent le bonheur de l'entendre, avouent ingénuement que ce qu'il disait était à la vérité fort commun, que d'autres prédicateurs avaient parlé en leur présence sur les mêmes matières avec plus de recherche et d'éloquence ; mais néanmoins qu'elles n'avaient jamais été touchées si fortement que de ce que prononçait notre bon prêtre, dans sa simplicité énergique, et qu'on voyait bien que Dieu parlait par sa bouche » (Vie manuscrite, passim.).

C'était à la prière que M. Leuduger demandait ses succès oratoires. Souvent on l'a surpris, au milieu de la nuit, priant, agenouillé. Si le lendemain, la foule accourait trop nombreuse pour être désormais contenue dans l'enceinte du temple ; si la contrition faisait couler les larmes et meurtrir les poitrines, l'orateur disait tout simplement : « Dieu s'en est mêlé ».

Les mortifications extrêmes du pieux missionnaire contribuaient aussi à ses triomphes ; d'abord parce que son extérieur austère, son visage amaigri par les veilles, les jeûnes, les disciplines, prêchait même avant qu'il eût ouvert la bouche ; ensuite et surtout parce que Dieu attachait sa grâce à ces œuvres de dévouement et de sacrifice. On remarquait à ce propos que ses stations de Carême étaient surtout merveilleuses en résultats.

Ses sermons formaient un ensemble et comme un corps de doctrine divisé en deux séries principales de discours. Une première suite était consacrée à l'exposition historique et dogmatique de la vie et des enseignements de Jésus-Christ. Une seconde suite déroulait la synthèse merveilleuse de la morale chrétienne : declina à malo et fac bonum, et montrait à côté du mal, le seul remède efficace et divin : le sacrement de Pénitence ; à côté du bien , le seul auxiliaire qui nous le rende possible : le sacrement d'Eucharistie.

Lorsque la mission se donnait pour la première fois dans une paroisse, M. Leuduger ordonnait la confession générale pour remédier à toutes les confessions incomplètes qui étaient le résultat fatal de l'ignorance où croupissaient les fidèles et les pasteurs. Alors, les jours et les nuits de l'infatigable missionnaire se consommaient au confessionnal. Plein de justice et de miséricorde, bien pénétré de la sage discipline de l'Eglise, dans un siècle où les erreurs du jansénisme tendaient à pousser aux extrêmes, il passait pour un des plus grands casuistes et pour un des plus paternels directeurs de son temps. Son tribunal était toujours assiégé, et dans certaines missions on a vu des personnages du plus haut rang oublier l'heure des repas, passer des nuits entières, pour attendre leur tour et pouvoir s'agenouiller aux pieds du saint prêtre. Il n'avait pas coutume de faire de longs discours aux pénitents ; mais il aimait à faire intervenir Dieu entre le coupable repentant et lui : « Demandez à Dieu ce qu'il veut que je vous dise ; » et d'autres fois : « Allez vous mettre à genoux vis-à vis de l'autel et revenez me dire ce que Dieu vous aura dit ». C'étaient là les formules qu'il employait le plus ordinairement. Il avait du cœur de l'homme une connaissance rare acquise dans la méditation solitaire et dans la pratique constante du ministère ecclésiastique. On racontait la manière étrange dont il avait radicalement guéri une pauvre femme bouleversée par les scrupules et qui avait désespéré tous les directeurs ; comme elle l'était allé trouver dans une retraite, il ne lui dit rien autre chose, sinon qu'elle allât vers une bonne soeur qu'il lui indiqua et qu'elle lui demandât ce qu'il fallait faire. Cette femme se soumit avec foi et il arriva non-seulement que la bonne sœur lui dit des choses qu'on aurait cru bien au-dessus de la portée de cet esprit simple et illettré ; mais encore que l'âme malade recouvra le calme et la paix. M. Leuduger avait, au confessionnal, le don des larmes, et il n'était pas possible que le cœur du pénitent ne se fondît pas au feu d'une pareille charité. Il est même certain qu'il poussait l'amour des hommes jusqu'à se charger de compléter personnellement les pénitences canoniques que quelques-uns de ses pénitents ne pouvaient pas remplir soit par faiblesse de volonté, soit à cause de leur santé ou de leur condition dans le monde : il s'imposait pour cela des jeûnes, des veilles, des macérations et d'autres mortifications de cette nature.

Durant la mission, tous les prêtres prenaient leurs repas en commun. Il y en avait d'ordinaire une vingtaine, souvent jusqu'à cinquante, si la paroisse était grande. M. Leuduger faisait lire pendant la majeure partie du dîner. Vers la fin, il donnait cours à la causerie. Sa conversation, dans ces moments, était charmante. En parcourant tous les légendaires, je crois qu'on trouverait difficilement un saint, appartenant aux classes lettrées, qui ne se soit montré dans ses rapports nécessaires avec la société, galant homme et le plus souvent, homme d'esprit. Après les repas il y avait une heure de récréation ; mais M. Leuduger l'abrégeait souvent, lorsqu'il voyait que les fidèles attendaient à : « Allons, Messieurs, disait-il alors, allons travailler : l'éternité sera assez longue pour nous bien reposer » [Note : C'était aussi un des mots favoris de M. de la Motte, évêque d'Amiens, contemporain de M. Leuduger, et qui a avec lui de nombreux points de ressemblance. Voyez Mémoires en forme de lettres pour servir à l'histoire de la vie de feu Messire Louis-François-Gabriel d'Orléans de la Motte, évêque d'Amiens, 2ème édition , Malines 1785 deux volumes in-12. C'est un livre fort bien fait].

Dans le cours de la mission, qui durait ordinairement une semaine, les missionnaires allaient, deux par deux, visiter toutes les maisons de la paroisse, riches et pauvres ; [Note : L'auteur de la vie manuscrite que nous reproduisons presqu'intégralement, écrit que leurs visites avaient entr'autres buts utiles celui de déraciner un abus qui s'était généralisé en Bretagne et qui s'explique par le peu de soin qui a toujours été apporté à la construction des habitations rurales. Les enfants des deux sexes couchaient dans un lit commun jusqu'à un âge très-avancé et souvent pêle-mêle avec les parents. M. Leuduger opéra une réforme compléte sur ce point important] M. Leuduger voulait introduire cette coutume chez les recteurs ; il y réussit, et il n'y a pas assurément en Bretagne une commune dont le recteur ne connaisse chaque habitation, depuis la cabane jusqu'à la villa, et l'on compte, grâces à Dieu, bien peu de Bretons assez dégénérés pour ne pas regarder comme un honneur et un bonheur la visite de leurs prêtres.

