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LE CAPITAINE GOUICQUET

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J'ai maintenant à raconter le plus glorieux épisode de l'histoire de Guingamp. L'abondance des matériaux et la nécessité d'être bref me font couper court à toute exposition, et je me lance de plein saut dans le récit des faits.

Menacé à la fois par le roi de France et par les seigneurs bretons, ligués contre leur souverain, François II s'appuya, pour défendre la nationalité bretonne, sur la bourgeoisie et sur le peuple des campagnes. La ligue du bien public, en Bretagne, est assurément une des plus belles pages de l'histoire du XVème siècle. Or, parmi les cités bretonnes, nulle ne prit à cette lutte suprême de notre indépendance, une part plus dévouée que Guingamp. Guingamp avait, à cette époque, une importance incontestée. Pierre II en avait fait une place complètement fortifiée ; c'était comme la capitale d'un pays de douze lieues, et surtout c'était la clef de la Basse-Bretagne. Le duc se hâta de s'assurer la fidélité des Guingampais, en leur témoignant tout d'abord la plus honorable confiance. Il leur écrivit, le 19 mars 1486, pour leur dire qu'à la veille des attaques dont on était menacé, il avait résolu de sauver le pays par le pays lui-même ; « car, par nos sugets, disait-il, entendons conduire les affaires et nous traiter par leurs bons avis et conseil : pour ce, voulons et mandons bien expressément que tout incontinent, vous choisissez l'un des plus notables et suffisans d'entre vous et l'envoyez ici, par devers nous, avec lettre écrite comme vous l'y avez choisi, et qu'il soit icy, par devers nous, au premier jour d'avril venant ». Le duc promettait de défrayer le député pendant son séjour, « en manière qu'il en sera très-content ».

Bientôt il ne s'agit plus de conseils et de députés ; les seigneurs révoltés avaient commencé les hostilités ; l'armée française était entrée en Bretagne ; le duc s'était sauvé de Vannes à grand'peine, et les ennemis assiégeaient Nantes, où il s'était réfugié. Pendant ce même temps, le vicomte de Rohan et le sire de Quintin, qui tenaient le parti des Français, menaient la guerre dans les évêchés de Saint-Brieuc et de Tréguier. Ils avaient surpris Moncontour, pendant que le capitaine Gouicquet, qui y commandait, était à Nantes auprès du duc. Quintin, Tréguier, Lannion avaient trahi la cause nationale ; Guingamp seul demeurait ferme. « Qui fut cause, dit d'Argentré, que Jean de Coetmen [Note : Les titres contemporains le nomment Olivier de Coatmen], seigneur de Chasteau-Guy, capitaine de Guingamp, entendant que il y avoit entreprise de surprendre ladicte ville de nuict, y alla en grand'diligence, et n'y trouvant pour lors cent hommes de deffense, donna si bon ordre, qu'en peu de temps il y assembla grand nombre de soldats. Car il n'ignoroit poinct que sa place estoit fort enviée, à raison qu'elle tenoit plus de douze lieues de pays en subjection et estoit le passage de la Basse–Bretaigne. Les seigneurs de Rohan, de Quintin, du Pont, de Plusquallec, portant les armes pour le roy contre leur païs, envoyèrent plusieurs fois sommer ceste place de se rendre, et refusez couroient cependant le plat pays aux environs, ruinoyent les maisons des gentilshommes et autres qui estoient au service du duc, dont ils en prirent et rançonnèrent plusieurs. Le capitaine Chasteau-Guy désiroit fort se revancher, dont l'occasion s'en trouva tost après ». Chateauguy raconte lui-même l'aventure, dans une lettre adressée au chancelier de La Villéon et au grand–maître de Coetquen : « Messieurs, à vos bonnes grâces me recommande tant que je puis. Mercredy derrain me vinst nouvelles que des gens de Monsieur de Plusquallec venoient piller la maison du procureur de Treguer.

Je envoiai des gentilshommes avec plusieurs des bourgeois, francs archers et esleuz de cette ville. Aussi avoir fait dire de paravant si on voulaist faire pillerie, que on sonast les cloches des paroisses, et que tous s'assemblassent pour se défendre ; à cause de ce s'y trouva grand peuple, et fut sceu que Monsieur de Plusquallec, le capitaine Louis, son frère, et environ 40 ou 60 gentilshommes avec eux, alloient par le païs, ralliant les gentilshommes, et cuidant garder qu'ils n'eussent servi le duc, ainsi qu'on peut entendre ; et qu'ils devoient estre à l'abbaie de Bégar à disner, tirant vers Lantreguer. Et ceux qui estoient allez hors de cette ville le firent sçavoir, et Messieurs les gentilshommes qui sont en cette ville advisèrent les aller prendre et allèrent Messieurs des Salles, du Bois de La Roche, du Lisquoet, Olivier de Chef du Bois, et autres des bourgeois de la ville et francs archers. Ils trouvèrent M. de Plusquallec et sa bande qui se cuidèrent défendre ; mais ils furent pris et amenez en cette ville. Ceux qui furent à les prendre vous escrivent pour sçavoir ce qu'ils en doivent faire.

Aujourd'hui est venu un mandement de par le duc que tous soient prests pour tirer par de là. Advisez touchant la garde de cette ville. Je m'y suis trouvé quand on disoit que lesdits seigneurs y venoient une nuit, par ma foi je n'y trouvé point cent hommes de défense. — Je vous ai escrit qu'il faut grant garde en cette ville, qu'il vous plaise pourvoir en tout tant de gens que de quoi les entretenir ».

La lettre du duc, dont parle Châteauguy, est en date du 15 juin 1487. Je transcris ici ce suprême appel à une fidélité qui ne sut reculer devant aucune épreuve [Note : Un très-grand nombre des documents relatifs à cette époque ont été publiés par les Bénédictins, d'après du Paz, qui les tenait peut-être de Louis Turquest, « son sectateur et disciple, » chapelain du Poirier. — M. de La Borderie a eu l'heureuse idée de faire relier ensemble, sous une riche couverture de maroquin rouge, les originaux qu'il avait trouvés dans nos archives, et il en a fait hommage à la ville. C'est ce que j'appelle le Livre Rouge. Tous les passages après lesquels se trouve cette indication, sont inédits] :

« Nos bien amez, nos haineux et malveillans nous sont venus assieger près ceste nostre ville de Nantes, attentant à la totale destruction de nous, nos filles et nostre pays. A quoi, o l'aide de Dieu, de nos bons et loyaux sugets, entendons résister. Pour ce vous prions bien à certes, et aussi mandons que vous faites declaration de l'intention de nos dits haineux et malveillans par cry publique par tous les endroits où verrez que sera requis, en exhortant tous nos nobles et féaux sugets que tout incontinent ils s'assemblent et mettent en armes... pour nous secourir et aider en cette nécessité... et à toujours, mais nous nous tiendrons obligés à eux ». La lettre est adressée : « A nos bien amez et féaux les gens de justice, bourgeois, manans et habitans de Guingamp ».

Les Guingampais s'effrayèrent de voir leur ville dépourvue de troupes, et ils en écrivirent au chancelier et au grand-maître. Ils rappellaient que les sires de Rohan, de Rieux, de Quintin, les ont souvent sommés de se rendre, « et menacez, en défaut de leur obéir, de perdre corps et biens. Et ne sçavons l'heure que serons assaillis desdits seigneurs, qui menacent de le faire de tous costez. Pour à quoi résister est nécessaire avoir aide et secours... Pour ce, très-honorez seigneurs, vous plaise y pourvoir, car vous pouvez sçavoir que, si ceste ville est prise, tout le pays par deça sera destruit et perdu ».

Le chancelier et le grand-maître répondirent en ces termes à la lettre de Châteauguy et à celle des Guingampais : « Nous avons receu les lettres que vous avez escrites, et veu le contenu en icelles, dont avons esté très-joyeux que plus ne pouvons ; car par icelles et les choses que vous et les autres gentilshommes et sugets du duc qui estoient avec eux avez faites, connaissons de plus en plus la bonne loyauté qu'avez au duc et au pays….

De quoi vous et tous ceux de Tréguer serez honorez à jamais, estes et serez cause de lever le courage des autres pour se venger de l'outrage qui a esté fait au duc et au pays.... Monsieur de Châteauguy, nous vous prions que toujours soiez tel au duc que par cy-devant l'avez esté, et aussi que advertissez les nobles de Tréguer, bourgeois de Guingamp et autres sugets du duc, qu'ils lui soient toujours bons et loyaux comme il a en eux la fiance que tels toujours se trouveront. Et au regard des gens, que demandez pour la garde de la place de Guingamp, vous connaissez le danger où le duc et le pays pourront estre par défaut de secours. Pour ce nous semble que devez retenir le nombre de gens pour la garde de la dite place que pourrez et que tous ceux qui sont gens pour servir, que les devez envoyer pour secourir le duc : car, cela fait, vostre place ne nulle autre de Bretagne ne sera en danger ; et, s'il advenoit inconvénient au duc et à ceux qui sont avec lui par défaut de secours, tout le pays seroit perdu. Faites-nous sçavoir s'il est chose que pour vous puissions, et nous le ferons de bon tueur, aidant notre Seigneur, qui vous donne ce que désirez ».

Le 23 juillet de cette même année 1487, les bourgeois de Guingamp reçurent une missive que nous ne pouvons ne pas enregistrer. Elle était signée des habitants de Rennes, qui se montrèrent, dans tout le cours de cette guerre nationale, des modèles de courage et d'honneur : « Chers frères, de tout nostre pouvoir nous recommandons à vous. Ce matin, avons receu vos lettres, et par le porteur d'icelle vous envoyons 200 livres de poudre pour subvenir à vos besoins, si affaire en avez, et vous prier de toujours continuer d'estre bons et loyaux sugets du duc, comme paravant l'avez démontré ; et vous donnez bien de garde de vostre ville, et à vos secrètes affaires veillez appeler M. du Bois de La Roche, lequel nous connoissons estre bon et loyal serviteur du duc, auquel en escrivons, et souvent nous faire savoir de vos nouvelles. Et si chose est que pour vous puissions, pourra nostre puissance l'accomplir, aidant nostre Seigneur qui, chers frères, vous ait en sa sainte garde ».

