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LOURDEUR ET DIFFICULTÉS DU RÉGIME DE LA CORVÉE EN BRETAGNE au XVIIIème siècle

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Lourdeur continue de la corvée au XVIIIème siècle. — La corvée était d'autant plus « difficile à faire aller » en Bretagne, qu'elle était plus lourde. La mauvaise volonté et la désobéissance des paroisses n'étaient souvent qu'impuissance à accomplir une tâche écrasante et que découragement.

Partout les corvoyeurs se sont plaints, même dans les provinces les mieux administrées [Note : On connaît ce que disait de sa généralité Turgot, qui pourtant s'était dépensé pour alléger le poids des corvées. Dans son Mémoire au roi sur six projets d'édits... il écrivait : « Votre Majesté paraît être depuis longtemps convaincue de la nécessité de supprimer les corvées ; j'ose l'assurer, d'après l'expérience des maux que cette charge a faits dans la province que j'ai administrée, qu'il n'en est pas d'aussi cruels pour le peuple... » (Turgot, Œuvres.)]. La Bretagne n'a pas moins souffert que les autres provinces ; elle a peut-être plus souffert que toute autre, parce que le régime de la corvée y a été moins transformé et moins amélioré, parce que les conditions du travail semblent y avoir été plus défavorables. Durant tout le XVIIIème siècle les chemins bretons ont été, comme l'écrivait en 1756 Pinczon du Sel des Monts, « couverts de la sueur des laboureurs et cimentés du sang des peuples » (Considérations sur le commerce de la Bretagne..., p. 87).

Les partisans de la corvée prétendaient qu'appliquée sans abus et sans irrégularités elle ne pouvait être « à charge » (A. d. L-et-V. C. 2264. Lettre du duc d'Estrées à l'intendant..). Les faits démentent cette opinion.

Tout d'abord la corvée était lourde parce que, supportée surtout par les cultivateurs [Note : En effet, parmi les habitants des villes, n'étaient soumis à la corvée que ceux qui possédaient des terres à la campagne ; or ceux-là étaient souvent pourvus de charges emportant exemption de la corvée..], elle absorbait les paysans et les

Détournait trop — sans les dédommager — de leurs travaux ; parce qu'elle obligeait à fournir plusieurs journées de travail gratuit les journaliers vivant au jour le jour du travail de leurs bras. « Enlever forcément le cultivateur à ses travaux, comme le disait excellemment l'édit qui supprima la corvée, c'est toujours lui faire un tort réel, lors même qu'on lui paye ses journées. En vain, on croirait choisir, pour lui demander un travail forcé, des temps où les habitants de la campagne sont le moins occupés ; les opérations de la culture sont si multipliées, si variées, qu'il n'est aucun temps entièrement sans emploi... Prendre le temps du laboureur, même en le payant, serait l'équivalent d'un impôt. Prendre son temps sans le payer est un double impôt ; et cet impôt est hors de toute proportion lorsqu'il tombe sur le simple journalier qui n'a pour subsister que le travail de ses bras  » (Edit du roi supprimant la corvée, 1776. Cf. Turgot, OEuvres).

Elle était lourde aussi parce que les travaux, qu'elle imposait aux corvoyeurs, étaient souvent pénibles. « L'escarpement des montagnes » et l'extraction de la pierre notamment étaient des plus difficiles pour des laboureurs qui, arrachés à leur charrue, n'avaient aucune habitude de ces sortes de travaux et étaient souvent victimes d'accidents [Note : Cf. plus loin, au chapitre « Soulagements à la corvée », quelques exemples d'accident]. Les corvoyeurs n'auraient jamais dû être chargés de tirer la pierre nécessaire aux chemins, remarque-t-on dans les Observations sur la délibération des Etats sur les Grands Chemins ; « il est de l'humanité de les en dispenser, parce que n'étant point au fait de travailler aux perrières et de faire jouer la mine ils risquent leur vie, s'ils s'attachent à celles qui produisent la pierre la plus dure » [Note : A. d. I.-et-V. C. 2267. Or c'était évidemment, la pierre la plus dure que les corvoyeurs étaient d'ordinaire obligés d'extraire. On ne pouvait pas les laisser — ce qu'ils faisaient pourtant quelquefois — exploiter une pierre « molle, ardoisine et facile à tirer », qui n'aurait donné que de mauvais matériaux].

Elle était lourde enfin pour des raisons que nous apprend le duc d'Aiguillon, qui connaissait bien la province pour l'avoir parcourue plusieurs fois : « La corvée, écrit-il dans une lettre du 2 février 1787 au Contrôleur général, est bien plus onéreuse dans cette province que dans les autres, tant à cause de la dépopulation, de la dispersion des habitants, de leur éloignement des grandes routes et de la façon dont ils se nourrissent que de la mauvaise qualité du sol et des matériaux, de la rareté de ces derniers [Note : Ceci était surtout vrai de la Haute-Bretagne], de la distance des lieux où on les trouve à ceux où l'on travaille, de l'intempérie du climat et surtout du nombre prodigieux de voitures énormes qui passent continuellement par les routes de Brest, Lorient, Nantes et Saint-Malo pour le service des armements » [Note : Citée par M. Marion, La Bretagne et le duc d'Aiguillon, p. 74. Les faits avancés par d'Aiguillon sont confirmés par le Mémoire d'une Compagnie qui proposa aux Etats d'entreprendre la construction et la réparation de toutes les routes de la province (ce mémoire est s. d., s. n.). A. d. I.-et-V. C. 2264].

Même exigée sans abus, la corvée était donc en Bretagne une charge particulièrement pesante.

Il serait intéressant de savoir quel fut en argent l'équivalent de cet impôt en nature ; mais il est bien difficile d'évaluer en argent la corvée. Les chiffres manquent ou sont trop rares pour pouvoir déterminer sa valeur, même approximative. Les seuls que nous possédions sont d'ailleurs loin de concorder. D'après le Mémoire d'une Compagnie qui, avant 1769 [Note : Le mémoire n'est pas daté, mais il parle de huit cents lieues de routes à entretenir. Or en 1769 le réseau des grands chemins compte précisément huit cent une lieues. Le mémoire est donc probablement antérieur à cette date], proposa aux Etats d'entreprendre la construction et la réparation des routes de Bretagne, « le total des travaux à faire pour décharger les habitans de la campagne de la corvée sur près de huit cent lieues de longueur de routes, » aurait monté à 20.160.000 livres [Note : A. d. I.-et-V. C. 2264. Proposition d'une compagnie aux Etats de Bretagne, s. d., s. n. Ce chiffre de 20,160,000 livres paraît exagéré. Il ne s'explique que si la proposition de la compagnie fut faite au moment où l'on venait d'ouvrir beaucoup de routes en Bretagne, et si elle tint compte des frais nécessaires pour l'achèvement de ces routes]. En 1781, les travaux faits par corvée furent évalués à 1.075.599 livres [Note : A. d. I.-et-V. C. 2272. Lettre de l'intendant. Gratifications... au sieur Frignet]. Selon Gohier, la corvée représentait, en 1789, un impôt de près de 2.000.000 de livres, décuplé par sa mauvaise répartition (Mémoire pour le Tiers-Etat de Bretagne, p. 91). A peu près à la même époque dans le Berry, « le sacrifice des corvéables, » qui fournissaient par an trois cent vingt mille journées de manœuvres et quatre-vingt-seize mille journées de voitures, n'était évalué qu'à 624.000 livres (Necker, Administration des finances de la France, t. II, chap. V, p. 230).

Sans doute, à mesure que le réseau des routes se développa, il fallut exiger davantage des corvoyeurs. Mais il ne semble pas qu'il y ait eu des périodes où la corvée, toutes proportions gardées, ait été plus particulièrement intolérable. Et, parmi les gouverneurs ou les intendants qui se sont succédé en Bretagne, il n'en est pas qu'on puisse rendre plus spécialement responsable des rigueurs de la corvée [Note : Aucun ne peut être comparé à La Galaizière père, qui s'est montré si impitoyable à l'égard des corvoyeurs lorrains ; cf. Boyé, op. cit.].

Pourtant on a voulu montrer dans le duc d'Aiguillon, qui fut commandant de Bretagne de 1754 à 1770, un digne rival en impopularité de La Galaizière. Sous son gouvernement « la corvée devint la bête noire des paysans, elle rendit le commandant odieux à toute la province et fit maudire son nom dans toutes les campagnes les plus reculées » (B. Pocquet, Le duc d'Aiguillon et La Chalotais, t. I, p. 313). Son administration fut sévèrement jugée par le Parlement de Rennes, qui condamna son despotisme et qui prétendit se faire l'écho des plaintes d'un peuple exploité. « Les corvées ruinent et écrasent les laboureurs, disait le Parlement ; ce genre de travail, toujours onéreux, est devenu insupportable... par les ordres violents qui arrachent le laboureur à la culture et à la récolte... » (Marion, op. cit., p. 234). Au Parlement se joignirent les Etats, qui blâmèrent les abus des employés des ponts et chaussées, la lourdeur de plus en plus grande de la corvée, les misères engendrées par les garnisons « dévorant, au nom du commandant, la substance des malheureux et celle de leur famille, ravageant leur champ et leur moisson » [Note : Réponse au grand mémoire de M. le duc d'Aiguillon, pp. 28-34, cité par B. Pocquet, op. cit., t. I, p. 315]. « A peine le duc d’Aiguillon avait cessé de commander en Bretagne, écrivèrent-ils en 1770, que les plaintes contre l'abus des corvées se sont élevées de toutes parts, il en a été présenté six cent quatre-vingt-quatre à la seule séance de 1768 » [Note : Réponse des Etats de Bretagne au Mémoire du duc d'Aiguillon, 1770, 65 pages imp. (B. M. R., 186, E. 2 [n° 8])].

Sans doute les accusations du Parlement et des Etats contre d'Aiguillon sont catégoriques, mais il ne faut pas en exagérer l'importance. Les témoignages du Parlement et des Etats ne doivent être admis qu'avec réserve ; il faut toujours se méfier des imputations portées par quelqu'un contre son adversaire. Le Parlement et les Etats étaient, en 1764, en lutte ouverte avec le commandant, dont l'initiative et le ton autoritaire avaient blessé une noblesse intraitable [Note : Pour tout ce qui concerne l'administration de d'Aiguillon, ses démêlés avec les Etats et le Parlement, cf. Marion, op. cit., et Pocquet, op. cit.] ; tous deux étaient intéressés à discréditer d'Aiguillon, à le perdre dans l'opinion publique qui se formait : le Parlement pour justifier ses attaques et ruiner l'autorité de d'Aiguillon ; les Etats pour usurper un peu plus les attributions du commandant, qu'ils auraient voulu dépouiller de l'administration des grands chemins. Tous deux ont dénoncé avec indignation les souffrances des corvoyeurs : aucun d'eux n'a songé sérieusement à les adoucir, n'a cherché les réformes susceptibles d'y mettre fin.

