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LA BATAILLE DE BELLE-ILE OU DES CARDINAUX |
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La plupart des pièces des archives du Ministère de la Marine, relatives à cette affaire, portent la désignation de combat de Belle-Ile. Cependant
elle est également connue sous celle
de combat
des Cardinaux.
Les Cardinaux sont des roches situées à l'est de l'île d'Hoëdic. Elles sont au nombre de quatre, et à peu
près orientées dans la position des quatre points cardinaux, d'où
leur viendrait ce nom |
BATAILLE de BELLE-ILE ou des CARDINAUX (la déroute du maréchal Conflans) Le 20 novembre 1759 est une date néfaste pour la marine française. L'armée navale d'Angleterre, commandée par l'amiral Hawke, battit et dispersa la flotte sortie de Brest, sous les ordres du maréchal de Conflans.La bataille, dite des Cardinaux, ou encore la déroute de Conflans, du nom du chef incapable dirigeant nos escadres, a été parfaitement appréciée dans son ensemble, ses causes et ses conséquences, par nos divers historiens maritimes. « C'était pitié, dit Léon Guérin, de voir à quel homme on avait confié les restes précieux de la marine française, la vie et l'honneur de tant de braves gens, qui auraient fait merveille avec un Tourville, ou seulement un La Galissonnière » (nota : Histoire maritime de France, T. IV, p. 374). « Le mépris populaire fut le seul châtiment du maréchal de Conflans, reprend Troude (Batailles navales de la France, T. 1, p. 403), sous le régime qui pesait alors sur la France, l'impunité était assurée à tout coupable affilié de près ou de loin à l'entourage de la maîtresse régnante. Aux causes générales d'indiscipline ou de corruption qui avaient gagné l'armée de mer se joignait, pour compléter la perte des affaires maritimes, la rivalité des officiers nobles, sortis des gardes de la marine, et des officiers de port ou officiers bleus, ainsi qu'on les appelait alors, et qui n'étaient pas astreints à faire preuve de noblesse.. ». Un voile de deuil recouvre cette malheureuse journée. S'il est toujours glorieux d'évoquer le souvenir des succès, il n'est peut-être pas inutile de jeter aussi de temps à autre un coup d'oeil sur les revers, afin de signaler les fautes qui les déterminèrent. Puis, au milieu de ces terribles défaillances, rayonnent des actes de bravoure, de généreux dévouements qui consolent de la défaite. Le combat de Belle-Ile s'est livré pour ainsi dire à l'embouchure de la Loire, presque sur les côtes du vieux comté nantais. Les archives de la Chambre de commerce, celles de l'administration du port de Nantes, contiennent des pièces peu connues, beaucoup même inédites, qui donnent à ce sujet de nombreux et intéressants détails, relatent des faits particuliers, mentionnent des épisodes échappés aux historiens ou négligés par eux. Le dossier de la Chambre de commerce (carton marine royale, No 21, cote 5) renferme un certain nombre de copies, parmi lesquelles se trouvent : 1° la lettre du maréchal de Conflans aux capitaines de sa flotte, avant le départ de Brest ; 2° la lettre ou rapport du maréchal au ministre de la marine, M. Berryer ; 3° la lettre de l'amiral Hawke à M. Cleveland, seigneur commissaire de l'amirauté ; c'est le rapport du commandant anglais. Léon Guérin, Histoire maritime de la France, T. IV, les a publiées parmi les pièces justificatives du chapitre p. 507. M. Troude, Batailles navales de France, donne également in extenso le rapport du maréchal. Nous possédons ce rapport, imprimé on 1760, de même qu'un exemplaire de la Relation du combat naval du 20 novembre 1759, avec Copie d'une lettre de Rochefort, en date du 22 décembre, etc. (In-4°, de 10 p. s.l.n.d.), reproduite en partie par Léon Guérin. Aux archives de l'administration de la Marine existent la correspondance ministérielle et divers cahiers dans lesquels ont été enregistrés des lettres et documents relatifs au combat ou à ses suites. Les journaux de l'époque, la Gazette de France, le Mercure de France, etc., sont très-sobres de renseignements ; cela se comprend. Telles sont les sources où ont été puisés les éléments de cette étude, écrite surtout au point de vue des détails et des faits locaux. M. l'abbé Piéderrière a publié, dans la Revue de Bretagne et de Vendée (Tome IV, 1858, p. 361), une note extraite des registres de l'état civil d'une paroisse voisine du lieu du combat. Elle est légèrement fautive, dans ce sens qu'elle donne le 21 comme date de l'incendie du Soleil-Royal, tandis que c'est positivement le 22, et qu'elle dit que plusieurs des navires entrés dans la Vilaine n'ont jamais pu en être retirés, lorsque sur sept un seul y resta. Il existe encore une autre note, lue à la Société archéologique, le 13 janvier 1874, par M. l'abbé G... N'assistant pas à la séance, nous rendîmes un jour visite au possesseur de ce document, le priant de nous permettre d'en prendre communication ; mais il crut devoir nous refuser, d'une façon même assez absolue. M. le docteur Foulon se rappelle avoir vu une gravure sur bois de la bataille de Conflans. Il n'a jamais retrouvé, depuis, cette estampe, qu'il indique comme devant être d'une grande rareté. LE
MARECHAL DE CONFLANS Le maréchal de Conflans. Le 14 novembre 1759, la flotte française, forte de vingt et un vaisseaux, trois frégates et deux corvettes, dont voici les noms et le sort après le combat, sortait de la rade de Brest vers les midi :
FRÉGATES
CORVETTES