Le seigneur du Bois de La Roche, Yvon de Rocerf, venait d'ajouter un titre à l'estime que lui portaient les partisans du duc. Un jour que le sire de Quintin, le plus remuant et le plus acharné des seigneurs révoltés, était absent de Quintin, Rocerf et Pierre Le Long, seigneur de Kerveguez, se présentèrent à l'improviste aux portes de la ville, et la sommèrent de se rendre. Il paraît que les habitants demandèrent à capituler, et que les assaillants promirent de leur laisser vie et bagues sauves, ce qui n'empêcha pas qu'une fois entrées, les bandes des sires du Bois de La Roche et de Kerveguez ne pillassent le château, où il y avait de grands trésors et une notable quantité de joyaux et d'objets précieux. En se retirant, ils mirent le feu aux quatre coins et firent le plus de mal qu'ils purent. La ville ne demeura pas longtemps au pouvoir des gens du duc : dès que le seigneur de Quintin revint, les habitants se hâtèrent de lui ouvrir les portes. Dans le courant de l'année, ce dernier trouva l'occasion de prendre sa revanche, en faisant Rocerf prisonnier, et en brûlant à son tour le château du Bois de La Roche. Cette revanche n'assouvit pas la rancune du Rohan : dix ans plus tard, il assigna devant la justice, Rocerf et les héritiers de Le Long, afin de se faire restituer les valeurs pillées lors du sac de Quintin. J'ignore quel fut le résultat de ce procès. Dans l'intervalle, en 1489, la duchesse Anne avait accordé une pension de six cents livres au châtelain du Bois de La Roche, pour le dédommager des pertes qu'il avait souffertes au service de François II ; puis, (ainsi vont les guerres civiles !) par lettres du 14 août 1497, Anne , reine de France, pour récompenser Pierre de Rohan, baron de Pontchâteau, comte de Quintin, ci-devant capitaine de Guingamp, lui donnait les revenus de la seigneurie de Guingamp, « pour en jouir pendant sa vie comme elle auroit pu le faire elle-même » [Note : Archives Départementales. — C'est ce même Pierre de Rohan, troisième fils du maréchal de Gié, qui, devenu seigneur de Quintin et du Poirier, par son mariage avec Jeanne du Périer, recevait de Henri Le Carme, son régisseur au Poirier, ces comptes des années 1496, 1497 et 1498, dont je demande la permission d'extraire encore ces particularités : « Mon dit seigneur comme appiert par ses lectres dactées le 9e jour d'octobre, rescripsit à ce receveur que le seigneur de Kaër, le gouverneur d'Auxerre, le grand escuyer, le senechal de Rennes et plusieurs aultres, seroint le lendemain et le mardy à Quintin, et estoit requis o toute diligence que le dit receveur feist prendre des perdrix et aultres gibiers et les envoier au dit lieu de Quintin, avecques ce qu'il peust tirer des pigeons du coulombier du dit lieu du Perier, en vertu desquelles et y obeissant ce dit receveur achacta deux douzaines de perdrix au pris de 12 s. 6 d. ; et au porteur qui porta les dites perdrix, deux douzaines de pigeons et troys connins (lapins), 5 s., qu'est somme : 17 s. 6. — Item, pour mise que ce dit receveur fist en vertu des lectres de mon dit seigneur, dactées le second jour de novembre, pour deux voyaiges qu'il fut devers le receveur des imposts de Lannion pour debvoir achacter un hobin (au petit cheval, nous dirions un poney) qu'il avoit et que Micheau Scliczon avoit enseigné à mon dit seigneur, et couste à ce dit receveur pour les dits deux voyaiges, 15 s. — Item, que ce dit recepveur poya pour despance faicte par Pierre Coetis et luy en voyaige que Monseigneur les envoya à Morlaix pour sercher des lepvriers, 26 s. 11 d. ». — Je vois par une autre note du compte que l'an des levriers coûta 12 livres. — Je termine par cette commission, d'une nature toute différente : « En vertu d'une aultre rescription dactée le 15e jour de may, contenant que ce dit receveur eust prins et amenés à Quintin deux cueurets (enfants de choeur) du collaige dud. Quintin, quelz sen estoint allez à Guingamp et furent amenés aud. lieu de Quintin par ce dit receveur, et lui cousta, tant pour leur disner au dit lieu de Guingamp que pour le voyage du dit receveur, 6 s. 8 d. ». (Archives du Poirier). — Les tenanciers du Poirier avaient payé, pour trois années, suivant notre compte : 217 chapons et 549 poules, et les meuniers, 54 douzaines d'anguilles. — Je relève encore, comme redevance bizarre, quinze paires de gants et une paire d'éperons blancs]. Le siége de Nantes continuait, et les Français menaçaient de dévaster toute la Bretagne ; le maréchal de Rieux écrivait « qu'il feroit mettre le feu et bruler tout le pays avant qu'il ne fût venu à son intention ». Dans ces circonstances, « les gens du conseil du duc estant à Rennes, » écrivaient aux fidèles Guingampais, à la date du 7 août 1487 : « Chers frères, vous prions et néanmoins mandons que incontinent ceste veue vous faites bannir et crier ès lieux et endroits de vostre jurisdiction, en tel cas accoutumez que tout le monde qui pourra porter baston se mette sus et en armes, et se rende à l'armée et ost du duc, la part qu'elle sera, pour combattre les dits François et les expulser hors le dit pays ».

Avant même que cette lettre fût écrite, le tocsin avait sonné à tous les clochers de Basse-Bretagne le peuple, apprenant que le duc était en danger, s'était levé en masse ; nobles, bourgeois, francs-archers, élus et, bons corps, paysans armés de penbas, de fourches et de faux, tous arrivaient par bandes à Guingamp, prêts à partir pour combattre les Gallos en quelque lieu qu'ils se trouvassent. Il manquait un chef à cette multitude : la Providence leur en envoya un. Dunois était parti de Nantes pour aller demander des secours à l'Angleterre ; trois fois il s'embarqua, trois fois la tempête le rejeta sur les côtes de Bretagne. Il se désespérait, quand il apprit qu'il « avoit trouvé ce qu'il cherchoit sans passer la mer. Si se retira par devers ce peuple, où y avoit soixante ou quatre-vingts mil combatans telz quelz. Entreprint la conduicte d'eulx et les mist en ordre par estades. Puis marchèrent en pays tirans à Nantes. Et pour ce que lors il faisoit temps ardant et chault de boire ; et en aucuns endrois beurent toute l’eaue d'une petite rivière qui estoit sur leur chemin, si que il ny demoura goutte de eaue ». Ce récit est de Bouchard, qui le tenait d'un témoin oculaire ; « ainsi, dit à ce propos d'Argentré, fut renouvellé l'exemple de ce que l'antiquité a dit de l'armée de Xerxès, qu'on a presque estimé fabuleux ». Les Bénédictins, qui n'aimaient point ce qui ressemble à la fable, veulent réduire à dix mille le nombre des Bas-Bretons que conduisait Dunois. Quoi qu'il en soit, cette insurrection légitime de tout un pays effraya les troupes françaises, et le siégé de Nantes fut levé.

Cependant, Chateauguy avait trahi la cause qu'il avait d'abord défendue, et s'était donné au roi de France, qui l’avait fait gouverneur d'Auxerre. C'est du moins l'assertion de d'Argentré ; mais les Bénédictins écrivent que le capitaine de Guingamp était seulement absent, et je trouve plusieurs motifs d'admettre cette dernière version, sans compter cette quittance, déterrée aux archives de Guingamp : « Il est avisé et délibéré par plusieurs des bourgeoys de ceste ville de Guingamp, poier et deffroyer sur les deniers de la recepte de la dite ville une pipe de vin à hault et puissant le seigneur de Tonquédec, estant à present en la dite ville et y venu pour la garde d'icelle ; par l'advis des quels bourgeoys Guillaume Dyen, procureur et receveur d'iceux, a poié à Olivier de La Forest pour poiement de la dite pipe de vin, la somme de vingt et huit livres dix souls monnaie. Donné le 12e jour d'aoust 1488. Signé : Dantec, M. Chéro, J. Louvel, Calouart, Y. Dantec, J. Le Goff, O. de La Forest ».

Parmi les signataires de cette pièce, figure Merrien Chéro, honnête marchand de vin et notable bourgeois, dont d'Argentré, et, après lui, tous les historiens, ont fait une sorte de héros. On verra ci-après quelques motifs de rabattre un peu de cette gloire ; en attendant, je copie le portrait laissé par mes devanciers :

Merrien Chéro, après avoir été procureur de la communauté, était dizainier des bourgeois, c'est-à-dire, l'un des chefs de la milice municipale. Il était vieux et infirme ; mais dans ce corps usé battait un coeur plein d'un courage à toute épreuve et d'une inébranlable fermeté. Le comte de Quintin convoitait Guingamp, et mettait tout en oeuvre pour s'en rendre maître ; c'était le boulevard de tout le bas pays, et, si l'on s'en emparait, on barrait le passage à tous les renforts que les évêchés de Léon, de Cornouaille et de Tréguier envoyaient au duc. La comtesse de Quintin, pour seconder son mari, entreprit de séduire Chéro ; elle le fatigua de ses offres et de ses promesses : elle y perdit sa peine. Un gentilhomme du voisinage, Gilles Rivault, seigneur de Kerisac, qui était très-bien à la cour du roi, dont il était échanson, ne fut pas plus heureux. Chéro joua à la fois la comtesse et le courtisan : il avait besoin de gagner du temps ; sa place était mal garnie de troupes et de munitions ; on ne savait quel était le sort du duc, et il y avait dans la ville un capitaine de compagnies, nommé Guillaume du Boisboessel, lieutenant de Châteauguy, et dont la fidélité était plus que suspecte. Tandis que la dame de Quintin et M. de Kerisac négociaient, Chéro faisait entrer à Guingamp les gentilshommes du canton, et se pourvoyait de vivres. Le duc n'avait aucun secours à donner ; mais il envoya de Nantes un auxiliaire qui valait, à lui seul, une armée : c’était Gouicquet, cet ancien capitaine de Moncontour dont le sire de Quintin avait surpris la place. A peine Gouicquet fut-il arrivé à Guingamp, qu'il épia l'occasion de se venger de la perte de Moncontour. Quintin n'avait pas eu le temps de réparer les brèches que Rocerf avait faites à ses murailles. Gouicquet assembla une poignée de braves, et courut à Quintin. Il n'eut pas de peine à s'en rendre maître ; mais le comte et sa femme avaient vidé les lieux, et s'étaient sauvés à pointe d'éperons jusque dans Moncontour. La ville fut pillée de rechef, et un grand nombre d'habitants furent faits prisonniers.