D'ailleurs les accusations des Etats et du Parlement sont démenties par l'enquête sur l'administration des grands chemins faite en 1764. C'est d'Aiguillon lui-même qui demanda cette enquête. « M. le duc d'Aiguillon, dit un Mémoire du 29 octobre 1764, qui rapporte la démarche du commandant, a exposé que depuis qu'il est entré dans la province, il s'est essentiellement occupé à perfectionner l'administration des grands chemins ; qu'il a porté ses vues sur les règlements, sur les ingénieurs préposés pour donner ses ordres, sur les adjudicataires et sur les corvoyeurs... sur l'emploi préférable des deniers accordés par les Etats, et sur l'économie de la distribution... ; qu'aux anciens règlements il en a substitué un nouveau... et que depuis ce règlement il a ajouté, suivant le vœu des Etats, dans leur Assemblée de 1756, plusieurs dispositions nouvelles, toutes relatives à l'utilité publique... ; qu'il a, sur les plaintes de la province, destitué plusieurs ingénieurs et sous-ingénieurs... ; qu'il a détruit des formes vicieuses des anciennes adjudications, qu'il s'est fait rendre un compte exact de tous les marchés des adjudications, a fait examiner leurs ouvrages et rendu, sur les avis de la Commission, des ordonnances sévères contre ceux qui abusaient de leurs entreprises... ; qu'il a diminué la durée du temps prescrit par les anciens règlements au sujet des corvées, et a cherché à les rendre plus utiles en distribuant le travail des corvoyeurs ; qu'il a été secondé dans ces travaux par un nombre considérable de citoyens de la province, dans tous les ordres et états... lesquels ont éclairé l'administration, arrêté les abus et lui ont fait souvent des représentations... » (A. d. I.-et-V. C. 2265).

D'Aiguillon disait vrai, l'enquête le prouva [Note : C'est d'après M. Marcel Marion que je vais citer les résultats de cette enquête. Les réponses des personnes consultées se trouvent aux archives nationales]. Sur cent soixante-sept réponses adressées à la Commission intermédiaire, trente et une seulement font prédominer le blâme sur l'éloge.

La plupart reconnaissaient l'équité de d'Aiguillon. C'est ainsi que M. de la Motte de Lesnage écrivait à propos des routes des environs d'Antrain : « Souvent j'ai pris sur moi d'accorder aux corvoyeurs des suspensions de travaux suivant leur besoin [Note : Les ingénieurs et autres employés des Ponts et Chaussées étaient autorisés par le commandant et l'intendant eux mêmes à avancer ou retarder la période des travaux de corvée, selon les besoins des saisons et les conditions du pays] ; j'ai sollicité le commandant d'accorder des gratifications aux paroisses, qui se trouvaient avoir dans leurs tâches des travaux pénibles et des monticules escarpés : je rends hommage à la vérité en vous disant que j'ai toujours trouvé le duc d'Aiguillon disposé à accorder des grâces d'un soulagement réel aux corvoyeurs qui, dans mon département, n'ont certainement ni eux ni personne, aucune plainte fondée à porter... ».

De même, M. de la Lande de Calan déclarait de Saint-Brieuc : « ... à l'égard des abus il s'en est commis, et même des vexations, par les différents préposés à la confection des routes ; mais aussitôt que je les ai fait connaître au duc d'Aiguillon, il y a sur-le-champ remédié et ceux-là ne subsistent plus : il en reste néanmoins auxquels il n'y a que les Etats et vous (commissaires intermédiaires) qui puissiez y remédier... » (Marion, op. cit., pp. 301 et suiv.).

Les Etats, il est vrai, ont prétendu que cette enquête n'était pas aussi concluante qu'elle paraissait l'être et ils ont mis en doute l'exactitude des témoignages. Mais malgré les protestations des Etats, qui n'hésitaient pas à regarder les témoins comme les amis du duc ou comme subornés par lui, on peut admettre en gros le résultat de l'enquête parce qu'il nous est facile de la confirmer sur bien des points en comparant le régime de la corvée suivi jusqu'en 1754 avec le régime établi par d'Aiguillon. Avant 1754 en effet, les corvoyeurs étaient obligés de travailler dix mois de l'année à la réparation des chemins, les travaux ne s'arrêtaient qu'en août et qu'en septembre (Règlement du 6 décembre 1734, art. 8). Appelés dans un rayon de quatre lieues, les corvoyeurs devaient rester au moins trois jours francs sur l'atelier : en comptant l'aller et le retour on leur demandait donc cinq jours par semaine (Ordon. du 20 novembre 1738, 16 mars 1750, Arrêt du Conseil 18 janvier 1738). De plus, ils étaient chargés de tous les travaux indistinctement (Ordon. du 20 novembre 1738). Sous d'Aiguillon, au contraire, l'atelier de chaque paroisse n'est qu'à deux lieues de son clocher ; s'il arrive qu'il soit à deux lieues et demie, la paroisse est déchargée du cinquième de l'ouvrage. Les corvoyeurs ont leur tâche particulière et la durée annuelle des travaux a été très réduite ; les travaux d'art et les ponts sont mis en adjudication [Note : Cf. Ordon. de 1754 et de 1757. Tous ces règlements et ordonnances ont été cités plus haut]. En principe, on peut donc dire que sous d'Aiguillon, la corvée fut moins écrasante qu'elle ne l'avait été. Si, en fait, elle resta impopulaire, la faute n'en est pas à d'Aiguillon, qui s'est préoccupé plus que personne de la régulariser et de l'adoucir. Quand j'ai cité les résultats de l'enquête sur l'administration des grands chemins, je n'ai pas eu l'intention de disculper complètement le commandant en chef des accusations portées contre lui par les Etats, j'ai voulu simplement montrer que ces accusations étaient très exagérées et qu'on ne saurait voir en d'Aiguillon le plus dur, le plus insensible aux malheurs des petits, le plus odieux des commissaires du roi en Bretagne. En réalité il y a eu des abus sous son gouvernement, mais les mêmes s'étaient produits avant lui, les mêmes se reproduisirent après son départ ; voilà pourquoi je n'ai pas voulu distinguer de périodes dans l'histoire de la corvée.

Peut-être ces abus semblèrent-ils plus nombreux, peut-être la corvée parut-elle plus lourde sous d'Aiguillon : on se l'expliquerait en songeant que ses prédécesseurs et ses successeurs n'ont jamais ordonné tant de travaux que lui. On l'accusa même d'avoir fait ouvrir, en même temps trois cent quatre-vingt lieues de routes. Cela parut d'autant plus excessif que de 1730 à 1750 on n'avait « mal rétabli qu'environ soixante ou soixante-dix lieues » de chemin [Note : A. d. I.-et-V. C. 4731. Mémoire de l'ingénieur en chef Chocat de Grand-maison, 17 mars 1754]. Ce n'est que l'essor, un peu trop rapide peut-être, donné au développement des routes, avant lui si négligées et si rares, qui a pu faire croire que d'Aiguillon avait exigé la corvée avec une rigueur inconnue encore. Qu'il y ait eu de nombreuses fautes sous son gouvernement, c'est possible, mais les plaintes n'ont jamais cessé ; elles se sont fait plus amères et plus pressantes même à la fin du siècle... « La corvée est devenue si pesante, écrivent les généraux des paroisses de Saint-Julien-de-Concelles et de la Chapelle-Basse-Mer, les travaux si multipliés et leur retour si fréquent que malgré tout leur zèle ils n'y peuvent plus satisfaire » [Note : A. d. C. 2429, f° La Chapelle-Basse-Mer. 1769-83]. En 1782, les généraux de Saint-Jean-sur-Vilaine, Saint-Didier, Domagné, Châteaubourg, Broons, Servon et Brecé se plaignent encore : « la corvée des grands chemins, disent-ils dans leur requête, est un fardeau d'autant plus onéreux pour les habitants des campagnes qu'ils y sont seuls assujettis, qu'ils sont forcés de se livrer à un travail qu'elle exige dans les tems de l'année les plus précieux pour eux, on peut même dire pour la Société en général, puisque ce qui est essentiellement nécessaire au soutien de l'humanité sont les produits de la terre... » [Note : A. d. C. 4886. Requête des généraux de Saint-Jean-sur-Vilaine, Saint-Didier...].

Si la corvée a été lourde en Bretagne, et si d'une façon générale elle a été une charge uniformément pesante durant tout le XVIIIème siècle, c'est qu'en Bretagne plus que partout ailleurs peut-être, les privilégiés ont été nombreux et puissants, les petits sacrifiés. Les exemptions, l'injuste répartition de la capitation et de la corvée entre les corvoyeurs, les dérogations aux règlements, la modicité des fonds alloués par les Etats, les vexations des subalternes, la rigueur des répressions, voilà les causes permanentes, qui ont fait de la corvée un impôt intolérable.

Des Exemptions. — La corvée ne tombe que sur les roturiers ; les privilégiés, c'est-à-dire les ecclésiastiques, les nobles et leurs domestiques n'y sont pas sujets [Note : A. d. I.-et-V. C. 4720. Ordon. du 12 mai 1747 et du 18 mars 1757, citées dans Projet de règlement des grands chemins].

Tous les roturiers d'ailleurs n'y sont pas soumis. Jusqu'en 1754 les villes en furent exemptes (A. Dupuy, op. cit., p. 258). A cette date (A. d. I.-et-V. C. 2263. Ordon. du 5 novembre 1754) d'Aiguillon l'imposa aux bourgeois possesseurs de terre à la campagne. La mesure de d'Aiguillon en réalité n'augmenta pas beaucoup le nombre des corvoyeurs. Dans les villes, les bourgeois propriétaires de fermes ou de champs n'étaient qu'une minorité. D'autre part cette minorité occupait très souvent des charges emportant exemption de la corvée. En fait la corvée des grands chemins ne pesa que sur les paysans.

Généralement « sont sujets à la corvée tous les habitants contribuables au casernement, même les femmes et les mineurs taxés à vingt sols de capitation, » à l'exception toutefois des mendiants, des infirmes incapables de se faire remplacer, des enfants non capités, des valets et servantes quoique capités [Note : A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 13 juin 1740 et passim. Ceci donnait lieu à des abus souvent. Les maîtres envoyaient à la corvée en leur place leurs valets ou leurs servantes et retenaient sur les gages de ces derniers les journées ainsi employées à la corvée. (Ordon. du 20 décembre 1745, art. VIII. C. 2262)]. Mais il s'en faut de beaucoup que tous les contribuables désignés par les ordonnances soient réquisitionnés pour les travaux de corvée : beaucoup en sont exemptés.