(Archives du Ministère de la Marine) (*) L'amiral Hawke dit, dans son rapport: « J'avais dépêché le 16 la chaloupe la FORTUNE à Quiberon, pour avertir le capitaine Duff de se bien tenir sur ses gardes. Elle rencontra en route la frégate l'Hébé, et se battit contre elle pendant quelques heures. M. Stuart, second du vaisseau le RAMILLIES, à qui j'avais confié le commandement de cette chaloupe, fut tué, et les officiers qui restaient prirent le parti de s'éloigner, comme trop inférieurs en forces. C'est vraisemblablement ce combat qui mit dans la nécessité de retourner à Brest, par suite des avaries qu'elle avait éprouvées ». Cette flotte avait pour mission de prendre et d'escorter cent et quelques navires, réunis au havre du Morbihan, et destinés à transporter, en Ecosse ou en Irlande, dix-huit à vingt mille hommes de troupes de débarquement, commandés par le duc d'Aiguillon. A deux heures, la flotte doublait la pointe de Saint-Mathieu, et apercevait à tribord une frégate anglaise en station, qui, sans aucun doute, communiquait avec l'escadre britannique mouillée sous Ouessant. Le même jour, l'amiral Hawke, qu'une violente tempête avait contraint de chercher un refuge dans la baie de Torbay, appareillait de Portsmouth. Jusqu'au 19 les vents contraires empêchèrent le maréchal de donner dans la baie de Quiberon, lieu de sa destination. Entre dix et onze heures du soir, le vent fraîchit de l'ouest. Le 20, au matin, les vigies signalèrent plusieurs bâtiments à l'avant. Leur nombre ne fut pas exactement reconnu ; les uns en comptèrent dix, les autres crurent en voir dix-huit de fort ou moyen tonnage. Vers les sept heures, le maréchal fit signal de chasse au premier paré, ce qui désorganisa l'ordre de marche observé jusqu'à ce moment. A dix heures, il fit signal de lever la chasse, de ralliement et de formation sur une seule file. Les vigies avaient déjà connaissance d'un grand nombre de vaisseaux à l'arrière, bientôt reconnus pour l'armée ennemie, composée de trente vaisseaux de ligne et six frégates. La brise, très-violente pendant la nuit, continuait à souffler en tourmente, rendant la mer grosse et houleuse, ce qui, joint à la chasse du matin, nuisait à la prompte exécution des ordres. Cependant, lorsque le combat commença, à deux heures et demie, les deux premières divisions étaient formées, et l'ordre était tel qu'on peut le comparer à la figure d'une ancre. Le Soleil-Royal en formait l'organeau, l'Orient l'autre extrémité, la plupart des vaisseaux de la seconde et de la première division la tige, la troisième division les bras. Le Magnifique étant par son rang, le Diamant se trouvait séparé de la tige, pour laisser prendre place à ceux de la troisième division qui arrivaient successivement. Le chef de cette division, le Formidable, représentait à babord une des pattes de l'ancre, ayant le Bizarre pour pendant à tribord. L'ordre en file avait paru nécessaire au maréchal pour passer par les Cardinaux. Au lieu d'accepter franchement la bataille, il se décidait à entraîner l'ennemi sur une côte hérissée de dangers, où il espérait n'être pas poursuivi, et conserver ainsi son armée entière pour escorter les transports chargés de troupes. Dans toute retraite, — nous disait M. le contre-amiral de Cornulier-Lucinière, qui a bien voulu nous donner quelques avis, — l'avantage est nécessairement au chasseur. Ses meilleurs marcheurs atteindront toujours les mauvais voiliers ennemis. Si l'armée chassée reste compacte, en réglant sa marche sur les plus lourds bâtiments, comme c'est son devoir, la bataille devient inévitable. Il y a donc plus de danger à essuyer une retraite qu'à risquer un combat ; surtout lorsque la mer est très-grosse, comme elle était alors, car l'effet de l'artillerie est peu redoutable. D'ailleurs cette résolution exalte le moral au lieu de l'affaiblir. Pendant ce combat peu important, Conflans aurait pu signaler à son escadre de se porter à telle heure de la nuit, en éteignant les feux, sur la rade de l'île d'Aix, s'il avait pu juger son ennemi trop supérieur pour continuer le combat, le lendemain, avec quelques chances de succès. La ligne de file était un mauvais ordre de retraite, mais il fallait passer le défilé des Cardinaux. L'amiral aurait dû, dans tous les cas, être à la queue de la ligne, non à la tête. Il est certain aussi que, le bras de mer dans lequel les Français allaient se réfugier n'étant pas pourvu de défenses qui pussent en interdire l'entrée à l'ennemi, Conflans n'avait aucun avantage à s'y retirer. Donc, le grand tort du maréchal a été de ne pas accepter le combat au large. Deux versions eurent cours sur cet événement. La première représente M. de Conflans comme un homme absolument incapable, lâche et inepte. La seconde, plus près de la vérité, le donne comme un militaire intrépide, mais au dessous de la haute mission dont il était chargé, et surtout vaincu par la supériorité numérique des Anglais. La
matricule des officiers de vaisseau de 1750 à 1786 (Archives du ministère
de la Marine, vol. I, p. 13) porte : « Conflans-Brienne
(chevalier, puis comte de).
APOSTILLE : Bon officier, sachant son métier et brave ; mais un peu vif
et haut sur sa naissance, prétend descendre des rois de Jérusalem » [Note :
La
maison de Brienne, dont le premier auteur connu était contemporain de
Hugues Capet, compte effectivement, parmi
les illustrations de la branche aînée, un roi
de Sicile, plusieurs ducs d'Athènes, et Jean de Brienne, couronné roi de
Jérusalem, à Tyr, en 1210, et empereur de Constantinople en 1235. Cette
branche finit en la personne de Raoul de Brienne, comte d'Eu et de Guines,
connétable de France, décapité à Paris le 19 novembre 1350. Jean de
Brienne était le huitième descendant d'Erard, fils aîné de
Gautier, comte de Brienne. La
branche de Conflans était depuis longtemps séparée de la précédente,
car le maréchal,
l'un de ses derniers représentants, comptait quinze degrés entre lui et
Engelbert, frère d'Erard et troisième fils du comte Gautier. Hubert
de Conflans, seigneur de Suzanne-en-Thiérarche et de Faye-le-Sec, près
de Laon, naquit en 1690, et entra dans
la Marine à seize ans. Revenant en France en 1747,
après avoir occupé le poste de gouverneur des îles Sous-le-vent, sur la
frégate la Renommée, de 24, il fut
attaqué par un vaisseau anglais de 60, soutint un rude et long combat, et
ne se rendit que blessé et obligé de céder devant la supériorité de son
adversaire. Il avait
épousé, à Léogane, le 11 mai 1750, Mlle Marie-Rose Foujeu, sœur
de Mme de la Rochefoucauld-Bayers,
fille d'Aignan Foujeu, chevalier de Saint Louis, ancien capitaine
de milices à Saint-Domingue, de laquelle il eut une fille, Anne-Charlotte
de Conflans, née le 22 juin
1751, morte à Paris en 1755. Histoire des grands-officiers de
la couronne, Dictionnaire de la noblesse, de la Chesnaye-Desbois, etc.].