A la fin de chaque mission il plantait en quelque lieu apparent une croix monumentale, souvenir perpétuel de cette rénovation morale de toute une peuplade, de ces réconciliations, de ces restitutions, de ces changements de mœurs et d'habitudes ; mémorial permanent de ces promesses solennelles auxquelles on ne manquerait jamais si elles étaient faites à des hommes pour des choses humaines : puis le missionnaire et tous ses compagnons disparaissaient. C'etait une règle sans exception ; jamais M. Leuduger ne resta une heure dans une paroisse après le dernier exercice de la mission, à moins qu'il n'eût lieu le soir ; mais alors l'aurore du lendemain le trouvait déjà loin. Il voulait qu'on ne connût de lui que son apostolat.

Une révolution impie et sacrilège a brisé la plupart des croix plantées par M. Leuduger ; mais pour celles qui restent, le peuple sait-il au moins par qui elles furent élevées et le souvenir qu'elles rappellent : quand je vais jeter de nouveau parmi les Bretons ce nom si sympathique il y a cent cinquante ans, réveillerai-je encore quelques échos ?

VI

Cependant, M. Leuduger était recteur de Plouguenast depuis sept ans et demi, lorsque la cure de Notre-Dame de saint Mathurin de Moncontour, l'un des bénéfices les plus considérables du diocèse, à cause du grand pèlerinage qui s'y célèbre chaque année, étant venue à vaquer, il y fut appelé [Note : Le duc de Penthièvre avait la collation de ce bénéfice]. C'était en 1684.

Ce poste élevé avait de quoi satisfaire l'ambition et l'amour propre d'un jeune prêtre qui comptait trente-cinq ans à peine. M. Leuduger ne l'accepta que par obéissance et avec une profonde douleur. D'une part son humilité lui inspirait une répugnance très-prononcée pour l'exercice délicat du saint ministère dans les villes et au milieu des classes lettrées ; d'autre part il aimait d'une véritable affection les habitants de Plouguenast.

Il ne voulut rien emporter de cette chère paroisse. Il s'était réellement considéré comme économe et usufruitier, et la charge d'âmes cessant, il crut que le salaire quotidien et précaire auquel il avait droit devait cesser à l'instant même. Il fit donc porter au moulin tout le blé qui restait dans ses greniers, le convertit en pain et le distribua aux pauvres, proportionnellement aux besoins de chacun.

Il n'apporta à Moncontour, comme je crois l'avoir dit, qu'un vieux lit sans valeur, sa pauvre garde robe et quelques livres.

Moncontour n'est distant de Plouguenast que de deux petites lieues ; cependant les adieux de M. Leuduger à ses ouailles furent pleins de sanglots et de larmes : le bon recteur les consolait en leur disant combien était courte la route qui les séparerait ; combien aisément ils pourraient recourir à lui, leur promettant bien de ne les point oublier et de se souvenir toute sa vie qu'ils avaient eu les prémices de sa tendresse pastorale.

Mais si le recteur de Plouguenast n'avait apporté à Moncontour ni mobilier ni argent, il y avait apporté son dévouement et sa charité.

La parole du P. Maunoir avait créé dans cette petite ville, le plus coquet fleuron de la couronne de Penthièvre, diverses œuvres de piété, et entre autres un hôpital ; mais cet hôpital avait dû être confié à des laïques, et six années ne s'étaient pas écoulées depuis sa fondation, qu'il était en complète décadence. A cette époque, les congrégations religieuses dévouées au soin des hôpitaux n'étaient pas multipliées comme de nos jours. Saint Vincent de Paul venait à peine de créer le chef-d'œuvre de la charité chrétienne, la fille de charité ; mais ce prosélytisme fécond avait vite fructifié sur la terre de Bretagne. Le P. Ange Le Proust avait semé, à Lamballe, le grain de senevé qui s'appela l'ordre de saint Thomas de Villeneuve. M. Leuduger fut assez heureux pour obtenir du P. Ange deux de ses filles, qui vinrent, 1686 redonner la vie à l'hospice fondé par le P. Maunoir.

Le charitable curé assura l'avenir de cette œuvre en donnant à tout son peuple l'exemple heureusement contagieux de son héroïque charité. On le vit, le jeudi-saint, dans la salle de l'hôpital, laver humblement les pieds à douze pauvres, à l'exemple du divin Maître on le vit souvent traverser les rues de Moncontour portant sur ses épaules quelque mendiant infirme qu'il avait recueilli dans une masure inconnue, et qu'il allait confier aux soins des bonnes religieuses, ses infatigables auxiliaires.

Mais l'ordre naissant sous les auspices de S.-Thomas de Villeneuve devait prêter à M. Leuduger un secours encore plus important et plus efficace. Disciple et admirateur intelligent du P. Huby, le curé de Moncontour s'était depuis longtemps pénétré de l'importance de l’œuvre des Retraites, et depuis longtemps aussi il n'attendait que les moyens de l'importer dans le diocèse de Saint-Brieuc. Il avait pu étudier, à Vannes, durant les nombreux séjours qu'il fit, dans la maison même consacrée aux Retraites, le systeme mis en pratique par le P. Huby et M. de Kerlivio, pour les hommes, et par Mademoiselle de Francheville pour les femmes. Dès qu'il eut sous sa main les religieuses de saint Thomas de Villeneuve, l'œuvre des Retraites fut fondée à Moncontour : dans l'enclos de l'hospice, des bâtiments vastes et appropriés à la destination nouvelle furent bâtis promptement et reçurent alternativement les hommes et les femmes, jusqu'au jour où Mgr Frétat de Boissieux, pour favoriser les Filles de la Croix, vouées par leur institut à l'éducation des filles et aux Retraites, et qui avaient, en 1706, établi une maison dans la ville épiscopale, décida que les Retraites de femmes auraient lieu dans cette communauté, ne laissant à celle de Moncontour que les Retraites d'hommes [Note : Depuis la révolution les Retraites de Moncontour ont été, comme dans le commencement de l'Institution, consacrées alternativement aux deux sexes. Les Dames de la Croix n'ont plus leur maison de St-Brieuc, mais elles ont un établissement important à Guingamp, et un autre à Tréguier, où se donnent aussi, depuis quelques années au moins, des Retraites d'hommes et de femmes].