L'exemption de la corvée est ou totale ou personnelle, c'est-à-dire qu'elle décharge de toute obligation le bénéficiaire, ou qu'elle le dispense seulement de remplir lui-même sa tâche tout en lui enjoignant d'envoyer ses harnais et un remplaçant [Note : Ces dispensés et les gens aisés font faire leur tâche par des journaliers taxés à moins de vingt sols de capitation et par suite exempts de la corvée].

Exemptions totales. — La liste des exemptions totales et permanentes a été arrêtée par deux ordonnances surtout : l'une du 11 octobre 1742, l'autre du 12 mai 1747, celle-ci complétée par des additions du 18 mai 1757.

Elle comprenait :

Les officiers gardes-côtes des compagnies détachées, les sergents, les soldats des mêmes compagnies ainsi que leurs femmes ;

Les matelots qui, dans l'intervalle de deux armements, ne résident pas plus de trois mois chez eux, les femmes des matelots au service, embarqués sur les vaisseaux du roi ou sur des vaisseaux corsaires, pourvu qu'ils ne possèdent pas de harnais, « auquel cas leurs femmes ou eux sont tenus de les envoyer aux travaux » ;

Les receveurs des droits de jaugeage et de courtage qui ne sont pas capités au-dessus de 10 livres ;

Les monnoyeurs travaillant ordinairement à la Monnaye ;

Les messagers et facteurs de messageries ;

Les commis au contrôle (un par arrondissement) ;

Les gardes-étalons, les distributeurs des poudres et salpêtres ;

Les directeurs et les maîtres de poste, leurs commis et leurs postillons [Note : A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 11 octobre 1742 sous forme de lettre. Ordon du 12 mai 1747 promulguée par le duc de Penthièvre. Additions à l'ordon. du 12 mai 1747, apportées par le duc d'Aiguillon et Lebret, en mai 1757] ;

Cette liste fut encore allongée dans la suite, on y ajouta :

Les notaires secrétaires du roi ;

Les sénéchaux, baillis, lieutenants et procureurs du roi des juridictions royales [Note : A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet de règlement pour les grands chemins] ;

Les présidents des présidiaux [Note : A. d. I.-et-V. C. 2429. Exemptés par ordonnance de mars 1768, f° La Chapelle-Heulin, 1707-83] ;

Les commissaires des classes de la marine [Note : A. d. I.-et-V. C. 2430. Requête du sieur Louvel, 1776, f° Paimbœuf, 1776-84] ;

Les contrôleurs des actes, les receveurs des domaines, les employés des fermes du roi, ceux des devoirs de la province, à l'exception des buralistes, receveurs des déclarations, et gardes-marteau de la régie des cuirs, qui perdent le bénéfice de l'exemption au-dessus de 4 livres de capitation ;

Les officiers des troupes royales en activité ou ceux qui ont vingt ans de service ;

Les capitaines et lieutenants du guet pendant la guerre et le fonctionnement du « pédonnage » [Note : A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet de règlement pour les grands chemins. Le pédonnage était un service de dépêches ou de courriers à pied] ;

Les gardes du commandant en chef et lieutenant général de la province [Note : A. d. I.-et-V. C. 2419, f° Thorigné et Saint-Laurent, 1775-1782] ; Les collecteurs des droits de son altesse royale le duc de Penthièvre [Note : A. d. I.-et-V. C. 2407, passim.] ;

Les soldats provinciaux [Note : A. d. I.-et-V. C. 2419, f° Sens, 1775-1783] ;

Les entreposeurs du tabac [Note : A. d. I.-et-V. C. 2424, f° Landivisiau, 1769-83. Requête du sieur Deren qui s'appuyait, pour réclamer la jouissance de son privilège, sur l'art. II du titre commun pour toutes les fermes de l'ordon. de juillet 1681, sur un arrêt de la Cour des Aides de Paris, du 10 décembre 1760, et sur ceux du Conseil les 1er août 1721 et 21 avril 1779] ;

Les receveurs des droits de l'Amirauté [Note : A. d. I.-et-V. C. 2424, f° Lochrist. Requête de Hauteville Le Hir (1775). Ce Le Hir, que sa paroisse voulait imposer à la corvée, avait été taxé à soixante et une toises de chemin] ;

Les receveurs des ports et havres [Note : A. d. I.-et-V. C. 2423, f° Faou, 1776-1783. Note de l'intendant décidant que le sieur Girault, dérogeant aux principes de sa charge de receveur des ports et havres au Faou par l'exercice de celle de notaire, contribuera à la corvée] ;

Les miliciens servant « réellement pour eux-mêmes comme ayant été pris au sort ou par remplacement... pendant cinq années... » (A. d. I.-et-V. C. 2425, f° Rosporden, 1762-1779) ;

Les maîtresses accoucheuses (A. d. I.-et-V. C. 2428. f° Carquefou, 1766-1782) ;

Les invalides qui jouissent seulement « du traitement que le roi leur a fait ou d'un bien qui leur appartient » [Note : A. d. I.-et-V. C. 2424, f° Landivisiau, 1769-83. En 1738 on avait décidé que les invalides, qui n'avaient pour vivre que la demi-solde, seraient totalement exempts ; que ceux qui posséderaient quelque bien en fonds et qui (eux ou leur femme) feraient quelque commerce, fourniraient la corvée ou un remplaçant. (A. d. I.-et-V. C. 2264)] ;

Les correspondants de la Commission intermédiaire ; les subdélégués de l'intendant ; le maire et le syndic pour le logement et transport des bagages de troupes, jusqu'à concurrence de 15 livres de capitation et pendant la guerre seulement [Note : A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet de règlement pour les grands chemins...] ;

Les gardes généraux et les collecteurs des amendes dans les maîtrises [Note : A. d. I.-et-V. C. 2419, f° Sens. Confirmation de ses privilèges au sieur Poussin, garde général, collecteur des amendes en la maîtrise de Villecartier] ; les commis du bureau de la marque des toiles (A. d. I.-et-V. C. 2421, f° Loudéac, 1778) ;

Les capitaines, officiers, soldats et matelots de la Compagnie des Indes, qui sont assimilés aux officiers et soldats du roi [Note : A. d. I.-et-V. C. 2266. Requête d'Alex. Boullonnais de Saint-Simon et de Louis Aubin du Plessix. février 1762] ;

Les pédons, gens mariés ou garçons, depuis seize jusqu'à soixante ans, affectés au transport des lettres et paquets (A. d. I.-et-V. C. 2407) ;

Les gardes des eaux, bois et forêts du prince de Condé (A. d. I.-et-V. C. 2407. Règlement du 23 juin 1764) ;

Les veuves [Note : A. d. I.-et-V. C. 2273. Etat de la situation des routes du département de Nantes] ;

Enfin des exemptions totales pouvaient être accordées à titre individuel à des corvoyeurs qu'on voulait récompenser. Ainsi, en 1770, d'Agay exemptait un allemand, Bettinger, tanneur établi à Nantes, où il avait fondé une manufacture de cuirs dont la bonne qualité était « inconnue avant lui » (A. d. I.-et-V C. 2428, f° Chantenay, 1733-1784) ; en juillet 1760, Lebret exemptait les habitants de l'île de Saint-Jean, renvoyés en France par les Anglais après la prise de Louisbourg et défendait aux généraux des paroisses, où ils avaient pu se retirer, de les comprendre dans le rôle des corvoyeurs à cause de leur misère (A. d. I.-et-V C. 2263. Ordon. Du 4 juillet 1760). Pour recruter certains services on accordait aussi des exemptions ; en 1746, par exemple, les ouvriers des environs de Brest, dont on avait besoin pour le service du port, furent dispensés de la corvée des grands chemins (A. d. I.-et-V C. 2264. Ordon. du 12 septembre 1746).

La plupart des exemptions totales étaient conditionnelles : les bénéficiaires ne pouvaient en jouir qu'en observant certaines conditions, dont la violation entraînait ipso facto la perte du privilège. Les prêtres renonçant à la prêtrise, devenaient soumis à la corvée ; c'est ainsi que le 15 juillet 1785 on assujettissait un clerc tonsuré de Vallet qui avait abandonné la carrière ecclésiastique (A. d. I.-et-V C. 4717. Registre des délibérations de la Commision intermédiaire, p. 59). Il en était de même pour les filles ou femmes de condition noble qui se mésalliaient. Une fille de condition noble jouissait de tous les privilèges de sa naissance, elle ne logeait point de gens de guerre, elle n'était point imposée à la corvée ; si elle épousait un homme de condition commune, tous ses privilèges cessaient ; le mari était imposé à la corvée, même pour les biens de son épouse (A. d. I.-et-V C. 2429. Requête du sieur Pitteu, f° Doulon, 1739-1784).

Il était aussi défendu aux exempts, que je viens d'énumérer, de tenir « aucunes terres en ferme, ni de faire commerce en gros ni en détail » (A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet de règlement des grands chemins). Un prêtre de la paroisse de St-Sébastien, le sieur Brianceau, est astreint à la corvée parce qu'il est fermier de vignobles ; en 1761, un sieur de Plumard de Rieux qui afferme, dans la même paroisse, la maison d'une demoiselle du Bordage, est inscrit sur le rôle des corvoyeurs ; il proteste, mais en vain ; l'intendant répond : « un gentilhomme qui tient une ferme est dans le cas de contribuer à la réparation des grands chemins comme un simple laboureur ; la qualité de fermier est un acte dérogeant qui fait disparaître tout privilège » [Note : A. d. I.-et-V. C. 2432, f° Saint-Sébastien, 1761-1777. Le gentilhomme qui héritait d'un corvoyeur était soumis aux mêmes obligations que les roturiers. Si le corvoyeur était mort avant d'avoir rempli sa tâche, le gentilhomme héritier devait la faire achever. (Ordon. du 23 juin 1764. A. d. I.-et-V. C. 2407)].

Seuls les capitaines et lieutenants du guet, les maîtres de poste pouvaient : les premiers « manœuvrer et affermer terres et métairies » ; les seconds « tenir auberge et manœuvrer un journal de terre par cheval que leur commission les obligeait à fournir, sans déroger à leur exemption ». Les maîtres de poste ne pouvaient d'ailleurs excéder ce chiffre d'un journal par cheval sous peine de contribuer à la corvée « au prorata du surplus des terres qu'ils tiendraient en ferme » [Note : A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet de règlement des grands chemins].