Ses
états de service, sauf peut-être les deux derniers grades, indiquent
des promotions régulières et qui semblent justifiées. Ainsi il
fut nommé vice-amiral ayant cinquante ans de service, et maréchal de
France, seulement seize mois après : ETATS
DE SERVICES DU MARECHAL DE CONFLANS. Garde-marine.........
11 février 1706. Enseigne
de vaisseau.......... 25 novembre 1712. Lieutenant
de vaisseau.......... 17 mars 1727. Lieutenant
des gardes-marine....... 1er novembre I731. Chevalier
de Saint-Louis....... 25 juillet 1732. Capitaine
de vaisseau.......... ....................... 10 mars 1734. Commandant
des gardes-marine............ 1er décembre 1741. Pension
de 1000 # sur l'ordre de Saint-Louis..... 1er janvier 1745. Pension
de 1500 # sur le Trésor royal......... 24 décembre 1746. Gouverneur
général des îles Sous-le-vent........ 26 mai 1747. Chef
d'escadre. ....................... 1er avril 1748. Lieutenant-général............
1er septembre 1752. Vice-amiral.....
14 novembre 1756. Maréchal
de France............ 18 mars 1758. Mort à Paris..... 27 janvier 1777. (Chevalier de Saint-Lazare avec 1000 # de pension sur l'évêché du Puy) (Voir Archives du Ministère de la Marine). Une lettre écrite par Berryer, ministre de la Marine, au duc d'Aiguillon, et empruntée par Troude aux Archives du ministère, à Paris, semble indiquer qu'en haut lieu, le combat était considéré comme inévitable. « Le maréchal, dit le ministre, n'est pas assez manœuvrier pour pouvoir espérer de son habileté une campagne savante qui puisse contenir les ennemis, et je regarde un combat comme inévitable ; alors il vaut mieux qu'il se donne avant que notre convoi soit au large. S'il nous est avantageux, nous passerons facilement ; s'il est douteux, il peut encore faciliter le passage ; si l'escadre est écrasée, les troupes de terre ne seront pas perdues ». Il n'y a rien à ajouter à cette appréciation si nettement exprimée. Sir Edward Hawke avait tout intérêt à attaquer. Les pertes qu'il courait les risques d'éprouver devaient être relativement peu importantes ; car, indépendamment du nombre et du vent qu'il avait pour lui, il comprenait que chacun de nos bâtiments successivement attaqué aurait à lutter contre trois ou quatre des siens. Il s'avançait, en effet, sur plusieurs lignes, vers les Français formant une seule file. En dispersant ces derniers, il enlevait donc à son gouvernement la crainte redoutable d'une invasion ultérieure, ce que, du reste, l'événement ne justifia que trop. Les dangereux écueils au milieu desquels l'amiral anglais allait s'engager pouvaient le faire hésiter ; mais il possédait l'audace froide et raisonnée, la rapidité d'exécution, la sûreté du coup d'oeil, qualités d'un chef habile et expérimenté : l'hésitation et le manque de tactique étaient au contraire les défauts de l'amiral français. « Quand je considère, — dit-il, dans son rapport, — la saison de l'année, les fortes bourrasques qu'il a fait le jour de l'action, la fuite de l'ennemi, le court espace de la journée, et la côte où nous sommes, je puis assurer hardiment que l'on a fait en cette occasion tout ce qu'il était possible de faire. Quant à la perte que nous avons essuyée, on doit la mettre sur le compte de la nécessité où j'étais de courir tous les risques pour rompre cette formidable force des ennemis. Si nous avions eu seulement deux heures de jour de plus, toute leur flotte était entièrement détruite ou prise ; car nous avions presque atteint leur avant-garde lorsque la nuit nous surprit ». La saison était bien avancée pour entreprendre une semblable campagne. Les lenteurs sans fin du maréchal de Conflans avaient retardé son départ, au point qu'à Paris, on n'était pas sans de graves appréhensions. Nous en avons la preuve dans la remarque suivante, écrite sur le dernier feuillet de notre exemplaire de la Relation du combat naval du 20 novembre 1759 : « L'auteur de ces lettres a su qu'il avait été convenu dans un conseil où étaient les officiers de marine qui se trouvaient alors à Paris, que l'escadre ne sortirait pas. Mais M. Berryer n'en voulut pas porter l'ordre à signer au Roy à Saint-Hubert ». Le prince de Beauffremont donne une liste de 39 vaisseaux anglais de 100 à 50 canons, 22 frégates, 7 corvettes, 1 brûlot, 4 bombardes, en tout 73 bâtiments, chiffre évidemment des plus exagérés. Le rapport de l'amiral Hawke accuse un vaisseau de 100 canons, 3 de 90, 7 de 74, 2 de 64, 5 de 60, 4 frégates de 50, 1 de 36, 2 de 32, et 3 de 28 ; total 23 vaisseaux de ligne et 10 frégates, nombre accepté par Troude, et qui nous parait exact, bien que la relation Chotard indique seulement 29 vaisseaux. Mais la dernière note, inscrite en marge de la copie de la lettre de Conflans au ministre de la marine Berryer, vient singulièrement modifier cette supériorité numérique, en nous apprenant que : « Les Anglais n'avaient que 23 vaisseaux vraiment de ligne, avec sept ou huit grosses frégates. Suivant le rapport de leurs prisonniers, ils étaient très-mal armés, et leurs équipages pour la grande partie scorbutiques, tandis que tous nos vaisseaux avaient le double de monde des leurs et étaient tout frais. Leur amiral n'avait que 850 hommes, et les autres 450, 500 et 600 au plus. Le Soleil-Royal, avait 1,100 hommes et plus ; les vaisseaux de 80 canons, près de 1,000 hommes ; ceux de 74 au dessus de 800, et ceux de 61, 700. Ainsi il n'est pas douteux que, s'il y eût eu un combat en ordre de bataille, nous n'eussions été tout au moins égaux ; et, de l'aveu des prisonniers, il n'était pas possible qu'ils pussent soutenir longtemps le feu do notre canon, secondé par une nombreuse mousqueterie ». (Archives de la Chambre de Commerce de Nantes, carton Marine royale). Les vaisseaux britanniques
(*) Echoué au Four.