Fondée et dirigée par un homme aussi dévoué et aussi expérimenté que M. Leuduger, la maison de Retraite de Moncontour fut bientôt célèbre et elle était assise sur des bases si solides, qu'elle subsiste encore aujourd'hui, tout aussi fréquentée, tout aussi utile qu'au premier jour.

L'œuvre des Retraites est particulière à la Bretagne. Ce serait à coup sûr, pour certains pays, s'ils étaient témoins de ces pieux exercices, le sujet d'un étonnement profond. Des femmes, passe encore peut-être ; mais des hommes ! Pendant que j'écris ces lignes j'entends, à deux pas, la voix multiple et unique de deux cents retraitants qui chantent le refrain des litanies. Cette grande voix mâle et forte me remue jusqu'au fond du cœur, et je déclare que je n'ai rien entendu qui m'ait donné une plus frappante idée de la dignité de l'homme. Ces deux cents paysans bretons qui ont su priser leur âme assez haut pour ne pas craindre de sacrifier huit jours entiers à des choses purement intellectuelles, sont évidemment des hommes d'élite. Je leur sais une reconnaissance profonde de s'être astreints au travail de la glèbe, sans avoir oublié à penser, sans s'être assimilés à leurs bêtes de somme, pour être au milieu de nous l'apologie vivante de cette religion divine, qui établit seule entre les hommes l'égalité de l'intelligence et de la vertu.

Je le dis bien haut, le paysan de l'évêché de Saint-Brieuc qui apprendra que c'est à Jean Leuduger, ce paysan fait prêtre, qu'il est redevable de la première Mission et de la première Retraite qui ont recommence, il y a deux siècles, la civilisation de ce pays-ci, et qui ne sentira pas dans son cœur un double mouvement de gratitude et de fierté, celui-là n'aime, ni Dieu, ni ses frères, ni son pays, ni lui-même.

Le P. Maunoir avait laissé, à Moncontour, un autre fruit de son apostolat, qui, comme l'hôpital, était mourant et sans sève lorsque M. Leuduger devint curé de la ville de saint Mathurin : c'était une congrégation de jeunes filles, vouées à la Reine des vierges. M. Leuduger sut aussi raviver cette œuvre pieuse et inspira une telle force de cohésion à tous les membres, que ce petit et timide troupeau ne fut même pas dispersé dans les plus mauvais jours de la Terreur.

Une plus pénible tache incombait encore au zèle du saint prêtre ; il ne suffisait pas de maintenir dans la vertu les dociles congréganistes, il fallait retirer du vice les malheureuses que la corruption exploite et qui exploitent à leur tour la corruption des mœurs, dans toutes les villes. M. Leuduger allait à ces pauvres filles avec une immense charité ; il en ramena beaucoup au bien, tant à Moncontour que dans les missions ; mais, comme la misère était souvent la cause première de leur honte, et eût infailliblement amené une prompte rechute, le bon curé prenait soin de pourvoir ses converties des moyens de vivre honnêtement à l'avenir, soit dans les maisons de refuge ouvertes à ces sortes de pénitentes, soit même dans le monde. Lorsque ses ressources personnelles étaient épuisées, il avait des bourses ouvertes par ses exhortations et auxquelles il savait recourir. Lorsque la persuasion ne produisait aucun résultat sur le cœur gangrené d'une prostituée, il s'aidait des lois de police et demandait main-forte aux magistrats. « Je ne sais, disait-il, si la prison amènera le repentir ; mais ce que je sais bien, c'est que nous retranchons un scandale pour les autres, et je ne connais pas de meilleure action aux yeux de Dieu ».

Du reste, tous les devoirs du ministère pastoral étaient remplis par ce saint prêtre avec ce dévouement de toutes les heures que l'amour de Dieu et des hommes sait inspirer à un cœur que l'onction sacerdotale a fermé pour jamais à l'amour égoïste et même à l'amour limité de la famille. Si l'on prétendait tracer un tableau des diverses vertus qui éclatèrent en lui à chaque circonstance remarquable de sa vie, le récit serait entravé par des redites fatigantes. On a dû se contenter de mettre au fur et à mesure en relief et en lumière les traits qui se rattachent plus spécialement à la fonction ou à l'époque de la vie dont on s'occupe. C'est de l'ensemble de ces vertus que se forme le caractère ; c'est de la multitude de ces traits que se compose le portrait : merveilleux ensemble, portrait immortel. quand l'auréole de la sainteté, sans ombres et sans nuages, le couronne et l'illumine [Note : J'ai sous les yeux la preuve du sein que M. Leuduger apportait à tous les détails de ses fonctions. C'est un vieux et précieux registre, sur vélin, contenant tous les actes relatifs aux propriétés et aux fondations de l'église de Moncontour, depuis le 28 mars 1462 jusqu'au 1er novembre 1637. Ce registre signé, en tête et à la dernière page, par M. Leuduger, est tout entier annoté, en marge, de sa main. Ces notes marginales font connaître la nature de l'acte, son importance et le nom des parties : elles étaient évidemment destinées à suppléer à l'ignorance des marguilliers dans la diplomatique. L'écriture de M. Leuduger est ferme, nette, régulière et méthodique comme sa vie ; elle ferait honneur à un calligraphe. Ce zèle pour les choses extérieures de l'administration paroissiale est très incontestablement conforme au véritable esprit ecclésiastique. M. Leuduger le manifesta dès ses plus jeunes années. Un registre de Plérin, que M. Gaultier du Mottay a bien voulu dépouiller pour nous, porte ce qui suit : « Jean Leuduger dit la grand'messe le dimanche 28 Avril 1675. En l'endroict du post-commun, sur la remontrance du dit Leuduger qu'il estoit nécessaire de placer une balustrade et des chaires pour asseoir les ecclésiastiques pendant le service divin, au-devant du maître-autel ; le général décide que ce travail sera fait dans le plus bref délai »].

