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LA VILLE MORTE

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La journée était superbe et le pêcheur était à  la fête. Un soleil radieux promenait ses rayons sur la baie de Saint-Michel, allumant des reflets dorés à la crête des vagues et faisant étinceler comme une nappe d’argent le sable fin de la grève, qui s’étend vers Saint-Efflam, et sous laquelle dorment les villes et les villages ensevelis au  VIIIe siècle  par un raz de marée.

Les toits de Saint-Michel et de Trédrez brillaient dans l’azur et, au milieu de la grève, l’antique croix de schiste ardoisiers qu’érigea le moine irlandais Efflam, pour servir de point de repère aux navigateurs, et qui chaque année se rapproche d’un grain de sable du rivage qu’elle atteindra avec la fin des temps, était auréolée d’un nimbe éclatant.

La pêche avait été fructueuse. Le filet ramenait chaque fois une abondance de poissons, et le pêcheur grisé par le succès, s’attardait à la tâche. Il ne songea au retour que quand sa barque fut pleine.

Or, l’heure était avancée. Le soleil avait disparu derrière la pointe de Locquirec, le rivage s’effaçait au loin, et le noir et rugueux promontoire du Roc’hellas n’apparaissant plus, au fond de la baie, que comme un fantôme aux formes indécises. Il était temps de rentrer au port. Il tendit la voile et appuya sur les rames. Une heure ou deux, pensait-il, lui suffiraient pour parvenir à destination. Il connaissait les passes, et Saint-Michel n’était pas loin.

Un obstacle, auquel il ne s’attendait guère, entrava sa marche. Une brume épaisse, déroulant ses nuées floconneuses, enveloppa les eaux d’un blanc linceul.

Impossible désormais de prendre la direction, car il ne distinguait rien devant lui. Le vent était tombé. La voile dégonflée pendait inerte contre la vergue et ses rames semblaient battre une mer pleine d’étoupe.

Pendant une moitié de la nuit, il alla à l’aventure, donnant d’un côté et donnant de l’autre, sans que le bourg de Saint-Michel apparut.

Ses forces étaient à bout, et il commençait à désespérer, quand tout à coup il s’aperçut qu’il était à l’entrée d’un port. Qu’était-ce ? Il eût été incapable de le dire. Ce n’était ni Saint-Michel, ni aucun port de sa connaissance.

A travers le brouillard, on distinguait les lignes d’une puissante jetée qui s’allongeait au milieu de la mer et à l’abri de laquelle de gros navires étaient à l’ancre, et dans le fond une ville magnifique se dressait, peuplée de palais de marbre et d’églises, et couronnée de cent clochers, dont il n’avait jamais entendu parler en ces parages. Où donc se trouvait-il et qu’était-il arrivé de nouveau par-là ?

Il accosta à quai, et s’engagea dans les rues. Ces rues étaient larges et spacieuses, tracées en ligne droite, bordées de demeures luxueuses, telles qu’on en voit dans les grandes capitales, mais, chose étonnante, aucune n’était éclairée ; toutes étaient enveloppées des ténèbres les plus épaisses.

Chose plus étonnante encore, alors que des cités importantes, même quand elles sont plongées dans le sommeil, il monte un bruit sourd, et que, sur leurs chaussées, on rencontre ça et là quelques passants attardés, ici le plus profond silence régnait. Nulle voix d’homme ou de bête. Ni un appel d’oiseau de nuit, ni le cricri du grillon. Aucun être vivant ne foulait le pavé. On se serait cru dans une ville de morts.

De plus en plus surpris, le pêcheur allait cependant de l’avant et s’enfonçait dans l’intérieur, portant sur son épaule l’aviron dont il s’était armé, en prévision de dangers.

Quelle heure pouvait-il être ? Il ne le savait, car les horloges des tours étaient muettes, le firmament était vide d’étoiles et la lune avait disparu dans les nuages obscurs.

Peu à peu un sentiment indéfinissable remplissait son âme. Il arrivait à se persuader qu’il était en un lieu où le temps n’existait plus.

Il songeait à revenir sur ses pas quand, derrière une porte, sur l’une des places, il perçut un murmure de voix.

Sûrement des êtres humains se trouvaient là. Il souleva le loquet et s’engagea à l’intérieur d’une maison où une lumière pâlotte éclairait faiblement une sorte de salle à manger.

Il y avait là, assis auprès du foyer, un homme et une femme de taille imposante, et en des costumes qui ne ressemblaient aucunement à ceux du pays de Tréguier.