COMBATS et NAUFRAGES Pendant trois heures, on vit les Anglais approcher en très-bon ordre, sur deux ou trois lignes. Toutefois, en arrivant, cette belle ordonnance se rompit, les meilleurs voiliers gagnèrent au vent, et l'armée présenta une forte tête, un très-gros corps, des ailes épaisses et une queue des plus allongées. La seconde et la première division étaient déjà dans la baie de Quiberon, portant le cap à l'E.-S.-E. Le vent, changeant presque tout à coup, devint contraire à l'arrière-garde française, et favorable à l'ennemi, qui attaqua le Magnifique, lequel se défendit vaillamment contre trois ou quatre agresseurs. Le Héros vint à son secours, mais, canonné par sept ou huit anglais, il perdit bientôt son petit mât de hune, qui, en tombant, brisa la vergue de misaine et emporta le grand perroquet. Malgré ces avaries, il réussit à se retirer après un engagement meurtrier de plus de deux heures. Sur ces entrefaites, le Formidable, dans le but d'aider à dégager l'arrière-garde enveloppée, se laissa culer, au point qu'il se trouva bientôt au centre de l'escadre anglaise. Ce vaisseau « paraissait couvert d'une gloire éclatante, que formait un feu foudroyant et plus vif que les éclairs. Environné de dix-sept vaisseaux anglais, il semblait les soumettre les uns après les autres et tous ensemble. Pendant deux heures qu'il combattit, il n'y eut point d'intervalle. Enfin, les deux capitaines tués, et presque tous les officiers ayant éprouvé le même sort, ce vaisseau s'est rendu par la seule raison qu'il ne restait plus assez de monde pour en faire la manœuvre ; le combat finit faute de combattants » [Note : Copie d'une lettre de Rochefort, en date du 22 décembre dernier, sur le combat naval du 20 novembre 1759, imprimée à la suite de la relation citée plus haut. Voici quelques détails sur les deux commandants du Formidable : Marc-Antoine de Saint-André, l'aîné, fils d'un capitaine de vaisseau mort au service, son frère aîné mort au service, né à Rochefort. Garde-marine 17 avril 1713 ; enseigne 1er mars 1727 ; lieutenant de vaisseau 1er avril 1738 ; chevalier de Saint-Louis 1er janvier 1742 ; capitaine de vaisseau 1er janvier 1746. Etant commandant en second du Formidable, il a été coupé au milieu du corps par un boulet de canon, dans le combat du 20 novembre 1759. De Saint-André du Verger (Louis), cadet du précédent. Garde-marine 20 novembre 1715 ; aide d'artillerie 13 février 1725 ; sous-lieutenant d'artillerie 1er octobre 1731 ; lieutenant d'artillerie 1er juillet 1735 ; lieutenant de vaisseau 1er mai 1741 ; chevalier de Saint-Louis 1er janvier 1742 ; capitaine de vaisseau 1er janvier 1746 ; commissaire général d'artillerie 1754 ; chef d'escadre 1er janvier 1757. Tué, la tête emportée par un boulet, commandant, le Formidable au combat du 20 novembre 1759. Le 3 janvier 1760, le roi accorda à Mlle Armande-Marguerite de Saint-André, née à Rochefort le 17 novembre 1738, fille de M. Marc-Antoine de Saint-André, une pension de 1200# sur le Trésor royal, en considération de la perte qu'elle avait faite, tant, de son père, capitaine de vaisseau, que de son oncle, chef d'escadre, tués dans le combat rendu par le vaisseau le Formidable, le 20 novembre 1759. Cette pension fut portée à 1560# le 1er avril 1779. Mlle de Saint-André avait épousé M. Boursier, commissaire des guerres et du corps royal de l'artillerie en Bretagne. Le rapport au roi du 29 décembre 1759 dit que, dans le combat du Formidable, il y eut plus de 300 hommes tués et autant de blessés. — Archives du Ministère de la Marine. Dossiers]. Un autre document achève ainsi le récit de cette lutte héroïque : « Je profite de l'occasion qui part pour transporter les blessés à terre, pour vous dire que mon cousin se porte bien ainsi que moi, ce qui est fort heureux après une affaire aussi vive que celle dans laquelle nous avons été sacrifiés. Je ne puis vous donner aucun détail ici, mais je vous dirai qu'à moins de couler bas (ce qui a pensé nous arriver), on ne peut rien voir d'aussi sanglant et d'aussi meurtrier. Près de 200 hommes tués et 250 blessés, non pas légèrement, mais les trois quarts et demi bras, cuisses, jambes coupés, tant officiers que gardes de la marine. Il y a eu sept de ces derniers tués, un autre la jambe coupée, un autre le bras cassé. Deux officiers de Saintonge tués, deux autres morts de leurs blessures, et un autre prêt à rendre le dernier soupir. 18 coups de canon à tribord, 15 à babord [au dessous de la flottaison], 6 pieds d'eau dans la cale. Notre vergue d'artimon, en tombant, a enfoncé le gaillard d'arrière, le mât d'artimon a été jeté bas après le combat, parce qu'il était percé de part en part en différents endroits, les autres mâts également endommagés, les manoeuvres et les voiles coupées, presque tous nos haubans hachés, nos canons démontés, le feu à bord... En un mot, il est exactement vrai que nous avons essuyé le feu de quinze vaisseaux ennemis, les uns après les autres pendant une heure et demie ; toujours deux vaisseaux par notre travers, tribord et babord, presque vergue à vergue, et toujours l'un qui se relevait de temps en temps en travers dans nos eaux. La roue, la barre et le gouvernail emportés, et pour comble de malheur pillés et volés » (Archives de la Chambre de Commerce de Nantes, carton Marine royale, n° 21, cote 5 ; extrait de la lettre de M. des