Après la levée du siége de Nantes, les généraux français résolurent de pénétrer en Basse-Bretagne, et, avant tout, d'assiéger Guingamp, qui en était la porte. L'armée se mit en marche, et le vicomte de Rohan se détacha en avant-garde avec trois cents lances. Le duc, qui pour lors était à Rennes, dépêcha Rolland de La Villéon, sénéchal d'Hennebont, pour avertir les Guingampais de se tenir sur leurs gardes, et leur dire qu'il y avait à Rennes « grand nombre de gens d'armes, quels n'attendoient que sçavoir quelle part le dit sieur de Rohan avoit tiré affin de lui marcher sur la coue ; et que s'il alloit en Basse-Bretagne, que tout incontinent l'armée estant à Rennes partiroit pour la Basse-Bretagne et iroit en telle façon qu'il seroit mémoire en perpétuel ». Le sénéchal portait de plus, aux officiers de justice, l'ordre de faire au plus tôt le procès des prisonniers de guerre qui étaient gardés à Guingamp ; mais comme tous ces prisonniers, et notamment ceux faits à Bégar, étaient gens de qualité, des parents et des amis s'interposèrent, et la sentence fut ajournée. « Il est à croire, dit D. Lobineau, que ce fut à cette occasion qu'il y eut des messagers envoyez de part et d'autre pour convenir d'un cartel en conséquence duquel on fit publier dans l'armée de France et dans celle de Bretagne qu'il estoit desfendu de mesfaire aux officiers d'armée, de quelque parti qu'ils fussent ».

Guingamp ne fut point assiégé en ce temps-là ; les ennemis, à la vue des préparatifs qu'on faisait pour les bien recevoir, se replièrent brusquement sur Saint-Aubin-du-Cormier.

Mais les Guingampais ne furent point pour cela laissés en repos : l'intraitable Pierre de Rohan, sire de Quintin, qui avait trouvé une seconde fois moyen de rentrer par surprise dans son château, ne cessait de courir la campagne. Le duc résolut de délivrer une bonne bois Guingamp de ce voisin incommode. Le prince d'Orange fut envoyé à Guingamp avec l'armée de Bretagne et les auxiliaires allemands envoyés par le roi des Romains. Les sieurs de Mesche et de Champvallon amenèrent la noblesse de Guérande ; les forces de Léon, de Cornouailles, de Tréguier et de Goëllo furent convoquées ; somme toute, il y eut à Guingamp une véritable armée. Le sire de Quintin n'attendit pas la fin de ces préparatifs et décampa prudemment. Le prince d'Orange, pour occuper ses troupes, alla mettre le siége devant la Chèze, qui appartenait au vicomte de Rohan ; mais, comme on était au mois de décembre, et surtout parce que les Bretons étaient mécontents d'être commandés par un étranger, la désertion se mit dans les rangs, et le prince fut obligé de revenir à Guingamp presque seul, et sans avoir rien fait.

Le séjour des troupes du prince d'Orange fut extrêmement onéreux pour les malheureux Guingampais, dont la misère était au comble ; aux maux de la guerre était venu se joindre le mal terrible de la peste, qui sévissait depuis deux ans. Le duc avait besoin d'argent pour soutenir sa cause ; il avait besoin de vivres pour ses troupes ; les Guingampais vidèrent leur bourse jusqu'au dernier sou ; ils allèrent porter des denrées à l'ost ducal, jusqu'à Nantes, jusqu'à Rennes. On les payait fort mal, quand on les payait. [Note : Le Livre Rouge contient trois pièces relatives à cet envoi de vivres : la première, publiée par Du Paz et les Bénédictins, est ainsi conçue : « Guillaume Vitré, Jéhan Picault, Yvon Goulbart, Jéhan Le Bris et chacun ont amené et fourni à l’ost du duc à Rennes dès mercredi au matin, et furent retardés de vendre par Bertrand de Monbeille, prevost, jusques à ce que l'armée du duc eust parti à s'en aller ; et pour ce que en ce jour l'armée du duc a parti à s'en aller, leur a esté fait injonction mener les dits vivres au Pont Péan à l’armée du duc, laquelle y alloit ; et pareillement y menèrent deux costés de lart quelx ils ont amenés pour Guillaume Le Dien, procureur des bourgeoys de la ville de Guyngamp quelx vivres ils ont amenée pour les bourgeoys de la dite ville de Guyngamp et des fauxbourgs de la Trinité et pour la rue de Lanbarail (sic) ; quelx vivres ils ont vendu au Pont Péan au dit ost du commandement du dit de Monbeille, prevost, qui a commandé leur en bailler relation pour leur valloir. Et au parsus est fait injonction ès dessus dite, et chacun continuer aultant et pareill nombre de vivres toutes les semaines la part où sera l’ost à la paine de mil francs et d'estre pugnis comme rebelles et désobeissans au duc. Fait et délivré au Pont Péan le tiers jour de may l'an 1488. — Signé De La Graletais ». — La seconde est inédite : « Je Jéhan Leault cognois avoir eu et receu de Guillaume Le Dyen, procureur et receveur des bourgeois de Guingamp et ou nom des dits bourgeois, la somme de quatre livres monnoie à moi debues pour partie de mes despans pour mener certain nombre de bestiail et de vivres à l'oust du duc, etc … Tesmoing mon signe manuel cy mys. Le 19e jour de may l'an 1488. Jéhan Leault, voir est ». (Archives Municipales. Livre Rouge). — La troisième est également inédite : « Comme ainsi soit que Allain Flochriou avoit esté des bourgeois et habitans de ceste ville de Guingamp envoyé porter des vivres à l’ost du duc, et que ce faisant.... icelluy Flochriou avoit perdu son cheval et que d'empuis les dits bourgeoys et habitans avoient à Guillaume Dyen, leur procureur, payer son dit cheval.... le dit Le Dyen ou dit nom a payé presentement tant en or que en monnoie au dit Flochriou et pour son dit cheval la somme de six livres quinze sols monnoie, dont se tient content et en quitte le dit Le Dyen, au dit nom. Ce fut fait, etc..., le 1er octobre 1488. — De Kerprigent, passe ». — (Archives Municipales. Livre Rouge)].

Du Paz nous a conservé, à ce sujet, des documents extrêmement curieux : ce sont des suppliques adressées, par les habitants de Guingamp, au duc, et, plus tard, au comte de Laval, lieutenant-général de la duchesse Anne, pour demander d'être déchargés de quelque impôt. Les suppliants rappellent que, depuis le carême de l'année 1486, ils n'ont cessé d'être accablés par les gens de guerre, tant ceux qui passaient pour aller au secours du duc, que ceux qui tenaient garnison pour la garde de la place ; « et pour ce que les dits gens de guerre, tant à cheval qu'à pied, n'avoient deniers pour s'y entretenir, ceux de la ville faisoient à la pluspart leurs dépens ». Plus tard, vinrent le prince d'Orange et ses trois mille hommes, qui séjournèrent plus d'un mois ; et, enfin, « après avoir esté de Quintin à La Chèze, retourna toute celle armée au dit Guingamp, où furent tout le mois de janvier, ensemble les dits Allemands, et n'est qui pourroit penser la pauvreté qu'ils y firent : car, combien qu'aucuns comptoient en marchands, ils payoient en gens de guerre et y brulèrent plusieurs maisons ».

Tout cela n'était que le prélude de maux bien autrement accablants. La fidélité des Guingampais ne céda point, et ce leur est un éternel honneur, à ces épreuves dix fois répétées.

A la nouvelle du désastre de Saint–Aubin–du‑Cormier, les habitants de Guingamp s'empressèrent d'écrire au maréchal de Rieux, qui avait su retrouver le drapeau national : « Nous avons ouy le desarroy de l’ost et armée du duc très-douloureux et très-desplaisant à nous, et la mercy Dieu avons sceu que vostre personne a esté et est sauve, de quoi tout le pays est très-joyeux et conforté. Monsieur, nous envoyons devers vous le porteur de cestes, pour sçavoir ce que sera vostre bon plaisir, que devons faire, tant en ceste ville que ès environs, et par icelui nous le mander et commander pour faire tout ce qui nous sera possible ô l'aide de Dieu, à qui nous prions qu'il vous donne grâce et puissance d'accomplir vos désirs. Escript à Guingamp ce dernier jour de juillet ». — A la suite du brouillon de cette lettre, est écrite la délibération suivante, reproduite également par les Bénédictins, d'après Du Paz, mais avec quelques inexactitudes de lecture, sans grande importance, comme il sera facile de s'en assurer en comparant les deux textes : « Yvon Le Calouart , Olivier de La Forest, Meryen Cheron, Jéhan Louel, Henry Queryen, Foucquet d'Estable, Pierre Rouault, et plusieurs autres bourgeois et habitans de ceste ville de Guingamp ô l'assentement de Messieurs les senechal, procureur et lieutenant du dit lieu, ont deputté Tugdual Huon pour aller devers Monsieur le Mareschal porter la lettre mise au net çy devant mynutée ; et pour faire ses despens Guillaume Le Dyen, procureur des dits bourgeois et habitans, a esté contraint de luy poier la somme quarante deux sols seix deniers que a presentement poié. Fait à Guingamp le dernier jour de juillet l'an 1488 » (Archives Municipales. Livre Rouge).