Exemptions personnelles. — La liste des exemptions personnelles est moins longue : on y trouve les trésoriers en charge, les collecteurs des fouages, taille, dixièmes, capitation et autres impositions, les distributeurs de papier timbré, les gardes-bois des seigneurs, les chirurgiens jurés, les « officiers des compagnies du fonds des paroisses » (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 12 mai. 1747), les fabricants et ouvriers papetiers (A. d. I.-et-V. C. 2407. Ordon. de 1770 confirmant leur exemption), qui ne pouvaient être choisis comme députés ou syndics mais qui devaient payer un remplaçant et envoyer sur les ateliers, à leur tour, les chevaux, charrettes et brouettes qu'ils pouvaient posséder (A. d. I-et-V. C. 2262) ; les professeurs d'hydrographie [Note : A. d. I.-et-V. C. 2266. Lettre du 18 septembre 1761. En 1761 on demanda l'exemption entière pour le sieur Papin, professeur d'hydrographie à Paimbœuf, en alléguant, pour appuyer la demande, la nécessité de la fonction, l'avantage qu'en retireraient les villes maritimes, le peu d'appointements et le peu d'élèves en cas de guerre ; la corvée ajoutée au petit nombre d'élèves et à la modicité du traitement, disait-on encore, pouvait dégoûter le sieur Papin et lui faire abandonner ses fonctions. — Je ne sais si l'exemption totale fut accordée], les sénéchaux et procureurs fiscaux des hautes justices seigneuriales [Note : A. d. I-et-V. C. 4720. Projet de règlement des grands chemins. Tout d'abord on avait recommandé (cf. lettre du 11 octobre 1742, C. 2262) de choisir les députés parmi les sénéchaux, procureurs fiscaux des juridictions seigneuriales] jouissaient également de l'exemption personnelle.

Le nombre de ceux qui reçoivent des exemptions totales ou personnelles est, on le voit, considérable ; cela n'empêche pas les demandes nouvelles d'exemption. A chaque instant des réclamations sont faites, et la plupart sont rejetées. Si l'on voit quelques généraux appuyer des demandes d'exemption, comme celui de Gaël, qui consent à dispenser les juges gruyers des grueries du seigneur de Gaël (A. d. I-et-V. C. 2407. Ordon. du 23 juin 1764), la plupart d'entre eux demandent qu'on réduise la liste des exempts ou protestent contre de nouvelles exemptions [Note : A. d. I.-et-V. C. 2427, f° Plouay, 1775-1780. Requêtes des généraux de Quéven et d'Antrain].

La plupart des exemptés, d'ailleurs, sont des riches, des propriétaires de charges et d'offices, des laboureurs aisés. Beaucoup, par exemple, de ceux, qui avaient la garde d'un étalon, étaient, comme une dame Trois-Henris, habitant la Trinité-Machecoul, les plus riches de leur paroisse. Cette dame Trois-Henris, remarquait le général avec amertume, devrait faire, d'après sa capitation, deux cent quatre-vingt-une toises, un pied, huit pouces de chemin et elle a un étalon, qui lui rapporte plus qu'elle ne dépense pour sa nourriture [Note : A. d. I.-et-V. C. 2430, f° Machecoul. Les gardes-étalons avaient été dispensés de toute corvée par M. de Viarmes, le 18 avril 1751, à condition que les biens qu'ils tiendraient en ferme ne représenteraient pas plus de trois cents livres de revenu. Dans le cas contraire, les gardes-étalons seraient tenus de contribuer à la réparation des chemins, au prorata de l'excédent. (Nota de art. VI de l'ordon. du 12 mai 1747. A. d. I.-et-V. C. 2262)].

Bien souvent des cultivateurs achetaient eux-mêmes un vieux cheval, incapable de travailler, le faisaient inscrire comme étalon, au désespoir des autres paysans, peu soucieux de faire saillir leurs bêtes par un étalon semblable (A. d. I.-et-V. C. 2262 et C. 2430).

Beaucoup de charges, comme celle de garde-étalon, n'étaient que des prétextes à exemption. Les distributeurs de poudre et salpêtre ne méritaient pas l'exemption; quelques-uns, dans des paroisses comme Piré, ne vendaient presque rien [Note : A. d. I.-et-V. C. 2265. Mémoire des Etats, 1770. Les Etats auraient voulu qu'on limitât l'exemption à ceux qui étaient « véritablement utiles à l'Etat »]. Les receveurs des déclarations et des droits de jaugeage et de courtage auraient pu tout aussi bien être assujettis à la corvée. Ils s'étaient multipliés : il y en avait un dans chaque paroisse en 1738 et pour la plupart ils étaient « les meilleurs laboureurs et autres gens qui seraient le plus en état de travailler » à la corvée. Or les travaux de corvée avaient lieu à une époque où ces commis étaient inoccupés, puisque leurs fonctions ne commençaient qu'en novembre et cessaient à la fin de janvier [Note : A. d. I.-et-V. C. 2264. Lettre de l'intendant au contrôleur Orry, 20 avril 1738].

Quelquefois, sans tenir compte de la fortune personnelle des exempts, le nombre de ces derniers est si considérable que par lui-même il est un fardeau très lourd. Lors de l'enquête sur l'Administration des grands chemins, on se plaignit notamment que « l'exemption accordée aux veuves tournât à la surcharge des autres habitants » (Marion, op. cit., p, 305). La plainte était justifiée. Dans la seule paroisse de Montoir et dans sa trêve Saint-Joachim, sur la route de Savenay à Saint-Nazaire, les veuves de marins morts au service du roi étaient assez nombreuses pour payer une capitation globale de 1.476 livres. Les 1.476 toises de chemin qu'elles auraient été tenues, d'après l'ordonnance de 1754, de réparer ou de construire, venaient donc s'ajouter à la tâche déjà grande des autres contribuables [Note : D'après cette ordonnance le travail était réparti au marc la livre « de la capitation ». A. d. I.-et-V. C. 2273. Etat de situation des routes du département de Nantes].

Ceci nous explique pourquoi les généraux protestent si haut contre les exemptions. Un sieur Limautour, ouvrier de l'arsenal de Lorient, demande l'exemption. Le général de sa paroisse (Quéven) observe que Limautour est un des plus riches, que jamais les ouvriers de l'arsenal n'ont été exempts, que d'ailleurs ils gagnent 40 sols par jour au lieu de 20 à peine qu'ils toucheraient chez des particuliers ; et, ajoute le général, la corvée est « un fardeau qui n'est tolérable qu'autant qu'il est porté par tous..., les privilèges, toujours odieux en eux-mêmes, en ce qu'ils tendent à la surcharge publique, doivent être restreints dans leurs plus justes bornes et, dans le doute, la loi doit toujours être interprétée à la décharge des contribuables, tant le retour au droit commun est favorable » [Note : A. d. I.-et-V. C. 2427, f° Plouay, 1775-1780. C'est encore au nom de ce droit commun que le général de La Mézière fit repousser le requête d'une demoiselle Louise Gigon, sœur de la Charité, directrice des petites écoles de cette paroisse, qui demandait l'exemption en arguant de son grand âge, de ses occupations, de son peu de fortune... Le général trouva les services qu'elle prétendait avoir rendus à la paroisse trop peu considérables, et répondit qu'elle avait quatre-vingt-six livres de revenu et que les écoles lui rapportaient vingt livres. (A. d. I.-et-V. C. 2414, f° La Mézière)].

Les généraux se résignent difficilement à admettre certaines exemptions et on les voit assez fréquemment comprendre dans les rôles de corvoyeurs des receveurs des droits de l'Amirauté (A. d. I.-et-V. C. 2424, f° Lochrist. Requête de Hauteville Le Hir, 1775), les gardes du prince de Condé (A. d. I.-et-V. C. 2321. Nantes à Nozay, 1746-1773), des entreposeurs du tabac (A. d. I.-et-V. C. 2424, f° Landivisiau, 1749-83), des commissaires des classes de la marine (A. d. L-et-V. C. 2430. Requête du sieur Louvel, 1776, f° Paimbœuf, 1776-84), des receveurs des déclarations et des droits de jaugeage et de courtage (A. d. I.-et-V. C. 2264. Lettre de l'intendant au Contrôleur Orry, 20 avril 1738), des monnoyeurs, etc... Les généraux sont hostiles aux monnoyeurs surtout. En 1770, le général de Rezé veut soumettre à la corvée les officiers monnoyeurs, les monnoyeurs, les ajusteurs et tailleresses de l'hôtel des Monnaies de Nantes résidant dans sa paroisse (A. d. I-et-V. C. 2407). C'est que les monnoyeurs étaient nombreux aux environs de Rennes et de Nantes et qu'ils ne travaillaient pas tous à leur métier.