T… ex-garde marine à bord du Formidable le 26 novembre 1759). Les autres vaisseaux de l'arrière-garde se battirent longtemps. L'un d'eux, le Superbe, engagé en virant de bord, coula bas après une heure de combat, autant par suite du déplorable état dans lequel l'avaient mis les boulets ennemis, que par le manque de fermeture des sabords de la seconde batterie. Les grenadiers tiraient encore sur la dunette, bien que le second pont fût à l'eau [Note : M. de Montalais avait débuté comme garde-marine, le 22 mai 1713 ; enseigne le 1er octobre 1731 ; lieutenant de vaisseau le 1er mai 1741 ; chevalier de Saint-Louis 1er janvier 1746 ; capitaine da vaisseau 17 mai 1751 ; mort en commandant le Superbe, le 20 novembre 1759 ; pension de 1000# à sa veuve le 29 décembre 1759. Le rapport an roi, du 29 décembre 1759, dit que M. de Montalais, commandant le Superbe, périt avec ce vaisseau, et qu'il ne s'en est sauvé personne. Son fils, enseigne de vaisseau, était embarqué avec lui. Il laissait une veuve et une fille unique. M. de Carné, premier lieutenant du Superbe, laissait une veuve avec six enfants (Archives du Ministère de la Marine, Dossiers). Le maréchal, voyant le danger qui menaçait son arrière-garde, prit le parti d'aller à son secours, en virant vent devant et faisant signal à son escadre d'exécuter la même manoeuvre. C'est alors que sombra le Thésée, dont les sabords de la batterie basse étaient restés ouverts. L'équipage entier et deux fils du brave capitaine de Kersaint sont engloutis. Le malheureux père jette un dernier regard sur la place où se trouvent ses enfants, se lance dans les flots et ne peut que partager leur triste sort [Note : Gui-François de Coetnempren, comte de Kersaint, marin brave et instruit, né en 1707, au château de Kersaint, prés de Morlaix, entra au service comme garde-marine ; le 20 février 1722, à l'âge de 15 ans ; reçut la croix de Saint-Louis en 1742, et son brevet de capitaine de vaisseau la 1er janvier 1747. Il comptait donc trente-huit ans de services distingués et était à la tête des capitaines de vaisseau. Le roi accorda à sa veuve une pension de 2,000# sur le trésor royal. Elle restait avec une fortune très-médiocre et sept enfants, parmi lesquels nous citerons Armand-Gui-Simon, qui, ayant embrassé la carrière maritime, à l'exemple de son père, se distingua pendant la guerre de l'indépendance d'Amérique. Elu à la convention et nommé vice-amiral, le 17 janvier 1793, il vota la réclusion de Louis XVI jusqu'à la paix avec appel au peuple. Voyant la mort du roi inévitable, il donna sa démission motivée. Arrêté vers la fin de cette même année 1793, il fut condamné à mort et exécuté. Les sabords restés ouverts, le Thésée, envahi par l'eau, coula immédiatement en virant de bord pour se porter au secours de l'arrière-garde. Telle est, du moins, l'explication généralement admise de ce désastre, dont la cause n'est pas exactement connue. S'il est un nom honorable et respecté parmi ceux qui honorent la marine française, c'est sans contredit celui de Kersaint. Cependant l'auteur anonyme de la Vie privée de Louis XV, Londres, 1781, tome III, p. 213, raconte à son égard un fait ignoble, qu'il suffit de rapporter pour en faire prompte justice et en démontrer la ridicule et calomnieuse absurdité : « M. de Kersaint, jusque-là réputé un bon officier, oublia d'ordonner de fermer les sabords de sa première batterie. On l'en avertit à temps. Il rougit qu'un pilote lui remontre son devoir ; il s'obstine à les laisser ouverts ; le vaisseau s'engage, et il est englouti avec huit cents hommes de son équipage. Vingt seulement furent sauvés par l'humanité de l'ennemi, et ont révélé cette faute, que n'eût pas commise un garde de la marine à sa seconde campagne, et qu'il croyait ensevelir avec lui.. »]. Presque tous nos vaisseaux coururent les mêmes périls, soit en combattant, soit en virant, tellement le gros temps soulevait les vagues de cette mer parsemée d'écueils redoutables. L'Orient eût coulé sans la force et l'adresse des grenadiers royaux, qui dégagèrent ses sabords. Ce vaisseau, devenu serre-file, fit, ainsi que le Bizarre, placé parallèlement à son tribord, un feu si bien dirigé des canons d'arrière, servis par les maîtres el les officiers, que pas un vaisseau anglais ne put les dépasser. L'amiral Hawke, incommodé par cette manoeuvre, vint prendre l'Orient par la hanche de tribord, celui-ci prêta le côté, et il y eut, de part et d'autre, un échange de boulets tel qu'on peut attendre de batteries de ce calibre. Le Soleil-Royal, que l'incapacité de son commandant semblait rendre le jouet des flots, eut plusieurs abordages avec le Tonnant et l'Intrépide, en arrivant à hauteur de l'Orient. Les trois chefs d'escadre tinrent tête un instant à l'amiral anglais, qui bientôt recula et cessa le feu, trois quarts d'heure avant la fin du jour. Le combat finit à cinq heures un quart, la flotte française se trouvait alors à une lieue un quart de l'Ile Dumet. Le temps était très-mauvais, la nuit tombait, les vaisseaux étaient engagés parmi des écueils de façon à ne pouvoir prendre le large. Le Soleil-Royal, craignant d'attirer les autres dans les Cardinaux, ne fit point paraître ses feux de poupe accoutumés. Chacun alors ne prit conseil que de sa propre inspiration, officiers et pilotes-côtiers furent consultés. Sept capitaines, pensant n'être pas