Du reste, les messagers se multipliaient à ce moment suprême : leur mission n'était pas toujours aisée. Une autre lettre des Guingampais au maréchal nous apprend les mésaventures de Guingamp Le Poursuyvant [Note : C'était un surnom. Nous apprenons, par une quittance du 24 janvier 1469, que le vrai nom de ce personnage, qui remplit très-fréquemment le rôle d'ambassadeur de la communauté, et qui jouissait d'une considération toute spéciale, était Yves Durant], qui était allé en ambassade vers la cour : « Très doubté seigneur, à votre bonne grâce très humblement nous recommandons. Le jour d'yer arriva en ceste ville Guingamp Le Poursuyvant, lequel avions envoyé devers vous, et à sa descente de cheval fut par Jacques Le Moine, grand escuyer de Bretaigne, quel lundy au soir estoit avenu en ceste ville, prins de corps, luy arraché son esmail et luy osté les lettres et sauconduyts que par luy nous aviez envoyés. Et ce matin s'en est party le dit escuyer et a emporté les dits esmail et sauconduits sans les nous avoir aulcunement communiqués, par où ne pouvons sçavoir l'effet d'iceulx, dont fuymes grandement desplaisans et courroucés. Et à icelle cause envoions devers vous Hervé de Boiséon porteur de ceste. En vous suppliant très doubté seigneur que votre bon plaisir soit de le croire de ce qu'il vous dira de par nous ; et par luy nous ferez savoir vos bons et agréables plaisirs pour les accomplir ô l'aide de Notre Seigneur, qui, très doubté seigneur, vous ait en sa sainte garde. Escript à Guingamp le mercredy XXe jour d'aoust » (Archives Municipales. Livre Rouge).

Quelques jours après, les bourgeois recevaient du duc ce billet, si consolant : « De par le Duc. Nos bien aymés et feaulx nous eumes au soir les nouvelles de la paix conclutte entre le Roy et nous et comment la dite paix a esté jurée de la part du Roy. Aujourd'hui debvent arriver nos embassadeurs qui nous emporteront au long la forme de la dite paix et amprès leur arrivée vous en advertirons plus à plain, et s'il y a quelque chosse par de là faitte nous.... A tant soit Dieu qui nos bien aymés et feaulx vous aist en sa guarde. Escript à Nantes le XXIe jour d'aoust. Signé Françoys et G. de Forest ; et en suscription : à nos bien aymés et feaulx les bourgeoys et manans de Guingamp » (Archives Municipales. Livre Rouge).

C'était, hélas ! le dernier gage de la noble intimité qui régna entre François II et ses sujets : un mois s'était à peine écoulé, que le maréchal de Rieux notifiait aux Guingampais la mort du duc en ces termes : « Messieurs je me recommande à vous. Le deceis du Duc est avenu, ainsi qu'avez pu savoir, et est la Duchesse venue en ceste ville et moy en sa compaignie. Vous avez esté bons, obeissans et loiaux subjects du Duc en son vivant ; je vous prie que continuez tousjours vostre bonne loiauté et obeissance envers la dite dame, ainsi que par cy devant avez promis et juré le faire et que naturellement y sommes tous tenus et obligés. Et lorsque de par elle serez mandés vous serez pressés de venir pour aviser les choses qui sont et seront necessaires pour le bien de la dite dame et de son pays. Car elle est bien déliberée de se contracter et conduire par vos bons conseilx et avis. J'espoire qu'elle sera si bien traictée que tous le pays demourera en bonne paix et santé, ô l'aide de Dieu qui vous ait en sa sainte garde. Escript en Guerande le XIIe jour de septembre. Le tout vostre, Jéhan de Rieux. Au dos : A Messieurs les nobles bourgeoys et habitans de Guingamp » (Archives Municipales. Livre Rouge).

Le maréchal écrivit de nouveau, cinq jours plus tard. Il dit qu'il a montré les lettres des bourgeois à la nouvelle duchesse, qui en a été très-contente ; il promet d'envoyer M. de Kerouzy avec des secours , mais on n'enverra aucun étranger. « Et au regard du dit sieur de Kerouzy, ajoute le maréchal, combien que la duchesse en ait bien à besoigner par deçà, pour ce qu'il peut beaucoup servir par delà, et aussi que desirez sa demeure avec vous, la duchesse est contente qu'il réside en la dite ville, jusqu'à ce qu'autrement elle ait pourveu à la garde d'icelle ». La duchesse Anne écrivit le même jour, 17 septembre : « Nos bien amez et feaux, il a pleu à Dieu visiter nostre très redouté seigneur et père le duc, et lui faire son commandement qu'il nous faut à tous porter patiemment et louer le Créateur de la bonne connaissance et fin qu'il a eue. Au parsus vous avez entendu le traité de paix qui a esté naguères fait entre monsieur le roy et nostre dit seigneur et père que Dieu absolve, etc. ». Cette lettre est une convocation des Etats pour la ratification du traité de Coiron.

Malgré le traité de Coiron, et peut-être même à cause de ce traité, le vicomte de Rohan, qui, dans cette guerre, avait pour but de faire prévaloir ses prétentions personnelles au duché, employait toutes sortes de manoeuvres pour s'emparer des meilleures places du pays. Il chercha surtout à séduire les habitants de Guingamp ; mais ceux-ci lui répondirent de manière à lui ôter l'envie de recommencer ses négociations. Leur lettre, qui ne peut être comparée qu'à l'immortelle réponse des Rennais à La Trémouille, doit être insérée tout entière dans ce livre :

« Très redouté, haut et puissant seigneur, très humblement nous recommandons à vos bonnes grâces. Vous plaise sçavoir que le jour d'yer receumes une lettre de par vous, par Guillaume Le Forestier, votre argentier, par lesquelles supposez les infinis dommages qui sont advenus en ce pays et duché pour la guerre qui y a couru, qu'elle n'estoit sur cesser, attendu le decez du duc ; et si ne fut le remède que y avez donné, que toute l'armée du roy estoit preste de retourner ; mais à vostre requeste le roy l'avoit fait retarder, jusqu'à sçavoir si les gens et nobles du pays se voudroint mettre en vos mains, là qu'il entend qu'ils demeurent en l'avenir selon vos lettres ; pourquoi demandez qu'eussions mis cette ville en vos mains, et eussiez contenté le roy, tellement que toute la guerre cesseroit, autrement l'armée du roy retourneroit pour faire venir à la raison tous ceux qui en seront refusans. Et au parsus il y avoit créance au dit Le Forestier de par vous à nous dire.

Et avant la conclusion de la response sur ce, sont arrivez Tristan de Guerguezengor et Rolland de Coetedrez vos serviteurs, qui nous ont apportez autres lettres de par vous qui contiennent créance à eux, comme si de votre personne le nous eussiez dit, laquelle créance avons ouye, par laquelle entre autres choses nous ont dit : que le roy vouloit que la duchesse et mademoiselle sa soeur eussent esté mariées à messieurs vos deux fils et que le roy vous avoit cédé tel droit qu'il pouvoit prétendre en cette duché, tant pour avoir eu le droit du comte de Penthièvre que autrement, sans y reclamer aucun droit. Aussi, nous ont dit que sur celle matière aviez envoyé devers monsieur le mareschal qui a le gouvernement de la duchesse et de madame sa soeur et aussi devers madame de Laval, et qu'ils estoient contents de la dite alliance. Semblablement l'aviez fait à Rennes et en aviez bon espoir.

Très redouté seigneur, nous vous remercions du bon vouloir que par vos lettres aussi par les créances de vos serviteurs, nous avez fait sçavoir qu'avez à nous et au pays. Et au regard de mettre cette belle ville en vos mains, vous sçavez qu'elle est à la duchesse, à laquelle, dès le vivant du duc que Dieu absolve, avions, et puis son décès avons fait serment, de laquelle aussi et de monsieur le mareschal qui en a la garde, avons eu lettres d'êstre vrais et loyaux sugets à la duchesse et de lui garder cette place, ainsi que vos serviteurs le vous pourront dire, qui ont veu partie des lettres et mandemens qu'en avons eu. Aussi avons esté adverti que le roy veut entretenir la paix ô la duchesse, ainsi qu'il avoit ô le duc que Dieu absolve.... il envoya une ambassade de grands personnages.... et avons espoir de bonne conclusion.... ensuir la volonté de la duchesse. Pourquoi, très redouté Seigneur, vous plaise nous tenir pour excusez d'autre response vous faire jusqu'à sçavoir l'intention et le plaisir de la duchesse, de son conseil et de monsieur le mareschal, vous suppliant d'avoir toujours le bien du pays et paix pour recommandé. Très redouté seigneur, nous prions Nostre Seigneur que vous donne très bonne vie et longue. Escrit à Guingamp, ce 21e jour de septembre. Vos très humbles serviteurs les officiers, nobles et bourgeois de Guingamp. Et en superscription : A très redouté et puissant seigneur monsieur de Rohan ».

Tugdual Perthevault, lieutenant de justice de Guingamp, et Arthur Le Vicomte, furent aussitôt envoyés vers la duchesse et le maréchal, pour leur porter copie de cette lettre. D'autres copies furent adressées au chancelier de Montauban et à M. de Coatmen, gouverneur de Guingamp ; on y lit : « Monsieur, vous estes nostre chef et capitaine, à qui devons avoir nostre secours pour servir la duchesse, vous plaise nous mander ce que avons à faire pour y obéir moyennant l'aide de nostre Créateur ». Cette dernière dépêche prouve que le sire de Chateauguy ne trahit point son parti, comme l'a dit d'Argentré. Il cessa de résider à Guingamp, parce que le service du duc l'appelait ailleurs, mais garda toujours son titre de gouverneur.

D'autres copies de la réponse à M. de Rohan furent aussi transmises aux villes qui étaient entrées dans cette ligue admirable qui décora les derniers jours de la nationalité bretonne d'un incomparable éclat. C'est à cette occasion, sans doute, ou dans des circonstances analogues, que fut écrite la belle lettre inédite qu'on va lire, et dont nos archives municipales conservent heureusement le brouillon, sans adresse, ni date, ni signature : « Tres chers frères, à vous tant affectueusement que povons, nous recomandons. A ce matin avons veu les lettres que nous avez escriptes et ung double d'ung sauffconduit que Monseigneur de Rochan vous a envoié. Mardy derain avons eu en ceste ville sa trompette o des lettres et luy avons baillé response, quelles Monsieur le seneschal de Morlaix vous communiquera avec ung double des dites lettres et partant pourrez cognoistre et sçavoir nostre intention. Et en faczon nulle n'avons peu trouver moien que pouvions sans reproche et contrarietés envoyer gens parlementer avec nos adversaires sans tout premier avoir le congé du Duc, de son conseil ou de Monseignenr le Mareschal, devers lequel avons hâtisvement envoié et comptons de bieff apprendre quelles mesures vous avez pris. Très chers frères, à ceste fois cognoissons par les dites lettres que on vueult nous mener en l'obeissance du Roy et aussi tous les autres, et cela fait serons en plus grand péril que jamays. Nous avons parfaite fiance que ne ferez rien sans nous, car de nostre part ne le ferons sans vous, ô l'aide de Dieu, que prions de nous preserver et garder de... grand inconvenient. Escript à Ggp ce mardy matin » (Archives Municipales. Livre Rouge).