Malgré la vigilance des généraux, des exemptions indues sont accordées et les usurpations ne sont pas rares. Les officiers de troupes et de la Compagnie des Indes cherchent à jouir de l'exemption même quand ils ont quitté le service militaire ou les vaisseaux de la Compagnie sans avoir reçu — condition nécessaire — la croix de Saint-Louis ou une pension [Note : A. d. I.-et-V. C. 2266. Requête de Alex. Boullonnais de Saint-Simon et de Louis Aubin du Plessix.]. Des titulaires d'une charge, à laquelle est attachée l'exemption, prétendent conserver cette exemption quand ils n'exercent plus leurs fonctions : c'est ainsi qu'en 1785 un garde-meuble de la chambre du roi, qui a abandonné son service, refuse de contribuer à la corvée [Note : A. d. I.-et-V. C. 4717. Registre des délibérations de la Commission intermédiaire, p. 191]. Des monnoyeurs, sans travailler à l'hôtel des Monnaies et sans produire le certificat de présence exigible, font de même (A. d. I.-et-V. C. 2429, f° Doulon. Requête d'un sieur Pitteu) ; des exemptés étendent à leurs parents le privilège de leur exemption sous prétexte que ceux-ci demeurent dans la même maison qu'eux. En 1755, quelques gardes-étalons soutiennent que leurs frères et sœurs mariés, capités séparément et « ayant des intérêts séparés » doivent comme eux être dispensés (A. d. I.-et-V. C. 2407). En 1785, un député se croit le droit d'exempter sa belle-mère qui habite chez lui [Note : A. d. I.-et-V. C. 4717. Registre des délibérations de la Commission intermédiaire, p. 19] ; des corvoyeurs mariés à des tailleresses de la Monnaie se disent exemptés par leurs femmes, bien qu'une ouvrière ne puisse avoir le pouvoir, que n'a pas une fille de condition noble, de faire jouir son mari de ses privilèges (A. d. I.-et-V. C. 2429, f° Doulon. Cf. note 3) ; les paysans désignés par le sort pour la milice et leurs remplaçants, quand ils se font remplacer, se croient exempts ; en 1777, on est obligé de préciser les règlements et de décider que seuls jouiront de l'exemption pendant leurs cinq années de service, ceux qui, désignés par le sort, serviront eux-mêmes, et ceux qui remplaceront quelqu'un. Les miliciens qui se paieront un remplaçant, perdront le bénéfice de l'exemption (A. d. I.-et-V. C. 2425, f° Rosporden, 1762-1779). Des vassaux de la commanderie de Fougeret se prétendent exempts de la corvée et invoquent, pour justifier leur prétention, les lettres patentes d'Henri II de juillet 1549, bien que ces lettres patentes ne parlent que des chevaliers, de leurs gens d'affaires et de leurs fermiers, et ne nomment pas les vassaux (A. d. I.-et-V. C. 2295, f° Herbignac à La Roche-Bernard, 1764-1766). Des gentilshommes font passer leurs métayers pour leurs domestiques, dans le but de les soustraire à la corvée, ce qui pousse l'intendant, en 1739, à arrêter que dorénavant les domestiques d'un gentilhomme, ses valets de peine « portant sa livrée et buvant et mangeant et couchant chez lui » jouiraient seuls de l'exemption de la corvée, et que les valets « qui auraient un ménage et un domicile séparés de celuy de leur prétendu maître seraient assujettis à la corvée... » (A. d. I.-et-V. C. 2413, f° Ercé-en-Lamée, 1739-45). Le personnel des hôpitaux est souvent en lutte avec les généraux qui veulent l'imposer malgré lui à la corvée et qui en ont le droit [Note : A. d. I.-et-V. C. 2423, f° La Chapelle-Heulin, 1767-83. En effet, « la qualité d'administrateur de l'Hôtel-Dieu ne... paraît... mériter aucune considération comme l'écrit en juin 1783 le subdélégué de l'intendant à Nantes ; à la vérité les lettres patentes du mois de juillet 1680 disposent que les administrateurs jouiront de l'exemption du guet, garde, patrouille, logement des gens de guerre, cazernement et de toutes autres charges publiques, mais ces privilèges indéfinis peuvent-ils s'étendre aux travaux des grands chemins pour en surcharger, en leur lieu et place, des malheureux paysants qui ne se sentent point du bien que doit produire une sage administration des hôpitaux puisqu'ils en sont formellement exclus, qu'ils languissent chez eux sans secours, lorsque les pauvres de la ville partagent seuls l'assistance de maisons de charité ; un pareil privilège est contre la justice et l'humanité, aussi l'arrêt de 1724 assujettit-il les administrateurs des hôpitaux au cazernement »].

Ainsi, en fait, la corvée retombait uniquement sur les paysans, et même les plus aisés d'entre eux parvenaient souvent à y échapper. La corvée était un fardeau que, selon le mot d'un intendant, on n'aurait trop su diviser (A. d. I.-et-V. C. 2378. Ordon. 10 août 1783, f° Clisson, 1776-83). Or les exemptions, en diminuant le nombre de ceux qui devaient le supporter, ont largement contribué à le rendre écrasant.

Injuste répartition de la capitation et de la corvée. — Ce fardeau fut d'abord réparti entre les paroisses, puis entre les corvoyeurs de chaque paroisse d'après le rôle de la capitation. Prendre pour base de la répartition de la corvée l'imposition générale et personnelle de la capitation, c'était aggraver les abus. Rien n'eût été plus juste si la capitation avait pesé sur chacun en raison de ses facultés ; mais, excessive dans les paroisses rurales, elle était légère dans les villes et atteignait à peine les deux classes privilégiées.

Quand, en effet, l'abonnement de la capitation est fixé à 1.700.000 livres, la noblesse ne paie que 125.000 livres, les villes et communautés que 345.548 liv. 8 sols 5 deniers, contre 1.243.921 liv. 11 sols 9 deniers (N.-L. Caron, op. cit., p. 148) versées par les paroisses rurales. Ces paroisses, outre leur cote régulière, payent encore les droits « sur la capitation des campagnes dont le produit varie suivant le prix de l'abonnement, » mais atteint un chiffre élevé : en 1781 et 1782 il montait à 108.843 liv. 2 sols 8 deniers (N.-L. Caron, op. cit., p. 214).

Si le chiffre total de la capitation des campagnes est injuste, la capitation respective de chaque paroisse l'est souvent aussi. En 1740, les habitants de Rougé exposent « qu'ils n'ont pour vivre que ce qu'ils peuvent gagner à labourer la terre, qu'ils sont presque tous métayers et fermiers et ne font aucun commerce ». Leur capitation est tellement exorbitante « qu'un laboureur qui jouit de soixante livres de revenu est imposé jusqu'à quatorze ou quinze livres ; un fermier, quoiqu'il n'ait pas un sol vaillant en fonds, est taxé sept ou huit livres » (A. Dupuy, op. cit., p. 164).

Il se peut que ces plaintes soient exagérées, mais on ne peut nier qu'elles ne soient en partie fondées.

Les rôles de la capitation et des corvoyeurs sont rarement renouvelés et mis à jour. Les changements survenus dans l'état et la fortune des habitants, et par conséquent dans la capitation, entraînent de nombreuses injustices quand la répartition des tâches est faite d'après des rôles anciens et inexacts. Des paroisses s'en plaignent : en 1777, les députés, le syndic et plusieurs corvoyeurs d'Amanlis demandent l'abandon de l'ancien rôle ; on autorise le syndic de cette paroisse à faire un nouveau rôle de la capitation et par suite une nouvelle répartition des tâches (A. d. I-et-V. C. 2419, f° Amanlis, 1775-1783). En novembre 1783, la paroisse du Vivier constate que depuis 1773 on n'a pas procédé à une nouvelle répartition des tâches ; cependant « elle a éprouvé de très grands changements soit par les morts, les mariages, et surtout par la guerre dernière ». Ces changements ont évidemment modifié le chiffre de la capitation (A. d. I-et-V. C. 2419, f° Le Vivier, 1731-1783). En 1764, Erquy formule les mêmes plaintes : ses habitants, presque tous marins, ont été tués ou pris dans la dernière guerre ; la paroisse compte cent quarante-quatre veuves et orphelins, la plupart sans pain (A. d. I.-et-V. C. 4890). La paroisse de Saint-Launeuc a longtemps payé « sans difficulté » son imposition parce qu'elle comprenait deux forges, dont le maître payait 400 livres sans compter la taxe de ses ouvriers, une verrerie dont le maître payait 30 livres, un marchand de bois qui payait aussi 30 livres. Ces deux industries n'existent plus, le marchand de bois s'est retiré : leur taxe retombe sur les laboureurs qui sont pauvres, peu nombreux, et sont ruinés par ce surcroît d'imposition (A. Dupuy, op. cit., p. 164) et aussi, faut-il ajouter, par le surcroît de travail par corvée qui en résulte.

En 1771, le recteur de Saint-Colombin, près de Clisson, remontre que les meilleurs biens de sa paroisse, ou ont été vendus à des nobles ou appartiennent à de riches propriétaires qui passent l'hiver dans les villes « où ils paient leur capitation et laissent supporter l'ancien taux, qui n'a point été diminué à gens hors d'état de paier... » (A. d. I-et-V. C. 2594. Lettre du recteur de Saint-Colombin, 20 déc. 1771). Quelques paroisses sont si pauvres et si dépeuplées que c'est à grand'peine qu'elles peuvent composer le rôle des corvoyeurs demandés.

En 1772, le général de la paroisse de Rochementru, auquel on demandait quarante corvoyeurs, ne put faire rôle que de trente-neuf, y compris « cinq povres mendiants ». Pour compléter le nombre de quarante, on fut obligé de mettre sur la liste le marguillier en charge, contrairement à l'ordonnance de 1757 [Note : A. d. I.-et-V. C. 2274. Ancenis et Châteaubriant, 1772-1784. Dès 1756 les Etats déclaraient : « Un grand nombre de ceux que nous sommes forcés d'imposer aux rolles de la capitation pour en remplir l'abonnement ont besoin d'aumônes pour subsister ». A. d. I.-et-V. C. 1758. Extrait du cahier présenté au roy par les députés des Etats de Bretagne, en 1756].

L'inégalité se retrouve dans la répartition des taxes entre les habitants de chaque paroisse. Tout d'abord, il est difficile, sinon impossible, de connaître exactement toutes les ressources des contribuables, dont les ruses ne peuvent être toujours déjouées par les égailleurs (A. Dupuy, op. cit., p. 114). Ensuite les égailleurs, par complaisance ou vénalité, dégrèvent souvent des contribuables. Un des abus les plus ordinaires est de rejeter, à la demande des maîtres, sur les domestiques, qui ne sont pas sujets à la corvée, une partie de la capitation des maîtres, de diminuer par là la tâche de ceux-ci et d'augmenter d'autant celle des pauvres.

Pour remédier quelque peu à cet abus, l'intendant Dupleix, en 1773, dut décider que les tâches seraient fixées « sur le pied de la capitation des maîtres réunie à celle des domestiques » et, qu'après la fixation, on déduirait de la tâche des maîtres une toise courante de chemin par domestique (A. d. I.-et-V. C. 2407. Ordon. du 1er mars 1773).

Injuste répartition des tâches. — D'ailleurs, le rôle de la capitation, quelque injuste qu'il soit, n'est pas toujours suivi. Les généraux, les syndics et députés des paroisses se rendent aussi souvent coupables de complaisance ou de vénalité que les égailleurs de la capitation. Ils dressent, arbitrairement le rôle des corvoyeurs et déchargent leurs parents et amis d'une partie de leur tâche. Dans une requête d'août 1775, deux corvoyeurs d'Amanlis affirment que Jean-Baptiste Chevrel, imposé à la capitation vingt-deux livres, ne l'est à la corvée que de douze toises ; que François Monnier « confrère de trésorerie » du syndic « son compère et son ami » est capité à 30 livres et qu'il n'est taxé qu'à dix toises de chemin ; que Joachim Garnier et M. de la Touche-Bourdon et sa mère, parents du syndic, qui payent respectivement 15 livres et 31 livres de capitation, ne fournissent à la corvée que huit toises et seize toises de chemin... (A. d. I.-et-V. C. 2411, f° Amanlis).