VII

M. Leuduger fut curé de Moncontour pendant environ six années.

Le zèle qu'il apporta à l'accomplissement des devoirs pastoraux était d'autant plus méritoire que ces fonctions lui furent toujours antipathiques. Son attrait pour les missions et l'apostolat le sollicitait sans cesse. Deux fois, il alla à Paris frapper à la porte du Séminaire des Missions Etrangères ; mais les ordres formels de son évêque le rappelèrent. Souvent encore sa pensée se portait vers l'Angleterre ; quand il donnait des missions aux paroisses de la côte, il regardait la mer en pleurant et disait à ses compagnons : « Oh ! que je voudrais de tout mon cœur franchir ces flots et passer dans les îles dont ils nous séparent, pour aider plusieurs bons prêtres qui y travaillent en cachette ! ». Le sage égoïsme des divers évêques qui se succédèrent sur le siège de saint Brieuc et de saint Guillaume, mit toujours obstacle à ce pieux élan et sut garder pour leur propre diocèse l'apôtre dont il avait si grand besoin.

Or en ce temps-là, Messire Pierre-Jean Le Chapellier, docteur en théologie et proviseur du collège des Quatre-Nations, à Paris, était de plus abbé de Boquien et scholastique de l'église cathédrale de Saint-Brieuc. Il semble que des scrupules assez faciles à comprendre s'élevèrent à propos de ce triple cumul dans l'âme de cet ecclésiastique, issu d'une bonne famille du bourg de Mauron, au diocèse de Saint-Malo [Note : Aujourd'hui du diocèse de Vannes. — Un neveu de l'abbé Le Chapellier fut procureur général syndic des Etats, qui demandèrent pour lui la noblesse. Ce neveu fut élu président de l'Assemblée Nationale où il professa d'assez tristes doctrines, qu'il expia comme tant d'autres en portant sa tête sur l'échafaud]. En l'année 1690, il résigna la scholastique en faveur de M. Leuduger : j'ignore les relations et les circonstances qui indiquèrent le curé de Moncontour au choix de M. Le Chapellier. M. Leuduger accepta avec empressement une prébende, qui convenait si merveilleusement à sa vocation et qui lui laissait toute liberté pour se donner tout entier à l'œuvre des missions. Mais, selon les dispositions expresses du Concile de Trente (Session 23. Chap. XVIII), la dignité de scholastique ne pouvait être remplie que par un gradué. Soumis à la discipline de l'église, M. Leuduger, que son humilité seule avait tenu éloigné des épreuves universitaires, se rendit à Nantes pour subir des examens. Son intention était de s'en tenir au grade de bachelier, conciliant ainsi l'obéissance à la loi et son amour de l'obscurité ; mais il traversa cette première épreuve avec une telle supériorité que ses examinateurs le conjurèrent unanimement de poursuivre et de donner aux élèves l'encouragement et l'exemple, en prenant successivement tous les degrés jusqu'au doctorat. Pour lever tous les obstacles, l'Université tout entière, à la sollicitation de la faculté de théologie, décida que les délais réglementaires seraient abrégés en faveur du nouveau bachelier et que dans trois mois consécutifs il serait admis, s'il le désirait, à subir toutes les thèses et les actes publics ou particuliers exigés des candidats.

L'humble prêtre, confus de ces honneurs étranges qu'il avait été loin de prévoir en se rendant à Nantes, ne voulut rien décider par lui-même. Il en écrivit à son évêque et demanda son avis. Monseigneur de Coëtlogon, qui eut toujours pour M. Leuduger une grande affection, voyant dans les succès merveilleux de son diocésain et dans la proposition si honorable de l'Université une permission de la Providence, qui voulait donner une nouvelle autorité à la parole du prêtre qu'il avait mis à la tête de l'œuvre des missions dans son diocèse, lui intima l'ordre formel de soutenir ses thèses pour le doctorat. M. Leuduger obéit comme un enfant, et ne songea plus qu'à se préparer dignement au rude travail qui lui était ordonné.

Cette thèse fit bruit dans le monde ecclésiastique de Nantes. Or, Nantes, à cette époque, était assurément la ville de toute la province qui pouvait produire la réunion la plus nombreuse et la plus imposante d'ecclésiastiques instruits ; sans compter l'Université et le nombreux clergé des paroisses, tous les ordres religieux, je crois, avaient quelques représentants dans la grande et catholique cité.

Tous ces théologiens s'étaient donné rendez-vous pour argumenter avec le scholastique de Saint-Brieuc, pleins de vénération, sans aucun doute, pour l'âge et les vertus du candidat, mais jaloux de savoir par eux-mêmes si les louanges et les faveurs qui avaient suivi l'examen du bachelier étaient justifiés par sa science et son intelligence. L'assaut fut long, sérieux et chaudement mené. M. Leuduger, au témoignage des contemporains, le soutint merveilleusement. On reconnut en lui le dialecticien rompu aux formules de l'école ; le disciple laborieux de saint Thomas ; le prêtre nourri par la méditation de la moelle des divines écritures; le pasteur, habitué à résoudre avec une connaissance intime du cœur humain, les grands problèmes de la morale catholique ; et l'on admira surtout la simplicité de paroles, l'humilité de tenue, qui ajoutaient un nouveau prix aux qualités éminentes de ce rare esprit.

C'était l'usage qu'après une thèse soutenue avec succès, le nouveau docteur, sous prétexte de distraire et délasser sa mémoire, se répandit dans la ville pendant plusieurs jours, donnant et recevant à manger, pour recueillir les éloges de tous les lettrés et asseoir sa réputation. Le bonnet doctoral n'était pas pour M. Leuduger un joujou de vanité ; le soir même du jour où il l'obtint pour obéir aux ordres de son évêque, il quittait secrètement la ville de Nantes, ses savants et leurs éloges, et reprenait dans le plus humble des équipages le chemin de Saint-Brieuc.

Il y rapporta sa modestie bien intègre. Aux premières missions qui suivirent l'aggrégation de notre docteur, les autres missionnaires crurent devoir marquer à leur chef, à cause de son titre, une plus respectueuse déférence. M. Leuduger en témoigna à ses compagnons une si grande et si douloureuse contrariété que ceux-ci, pour ne pas le contrister, reprirent vis-à-vis de lui leurs manières familières et cordiales, gardant au fond de leurs cœurs l'admiration et l'affection que leur inspira ce nouveau trait de véritable humilité.

VIII

Obéissant, soit aux seuls mouvements de son zèle, soit à des ordres de ses supérieurs ecclésiastiques, M. Leuduger avait écrit un catéchisme de la religion catholique. Ce petit livre paraît dater de 1680, environ.