Du Paz nous a transmis la réponse de la duchesse Anne aux Guingampais : « Nos bien amez et féaux, nous avons entière connaissance du bon vouloir et grande loyauté dont avez toujours usé envers feu mon très redouté seigneur et père le duc, à qui Dieu pardoint, et de vostre bonne continuation en ce vers nous, dont nous vous remercions, vous priant d'y persévérer et toujours avoir l'oeil et vous prendre bien garde de notre ville de Guingamp, ainsi que le temps passé bien avez fait, et qu'en vous en avons nostre parfaite seureté et confiance, et des choses qui interviendront nous en avertissez pour y donner provision. Et tant vous pouvez faire que nous vous en reconnoistrons et vous aurons en toutes vos affaires pour recommandez ; et à tant soit Dieu qui, nos bien amez et féaux, vous ait en sa sainte garde ». La date est de Guérande, le 24 septembre.

La lettre des habitants de Guingamp, toute pleine de la plus fière ironie, avait profondément blessé le vicomte de Rohan ; il eut d'ailleurs été personnellement disposé au pardon, que son frère, Pierre de Rohan, sire de Quintin , ne le lui eût pas permis. Cet esprit turbulent et rancuneux avait à venger la double ruine de Quintin, et il aiguillonnait sans cesse l'ambition du vicomte. Mais ils se virent forcés l'un et l'autre d'ajourner leurs projets, et ce ne fut qu'au mois de décembre que le sire de Rohan put prendre la campagne. Il mit en déroute, chemin faisant, quelques bandes dont les officiers trahirent leur drapeau, et laissèrent à l'ennemi un succès trop facile pour être glorieux ; on n'y regardait pas de si près. Il saccagea ensuite Pontrieux et Châteaulin-sur-Trieux, et y fit un butin considérable, en pillant les magasins qu'avaient en ce lieu les négociants Guingampais. Ce brigandage arrêta peu de temps, et l'armée, remontant le cours du Trieux, marchait sur Guingamp, dans les premiers jours de l'année 1489.

D'Argentré a mis le premier en relief le siége de Guingamp, dans le mois de janvier 1489. Il en avait sans doute recueilli les détails conservés par la tradition orale, quand il vint à Guingamp, en 1553, en qualité de commissaire à la Réformation de Penthièvre ; puis, à la suite de Jean de Bretagne, duc d'Etampes, en 1555. Le récit d'Argentré a été, il faut le reconnaître, la source unique où ont puisé les Bénédictins, et, après eux, je n'ai pas besoin de le dire, tous leurs successeurs.

Voici en somme cette version :

Le 9 janvier 1489, des éclaireurs, conduits par le capitaine de Saint-Pierre, le sénéchal de Toulouse et le seigneur de La Forest, furent envoyés par le vicomte de Rohan pour reconnaître Guingamp, et l'investir ; les jeunes gens de la ville commandés par Gouicquet, repoussèrent cette avant-garde, et la forcèrent à rétrograder. Les Français prirent un détour, et, le lendemain, ils pénétrèrent dans les faubourgs de Montbareil et de Porz-Anquen, qu'ils brûlèrent.

Le vicomte de Rohan établit son quartier-général à Sainte-Croix. Il occupa d'abord ses troupes à fourrager dans les environs, et à incendier quelques gentilhommières du voisinage. Le siége ne commença que le 18 janvier, par l'attaque du fort de Saint-Léonard, contre lequel fut dressée une batterie de trois longues couleuvrines. Gouicquet ne laissa pas à l'ennemi le temps d'en faire usage : il tenta, à la tête de ses jeunes gens, une vigoureuse sortie, hacha les canonniers sur leurs pièces, et s'en serait emparé, si toute l'armée ne s'était portée en cet endroit. Devant des forces centuples, il se retira prudemment. Tandis que l'artillerie battait des murailles trop faibles pour résister longtemps, le vicomte fit ouvrir, au pied de la colline, une large et profonde tranchée qui devait couper toute communication entre le fort et Guingamp. Gouicquet se voyant ainsi traqué, résolut de rentrer aussitôt dans la ville ; les Français, qui devinèrent son dessein, se jetèrent en masse pour lui barrer le passage. Alors, le capitaine, excitant sa petite troupe du geste et de la voix, se précipite comme une avalanche du haut de la montagne, enfonce et culbute les rangs ennemis, incapables de résister à un pareil choc. Le sang-froid du chef breton égale son impétueux courage : il s'aperçoit que toute l'armée ennemie est sur ses talons et que les Français pourraient bien pénétrer pêle-mêle avec ses jeunes gens dans la place ; il s'arrête au couvent des Cordeliers. Il y soutient toute la nuit des attaques acharnées et incessantes, et, à la pointe du jour, il rentre à reculons dans Guingamp, laissant les assiégeants stupéfaits de tant d'habileté et de tant d'audace.

Rohan se hâta d'occuper le couvent des Jacobins et la maison des Cordeliers, que Gouicquet venait d'abandonner. Il plaça une partie de son artillerie sur le coteau de Montbareil, d'où il pouvait envoyer ses boulets au centre même de la ville, et mit le reste de ses canons en batterie dans le jardin des Jacobins, pour faire brèche aux murailles entre la porte de Rennes et la porte de Montbareil. Il y eut bientôt une trouée que l'on jugea assez large pour donner l'assaut. Les assiégés se disposèrent à le soutenir : Chéro garda le boulevard, du côté de la porte de Rennes, et Gouicquet se posta en face même de la brèche ; l'un et l'autre firent si bien leur devoir, que l'ennemi fut repoussé avec grande perte et contraint de se retirer. Le lendemain, le vicomte fit reconnaître la brèche, et la trouva insuffisante ; il transporta ses canons dans le jardin des Cordeliers, et fit battre si furieusement la ville pendant tout un jour, qu'il abattit tout un pan de muraille entre la porte de Montbareil et la porte de Tréguier. Le second assaut fut soutenu comme le premier ; mais Gouicquet fut blessé d'un coup de pique à la cuisse, et il fallut l'emporter. La nuit étant survenue, chacun resta à son poste. Comme il y avait dans les deux partis des Bretons qui se connaissaient, la conversation s'engagea entre les soldats qui étaient dans la tranchée et ceux qui gardaient les remparts ; ces pourparlers amenèrent une trève, qui fut prolongée de quelques jours pour en référer à la duchesse. Mais, durant ce temps, l'or du vicomte jouait son rôle, et la désertion se mit dans la garnison. Rohan pressait et ne voulait pas de lenteurs. Les Guingampais jugèrent qu'ils ne pouvaient résister plus longtemps : ils s'engagèrent à payer dix mille écus, à condition que l'armée française se retirât, et à fournir des vivres et des munitions pour le siége de Concarneau, que l'on projetait selon les ordres du roi. La ville avait éprouvé trop de pertes pour que l'on pût trouver les dix mille écus comptants : on convint de donner six otages.

Pendant que l'on dressait les articles de cette capitulation onéreuse, mais honorable, le sire de Quintin négociait, un autre traité : il s'était abouché avec un traître, ce Guillaume de Boisboessel dont Chéro s'était justement défié. Boisboessel ouvrit aux ennemis la barrière de Quenchi, dont il avait la garde ; les compagnies de Pierre de Rohan n'eurent pas de peine à s'emparer de la ville, surprise à l'improviste, quand elle se reposait sur la foi des traités. Tout fut traîtreusement saccagé et livré au pillage : Chéro et les plus riches habitants furent faits prisonniers. Gouicquet, plus heureux, parvint à s'échapper, et se retira à La Roche-Derrien.

Telle est l'histoire connue du siége de Guingamp, de l'héroïsme de Gouicquet et de Chéro, de la trahison de Boisboessel, et de la cruauté des soldats du vicomte de Rohan.

Les Bénédictins ont déjà lavé Olivier de Coetmen, que d'Argentré avait trop légèrement accusé de félonie, par mauvaise humeur sans doute de ne l'avoir pas trouvé à son poste quand Rohan assiégeait Guingamp. Je vais, je l'espère, rendre aujourd'hui le même service à Guillaume de Boisboessel, en prouvant que s'il ne fut pas un héros, il ne fut pas un traître. Par contre, je cours grand risque d'assombrir un peu l'auréole dont tous les historiens bretons, après le sénéchal de Rennes, avaient amoureusement paré le front de Gouicquet et de Mérien Chéro. En tout cas, et quelles qu'en puissent être les conséquences pour la mémoire des uns et des autres, je vais, pour la première fois, opposer un récit contemporain, qui n'est autre chose que la déposition même de dix témoins oculaires, judiciellement formulée, au récit de d'Argentré, écrit un siècle après l'événement, et, si l'on veut, à la ballade encore plus moderne que tout le monde a lue parmi les chants bretons de M. de La Villemarqué, dont une autre version avait été recueillie par M. de Fréminville, dans ses Antiquités des Côtes-du-Nord, et que, pour mon compte, après M. P. de Courcy, je crois être relative, non au siége de 1489, mais bien au siége de 1591.

La pièce dont je veux faire état, est une enquête, édifiée du 19 au 28 septembre 1492, sur les diverses circonstances du siège de Guingamp, par devant « Jéhan de La Regnerays et Thomas Le Haulever, commis à cette fin par la Chancellerie et Conseil du Roi en Bretagne ». Il est aisé de voir, par la direction que suivent les témoignages, que cette enquête fait partie d'une procédure nécessitée par le refus de quelques bourgeois de Guingamp de contribuer au remboursement des dix mille écus payés au vicomte de Rohan. Les principaux motifs des récalcitrants étaient — que la capitulation s'était faite absolument en dehors des bourgeois, qui n'avaient pas été consultés, qui n'avaient même pas été réunis à son de campane au lieu ordinaire des délibérations municipales, la chapelle Saint-Jacques, en l'église Notre-Dame ; — en second lieu, que cette capitulation avait été de nul profit pour eux, puisque les Français, entrés dans la ville, avaient tout mis au pillage comme dans une place prise d'assaut. Voyons comment les témoins ont justifié les griefs des défendeurs, non pas assurément pour juger ce grave procès après plusieurs siècles, mais pour chercher dans ces témoignages les diverses circonstances du siège et de la capitulation.