Tantôt encore c'est une partie de la paroisse que les députés et les généraux dispensent de la corvée (A. d. I.-et-V. C. 2419. Ordon. du 5 mai 1734), tantôt c'est le même corvoyeur qu'on appelle sur l'atelier deux fois et trois fois de suite avant que tous les contribuables aient fourni leur jour de travail (A. d. I.-et-V. C. 2411 et 2419. Passim). Très souvent l'intendant se plaint des députés qui refusent de présenter le rôle des corvoyeurs, afin d'exempter qui bon leur semble et qui, pour ne pas être dénoncés par les corvoyeurs appelés à l'atelier, « laissent ceux-ci faire ce qu'ils veulent et ne portent sur la liste des défaillants que ceux qu'ils regardent comme assez bêtes pour ne pas songer à se plaindre » (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 16 mars 1750).

Même sans ces irrégularités, la répartition de la corvée est souvent injuste parce qu'on ne se préoccupe que de la capitation et pas du tout de la nature et de la difficulté plus ou moins grande du travail à distribuer. « On a cru sans doute établir une règle de proportion entre ceux qui doivent partager ce fardeau, disent en 1782 quelques généraux, en ordonnant qu'on en ferait la répartition entre eux suivant leur imposition à la capitation, mais il ne paraît pas [Note : Contrairement à l'article XXXIII de l'Ordonn. de 1754] qu'on ait fait attention aux différentes natures de sol sur lesquels passent les grandes routes, aux différentes qualités de pierres dont le corvoieur est obligé de se servir pour les réparer, à l'éloignement qui se trouve non seulement entre sa demeure et son attelier, mais encore entre son attelier et l'endroit où il est obligé d'aller prendre la pierre dont il a besoin, et aux frais plus ou moins considérables qui en résultent dans l'un comme dans l'autre cas ; enfin il ne paraît pas qu'on ait balancé le plus ou le moins de travail qu'exige la réparation de ces routes suivant qu'elles sont plus ou moins fréquentées ; cependant, il semble que ces différentes considérations eussent dû influer sur la répartition des grands chemins entre les différentes paroisses qui sont chargées de les entretenir » [Note : A. d. I.-et-V. C. 4886. Requête des généraux de Saint-Jean-sur-Vilaine, Saint-Didier, Domagné, Châteaubourg, Broons, Servon et Brécé, en 1782. Ces observations étaient justifiées ; les paroisses de Basse-Bretagne où le sol était solide et les matériaux sous la main, et celles qui étaient affectées aux routes de ville à ville, peu fréquentées, étaient plus favorisées que les paroisses de la Haute-Bretagne où les bons matériaux étaient rares et les routes très suivies. (A. d. I.-et-V. C. 2407, f° Abolition de la corvée). Il en était de même à peu près partout, sauf en Lorraine : « En Lorraine, à cette époque, la plupart des intendants répartissent les corvées soit en raison des forces (bras et bêtes) des communautés, soit en raison des facultés, c'est-à-dire au marc la livre de la subvention. M. de la Porte jugea cette méthode peu équitable. Tous les ans il faisait partager l'entretien des routes entre les communautés riveraines proportionnellement tout à la fois à l'importance de leur population, au nombre de leurs laboureurs, manœuvres et bestiaux, à leur distance de la route et même des matériaux à employer » (P. Boyé, op. cit., p. 72)].

Dans certaines paroisses aussi il y a plus de harnais qu'il n'en est nécessaire pour le transport des matériaux ; dans d'autres, au contraire, les harnais et les chevaux sont si rares que les corvoyeurs sont écrasés, et « mesme obligés de se deffaire de leurs chevaux et bœufs afin de se soustraire à ce transport... » (A. d. I.-et-V. C. 4720. Projet d'ordonnance de 1754). En 1784, par exemple, la paroisse de Sougéal n'a que quatre harnais pour charrier mille quarante-cinq toises de pierre (A. d. I.-et-V. C. 2419, f° Sougéal, 1763-1784). Cette pénurie de harnais est parfois onéreuse pour les corvoyeurs de harnais, mais, d'une façon générale, bien que les charretiers prétendent être plus exploités que les corvoyeurs de bras, la corvée pèse plus lourdement sur les journaliers que sur les charretiers et bouviers [Note : Il arriva que les corvoyeurs de harnais abusèrent des corvoyeurs de bras. A Calorguen ils réclamaient de ceux-ci une indemnité pour le transport de la pierre auquel ils étaient astreints. « Tel corvoyeur de bras, écrit l'ingénieur en 1785, a payé quinze livres et dix-huit livres par jour aux convoyeurs de harnais qui jugulent les malheureux corvoyeurs qui souvent n'ont que leur pelle pour tout outil. » (A. d. I.-et-V. C. 4888)],

Dérogations aux règlements sur la corvée. — Les dérogations aux règlements et la fausse interprétation des ordonnances contribuèrent à alourdir la corvée.

D'après l'ordonnance de 1757, qui renouvelait des dispositions prises en 1754, les travaux à effectuer devaient être subdivisés entre les corvoyeurs à raison d'une toise de chemin par 20 sols de capitation ; comme le nombre de toises excédait le nombre de livres de la capitation totale, l'excédent devait être à la charge de la province. Mais cette règle n'est guère observée. Presque toujours les paroisses reçoivent une tâche plus considérable que ne le comporte leur capitation ; celles qui, comme Bazouges-la-Pérouse, payent 4.874 livres de capitation et ne font que 1892 toises de chemin (A. d. I.-et-V. C. 2335), sont rares ; nombreuses au contraire sont celles qui, comme Romazy, sont imposées à raison de trois toises trois pieds huit pouces par 20 sols de capitation ; qui, comme le Faouët, font une toise de chemin par 8 sols de capitation ; ou qui, comme Marcillé-Raoul, doivent entretenir mille quatre toises de route quand le rôle de leur capitation, où d'ailleurs on a compris plus de cent domestiques, ne monte qu'à 492 livres 1 sol 5 deniers [Note : A. d. I.-et-V. C. 2335 et C. 3912. Etat par subdélégations, dressé en 1785 à propos de la sécheresse... On pourrait multiplier de pareils exemples].

Si les paroisses supportent ainsi un excédent de tâche, c'est que la Province n'a pas tenu ses engagements, qu'elle ne peut les tenir, attendu qu'elle ne vote pas les fonds nécessaires. Peu à peu elle a distingué entre la tâche d'aplanissement, la tâche d'empierrement et la tâche d'entretien et, par une fausse interprétation de l'ordonnance de 1757, elle a prétendu que c'était l'excédent seul de l'empierrement [Note : Cela seul était encore une lourde charge. En 1782 l'intendant dit qu'il reste aux frais de la province 352.298 toises de chemins à empierrer et que la dépense est estimée à 4.171.984 livres. (Lettre de l'intendant. Gratifications et indemnités à Frignet. A. d. I.-et-V. C. 2272). Ce chiffre peut, par comparaison, nous donner une idée de la valeur des travaux faits par la corvée] qui restait à sa charge. Rien ne justifiait cette distinction ; aucun texte ne l'autorisait [Note : En 1765 les Etats allèguent bien l'article 22 de l'ordon, de 1757 qui porte que « les ouvrages faits à la décharge des paroisses et payés sur le fonds accordé au soulagement de la corvée, après la perfection d'iceux, resteront à l'entretien des paroisses, au marc la livre de leur capitation ». Mais cet article parle des travaux faits sur fonds accordés au soulagement de la corvée, fonds intermittents — de 1758 à 1765 par exemple il n'y en eut pas de votés — et destinés à payer l'exécution d'une partie des tâches réelles, fixées à raison de 1 toise par livre. D'ailleurs la noblesse n'interprétait pas cet article 22 comme les autres ordres, puisqu'elle demanda l'exécution pure et simple du règlement de 1757], mais comme le remarque ironiquement l'auteur de la lettre d'un des membres de la Commission des grands chemins « l'exemption de l'aplanissement du terrain dont la province reste chargée de faire l'empierrement était un objet trop considérable pour avoir pu échapper aux lumières, au zèle des Etats, et pour qu'on ait lieu de penser qu'ils eussent omis d'exprimer cette exemption s'ils avaient eu le dessein de l'accorder ».

C'est dans leur délibération du 19 mars 1765 que les Etats, malgré la noblesse pourtant qui demanda le maintien de l'ordonnance de 1757, distinguèrent l'aplanissement et l'empierrement d'une route d'avec son entretien et décidèrent que l'entretien total des routes serait à la charge des paroisses [Note : B. M. R. Administration de la Commission intermédiaire].

Après avoir rejeté sur les corvoyeurs les tâches d'aplanissement et d'entretien, les Etats firent-ils faire régulièrement à leurs frais l'excédent des empierrements  ? Nullement. Quand ils ne purent la rejeter sur les contribuables [Note : A. d. I.-et-V. C. 2272. Lettre de l'intendant. Gratifications et indemnités à Frignet], ils laissèrent leur tâche en souffrance.

Les règlements relatifs aux exemptions, à l'époque des travaux, à l'éloignement des ateliers ne sont pas mieux observés et leur violation entraîne de graves abus.

Les journaliers capités au-dessous de 20 sols et les veuves sont exempts ; ils n'en sont pas moins quelquefois commandés pour la corvée, sans doute par les députés désireux de compléter le nombre de corvoyeurs qu'ils doivent fournir, quand par faveur, ils ont dispensé leurs parents et amis. En 1739, la fille Catherine Corvaisier (A. d. I.-et-V. C. 2415, f° Montauban, 1737-1744), de la paroisse de Montauban, demande qu'on ne l'envoie plus à la corvée : elle est sur le rôle des corvoyeurs « pour aller deux fois par semaine, ce qui la met à la dernière nécessité estant obligée d'y envoyer un homme à 8 sols par jour, qui fait 16 sols par chaque semaine. ». Somme énorme, car la malheureuse ne gagne que 3 sols par jour comme lingère, est la plupart du temps sans travail, et n'a ni biens ni revenus. La veuve Aubrée, de la paroisse .de Sens, a un fils soldat provincial « qui seul peut lui donner du secours » et plusieurs autres enfants en bas âge dont l'un est estropié ; elle est cependant soumise à la corvée (A. d. I.-et-V. C. 2419, f° Sens, 1775-1783).

La corvée est quelquefois exigée à des époques interdites par les règlements. Malgré les recommandations de l'intendant, qui laisse les ingénieurs libres d'avancer ou de retarder la reprise ou la cessation des travaux « suivant que les saisons et les labeurs de la campagne l'exigent » (A. d. I-et-V. C. 1773. Lettre d'un membre de la Commission des grands chemins), la corvée arrache souvent les laboureurs aux semailles ou à la moisson : en 1764, par exemple. les corvoyeurs de Bruc se plaignent que l'ingénieur Dorotte les ait fait travailler à la corvée en pleine moisson (A. d. I.-et-V. C. 4888). En 1764, le curé de Soudan note sur son journal que les corvoyeurs emploient « la plus grande partie de leur temps » aux travaux des grands chemins, « sans pouvoir vaquer comme autrefois aux travaux de l'agriculture pour la prochaine année... » [Note : Dupuy et Charvot, Journal d'un curé de campagne, 1712-1765, dans Annales de Bretagne, t. V, p. 408].