Ces formulaires, si utiles et si modestes, qui renferment, suivant un mot charmant, plus de philosophie que tous les in-folios des savants et des sages, n'étaient pas communs alors comme ils le sont de nos jours. L'œuvre de M. Leuduger fut bien accueillie : l'évêque l'adopta, — si ce n'est lui qui l'avait ordonnée — et elle devint catéchisme diocésain : voici le jugement des contemporains : « Les principaux points de la foi catholique y sont exposés et expliqués par demandes et par réponses avec une brièveté commode et judicieuse. C'est une méthode qui est à la portée de tout le monde, des enfants, des ignorants et des autres plus instruits ; et c'est ce qu'on n'a pas encore vu dans les autres diocèses du royaume, parmi ce grand nombre de formulaires savants, et qu'on enseigne d'une manière si obscure et si embarrassante. ». Le mérite de cet ouvrage aussi difficile qu'utile, fut si bien consacré par l'heureuse expérience qu'on en fit, que son succès dura un siècle et demi. On s'en servait encore dans tout le diocèse, en 1820, et ce ne fut qu'à cette époque que l'on essaya une meilleure rédaction, rendue plus facile, sans aucun doute, par le nombre des catéchismes qui s'étaient successivement produits dans les divers évêchés de France.

M. Leuduger est auteur d'un autre livre de religion dont le succès dure encore : je veux parler du Bouquet de la Mission, « composé en faveur des peuples de la campagne ».

M. Leuduger lui-même raconte à ses lecteurs comment il fut amené à écrire cet ouvrage.

« Vous avez si bien reçu, mes très-chers frères, le Bouquet de la Mission que feu M. Le Bret, recteur de Saint-Marcan et grand-vicaire de Dol, avait composé pour votre instruction, que les fréquentes impressions qu'on en a faites ont été épuisées en très-peu de temps.

Ce Bouquet était un recueil de meilleures choses qu'on enseigne dans les missions ; mais comme l'auteur en avait omis plusieurs qui étaient très-nécessaires, et qu'il semblait s'être trop étendu sur quelques autres, il était à souhaiter qu'il eût eu le temps de revoir son ouvrage, afin de remplir ce qu'il y manquait, et d'en retrancher ce qui était moins nécessaire. Sa mort qui arriva vers le commencement de juillet 1688, dans la paroisse de Pleudihen, ne lui permit pas d'y mettre la dernière main. C'est ce qui m'a fait penser, mes très-chers frères, que je vous rendrais ce livre plus utile en suppléant moi-même ce qui semblait y manquer : ainsi je ne me suis proposé d'abord que quelques changements et quelques additions : mais il est arrivé, comme insensiblement, que j'ai fait tant de changements et d'augmentations, qu'il n'en est resté que le seul titre du livre.

J'ai donc fait comme un abrégé de tout ce que l'on dit dans les Sermons, Dialogues, Conférences et autres exercices de la mission, et j'ai ajouté à la fin des Méditations pour tous les jours de la semaine ».

Je ne sais pas précisément quand parut pour la première fois le Bouquet de la Mission de M. Leuduger. Le plus ancien exemplaire que j'ai vu de ce livre date de 1710, imprimé à Rennes, chez la veuve Mathurin Denis , et porte : 4ème édition. Il y a de nombreuses approbations de docteurs dont les plus reculées remontent à 1700, et une dédicace à Monseigneur Louis de Frétat de Boissieux, évêque et seigneur de Saint-Brieuc, datée du 4 novembre 1708, que je reproduis ici parce qu'elle ne se trouve plus dans les éditions plus récentes.

L'ouvrage "Bouquet de la Mission" de M. Jean Leuduger.

« Monseigneur, il y a quelques années que j'avais dressé un recueil des principales matières qu'on enseigne dans les missions et que je l'avais donné au public sous le nom de votre très-illustre prédécesseur Monseigneur Louis Marcel de Coëtlogon, que son mérite a enlevé à ce diocèse et la mort à celui de Tournay : mon dessein était de laisser en abrégé aux peuples de la campagne les vérités que je leur avais enseignées plus au long de vive voix, afin de perpétuer en quelque manière le bien et le fruit de la mission. L'affection que ces pauvres gens ont pour tout ce qui porte le nom de mission a été si grande que les exemplaires de trois éditions qui en ont été faites ont été enlevées en très-peu de temps. C'est ce qui m'a engagé à le revoir et à l'augmenter de plusieurs matières très-importantes, afin de le leur rendre encore plus utile. L'application continuelle que vous avez à bien régler votre diocèse, à former les ouvriers qui y travaillent sous vous, par vos savantes conférences, à instruire vos peuples par vos ferventes prédications ; l'honneur que vous m'avez fait de me continuer la direction des Missions et des Retraites qui se font dans votre diocèse et mille autres marques de bonté que vous m'avez données dans toutes les occasions ; l'obligation que j'ai de vous rendre compte de mes occupations publiques et privées, me font espérer que vous trouverez bon que je vous le présente et que je le publie sous votre illustre nom ».

Cette quatrième édition ne donna pas à l'ouvrage sa forme définitive. Il n'avait alors que deux parties. La septième édition que j’ai sous les yeux et qui fut imprimée en 1726, c'est-à-dire après la mort de M. Leuduger, chez les frères Vatar, à Rennes, contient trois parties. M. Leuduger, on le voit, poursuivait sans cesse la perfection de ce petit livre, non pas certes par des motifs d'ambition littéraire ; mais à cause de l'utilité de ce manuel qui devait perpétuer dans les campagnes l'apostolat du saint missionnaire. Il faut lire le Bouquet de la Mission, si l'on veut se faire une idée exacte, non-seulement de la méthode d'enseignement religieux des apôtres bretons des XVIIème et XVIIIème siècles ; mais encore des mœurs des populations rurales à cette époque. J'y retrouve ces dévotions simples et cordiales que j'ai vu pratiquer à mon grand-père et qui ont à mes yeux, à cause de ce souvenir peut-être, quelque chose de patriarcal ; combien, en effet, de chefs de famille, vrais patriarches, ont fait du livre de M. Leuduger le manuel de la prédication domestique, de la lecture du soir, après la prière en commun [Note : M. L. Prud'homme a publié, en 1853, la 14ème édition du Bouquet de Mission. Il en a été fait une traduction en breton, plusieurs fois réimprimée] !