J'allais oublier de dire que les témoins sont des mieux choisis pour être bien informés : ce sont trois ou quatre hommes d'armes de la compagnie de Guillaume de Boisboessel ; c'est le domestique de Mérien Chéro, dizainier des bourgeois, lequel domestique, nommé Thebault Trevault, remplaça son maître malade pendant toute la durée du siége, ce qui ne laisse pas de nuire un peu à la gloire de Chéro ; ce sont deux prêtres, dont un vicaire de Notre-Dame ; c'est un serviteur du sénéchal de Guingamp ; c'est, enfin, le procureur des bourgeois lui-même. Aucun de ces témoignages ne contredit les autres, il n'y a pas de discussion ; je m'en estime heureux, puisque ma tâche se borne à lier entre elles les dépositions que j'analyse.

Depuis plusieurs jours, une semaine au moins, on savait que l'armée française marchait sur Guingamp pour en faire le siége, quand un dimanche du mois de janvier 1489, on put voir, de la motte du Château, une partie de l'armée royale rangée en bataille en une lande, assez près de la ville. Guillaume de Boisboessel, qui était lieutenant de la compagnie de gens de guerre d'Olivier de Coëtmen reçut de ce dernier, alors absent, une lettre par laquelle M. de Coëtmen commandait à la garnison, aux milices et aux bourgeois, de unir bon et de résister aux attaques des Français, leur promettant du secours avant le mardi suivant. Boisboessel communiqua cette lettre aux gens de guerre de sa compagnie, à Jean de Boisgeslin, capitaine des francs-archers de Tréguier, aux gentilshommes de la campagne qui s'étaient réfugiés dans la ville, et aux bourgeois : tous, d'un commun accord, s'engagèrent à suivre les ordres du gouverneur.

Le lundi matin, le siége commença ; M. de Rohan s'alla loger aux Cordeliers. Les Français donnèrent l'assaut, mais ils furent vigoureusement repoussés. Malgré ce succès, Boisboessel trouva les forces dont il pouvait disposer tellement inférieures, qu'il jugea urgent de traiter avec le vicomte de Rohan, d'autant que le bruit de la reddition de Morlaix venait d’arriver à Guingamp, et qu'il semblait que rien ne pût résister à l'armée royale. Boisboessel commu­niqua ces idées à quelques-uns de ses gens d'armes, et notamment à Jean de Boisgeslin, capitaine des francs-archers. Comme il trouva de l'écho, il parlementa du haut du rempart avec un vieux capitaine de l'armée française, et le pria de dire au vicomte de Rohan que la garnison demandait une trève pour traiter des conditions d'une capitulation. La suspension d'armes fut immédiatement accordée ; les hostilités cessèrent absolument, et il ne fut tiré ni un coup de canon, ni un trait, à partir de l'après-midi du lundi. Boisboessel descendit du château, et rassembla ses hommes d'armes et le capitaine des archers dans la nef de l'église Notre-Dame : quelques habitants, entre autres le sénéchal, le procureur fiscal et le procureur des bourgeois, s'y trouvèrent aussi ; mais il ne leur fut attribué et ils ne prirent que le rôle de simples curieux. Le lieutenant exposa aux gens de guerre sa pensée tout entière sur l'extrémité où ils étaient réduits ; il leur dit la démarche qu'il avait tentée vis-à-vis du vicomte, afin d'obtenir une suspension d'hostilités pour parlementer, et il ne leur cacha pas que la réponse du vieil homme de guerre qui avait porté ses propositions, laissait penser que le général ennemi ne voulait point entendre parler d'autre composition pour la garnison que de se rendre à la merci du roi ; il termina en demandant aux hommes d'armes ce qu'ils en pensaient. Vincent Le Seré et Jean de Boisgeslin, prenant la parole au nom des autres gens de guerre, déclarèrent qu'il était absolument impossible de se rendre à de telles conditions ; que le plus qu'on pût faire était de consentir à perdre armes et bagages pour avoir la vie sauve, et Boisboessel fut chargé d'aller en personne trouver le vicomte, afin de dresser les articles de la capitulation sur ces bases.

Boisboessel demanda un sauf-conduit aux Français, et sortant de la place par la poterne de Toul­Quelenic, il fit ainsi presque le tour des murailles pour aller trouver le vicomte, qui s'était logé aux Cordeliers. Il était alors deux ou trois heures de l'après–midi. Le lieutenant n'était escorté que de Bastien, son valet ; mais il était accompagné de maître Foulque de Rosmar, sénéchal, et d'Yves de Guerguezangor, procureur fiscal de la cour de Guingamp. Ils rencontrèrent en chemin Jéhan Loisel, Tugdual Perthevault, notables bourgeois, et Guillaume Le Dyen, pour lors procureur des bourgeois, et Boisboessel leur donna ordre de le suivre et de sortir avec lui de la ville.

Lorsque Boisboessel revint, il fut facile de voir qu'il n'avait pas en bonne audience, car, selon l'expression de Jean Banlost, l'un des témoins, « il faisait mauvaise chière ». En effet, le vicomte avait déclaré qu'il ne voulait entendre à aucune composition avec les gens de guerre de la garnison, sinon qu'ils se missent à la volonté du roi. La garnison, qui entourait le lieutenant, déclara, d'une voix unanime, qu'elle ne consentirait jamais à une pareille soumission.

Boisboessel retourna le mardi au camp des Français, et, vers le soir, le bruit se répandit dans la place qu'il avait si bien besogné, que le vicomte de Rohan avait fini par consentir à ce que les gens d'armes de la garnison sortissent de Guingamp un bâton à la main, ayant la vie sauve et perdant seulement leur « desferre ; » mais on ajoutait que M. de Rohan exigeait en outre des habitants dix mille écus d'or, ou cinquante mille livres monnaie, pour avoir vie et biens saufs.

Cette prétention parut exorbitante, et les bourgeois poussèrent les hauts cris : autant, disaient–ils valaient l'assaut et le pillage, et, en tous cas, on n'aurait su trouver dans toutes les bourses de Guingamp une somme si énorme, quand même on aurait fait contribuer les nobles des environs, qui s'étaient depuis la guerre réfugiés dans la ville.

Le mercredi matin, les nouvelles de la veille se confirmèrent tout-à-fait, et il n'y eut plus de doute possible quand on vit la compagnie du capitaine de Saint-Pierre entrer dans la courtine de la porte de Rennes, qui lui avait été ouverte. Or, Boisboessel seul avait les clefs de la ville, qu'on portait à sa chambre tous les soirs, et était chargé de la fermeture des portes ; il exécutait donc, en ce qui le concernait personnellement, un traité négocié par lui la veille.

L'émotion des bourgeois était au comble. On les voyait réunis par groupes à tous les carrefours ; la protestation était unanime : « Qui donc s'était permis de traiter au nom du corps politique ? est–ce que, depuis la trève, on n'avait pas eu vingt fois le temps de réunir les notables, à son de campane, à la manière accoutumée, dans la chapelle de Saint–Jacques, en l'église Notre-Dame, le seul lieu où se pussent faire les assemblées et délibérations de la Communauté ? Aussi, quelque fût l'impudent qui avait osé promettre à M. de Rohan, si quelqu'un l'avait fait, dix mille écus d'or ou cinquante mille livres monnaie, tous et chacun des bourgeois étaient bien résolus à ne pas exécuter ces engagements ». Bref, on décida d'envoyer une députation aux Français, pour leur dire que les bourgeois ne consentaient pas à payer la rançon qui leur était demandée, ou qu'on avait promise pour eux sans leur aveu, et que M. de Rohan n'eût pas à y compter. Yvon Le Dantec, Tugdual Perthevault, Yvon Coatgoureden, Jéhan Loisel, Yvon Jégou et quelques autres furent délégués. Ils se rendirent vers M. de Saint–Pierre, au boulevard de la porte de Rennes. Pauvres bourgeois ! le capitaine, pour toute réponse, déclara aux ambassadeurs qu'il les gardait pour otages et comme sûreté des dix mille écus promis.

Dans l'après–midi, vers trois heures « environ vêpres, » comme dit Lancelot Le Chevoyr, un des témoins, Boisboessel et toute sa troupe, un bâton à la main, sortirent de la ville par la porte de Rennes.

Les Français y entrèrent tout aussitôt.

L'occupation de Guingamp par les bandes du capitaine de Saint–Pierre fut un vrai brigandage. Les soldats se firent donner les clefs des caves et des greniers, des armoires et des huches ; quand on ne trouvait pas la clef, ils brisaient la porte ou la serrure. Ils prirent tout ce qui était à leur convenance ; ne payèrent rien de ce qu'ils consommèrent, et, quand ils partirent, ils emportèrent tout ce qu'ils purent. Les personnes n'avaient guère été mieux traitées que les choses : les Français s'étaient emparés des lits, et les pauvres bourgeois couchaient par terre ; quand ils demandaient un peu de leur blé pour ne pas mourir de faim, on les refusait, et, devant eux, on jetait le froment aux chevaux. Les soldats faisaient entre eux, dans les rues, de scandaleuses enchères du vin pillé dans les caves enfoncées, en gouaillant les propriétaires.