D'ailleurs le mois fixé pour la reprise des travaux, le mois de septembre, est le mois où les campagnards sont le plus accablés de corvées. C'est en effet ordinairement à la fin de septembre et en octobre que se produisent les mouvements de troupes, que les régiments rejoignent leurs quartiers d'hiver ; le passage des troupes est redouté, car les bagages doivent être transportés par les campagnards, dont les voitures sont réquisitionnées ; ce sont aussi les campagnards qui voiturent les grains du munitionnaire. Souvent, quand le mois d'août a été pluvieux, la récolte du seigle et du froment est en retard et quelquefois elle n'est pas finie au moment de moissonner les blés noirs [Note : A. d. I.-et-V. C. 2267. Mémoire de Lebret sur la reprise des travaux pour les grands chemins, 7 sept. 1757]. Comment les laboureurs peuvent-ils suffire aux corvées et aux moissons ?

Quand on regarde une des cartes routières dressées vers 1763 on est frappé de la distribution singulière des routes entre les paroisses. Bien souvent celles-ci ne sont pas affectées à l'entretien du chemin dont elles sont le plus rapprochées, mais à une route éloignée et qui « leur est absolument étrangère ». C'est contre une telle bizarrerie que réclament, en 1746, les généraux des paroisses de Vezin et de l'Hermitage. Ces généraux représentent qu'ils travaillent depuis longtemps sur les routes de Rennes à Lorient et de Rennes à Brest « lesquelles leur sont absolument étrangères; » que beaucoup de corvoyeurs pour se rendre sur l'atelier, doivent venir de loin par des chemins de traverse « extrêmement difficiles, » ou passer la rivière « aux risques de leur vie et de la perte de leurs bestiaux » et que le chemin de Montfort, qui est leur route naturelle devient de jour en jour plus impraticable (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 3 mai 1746). En 1774, le général de Vern fait une réclamation analogue et demande à être affecté au chemin de Châteaubriant par Vern et non à la route de Rennes à Nantes (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 30 mai 1747).

On devine combien la corvée doit être pénible pour des paroisses obligées de se déplacer si loin. Pour leur éviter des voyages trop fréquents, il est vrai, on les garde, jusqu'en 1754 au moins, trois jours francs sur l'atelier : mais pendant ce temps les corvoyeurs sont « obligés de manger leur pain au coin d'un fossé, d'y passer les nuits, exposés aux rigueurs de toutes les saisons... » [Note : A. d. I.-et-V. C. 1773. Lettre d'un membre de la Commission des grands chemins].

L'ordonnance de 1754, pour mettre fin à ces abus avait bien défendu d'appeler les corvoyeurs à plus de deux lieues de leur clocher, mais elle ne fut pas rigoureusement appliquée. En 1776, le général d'Erquy remarque que la plupart des corvoyeurs de la paroisse font six lieues par jour pour se rendre à l'atelier (A. d. I.-et-V. C. 2298). Le 1er novembre 1773, le général de la paroisse de Saint-Julien-de-Vouvantes écrit à l'intendant pour protester contre la tâche qu'on lui a assignée sur la route d'Ancenis à Châteaubriant ; il observe que le bourg de Saint-Julien-de-Vouvantes est distant de cette route de sept lieues et que cette route, qu'on veut refaire et élargir, ne servira qu'à quelques grands seigneurs comme la Ferronnais, de la Roche-Querry et à leurs fermiers : « Il est sans exemple, Monseigneur, ajoute le général, qui signale toute l'injustice d'un régime social fondé sur le privilège, de voir les puissants seigneurs de la Ferronnais et de la Roche-Querry entreprendre de se faire pratiquer une grande route par de pauvres habitants écrasés sous le fardeau des corvées publiques, dont la majeure partie sont à la mendicité et qui manquent des aliments les plus nécessaires pour la vie, tandis que ces seigneurs, sont des millionnaires.... » [Note : A. d. I.-et-V. C. 2274, f° Ancenis et Châteaubriant, 1752-1784. Parfois, semble-t-il, des routes ont été ouvertes moins dans l'intérêt du public que dans l'intérêt de quelques seigneurs. Le 3 mai 1790, la paroisse d'Erquy se plaignit d'avoir été affectée à l'entretien de la route de Lamballe à Dahouet, construite « pour les commodités » de deux seigneurs (A. N., D. XIV, 3)]. En 1769, le curé de Bonneval se plaint de la grande distance qui sépare sa paroisse de l'atelier : les corvoyeurs les plus favorisés ont trois lieues et demie à parcourir, l'aller et le retour sont donc de sept lieues ; il faut dix heures aux harnais de bœufs pour faire ces sept lieues (A. d. I.-et-V. C. 2281, f° Meilleray à Nantes). Les paroisses de la Chapelle-Basse-Mer et de Saint-Julien-de Concelles sont également situées à plus de deux lieues de la route où elles travaillent, mais de plus elles ont la Loire à traverser [Note : Assez fréquemment les corvoyeurs étaient obligés de passer des rivières pour se rendre sur les chantiers; les corvoyeurs de La Chapelle-Basse-Mer, de Saint-Julien-de-Concelles, de Vezin, de l'Hermitage, de Massérac, par exemple, étaient dans ce cas. Quelquefois on voit les ingénieurs traiter avec les passeurs pour fournir gratuitement le passage aux corvoyeurs qui devaient se présenter tous ensemble. La paroisse de Massérac (département de Nantes) était affectée au grand chemin d'Ancenis à Redon; pour s'y rendre elle avait à traverser le Port-Rolland sur l'Oudon. En 1761, l'ingénieur traite avec le passeur qui s'engage, moyennant soixante livres par an prises sur le fonds des grands chemins, à passer gratuitement les corvoyeurs de Massérac, leurs outils et leurs harnais. Le passeur Hadet observa son contrat ; il n'en fut pas de même de l'administration. En 1773, la veuve d'Hadet réclame son dû; depuis treize ans elle n'a touché que trois années, on lui doit donc 540 livres ; on ne lui paya que 330 livres sous prétexte qu'à la longue les routes étaient devenues meilleures, qu'elles avaient demandé moins d'ouvrage aux corvoyeurs et moins de passages par suite aux passeurs. (A. d. I.-et-V. C. 2274, f° Ancenis à Redon, 1761-1783)], la Loire qui déborde fréquemment, inonde les deux rives et surtout celle où se trouvent les deux paroisses « jusques-là que souvent dix pieds d'eau couvrent en un moment la moitié du pays ». « Qu'on se représente alors les habitans obligés d'aller à la corvée, on les verra sortant de leurs maisons, souvent inondées, se précipiter dans des bateaux trop faibles pour les porter, eux, leurs animaux et les instruments nécessaires pour la corvée, parcourir ainsy au gré des vents une étendue d'eau de plus d'une lieue, aux risques d'être submergés à tout moment... » (A. d. I.-et-V. C. 2429, f° La Chapelle-Basse-Mer, 1769-1783.).

D'autres causes encore contribuent à rendre la corvée ruineuse. Aux corvées ordinaires s'ajoutent, pour certaines paroisses tout au moins, des corvées quelquefois aussi pénibles. Non seulement les corvoyeurs construisent et réparent les grands chemins, mais ils font tous les ouvrages d'utilité publique : ils entretiennent par exemple les digues de Dol, de la Loire, charrient les matériaux nécessaires à l'agrandissement et à l'embellissement des villes... [Note : La corvée pouvait prendre les formes les plus variées. En 1736 on ordonne à tous les charretiers, voituriers et « brouetiers » qui conduisent du grain, du bois, du charbon ou d'autres denrées à Rennes et qui passent par le chemin de Fouillard, de prendre au retour, sous peine de vingt livres d'amende, un chargement de pierre dans les landes de Vaux et de le mener à La Forge-Boissière. (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 23 mars 1736)].

Abus commis par les employés des ponts et chaussées. — Si la corvée est impopulaire, ceux qui la dirigent ne le sont pas moins ; les employés subalternes surtout sont détestés, car leurs abus aggravent souvent les maux qu'endurent les corvoyeurs. Les intendants soucieux de l'intérêt des populations s'en rendent compte : l'édit de 1776, qui supprime la corvée, parle des « vexations secrètes que la plus grande vigilance des personnes chargées de l'exécution de nos ordres ne peut entièrement empêcher dans une administration aussi étendue, aussi compliquée que celle de la corvée où la justice distributive s'égare dans une multitude de détails, où l'autorité subdivisée pour ainsi dire à l'infini est répandue dans un aussi grand nombre de mains et confiée dans ses dernières branches à des employés subalternes qu'il est presque impossible de choisir avec certitude et très difficile de surveiller » (Turgot, CEuvres).

Les piqueurs semblent avoir été particulièrement odieux. Les dénonciations faites contre des piqueurs sont relativement peu nombreuses, mais il ne faut pas s'en étonner : c'était une accusation générale mais imprécise qu'on murmurait contre les piqueurs ; on n'osait pas les accuser ouvertement, préciser les plaintes, car on redoutait leur vengeance. « Bien des fois, écrit un subdélégué de l'intendance de Touraine, j'ai cherché à pénétrer la cause des murmures que le public ne cesse de proférer contre les piqueurs sans avoir jamais pu y réussir. J'étais alors tenté de regarder les choses comme un cri sans sujet, mais on m'a toujours fait entendre que rien n'était plus difficile à découvrir, parce que les corvéables craignaient les suites de la vengeance des piqueurs » (F. Dumas, La généralité de Tours au XVIIIème siècle, p. 56). Ce qui se passait en Touraine se passait aussi en Bretagne [Note : Cela dura moins longtemps toutefois, car les piqueurs qui subsistèrent en Touraine jusqu'à la fin de l'Ancien Régime furent supprimés en Bretagne en 1757. Mais les piqueurs furent remplacés par les députés et ce qu'on pourrait dire des piqueurs s'appliquerait aux députés]. En 1732, on défend aux piqueurs de tenir cabaret dans le voisinage des ateliers, pour empêcher évidemment qu'ils n'obligent à boire les corvoyeurs et ne vendent aux contribuables des exemptions (A. d. I.-et-V. C. 2261. Ordon. du 19 décembre 1732). En 1734, on leur enjoint d'être assidus à l'atelier, pour ne pas faire perdre aux laboureurs un temps précieux, de ne pas marquer comme défaillants ceux qui auront réellement fourni leurs journées de travail, de ne dispenser ou de ne détourner personne de l'ouvrage (A. d. I.-et-V. C. 2261. Ordon. du 6 déc. 1734).