En l’apercevant, ils cessèrent de causer, et ils le saluèrent avec courtoisie. L’homme lui avait offert un siège.

“ Qui es-tu, mon fils ? demanda-t-il. Par quel hasard es-tu en ce lieu, et de quel endroit es-tu ? ”

Le pêcheur répondit, d’un air dégagé : “ Je suis un pauvre traîneur de filet qui a perdu sa route au milieu du brouillard, et que la malchance a égaré. Saint-Michel-en-Grève est mon berceau, et je voudrais bien y retourner. ”

Saint-Michel-en-Grève ! s’exclama l’homme, dont le visage s’était animé, beau village et braves gens ! de mon temps, il y avait par-là de forts gars qui n’avaient pas leurs semblables à la lutte. Je serais curieux de savoir si la race y est toujours aussi solide et si les muscles y sont aussi résistants. Donne-moi donc ton bras !

Déjà le pêcheur avançait son bras. Un geste expressif de la femme le lui fit retirer. Du regard, elle désignait son aviron. Il tendit celui-ci. L’homme le saisit et, sans même l’appuyer sur son genou, il le brisa en mille morceaux entre ses mains, avec autant de facilité qu’un petit morceau de bois sec.

Cela fait, il se rassit près du foyer, sans ajouter un mot, sans tourner les yeux. La femme était devenue aussi silencieuse. On les eût dits l’un et l’autre tombés en sommeil léthargique ou figés dans l’indifférence de la mort.

Le pêcheur de Saint-Michel n’avait pas envie de causer davantage. Il était en proie à une terreur folle. Sur son front perlait une sueur froide et tous ses membres tremblaient. Peu à peu il avait reculé jusqu’au fond de la salle. D’une main fébrile, il poussa la porte, enjamba le seuil, et se retrouva dans la rue.

Elle n’avait pas changé d’aspect. Elle était toujours enveloppée de ténèbres, et l’on n’y marchait qu’à tâtons. A peine distinguait-il vaguement la silhouette des édifices qui la bordaient et qui avaient un air sépulcral. Il ne rencontrait d'ailleurs ni un être humain ni un animal, et seul le bruit de ses pas troublait le lugubre silence.

Maintenant, il ne songeait plus à pousser plus avant ses investigations ni à satisfaire sa curiosité. Son seul souci était de fuir ce lieu d’épouvante, et il s’en retournait à vive allure vers le port, pressé de retrouver sa barque et de regagner le large.

Il eut un soupir de soulagement quand il l’aperçut, se balançant mollement contre le quai. Il s’y jeta vivement et, réunissant toutes ses forces, il donna de ses rames avec vigueur, dans la direction de la haute mer. En passant à travers les navires à l’ancre, il n’osait lever la tête, car il lui semblait que c’étaient des fantômes, et les trous béants de leurs hublots lui paraissaient des yeux de morts qui le regardaient d’un air menaçant.

Il ne se sentit libre d’inquiétude que quand il fut loin de la jetée et que le dernier clocher de la ville maudite eut disparu à l’horizon.

Le brouillard continuait d’étendre son linceul sur la mer et la nuit durait toujours , longue comme un siècle.

Depuis quand se poursuivait l’aventure ? Depuis des heures , des mois, des années peut-être. Il n’était pas capable de le savoir, car il avait perdu la notion du temps, pas plus qu’il n’aurait pu dire d’où il venait.

Enfin, sous le souffle de la brise, les nuées cotonneuses qui embrumaient le ciel se dispersèrent, le soleil se leva radieux dans le firmament bleu, et il aperçut au loin les noires assises du Roc’hellas, la Croix de grève qui émergeait au-dessus des flots, avec la marée basse, et les maisons blanches de Saint-Michel qui se pressaient contre l’église, au milieu du feuillage vert des ormeaux.

Il fut bientôt dans le port. Or, au débarqué, une autre surprise l’attendait. Il y avait là une foule de constructions qu’il n’avait jamais vues, quoiqu’il fût de l’endroit, et qu’il y eût toujours vécu. La plupart des gens qu’il rencontrait ne le saluaient pas. Il leur était étranger. Les anciens s’arrêtaient et le dévisageaient longuement, semblant chercher un souvenir dans leur mémoire.

Enfin un vieillard le reconnut et eut une exclamation, comme devant un revenant. Il y avait en effet vingt-cinq ans qu’il avait disparu, et celui-là seul se rappelait de lui.

Son voyage vers la Ville morte avait duré non pas une nuit, mais un quart de siècle.

(Contes et Légendes de  Bretagne de F. Cadic)

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