Ainsi, M. Leuduger lui-même voulait qu'on retrouvât dans le Bouquet de Mission tous les parfums de sa parole et tout le fruit de ses enseignements. Mais nul ne pourra donner à la lettre morte la puissance du verbe vivant : M. Leuduger le savait et les soins qu'il apportait à la rédaction de ses ouvrages ne ralentissaient en rien son zèle pour la prédication. Jamais, au contraire, ce zèle ne fut plus ardent. Environné du respect de tous, par son âge, par sa position, par ses talents, par ses vertus, le scolastique libre de toutes fonctions sédentaires pouvait se livrer tout entier à son incomparable vocation.

Vers la fin de février 1707, un collaborateur dont le nom est resté illustre au milieu de la pléiade de grands Saints que produisit l'église de France au XVIIème siècle, le vénérable Grignon de Montfort, vint s'adjoindre à M. Leuduger. Ainsi se continuait cette chaîne non interrompue ; M. Leuduger tenait d'une main au P. Mannoir et tendait l'autre au P. de Montfort.

Le P. de Montfort travailla pendant six mois avec les missionnaires de Saint-Brieuc, dans les paroisses de Baulon, Le Verger, Merdrignac, Plumieux, La Chèze, Saint-Brieuc et Moncontour. A La Chèze, il rebâtit une grande chapelle, dédiée à la Vierge, aujourd'hui église paroissiale, et dont saint Vincent Ferrier avait, dit-on, prédit la restauration. Ce fut l'occasion d'une de ces gigantesques cérémonies, où figurait tout un peuple, et que le P. de Montfort improvisait souvent. Pendant neuf jours, des feux de joie allumés sur la montagne, avaient annoncé la fête. Je dirais volontiers, si je n'avais peur que l’on ne prît cette parole toute moderne dans le sens critique que nous y attachons, que la manière du P. de Monfort avait quelque chose d'excentrique. Comme il arrivait à Moncontour, pour commencer la mission, un dimanche « il trouva sur la place publique grand nombre de personnes qui dansaient au son des instruments. Son zèle pour la sanctification du jour du Seigneur, s'enflamme à la vue de ce désordre. Il perce la foule, arrache aux joueurs leurs instruments, et, tombant à genoux au milieu de la danse « Que tous ceux qui sont du parti de Dieu, s'écrie-t-il, fassent comme moi ; qu'ils se prosternent pour réparer l'outrage qu'on fait à sa divine Majesté ! »; Tous, à l'instant; frappés d'une crainte religieuse, se précipitent à genoux et demandent miséricorde ».

Cette mission fut la dernière du P. de Montfort dans le diocèse de Saint-Brieuc. Je laisse encore parler son biographe « M. Leuduger avait donné un sermon très-pathétique sur la dévotion aux àmes du purgatoire. Tout l'auditoire était ému. Montfort crut l'occasion favorable pour procurer aux fidèles trépassés un grand nombre de messes, et sans plus d'examen, il se mit à faire une quête à cette intention. Parmi les missionnaires, quelques-uns ne voyaient pas sans peine un étranger les éclipser par ses talents et ses succès. Ils se montrèrent très-choqués de cette infraction à la règle qu'ils s'étaient faite de ne rien demander, et sans tenir compte de la bonne foi de leur confrère, ils le jugèrent si sévèrement que M. Leuduger crut devoir le remercier de ses services. Quelques années après, ce digne supérieur voulant se retirer, écrivit à Montfort pour le prier de venir prendre à sa place la direction des missions ; mais le serviteur de Dieu avait alors d'autres engagements » [Note : Vie du vénérable serviteur de Dieu, Louis-Marie Grignon de Montfort, Paris, Adrien Le Clère, in-12. 1839. Cette monographie, due à un Missionaire de Saint-Laurent-sur-Sèvres, est fort bien faite].

IX

En 1713, Mgr de Boissieux obligea M. Leuduger à accepter un canonicat de la cathédrale. Ce prélat, dont le désintéressement fut la vertu principale, savait qu'en ajoutant un bénéfice important à ceux que possédait déjà le scolastique, il augmentait d'autant la part des pauvres et des bonnes œuvres dans son diocèse.

M. Leuduger en était venu, soit qu'il eût fait un vœu secret de pauvreté, soit qu'il suivit simplement les instincts de sa charité, à ne posséder au monde que les vêtements qui le couvraient ; et encore il en avait si peu souci, qu'il fallait les renouveler parfois dans les missions. A Paimpol, des âmes pieuses l'habillèrent de pied en cap ; souvent on lui donnait du linge qu'il acceptait comme un pauvre. Il ne gardait jamais d'argent : quand on lui donnait une pièce de monnaie pour rétribution de sa messe, il ne la mettait même pas dans sa poche : il la gardait dans sa main jusqu'à ce qu'il trouvût un mendiant sur sa route. Au milieu d'une rue de Saint-Brieuc, on le vit saisi d'une distraction sublime, tirer ses souliers et les donner à un malheureux.

Plusieurs années avant sa mort, il vendit ses livres et en distribua le prix en aumônes.

En 1710, il avait acheté à Saint-Brieuc, une maison sise en la rue Saint Michel, vis-à-vis le grand portail de l'hôpital de la Magdeleine, et que l'on appelait autrefois la Plume-d'Or. C'était là qu'il demeurait ; mais il en avait changé le nom et l'appelait Maison de saint Yves, par respect pour le saint patron du clergé de Bretagne, et parce que, dit le Rentier du chapitre auquel nous empruntons ce détail, son intention était de la donner après sa mort au prêtre chapelain chargé des pauvres de l'hôpital [Note : Rentier manuscrit du chapitre de Saint-Brieuc].