Les chefs donnaient l'exemple. L'enquête révèle des particularités caractéristiques : Dom Pierre Olivier, né à Guingamp, raconte qu'il y était pendant le siége, « le mercredi que le sieur de Saint-Pierre ô une compagnie des dits Francois y entra. Et à l'entrée que ceulx François firent en la dite ville et durant qu'ils y furent, ils pillèrent et robèrent ce qu'ils purent trouver de biens en la dite ville, et rompirent coffres, huges, caves, celliers, greniers, et firent de grands oultrages ; et dit ce témoin le savoir, pour tant que durant le temps que les dits François furent en la dite ville, il demeura et fit résidence en la maison Henry Queryen d'icelle ville, en laquelle logèrent deux hommes d'armes des dits François, dont l'un s'appelait le sr. de Locquanay et l'autre le sr. de Clyant, lesquelx et leurs serviteurs, dès que ils furent logés en la dite maison, ostèrent de la femme du dit Queryen toutes les clefs de la dite maison, que elle gardait, prirent tant des coffres que des huges, et armoires, de la dite maison, plusieurs grands biens qu'ils y trouvèrent, et rompirent un coffre où maistre Alain Le Forestier avait plusieurs biens, quelx ils portèrent ô eux quand ils s'en allèrent et tous les autres biens portatifs de la dite maison, et distribuèrent les vins et blés estans dans icelle maison ; et combien que le dit Queryen et sa femme avoient au grenier de leur maison environ cinquante-cinq quartiers de froment, lesdits Queryen et sa femme ne peuvent avoir des dits François des dits blés pour semer ne mettre en terre, et leur convint emprunter, celle année, quatre quartiers froment de la femme Meryen Cherou pour semer et mettre en terre. Et néanmoins que les dits Queryen et sa femme avoient sept petits enfans et des serviteurs, il leur convint, cette année, vivre leurs dits enfans de l’aulmosne et par prest ».

Un peu plus loin, le même témoin ajoute, et ce témoignage est confirmé par plusieurs, autres, que le séjour des Français et leurs brigandages n'avaient pas coûté aux malheureux habitants, de Guingamp moins de quinze mille écus.

Qu’aurait-on fait de pis dans une ville prise d'assaut ?

Cependant, le capitaine de Saint-Pierre faisait rentrer les dix mille écus, du prétendu traité, en vertu duquel les Guingampais étaient censés avoir assuré leurs personnes et leurs biens, et qu'il exécutait, pour sa part, de la façon que nous venons de dire. Les principaux bourgeois, que l'on avait d'office déclarés cautions de tous les autres, étaient traités comme des prisonniers dans leurs propres maisons, jusqu'à ce qu'ils eussent payé la somme à laquelle il avait plu à je ne sais quel répartiteur de les taxer.

On traitait de la même façon les étrangers, particulièrement les nobles qui étaient venus chercher un abri derrière les murailles de la ville. Il ne m'a pas été possible de savoir au clair si cette exaction était en sus des dix mille écus, mais je suis bien tenté de le croire ; quoi qu'il en soit, on dressa également un rôle des étrangers, et, jusqu'à ce qu'ils eussent payé, on les retint prisonniers. Il n'y avait, comme vous pensez, à tout cela, rien de bien régulier. Vincent Munehorre avait payé une rançon arbitraire à un sieur de La Luzerne, qui lui avait donné la clef des champs ; ainsi avaient fait Rolland Le Blanc et son fils, Jean du Boisgelin de Pordic, Jéhan Le Gonidec et quelques autres. Au contraire, le fourier de Saint-Pierre (c'est le titre que lui donnent quelques témoignages à l'enquête,) avait emprisonné, dans la maison de Merien Chéro, d'autres gentilshommes qui ne pouvaient ou ne voulaient se racheter : c'étaient Guillaume Taillart, Jéhan Colin, Jean Coatgoureden et Jean Kergoaslay [Note : Ces Kergoaslay étaient, je crois propriétaires du manoir des Salles, jusqu'au milieu du XVIème siècle, puis qu'ils furent remplacés par les Le Carme ou Le Kerme]. Leur détention dura un mois. Je suis porté à penser que ces naïfs gentilshommes se retranchaient derrière un droit quelconque ; car je vois qu'ils dépêchèrent deux procureurs, maîtres Jean Kerprigent et Charles Le Blanc, vers M. de Rohan, pour avoir copie de la capitulation. Je n'ai pas besoin de dire que la copie ne fut pas produite, par la raison déterminante que l'original n'avait jamais existé.

Que si l'on accorde à l'enquête que nous venons de résumer une créance absolue, (et, en vérité, pour ma part, je ne devine pas quelles objections pourrait soulever une saine critique contre ce document,) il importe de voir, en définitive, jusqu'à quel point le récit de d'Argentré, c'est-à-dire le récit de tous les historiens bretons, est à modifier. L'enquête ne dit pas un mot de Gouicquet ; mais ce silence ne doit pas infirmer, je crois, ce que d'Argentré raconte du fait d'armes de Saint-Léonard et de tout ce qui se serait passé le dimanche : une enquête n'est pas une chronique ; les lois de la procédure ont, dans tous les temps, cherché à mettre des digues aux divagations des témoins, et à prévenir les surprises et les pièges de la mauvaise foi, en ne permettant de déposer que sur les faits appointés en preuve par le jugement préparatoire. Or, il est clair que tout ce qui concerne Gouicquet n'a aucun trait aux deux grands faits que l'enquête devait prouver : le défaut de consentement des bourgeois à la capitulation, — et l'inexécution par les Français eux-mêmes de la capitulation supposée.

L'on peut encore admettre, par le même motif, les détails de l'assaut, à condition de les resserrer dans la matinée du lundi, et de laisser le vieux Merien Chéro dans son lit, malgré le bon air qu'avait cette blanche et vénérable figure au sommet des bastions ébréchés.

Quant à Boisboessel, il est certain qu'il n'a pas trahi et qu'il n'a pas changé de drapeau. Par une conduite tout à fait dans les moeurs de ce siècle, et dont on trouverait vingt exemples, il a sacrifié les bourgeois au salut de sa troupe ; mais, à aucun point de vue, excepté à celui de l'héroïsme militaire inspiré par un sentiment d'humanité et de charité, il n'avait à se préoccuper du sort des bourgeois, à la garde desquels il n'était pas commis. Je l'ai dit en commençant, il n'agit pas en héros, mais il ne fut pas traître, et l’on n'a point à se scandaliser de voir messire Guillaume de Boisboessel chevalier, recevoir de la reine Anne, à la maison de laquelle il est attaché, quatre aunes trois quarts de drap pour le deuil du feu roi Charles VIII.

Les vrais traîtres furent les Français, qui entrèrent dans la ville en invoquant un traité, et qui traitèrent Guingamp comme un pays conquis par les barbares. Il n'y a point de vieux titres endormis dans les chartriers, qui puissent les laver de cette félonie.

Nous reprenons le récit de d'Argentré.

Guingamp était une place trop importante pour que les Bretons fidèles la laissassent paisiblement entre les mains des Français. Un certain nombre de gentilshommes et de gens de guerre s'associèrent pour tenter de la reprendre. C'étaient, entre autres : François Brecart, seigneur de l'île de Bréhat ; Guillaume du Boisgeslin ; Bizien de Kerousy ; le sieur du Viel-Chastel ; 0llivier de Querveno ; Robin du Parc ; Yvon Le Callouart, et Jean Le Guillouzet. La duchesse écrivit, pour les féliciter et les encourager, aux chefs de cette coalition : « Nos bien amez et féaux, nous avons esté acertenés du bon vouloir qu'avez à nous et le bien de nostre pays, et comme avez fait et faites assemblée de gens pour porter le siège devant nostre ville de Guingamp, dont de vous nous tenons très-contente, en sorte que toute nostre vie vous en sçaurons gré, et en telle manière le reconnoîtrons, que chacun de nos sujets prendra exemple à vostre bonne loyauté. Nos bien amez et féaux, présentement vous envoyons commission de faire assemblée des dites gens et poser le siège devant nostre dite ville. Si vous prions et néanmoins mandons ainsi le faire en la plus grande diligence que possible vous sera, et n'y faillez, car soyez seurs que les François y estant n'auront aucun secours de leur armée ».

Les confédérés s'emparèrent d'abord de Pontrieux ; mais les Français, inquiets de ce voisinage, n'attendirent pas qu'on vînt les attaquer à Guingamp, et sortirent de la ville. Les ennemis se rencontrèrent dans les landes, près de Squiffiec. On se battit de part et d'autre avec furie ; enfin, les Bretons furent défaits, et il demeura sur la place un grand nombre des leurs, parmi lesquels on compta plusieurs gentilshommes et seigneurs de marque, Guillaume de Rostrenen, le sire de Plusquellec, Yvon de Kervezault, le sire de Keranlouet, le sire de Poulglou, et quelques autres. Les vainqueurs, profitant de cet avantage, poussèrent jusqu'à Pontrieux, qu'ils saccagèrent et brûlèrent, pour la seconde fois dans cette même année.

Le lendemain même de cette défaite, on apprit que des navires anglais, portant quinze cents hommes destinés pour la Bretagne, s'étaient montrés à la hauteur de Bréhat. Gouicquet, qui était à La Roche-Derien, s'embarqua aussitôt pour aller à leur rencontre, et fit si bien auprès des chefs, qu'il leur persuada de venir débarquer à Pontrieux.

A la première nouvelle de l'arrivée de ce secours, la garnison de Guingamp, qui était cependant forte de plus de quinze cents chevaux, jugea à propos de déguerpir et d'abandonner lâchement la ville. C'était au mois de mars : « Alors, racontent les Guingampais dans la remontrance adressée au comte de Laval, et que nous avons déjà eu l'occasion de citer, s'en allèrent les dits gens de guerre sans rien payer, pillèrent ce qu'ils trouvèrent, brûlèrent plus de soixante maisons, se firent payer plus de douze mille escus par les habitans, et emmenèrent huit personnes sous couleur de hostages des dites 50.000 livres (c'était la somme exigée pour la capitulation, par le vicomte de Rohan,) à qui ils firent payer 7.500 livres de rançon.

Après le départ de l'armée française du dit Guingamp, arrivèrent les Anglais qui vinrent au secours de la duchesse, qui résidèrent au dit Guingamp environ quinze jours. Ils allèrent ensuite à Lamballe, d'où ils retournèrent à Guingamp au mois de septembre 1489, et, n'ayant point d'argent, ils pillèrent la ville et firent de grandes pauvretez ».