aperçus, prirent le sage parti de se rendre à la rade de l'Ile d'Aix, où ils arrivèrent heureusement le lendemain. L'Intrépide, qui mouilla sur le lieu même du combat la nuit du 20 au 21, y arriva le 22. Les sept autres vaisseaux, ainsi que les frégates et corvettes, se réfugièrent dans la Vilaine. Le 21 au matin, le vaisseau le Juste sombra à l'entrée de la rivière, non loin de l'anse d'Escoublac, en voulant entrer en Loire. Complétons, à l'aide de rapports et d'extraits de la correspondance des autorités maritimes, les lugubres détails de ce sinistre, ainsi raconté au ministre de la Marine par M. de Farcy, enseigne de vaisseau à bord, l'un des deux officiers échappés au désastre [Note : M. de Saint-Allouarn (François-Marie-Alleno), commandant le Juste, mourut le 20 novembre. Garde-marine 13 mars 1720 ; enseigne le 1er octobre 1731 ; lieutenant de vaisseau le 1er mai 1741 ; chevalier de Saint-Louis le 14 mars 1745 ; capitaine da vaisseau en avril 1748 (extrait d'un rapport au roi, du 29 décembre 1759). Le sr. de Saint-Allouarn, capitaine de vaisseau, commandant le Juste qui a naufragé, et le sr. de Rosmadec, son frère, capitaine en second, sont morts de leurs blessures le jour même du combat. Le premier laisse une veuve avec quatre filles en bas âge, et un fils, enseigne da vaisseau, avec une fortune honnête. Sa Majesté est suppliée d'accorder à la veuve une pension de 1200# sur le Trésor royal. (De la main du roi : Bon.). De Saint-Allouarn de Rosmadec, né en 1715, frère du précédent, petit-neveu du chef d'escadre de ce nom, fils d'un capitaine de vaisseau, garde marine le 11 mai 1732 ; enseigne le 1er mai 1741 ; chevalier de Saint-Louis le 27 février 1746 ; lieutenant de vaisseau le 17 mai 1751 ; capitaine de vaisseau le 17 avril 1757, périt sur le Juste le 20 novembre 1759. Cent hommes de l'équipage environ et seulement deux officiers, échappèrent à la perte du bâtiment. — Archives du Ministère de la Marine, Dossiers]. « J'ai l'honneur de vous rendre compte du triste sort du Juste, commandé par M. de Saint-Allouarn, et sur lequel je servais en qualité d'enseigne. Nous sommes partis de Brest le 14, et le 20 à la pointe du jour, nous avons eu connaissance de six vaisseaux anglais que l'on a signalés. Un moment après, nous en avons encore découvert huit, et ensuite dix-neuf autres. Aussitôt qu'on aperçut les premiers, on les chassa, et quand les derniers furent signalés, M. de Couflans arriva sur quelques-uns de nos vaisseaux qui, en chassant, étaient tombés sous le vent. Dans le même moment, les Anglais tinrent le vent et donnèrent le temps à plusieurs de leurs vaisseaux qui s'étaient dispersés de se rallier au corps de l'armée. Ils se mirent tous sur une ligne, et environ une heure après ils commencèrent à nous donner chasse. Comme nous avions forcé de voiles et pris de l'avance, l'ennemi ne nous joignit que sur les deux heures et demie, moment auquel il nous attaque. Dans le combat, qui dura jusqu'à environ huit heure, M. de Saint-Allouarn reçut une balle dans l'épaule qui le mit hors d'état de continuer à se battre ; dans le même instant, M. de Rosmadec, son frère et son second, fut aussi blessé si dangereusement qu'il en mourut le soir même. M. de Tremigon, notre quatrième lieutenant, et M. de Perier de Crenan, garde de la Marine, furent également blessés. M. de Perier de Montplaisir, troisième lieutenant du vaisseau, qui était destiné à être pendant le combat sur le gaillard d'arrière, prit aussitôt le commandement et continua à tirer en attendant M. du Chatel, notre lieutenant, qu'il envoya sur-le-champ avertir, à la première batterie, de l'accident des capitaines. M. du Chatel se rendit à l'instant sur le gaillard d'arrière, et N. de Perier à un autre poste. Nous continuâmes à nous battre jusqu'au moment où M. le maréchal de Conflans vint se présenter à quatre vaisseaux ennemis qui nous avaient entourés et si fort maltraités par leur feu vif et continuel, qu'ils nous auraient sûrement coulés bas sans lui. Son secours nous mit en état de forcer de voile pour serrer davantage la ligne, mais, nous voyant degréés de toutes pièces et faut à fait hors de combat par le mauvais état de notre gouvernail qui manquait en quatre endroits différents, et sur lequel nous ne pouvions plus compter, nous fûmes obligés de porter au large pour pouvoir, par cette feinte, reporter à terre et aller chercher un mouillage pour nous regréer. Nous gagnâmes la pointe du Poulien (Pouliguen), et y mouillâmes sur la parole de notre pilote-côtier, qui nous assura que nous y serions hors d'insulte. Nous travaillâmes toute la nuit à notre gréement que nous ne pûmes rétablir que fort imparfaitement, et le lendemain, à la pointe du jour, nous mîmes notre petit canot à la mer pour boucher les voies d'eau que nous avions à la flottaison. La crainte que la lumière ne nous fit reconnaître nous avait empêchés de le faire dès le soir même. Cet ouvrage fait, nous voulûmes jeter l'ancre ; mais, nous apercevant en virant que notre câble était prêt à manquer, le même pilote demanda qu'on mit le petit foc dehors pour faire arriver le bâtiment, sans quoi nous courions risque de nous perdre. Il nous fit aussi mettre le petit hunier dehors, et nous coupâmes notre cable dans l'endroit où nous nous étions aperçus qu'il manquait. Notre dessein, en appareillant, était de donner dans