En effet, son désir hautement exprimé était que sa famille ne recueillit pas un sou des biens de l'église, dont l'économat lui avait été confié ; la bonté de son cœur envers les fermiers de ses bénéfices, fit que cette intention ne fut pas rigoureusement accomplie ; car il y avait plusieurs termes en retard, les fermiers payant quand ils voulaient, et ses héritiers en profitèrent. Mais personne ne songea à l'accuser de népotisme, le fléau du clergé dans tous les temps et dans tous les rangs. Il aida quelques-uns de ses parents dont la vocation était manifeste à entrer dans les saints ordres ; mais il n'usa jamais de son crédit pour les pousser, et il ne résigna aucun de ses bénéfices en leur faveur. Sa famille cléricale, celle qui avait des droits aux produits de l'autel, c'étaient les pauvres, les misérables, les affligés, les jeunes filles que la faim exposait au vice, les pécheresses que le besoin empêchait d'en sortir ; les malheureux de toutes sortes qui n'eurent jamais en vain recours à lui, et qu'il savait découvrir sous tous les déguisements. Le bien qu'il faisait était incalculable, et, soit qu'une intelligence vigilante présidât à ses largesses, soit que réellement il y eût quelque chose de miraculeux, les contemporains remarquaient que les dons du scolastique portaient bonheur et fructifiaient au centuple.

Tant de vertus, tant de bienfaits auraient dû valoir à l'illustre prêtre l'estime et la vénération de tous. Il faut reconnaître que l'immense majorité des hommes qui vécurent avec M. Leuduger l'environnèrent d'affection et de respect ; mais son apostolat ne faisait pas l'affaire des libertins et souvent il fut insulté et menacé même dans l'exercice de son saint ministère. D'autres ennemis plus dangereux eurent recours à la calomnie : ils soudoyèrent une fille perdue, qui alla dénoncer à Mgr de Coëtlogon l'immoralité hypocrite du missionnaire. L'évêque voulut confronter M. Leuduger avec sa dénonciatrice. — « Ah ! malheureuse, s'écria le prêtre, où t'ai-je donc jamais vue » : je ne te connais pas. Ces paroles si simples furent dites avec tant de naturel, que la misérable prostituée dont le front depuis longtemps ne savait pas rougir, perdit contenance, fondit en larmes et avoua que c'était effectivement pour la première fois qu'elle voyait M. Leuduger et qu'elle n'était que l'instrument trop docile d'un infernal complot. L'évêque transporté de joie se jeta dans les bras du missionnaire, et tirant de cette aventure la leçon d'un sage esprit et d'un noble cœur, protesta que désormais il se défierait de tous les rapports que les gens du monde lui feraient sur les ecclésiastiques de son diocèse.

Ces humiliations comblaient M. Leuduger d'un contentement réel. Un jour, il rencontra un ecclésiastique qui venait d'être injustement humilié à la face de toute la province : il l'embrassa avec respect et lui dit : « Ah ! mon ami, que le bon Dieu vous aime! Ce n'est pas à moi que de semblables choses arriveraient ! ».

Peu d'hommes, en effet, eurent une existence plus environnée de calme et affectueuse vénération. Dans toutes les classes de la société, il était regardé comme un saint. Un grand seigneur, un peu libertin, disait à qui voulait l'entendre : « Je ne demande qu'une chose à Dieu, c'est d'avoir M. Leuduger pour m'assister à la mort : c'est un saint ». Il était en correspondance avec les plus grands personnages de l'Eglise de France et avec les personnes de piété qui ont laissé les traces les plus illustres, dans le temps où il vivait.

Les divers évêques qui se succédèrent sur le siège de Saint-Brieuc, depuis Mgr de la Barde jusqu'à Mgr de la Vieux-Ville, eurent en lui une confiance sans bornes et se plurent à lui en donner des marques. Souvent il fut chargé des missions les plus délicates, comme de la visite de toutes les paroisses et des enquêtes officieuses sur la vie de certains curés. Il ne se laissa pas éblouir. Un jour, Mgr de Boissieux, prélat austère pour les autres comme pour lui-même, lui demanda confidentiellement son jugement sur tous les prêtres du diocèse, qu'il avait dû connaitre mieux que personne, les missions lui ayant donné occasion de les voir tous. M. Leuduger refusa avec une constante fermeté de répondre à ce désir de l'Evêque : « Non, Monseigneur, dit-il, je n'ai point mission pour cela, grâces à Dieu ; et il est écrit : ne jugez pas, pour n'être pas jugé ».

Après qu'il eut été reçu docteur en théologie, il fut chargé de l'oraison synodale. Ce fut un évènement dans tout le clergé ; on ne doutait pas que le scolastique ne donnât dans cette circonstance la mesure de sa science théologique et de son éloquence justement vantée. Or, M. Leuduger prévenu de l'attente universelle parla plus simplement et plus familièrement qu'il ne l'avait jamais fait, ayant pris pour sujet la nécessité des catéchismes dans les paroisses et la manière de bien instruire les ignorants et les enfants.

Ainsi, le saint prêtre avait trouvé moyen de concilier son humilité avec sa mission et, en exposant un des plus graves et des plus importants des devoirs ecclésiastiques, d'entrer tout-à-fait dans l'esprit de sa charge de scolastique.

Mgr de la Vieux-Ville, l'un des rares prélats bretons que la politique ombrageuse de Versailles accorda à la Bretagne, inaugura son épiscopat par une visite générale de toutes les paroisses du diocèse, et son attention porta tout d'abord sur les écoles. « Il voulut, dit l'auteur de l'histoire manuscrite des Evêques de Saint-Brieuc [Note : Cet ouvrage, dont M. Souchet a bien voulu me communiquer l'exemplaire qu'il possède, date de 1727 : fort insignifiant pour les origines, il est plein d'intérêt pour ce qui concerne les prélats du XVIIème siècle et de la première partie du XVIIIème. L'auteur ne m'en est pas connu : je ne crois point que ce soit l'abbé Allain, comme semble l'indiquer l'abbé Ruffelet (In-8°, p. 260], estre informé des petites escholes. Il y remarqua du dérèglement, en ce que les maistres ou maîtresses de ces petites escholes tenoient l'eschole à garçons et à filles en mesme chambre. Et, pour mettre ordre à ce dérèglement, il chargea le scholastique de son église d'aller dans toutes les paroisses de son diocèse où il y a des petites escholes établies, mesme dans celles où il n'y en a pas encore, pour examiner ces maistres et maîtresses des petites escholes sur leur doctrine, et s'ils estoient propres à cet employ ».

Pensez-vous qu'un scolastique de cathédrale qui était nécessairement un gradué, ne valait pas bien nos inspecteurs d'arrondissement ?