Dans ce même mois se signaient les articles de l'éphémère traité de Francfort. Le comte de Nassau, ambassadeur du roi des Romains, sans doute pour se faire bien venir de la duchesse Anne en honorant ses plus fidèles sujets, voulut annoncer lui-même aux Guingampais la nouvelle de cette paix, qui, malheureusement, ne devait pas être respectée un seul jour. Dans sa lettre, que d'Argentré nous a conservée, l'ambassadeur appelle les bourgeois de Guingamp ses « très chers et especiaux amis ».

Les hostilités avaient recommencé comme de plus belle.

« Environ la Saint-Jean de l'an 1491, arriva l'armée du roy » pour assiéger Guingamp. La ville était complètement hors d'état de se défendre ; elle demanda à capituler, ce qui lui fut accordé. Mais, dit encore la remontrance que nous nous plaisons à reproduire, « tout premier Adrien de L'Hospital et ses gens pillèrent la ville, néanmoins qu'elle avoit seureté, dont M. de La Trémouille, lieutenant du roy, fut fort déplaisant, toutes fois n'en fut autrement. Et fut l'armée du roy au dit Guingamp plus de trois semaines, et s'en alla mondit sieur de La Trémouille o la plupart de l'armée ; mais il laissa la compagnie de M. de Rohan, celle d'Adrien de L'Hospital et plusieurs autres, qui demeurèrent jusqu'à la paix. A l'occasion desquelles guerres ont esté les habitans réduits à si grande pauvreté, qu'il n'est possible à eux résoudre ». D'Argentré, que nous citons pour la dernière fois, peint cette misère d'un trait : « Le soldat françois de la garnison, selon la coustume contraignoit le peuple des environs de fournir vivres, le rançonnoit et butinoit tellement que, par un long temps, les villages d'alentour demeurèrent inhabitez et le traffic cessa ».

La paix, cette fois, était durable : le mariage de la duchesse avec le roi de France la garantissait de ce côté ; mais les Bretons l'achetaient au prix de leur nationalité et de leur indépendance. Le calme de Guingamp ne fut désormais troublé que par des menaces plus ou moins fondées de la descente des Anglais sur les côtes. Les bourgeois en furent toujours quittes pour la peur ; et lorsque, en 1505, la reine duchesse passa par Guingamp, à son retour du Folgoët elle ne trouva sur tous les visages que l'expression du bonheur et de la joie.

La reine s'était montrée libérale ; les vieux inventaires notent « Ung mandement de la Rayne par lequel donna et quitta aux dits bourgeois, pour deux ans, cent livres monnoie par an des aydes d'icelle ville, pour en partie les satisfaire des pertes qu'ils avoint eues à l'occasion des guerres, daté le 22e jour d'octobre 1498. — It., autre mandement du roy Loys touchant les pertes et pilleries qui furent faictes à Guingamp durant les guerres, affin d'avoir rabat sur les aydes du dit Guingamp, daté du 16e jour de juillet l'an 1500 ».

Aussi, « du commandement des bourgeoys, manans et habitans de la ville de Guingamp, pour l'honneur de la joyeuse entrée de la Royne en icelle ville au mois de septembre 1505 et afin de luy donner et faire quelque passe temps, on fit préparer en icelle ville sur ung puis estant au devant de la maison de Yvon Le Dantec, où fut logée la Royne, certain chaffault ouquel y avoir quelques personnaiges et mistères et pour la plus grande décoration et triomphe fut le dit puis et chaffault embelly de tappicerie. Et environ deux ou troys heures après midy d'icelui jour, la Royne alla veoir quelques luttes qui se faisoient au cloaistre des Cordeliers du dit Guingamp » [Note : Lettres de grâce, aux archives de Nantes, publiées par M. de La Borderie dans les Mélanges d'Histoire et d'Archéologie Bretonne, Tome Ier, p. 107 et seq.].

Il nous resterait, pour ne rien omettre de ce qui a été imprimé touchant l'histoire de Guingamp au XVème siècle, à reproduire quelques détails puisés par Ogée dans nos archives, et qui sont propres à donner une juste idée des valeurs monétaires à cette époque : « Le 16 août 1468, il en coûta neuf sous à la ville pour un dîner où se trouvèrent MM. les commissaires, le lieutenant, le procureur des bourgeois, Jean Callouart, 0llivier Le Goff et Pierre Le Maréchal, qui s'étaient assemblés pour donner l'uniforme d'un habillement de guerre pour les troupes qui devaient servir contre le roi Louis XI ; et pour le souper du procureur des bourgeois, de Philippe Henri et de son clerc, donné le même soir que les gens d'armes furent payés et qu'on fit l'écrit de leur habillement, il en coûta trois sous. — Le 14 août 1472, par ordre de justice et des plus notables bourgeois, il fut payé à Yves Quintin une somme de cinq sous pour aller au Port-Blanc et y prendre connaissance de la flotte française que l'on disait y être. Il fit le voyage à cheval. — Le 4 mai 1483, les habitants de Guingamp ayant appris que les Anglais avaient fait une descente au pont Anscot, envoyèrent pour s'assurer du fait un exprès, dont les frais montèrent à cinq sous. — Le 9 janvier 1484, le chancelier et les commissaires étant arrivés à Guingamp, furent reçus avec toute la joie possible de la part des habitants et du sénéchal, qui contribua avec les autres aux frais de la dépense qu'on fit pour leur réception. La ville acheta deux pipes de vin d'Anjou, qui lui coûtèrent six livres dix sous. Le sénéchal donna un grand souper, qui lui coûta six sous huit deniers. On avait présenté au chancelier un saumon qui avait coûté cinq sous ».

Dans cette veine, qu'il serait aisé d'étendre, Ogée aurait pu trouver des exemples plus piquants et plus pittoresques ; dans le compte de 1468, le détail des tribulations que causa au procureur l'embonpoint excessif d'un des archers, qui ne pouvait entrer dans son « paletoc » ; dans le compte de 1484, le menu de l'habillement neuf que l'on donna à Guingamp Le Poursuivant pour paraître devant le duc, auquel on l'envoyait en ambassade, à l'occasion du procès avec Madame de Lokmaria : « à Pierre Le Dantec, pour deux aulnes et un tiers de drap grys pour faire une robe au dit Guingamp Le Poursuivant et une cornette de drap de Saint-Lô, 6 l. 11 s. 8 d. ; pour une paire de chausses de drap morequin de Saint-Lô, 25 s. ; pour doubleure des dites chausses au dit Poursuivant, 2 s. 6 d. ; à Jéhan Louel pour ung bonnet et demy aulne de Treleiz pour faire manches à son pourpoint, 25 s., et pour ung chapeau au dit Guingamp, 5 s. ; et à Jéhan Guegan pour une paire de housseaux et une paire de soliers, 22 s. 6 d. ; et à Olivier Subeaux pour la couture des dits draps 2 s. 1 d. ; et à Yvon Le Bloez pour la faczon de la dite robe, 3 s. 4 d. ; et à Jacques Somyer pour la faczon des dites chausses, 20 d. ».

J'ajoute que Guingamp Le Poursuivant perdit sa cornette à Rennes, et qu'il fallut lui en acheter une autre qui coûta 10 s. (Archives Municipales).

Mais ce n'est pas là le grand reproche que je fais à Ogée ; ce en quoi il est à blâmer, ici comme partout, c'est d'avoir exposé avec inexactitude, par ignorance et par précipitation. Qu'est-ce, je vous prie, que ces commissaires et ces bourgeois qui délibèrent pour donner un uniforme à des gardes nationales du XVème siècle ? — La vérité est que, par mandement du duc, du 7 août 1468, il fut ordonné, aux habitants des lieux non sujets à fouage, de mettre sur pied des hommes pour subvenir à la défense du pays, « en abillement d'archiers ou arbalestriers, » à raison d'un homme par vingt maisons. Pierre Le Cozic et Meryen Le Cozic, sénéchal et procureur de Tréguier, furent commis par le duc pour déterminer le nombre de soldats qu'aurait à fournir la ville de Guingamp, présider aux élections des dits soldats, et aviser à leur équipement. Ils fixèrent le contingent à dix hommes, six archers, deux arbalestriers et deux voulges (armés de piques). Rien n'est curieux comme les démarches que coûta au procureur des bourgeois, Jean d'Estable, l'équipement de ces dix hommes, et la peine qu'il eut à leur composer, de pièces et de morceaux achetés chez le tiers et le quart non pas un uniforme, grand Dieu ! mais un grément plus ou moins incomplet. — Il en est de même du chancelier et des commissaires de 1484. On ne les fêtait pas du tout par un sentiment de joie, mais bien plutôt par un sentiment de crainte, et, il faut le dire, par un sentiment de corruption. En effet, ces commissaires étaient envoyés par le duc pour dresser une enquête dans le grand procès contre la dame de Lokmaria, et rien ne coûta aux Guingampais pour se les rendre favorables ; on ne se contenta pas de vin, d’hypocras, de saumons et de soupers fins, on leur glissa, par l'entremise du prévôt de la ville, vingt-six écus d'or. [Note : Archives Municipales. — Il serait aisé par les comptes des procureurs, et à l'aide d'un calcul plus fastidieux que difficile, d’'établir, à quelques courtes lacunes près, le prix du froment depuis 1447 jusqu'au milieu du XVIème siècle, à partir de quelle époque il y a un tableau régulier des apprécies, conservé aux archives de la fabrique].

Ogée ne s'est pas contenté de traduire inexactement, il a mal lu : il fut dépensé 6 livres 10 sous, non pour deux pipes de vin d'Anjou, mais pour une « demy pipe de vin d'Anjou, » ce qui n'est pas tout à fait la même chose ; enfin, ce ne fut pas le sénéchal qui donna à souper, mais la ville, qui dépensa, « pour le souper de Monsieur le séneschal et sa compaignie, » 6 s. 8 d.

Je ne dis point ceci pour le seul plaisir de relever des riens, et par une sorte de donquicho­tisme archéologique que je déteste plus que personne ; je le dis pour montrer avec quelle défiance il faut se servir d'Ogée et de ses copistes, quand on veut asseoir un jugement équitable sur les choses du passé. [Note : Voyez la brochure de M. de La Borderie, Observations sur la réédition du Dictionnaire d'Ogée, et les recherches de M. du Cleuziou, publiées dans la Foi Bretonne, sur les rapports d'Ogée avec les Etats de Bretagne]. (S. Ropartz).

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