Saint-Nazaire, les vents étant bons pour y entrer. Nous avions déjà fait le signal de reconnaissance à la terre, mis le pavillon en berne, et tiré plusieurs coups de canon pour appeler des pilotes du lieu, quand le nôtre, voyant que nous approchions un peu trop de terre, jugea à propos de nous faire mouiller pour attendre le flot ; nous ne l'eûmes pas plutôt fait que l'on s'aperçut que le vaisseau touchait de toutes parts et qu'il était impossible, quelque manoeuvre que nous fissions, de nous retirer, la mer baissant encore de l'endroit où nous étions appelé la Bature-Duvers [Note : La Basse du Vert. — La copie du rapport de l'amiral Hawke, déposée aux Archives de la Chambre de Commerce de Nantes contient la note suivante, qui ajoute accore à l'horreur de ce sombre drame : « L'équipage fit un radeau ; et comme il était impossible de sauver tout le monde, le sieur Dubois, qui le voyait prêt à mettre au large, sauta du bord du vaisseau sur le radeau, et tomba sur la tête d'un matelot qu'il écrasa. Le sieur Perier, brave officier et excellent citoyen, ne voulut pas survivre à la disgrâce à la Marine. Il se banda les yeux de son mouchoir, et se laissa tomber à la renverse dans la mer »], éloigné d'environ deux lieues de la rivière de Saint-Nazaire. Nous mîmes alors tout en œuvre pour soulager et alléger le vaisseau qui était prêt à se briser. Nous fîmes enfoncer toutes les pièces d'eau qui étaient dans le cale, pomper et jeter à la mer nos boulets et mille autres choses. Nous coupâmes le mât d'artimon, mais le tout sans succès. Nous mîmes alors nos deux canots à la mer pour sauver notre monde. Il nous fut impossible d'y mettre la chaloupe, ayant perdu dans le combat les palans qui étaient nécessaires, et n'ayant pas eu le temps de les réparer. Enfin, pour empêcher que la mâture ne fit ouvrir tout à fait le vaisseau, nous coupâmes le grand mât ; mais, voyant que toutes ces précautions étaient inutiles et que le bâtiment se perdait absolument et sans ressource, nous pensâmes tous à nous sauver. MM. de Saint-Allouarn et de Perier se mirent sur le même rats. M. de Saint-Allouarn est mort dans la traversée, et l'on a trouvé dans les poches de M. de Perier, qui est venu expirer à la côte, les instructions qu'on avait données à notre capitaine. J'ai l'honneur de vous les renvoyer, Monseigneur, dans l'état où elles m'ont été remises par son domestique, qui avait fait le trajet avec lui. On n'avait pas encore retiré M. de Perier de dessus le rats, qu'il est venu une lame qui l'a reporté au large. Peur moi, Monseigneur, je me suis jeté sur un rats avec MM. De Kerjan-Moles, Dubois, de Cousier, de Perier de Crenan, lieutenant, enseigne et garde de la marine. Après avoir essuyé plusieurs lames qui nous jetaient sur le vaisseau, il en vint une autre qui chavira le rats et fit manquer la main à mes camarades. Je fus assez heureux, Monseigneur, pour m'y tenir attaché, et après avoir lutté longtemps contre les flots, j'ai eu le bonheur d'arriver à la côte, dans un endroit qu'on nomme la Plaine, tellement épuisé et hors d'haleine que, n'en pouvant plus de lassitude et de fatigue, et manquant absolument de forces, je suis retombé trois fois à la mer. J'y aurais probablement péri sans le secours de M. Denis, capitaine marchand, qui s'est jeté â l'eau et m'a sauvé la vie. Il m'est impossible, Monseigneur, de vous dire le nombre des morts et de ceux qui ont été blessés pendant le combat. Je ne sais pas non plus combien il s'en est sauvé depuis la perte du vaisseau. Il est venu à la côte trois hommes de notre équipage que j'ai fait inhumer, et quelques débris du vaisseau que j'ai fait mettre chez un particulier. J'en ai donné connaissance à M. Bonhomme, commissaire de Paimbœuf, étant forcé de me rendre chez mon père pour réparer mes forces et chercher les secours dont j'ai besoin. Je m'y suis rendu extrêmement épuisé et dans le plus triste état, n'ayant pu sauver du naufrage qu'une veste que j'avais sur moi pendant le combat. Mon premier soin en y arrivant a été, Monseigneur, de vous faire ce long détail qu'il ne m'a pas été possible d'abréger. Je suis obligé de me servir de ce papier, étant dans une campagne hors d'état d'en avoir d'autre » (Archives du Ministère de la Marine, Dossiers). « Pierre Geoffroy, charpentier, Philippe Halna, et André Mollé, aussi charpentiers, tous trois de la paroisse de Saint-Nazaire, déclarent que, lundi dernier, ils ont entendu, non loin de la côte, tirer plusieurs coups de canon ; que le lendemain mardy, le canon a redoublé avec une violence et une vivacité inexprimables, jusque vers les onze heures, minuit ; et qu'hier mercredi, entre huit et neuf heures du matin, étant sur la hauteur, près de la tour d'Aiguillon, ils ont aperçu un bâtiment, qui paraissait être une forte frégate, et qui était mouillé auprès du Pouliguen, qu'ensuite ce bâtiment, qui portait pavillon rouge au grand mât, a mis à la voile, paraissant vouloir venir dans la rivière de Nantes ; mais que, lorsqu'il a été proche du lieu appelé les Charpentiers (Note : Le Grand et Petit-Charpentier, écueils dangereux de l'entrée de la Loire, ainsi nommés en raison des nombreux bâtiments démolis et détruits sur ces rochers), ses mâts sont tombés, et que peu à peu on le voyait couler à fond. Enfin, en trois heures de temps, il a péri tout à fait. Les ci-dessus nommés déclarent aussi qu'ils ont vu un autre bâtiment, auprès de la Pierre-Percée, qui faisait route pour entrer en rivière, mais qui, tout à coup a viré de bord et dirigé sa route au S.