Après la suppression des piqueurs, les députés et les syndics commettent les mêmes abus. Souvent ils maltraitent les corvoyeurs et les accusent ensuite impudemment de les avoir insultés. En 1749, Roger de la Croix-Courte, député de Miniac, a battu un corvoyeur, le sieur Géant, et l'a fait punir pour insultes à sa personne ; l'intendant le condamne à 30 livres de dommages-intérêts envers Géant et à huit jours de prison, le destitue de ses fonctions et le range parmi les simples corvoyeurs en défendant de choisir son successeur parmi ses parents (A. d. I.-et-V. C. 2262. Ordon. du 4 nov. 1749).

Le plus souvent les violences des députés restaient impunies. Il était d'autant plus difficile de les réprimer que les ingénieurs n'hésitaient pas à condamner un corvoyeur sur la simple plainte des députés, sans exiger de ceux-ci ni procès-verbal ni certificat. En 1779, devant des abus trop criants, l'intendant dut avertir les ingénieurs qu'il ne frapperait plus les corvoyeurs accusés d'avoir maltraité et insulté un député, si les députés et syndics ne fournissaient des procès-verbaux ou si les ingénieurs ne se portaient garants du fait (A. d. C.-d.-N. C. 99. Copie d'une lettre de l'intendant, 13 février 1779).

Dès 1773, l'ingénieur en chef avait invité l'ingénieur de Guingamp à ne plus emprisonner les corvoyeurs à la sollicitation des gentilshommes qui auraient à se plaindre d'eux [Note : A. d. C.-d.-N. C. 98. Lettre de l'ingénieur Frignet, 25 sept. 1773. Car, disait Frignet, « ce serait autoriser la plupart de ces Messieurs à exercer leur mauvaise humeur contre les malheureux corvoyeurs »], et dès 1777 l'intendant avait recommandé aux ingénieurs de ne pas recevoir sans examen les listes des défaillants et d'en rayer tous ceux qui y auraient été inscrits injustement [Note : A. d. C.-d.-N. C. 99. Copie d'une lettre de l'intendant à M. Frignet, 20 avril 1777. Ce n'est qu'avec répugnance que parfois l'intendant envoyait aux ingénieurs des ordonnances de contrainte en blanc. (A. d. C.-d.-N. C. 99. Copie d'une lettre de l'intendant à Frignet, 24 sept. 1779)].

Parfois les ingénieurs ne se rendaient pas seulement coupables de négligence dans leur service ou de complaisance envers les privilégiés ; ils se livraient aussi à des actes de violence contre les corvoyeurs. En juin 1764, M. de Bégasson de la Lardais écrit à l'intendant pour lui signaler les brutalités commises par l'ingénieur Dorotte « Dorotte, disait Bégasson de la Lardais, s'est jeté sur le sieur Rocher, syndic de Saint-Seiglais, lui a donné des coups de fouet en l'injuriant, il a même saisi son pistolet et l'a menacé de lui brûler la cervelle... s'étant un peu calmé il lui a parlé, mais après quelques moments de conversation il lui a demandé où étaient les piquets : Rocher lui a répondu qu'il ne pouvait pas apporter de chez lui un fagot sur sa tête. ». Dorotte l'a mené alors au poteau indiquant la tache de la paroisse et s'est remis à le fouetter (A. d. I.-et-V. C. 4881).

Abus entraînés par les modes de répression. — Les corvoyeurs défaillants, incapables de payer leurs amendes et de supporter les frais de la garnison, étaient passibles d'emprisonnement [Note : Les emprisonnements étaient fréquents ; nombreux en effet étaient les corvoyeurs insolvables, nombreux aussi ceux qui insultaient ou maltraitaient des députés et des employés des Ponts et Chaussées]. L'emprisonnement était redouté; outre qu'il était une peine corporelle rigoureuse [Note : Il arriva qu'on ne pourvût pas à la nourriture des prisonniers. Le corvoyeur de Bruc, dont je parle plus bas, resta dans les prisons de Pipriac plusieurs jours sans manger. Il y serait mort si des personnes charitables ne l'avaient sauvé en versant pour lui la somme de quinze livres et en le rendant à ses trois enfants et à sa mère, qui vivaient de son seul travail], il entraînait pour les prisonniers, obligés de laisser en souffrance leurs récoltes et leurs champs, des pertes matérielles parfois irréparables. En 1764, par exemple, un corvoyeur de Bruc, enfermé dans les prisons de Pipriac, ne put faire son blé noir dans la saison convenable ; il n'en récolta pas et se trouva réduit à la mendicité (A. d. I.-et-V. C. 4888).

Les défaillants, qui étaient solvables et qui refusaient de payer leurs amendes, étaient soumis à la garnison. La garnison fut une charge vexatoire dont les paroisses se plaignirent continuellement.

En 1764, pendant l'enquête sur l'Administration des grands chemins, les ennemis du duc d'Aiguillon prétendent que la garnison représente une imposition sur les campagnes de plus de 60.000 livres par an (A. d. I.-et-V. C. 1773. Lettre d'un membre de la Commission des grands chemins). Dans un mémoire de 1770, les Etats répètent que la garnison « coûte des sommes immenses » aux paroisses (A. d. I.-et-V. C. 2265. Mémoire de 1770).

Il faut se défier de ce qu'avancent les Etats ; ils cherchent à discréditer l'administration du commandant et, par intérêt plus que par justice, défendent de temps en temps la cause des corvoyeurs. Il ne faut pas non plus, par contre, accorder une confiance absolue à l'auteur de la lettre d'un membre de la Commission des grands chemins, qui prend le parti du commandant contre les Etats et qui soutient, preuves en mains, dit-il, que les frais de garnison en 1763, c'est-à-dire l'année où la corvée a été la plus lourde, ne se sont élevés qu'à 8.300 livres, que dans les évêchés de Quimper, de Léon, de Tréguier, de Saint-Brieuc, où l'on a ouvert le plus de routes, ils ne sont montés qu'à 1.008 livres (A. d. I.-et-V. C. 1773) . Entre les deux versions la différence est trop grande pour qu'on puisse en tirer un argument quelconque.

Mais il est certain que la garnison fut très onéreuse pour les paysans et que les ingénieurs y recoururent trop fréquemment, malgré l'intendant, qui leur recommandait l'esprit de douceur et de « commisération » à l'égard des corvoyeurs [Note : A. d. C.-d.-N. C. 98. Copie d'une lettre de l'intendant à Frignet, 10 nov. 1776. L'intendant écrivait à cette date, à propos de la garnison : « On ne doit exercer cette rigueur contre des gens de qui on exige un travail gratuit que dans le seul cas d'une indispensable nécessité. Si les ingénieurs étaient animés de l'esprit de commisération qu'ils devraient avoir pour ces malheureux, au lieu de s'en tenir à recevoir chez eux des listes et à proposer indifféremment des contraintes, ils les engageraient par de douces remontrances à remplir les obligations qu'on leur a imposées... »].

Il est certain aussi que la maréchaussée chargée de fournir presque tous [Note : On avait bien demandé à l'intendant d'employer comme garnisaires, de préférence à la maréchaussée, des invalides ou autres troupes moins chers que les cavaliers ; mais, comme le reconnaissent eux-mêmes les Etats dans leur Mémoire de 1770, on n'avait pas toujours sous la main des invalides ou d'autres soldats] les garnisaires et de recueillir les amendes, n'accomplit pas sa tâche avec tous les ménagements, toute l'honnêteté désirables. En 1734, on est obligé de lui défendre expressément d'exiger des défaillants autre chose que l'amende, soit de l'argent, soit du vin, soit d'autres denrées (A. d. I.-et-V. C. 2261. Ordon. du 16 mars 1734). En 1764, parmi les critiques — rares selon M. Marion —adressées à l'administration de la corvée, quelques-unes visèrent la maréchausssée : on se plaignit « que les exécutions militaires par la maréchaussée se fissent avec trop de rigueur » (Marion, op. cit.).

Sans doute d'autres abus plus ou moins graves furent commis, mais je crois avoir montré les principaux. Ce sont ces abus qui ont fait de la corvée, déjà pénible par elle-même, une des charges les plus lourdes et les plus injustes de l'ancien régime. Il était impossible d'empêcher ces abus, selon l'avis d'habiles et justes administrateurs, selon l'avis de Turgot qui inspira et rédigea l'édit de 1776. Les défenseurs de la corvée eux-mêmes n'ont osé la défendre que dans le cas où elle était appliquée selon les règlements : « Et je conviendrai sans peine, avoue un des apologistes de la corvée, que les corvées conduites sans principes et mal administrées, sont très dangereuses et doivent être proscrites. Il me serait très aisé de faire l'histoire de tous les abus qui peuvent avoir lieu dans ce cas et cette peinture, plus vraie que beaucoup d'autres, seroit effrayante » [Note : De l'importance et de la nécessité des chemins publics en France, Amsterdam, 1777, p. 127].

Lourde par elle-même et « conduite sans principes » par les employés des ponts et chaussées et les Etats [Note : La responsabilité des Etats est très grande. Ils votèrent des fonds insuffisants et rejetèrent sur les corvoyeurs la tâche qu'ils auraient dû faire effectuer à prix d'argent], la corvée en Bretagne fut une source d'abus et de vexations intolérables. Gohier n'exagérait pas quand il écrivait : « ... sans indemnité, sans salaire, on s'empare des bras les plus précieux. Le plus fort fait la loi au plus faible. Le laboureur n'est plus qu'un vil corvéable ; on l'arrache à ses champs, on le conduit comme un forçat sur la voie publique ; on le soumet à des amendes ; on décerne contre lui des contraintes ; on établit des garnisons dans sa chaumière ; on le traîne, on le fait languir en prison. Aucune loi ne le met à l'abri des outrages, aucune forme ne garantit sa liberté. On viole impunément en sa personne tous les droits du citoyen, si toutefois des gens sujets à corvée peuvent être regardés comme des citoyens, lorsqu'on les traite à peine comme des hommes. C'est ainsi qu'avec un seul mot des milliers de cultivateurs sont impitoyablement condamnés, comme a si bien dit le Procureur syndic de la Communauté de la ville de Rennes, à ferrer un chemin sur lequel ils ne marchent que pieds nus » (Gohier, Mémoire pour le Tiers-Etat de Bretagne, 1789, pp. 105-106).

(J. Letaconnoux).

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