M Leuduger avait toujours marqué un grand zèle pour tout ce qui se rattache à l'éducation des enfants. Nous l'avons vu lui-même aussitôt après son ordination, catéchiste et maître d'école ; nous avons raconté comment il établit à Plouguenast une sorte de petite congrégation de filles pieuses, vouées à l'enseignement et au soin des malades. Les écoles de Gausson et de Saint-Quay, et bien d'autres, le reconnaissaient pour fondateur ; mais son nom se rattache surtout à l'école de Plérin, qui fut le berceau de la congrégation des Filles du Saint-Esprit. Nous dirons ailleurs la part active que M. Leuduger prit à la naissance de cette utile et vénérable association ; je me contente de constater ici, d'après le biographe contemporain de M. Leuduger, que cette école de Plérin comptait plus de quatre-vingts enfants qui suivaient régulièrement les classes, et plus de deux cents qui venaient seulement le dimanche pour apprendre les prières chrétiennes et le catéchisme.

Ceci, où la philosophie et la centralisation n'avaient rien à revoir, se passait dans les vingt premières années du XVIIIème siècle, dans un village de Bretagne.

X

Cependant, M. Leuduger vieillissait. Sa robuste constitution pliait sous le poids de l'âge des travaux énormes auxquels il s'était livré sans repos et des mortifications de toute sorte qu'il s'imposait. Non-seulement il portait continuellement la haire et le cilice, mais il ne mangeait jamais selon son goût et selon son appétit, et ne dormait jamais autant que l'eût exigé la nature. Brisé par les intolérables fatigues de longs voyages accomplis toujours tête nue, bien qu'il fût chauve de très-bonne heure, toujours à pied, bien qu'il fût très-fort incommodé d'une hernie ; plus fatigué encore par les travaux de la chaire et du confessionnal, M. Leuduger trouvait moyen, sans qu'on s'en avisât, de pratiquer à table une double mortification : il n'acceptait que du plat qui lui répugnait le plus, et il n'en mangeait jamais à sa faim : puis, retiré dans sa chambre, il froissait un peu son lit avec la main pour qu'on ne sût pas qu'il avait passé la nuit entière en extase ou en prière. Races courageuses et robustes, qu'elles portent la cuirasse ou le cilice, dont les prouesses nous épouvantent, nous que le luxe, la mollesse et le vice ont si outrageusement abâtardis !

Dans les dernières années, M. Leuduger renonçant aux missions lointaines, n'évangélisait plus que la ville épiscopale et les paroisses limitrophes ; il s'adonnait surtout, à l'exemple du P. Huby, son maître, aux retraites de Moncontour et de Saint-Brieuc. L'éloquence du saint vieillard était devenue plus simple que jamais, sans être devenue moins forte et moins touchante. Il avait coutume de répéter que la parole de Dieu, enveloppée d'ornements humains, est comme une épée dans le fourreau ; tandis que la parole de Dieu toute seule est comme une épée nue : puis il ajoutait : « Est-ce qu'il ne faut pas absolument que l'épée soit nue pour pénétrer jusqu'au cœur ? ». Il avait aussi l'éloquence des larmes. Les vieillards reprennent de l'enfance ses faciles et naïfs attendrissements.

Vers la fin de l'automne de 1720, il régla avec un soin minutieux ses funérailles et en solda tous les frais, même le salaire des porteurs. On découvrit qu'une âme pieuse avait eu une révélation touchant l'époque approximative de sa mort, et ne la lui avait pas cachée.

Le jubilé universel accordé par Innocent XIII, pour les années 1721 et 1722, fit briller le zèle de M. Leuduger d'une dernière et éclatante lueur.

Au mois de janvier 1722, il présidait aux exercices de la retraite pour les femmes, que l'on donnait dans la maison de Saint-Brieuc, et se proposait de partir pour aller clore la mission à Saint-Brandan, trève de Plaintel, proche Quintin, quand il fut subitement pris de la maladie qui le conduisit à la mort ; cela commença le 8 janvier, vers trois heures du matin, par un grand frisson. Pendant cinq jours, le mal ne fit qu'empirer. Le 13 au matin, M. le Doyen de la cathédrale, chez lequel il était allé demeurer dans ces dernières années, le confessa. Le même jour, vers midi, comme on trouvait des symptômes menaçants, on fit avertir MM. les chanoines qu'on allait porter le viatique à l'un des leurs : ils accompagnèrent processionnellement le Saint-Sacrement, selon leur coutume. Le malade reçut son Dieu avec les sentiments que l'on devait attendre d'un homme si profondément pénétré de la grandeur du sacrifice de la Messe, qu'il ne voulut jamais monter à l'autel, même après la récitation des Heures canoniales, sans avoir fait au moins une demi-heure de méditation. On lui donna l'extrême-onction vers onze heures du soir. Il fit ensuite son testament.

Il souffrait beaucoup ; mais la violence de la douleur n'interrompait pas sa prière. Parfois, il s'écriait : « Sainte Vierge, diminuez un peu, si c'est la volonté de votre Fils ». Puis, se reprenant aussitôt, il disait aux assistants : « Mes frères, joignez-vous à moi pour m'obtenir une heure de vie, afin que je souffre quelque chose en vue du Paradis. La Sainte Vierge m'a toujours accordé ce que je lui ai demandé ».

Il voulut boire, et il avait encore tant de force et de présence d'esprit, qu'il bénit le vase avant de le prendre. Quelque temps après, il entra en agonie. Ce ne fut qu'un instant. M. le doyen lui cria : « Jésus, Maria ! ». Le moribond ouvrit les yeux, fit le signe de la croix et rendit l’âme à Dieu.

C'était le 17 janvier 1722. Il était onze heures du soir.

Il fut enterré le lendemain dans l'église cathédrale de Saint-Brieuc, vers le milieu de la nef latérale, proche une chapelle que le biographe contemporain nomme la chapelle de saint Pierre.

On rédigea un éloge funèbre qui fut imprimé ; mais dont nous n'avons pas retrouvé la trace.

Ainsi mourut à l'age de soixante-treize ans, Messire Jean Leuduger, docteur en théologie, chanoine et scolastique de la cathédrale de Saint-Brieuc et directeur des missions et retraites du diocèse ; digne d'avoir vécu dans ce siècle que l'Eglise comme l'Etat put véritablement appeler le grand siècle de la France, et qui fut celui de saint Vincent de Paule et de Bossuet.

(M. S. Ropartz).

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