-0., du côté du Pilier » (Archives de l'administration de la Marine, à Nantes ; cahier de lettres écrites au ministre ; déclaration faite au bureau de la Marine, à Nantes). La lettre par laquelle M. Millain annonce au ministre cette catastrophe, démontre trop bien la pénurie et la négligence qui existaient alors dans l'administration de la marine pour ne pas trouver place ici : « ..... Le sieur Barré, chirurgien entretenu, et qui était embarqué sur le Juste, m'a rapporté que ce vaisseau s'était perdu à 3/4 de lieue de la Pierre-Percée, à l'entrée de cette rivière, et qu'il croit qu'il s'en est sauvé environ 150 hommes, dont quelques-uns out déjà paru icy, et auxquels je fais payer une conduite pour s'en retourner chez eux. Qu'on croyait le Bizarre échoué à la même côte (Note : Le Bizarre atteignit Rochefort après avoir couru les plus grands dangers). J'ay chargé MM. Boyard et Chavigny de se transporter à Paimboeuf, et j'ay fait commander à leurs ordres, tous les bâtiments de la rivière pour pouvoir porter le secours possible. N'y ayant point d'argent à la caisse de la marine, j'ay été obligé de prendre des fonds en dépôt pour pourvoir au payement de la conduite des naufragés » (Archives de l'administration de la marine de Nantes ; cahier de lettres, etc.). De son côté, à la date du 4 décembre 1759, M. de Cran Galliot, sénéchal de Saint-Nazaire, y faisant fonctions de commissaire aux classes, adressait à M. Millain le rapport qui suit. Ne servirait-il qu'à nous révéler le nom du brave sauveteur Vincent Huliocq, que ce serait un motif plus que suffisant pour le publier. Le dévouement est toujours digne d'éloges et souvent cherche à s'y dérober. Au milieu de tant de choses lamentables et honteuses qui signalèrent cette date funèbre du 20 novembre, il est beau de voir un simple petit caboteur breton donner une preuve de coeur et de courage ; puis, en tirant peut-être aujourd'hui ce nom modeste de l'oubli, acquittons-nous une faible partie de la dette de reconnaissance des malheureux naufragés du Juste, arrachés à une mort certaine. « Monsieur, vous avez vu à vos bureaux, la semaine dernière, les tristes débris du combat, et ensuite du naufrage du vaisseau du roi le Juste, lequel a péri sous mes yeux, malgré toutes mes bonnes intentions et tous mes mouvements. Je n'ai pu sauver qu'une très-petite partie de l'équipage, qui nous a été apportée tout nuds, qu'il a fallu faire loger et vêtir partie par charité, partie aussi en payant. Les habitants qui les ont reçus et logés n'exigent aucun payement. Mais ceux qui ne sont pas en état, et les aubergistes que j'ai obligé de recevoir ces pauvres malheureux et de leur fournir le nécessaire demandent à être payés. Sans doute que le roi, quelque peu satisfait qu'il soit de cette aventure, doit payer leur dépense. C'est dans cette certitude que j'ai l'honneur de vous remettre l'état ci-inclus du montant des dépenses que ces pauvres misérables ont faites, tant dans leurs auberges que chez les habitants qui ne peuvent donner la charité (Note : le total se monte à 245# 16). Il nous en reste encore plusieurs à l'hôpital, qui ne sont pas en état de se mettre en route ; je vous en enverrai la note quand ils sortiront. « Je dois rendre justice et bon compte du zèle et de l'ardeur avec lesquels tous nos pilotes et matelots se sont portés, à tirer du naufrage ces pauvres malheureux ; et surtout à un maître d'un petit vaisseau du Port-Louis, appelé le dogre la Société, commandé par le sieur Jean-Vincent Huliocq, de Pennerf, évêché et département de Vannes, lequel, seul avec son équipage, a sauvé les trois quarts de ceux qui sont venus icy. M. le maréchal ayant été informé des secours qui ont été donnés, m'a fait dire que j'eusse à vous en rendre compte, afin que vous en informiez le ministre, pour procurer quelque récompense aux personnes qui se sent exposées. Il est très-certain que tous ces gens méritent quelque récompense, mais surtout ce maître du dogre de Pennerf. Voilà ma commission remplie,
je
ne doute pas que vous ne fassier tous
vos efforts pour procurer quelque récompense. Mais je prévois bien des
obstacles au succès de notre
entreprise. Quoi qu'il arrive,
nous n'aurons rien à nous reprocher ... En résumé, un vaisseau fut pris par l'ennemi, le Formidable ; deux furent brûlés, le Soleil-Royal et le Héros ; trois périrent engloutis, le Thésée, le Superbe et le Juste ; huit se réfugièrent è Rochefort, sept entrèrent dans la Vilaine. Ce déplorable résultat semble démontrer : 1° que les vaisseaux français combattirent vaillamment ; trois d'entre eux héroïquement ; un seul fut capturé à la suite du plus beau combat qu'il soit possible de voir ; 2° qu'après la bataille, tous les commandants perdirent la tête, sans doute par manque de confiance dans leur amiral ; 3° que la retraite dans la Vilaine était de la terreur. N'est-ce pas encore une fatale coïncidence que
ces deux frères de Saint-André tués
sur le Formidable
; les deux frères de Saint-Allouarn
sur le Juste
; M. de Kersaint et ses enfants engloutis avec le Thésée ; M. de Montalais et son fils
avec le Superbe ?. S. de la Nicollière-Teijeiro (1878) |
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