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DORYPHORES, PEAUX DE LAPINS ET SEMELLES DE BOIS |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°10)
suite
DORYPHORES, PEAUX DE LAPINS ET SEMELLES DE BOIS.
Quand elle est arrivée sur les côtes du Finistère à la fin du mois de juin 1940, l'Armée Allemande avait tout lieu de se réjouir car jamais encore elle ne s'était avancée aussi loin dans notre pays. La Bretagne, qui n'avait pas connu d'envahisseurs - Français mis à part ! - depuis les légionnaires romains de César, ne fut donc pas cette fois épargnée. Elle eut néanmoins la consolation d'échapper aux grandes batailles de la Campagne de France qui toutes s'étaient livrées dans les provinces du Nord et de l'Est.
Ainsi l'installation des occupants n'a-t-elle pas profondément bouleversé les dernières semaines de l'année scolaire des jeunes bretons, pas plus qu'elle n'a contrarié leur rentrée de la fin septembre, une rentrée qui promettait d'être encore moins réjouissante que les précédentes. Ceux qui ont connu cette époque se souviennent en effet combien la discipline était sévère dans les écoles communales, ces écoles toutes semblables où, parce que personne n'avait jugé utile de les égayer, la seule note de couleur était celle de l'encre violette qui maculait les cahiers et les doigts des écoliers.
Quant à la suite, il ne faudrait pas imaginer les petits français de l'Occupation cachés dans les buissons à observer gentiment la Deuxième Guerre Mondiale en taillant des flûtes de roseaux ! On oserait presque dire dommage, en particulier pour ceux qui vivaient dans les secteurs où il se passait toujours quelque chose. Comme sur les côtes de France qui, sur une profondeur de dix kilomètres, étaient intégralement classées Zone Interdite. Dont notre petit village des bords de La Manche, Saint Michel-en-Grève, Département des Côtes-du-Nord, où il était impossible de faire un pas sans croiser un soldat, un cheval ou un véhicule allemand. Mais on sait que l'école, fidèle à sa vocation républicaine ou religieuse, n'a jamais failli à sa mission. Ce qui nous a épargné la honte d'être une génération d'ânes bâtés. Les leçons d'histoire en direct c'était donc seulement le jeudi, jour de congé, et le dimanche. Sauf exceptions !
Dont cette mission en parfaite conformité avec le retour de la Patrie à sa grande valeur fondatrice, la terre : les écoliers de France réquisitionnés (le terme allait faire fureur) iront aux champs avec leurs maîtres pour y cueillir ... des doryphores. Des millions de ces coléoptères, arrivés, disait-on, dans les fourgons allemands, avaient en effet envahi nos champs de pommes de terre au début de la guerre. Une autre invasion qui valut à nos occupants, même si cette fois ils n'y étaient pour rien, le surnom de « doryphores » : cela ne leur faisait jamais qu'un de plus !
Pour accomplir sa tâche, chacun de nous eut droit à une boîte de conserve qui avait, avant guerre, contenu petits pois, haricots verts ou confiture. Quant à la leçon de choses elle-même, compte tenu de mon jeune âge, je l'eus certainement oubliée si elle n'avait été faite de ces souvenirs sensoriels qui, court-circuitant nos cortex cérébraux, se joignent à nos mémoires foetales pour constituer ce que les spécialistes des neurosciences appellent la mémoire du corps. Ceci afin d'expliquer par quel biais la répugnante manipulation des insectes aux élytres jaunes et noirs et l'insoutenable vision de leur amas grouillant dans un jus jaunâtre à l'odeur âcre qui imprégnait les blouses et souillait les mains, aient pu se graver d'une manière aussi inaltérable dans mon cerveau immature.
Les corvées s'achevaient par une crémation pour les doryphores ! - et pour nous, par la distribution de biscuits vitaminés, les « Biscuits Pétain », dont nul ne garde un souvenir ému. Et, bien sûr, on avait soigneusement caché aux petits français que ces opérations pesticides étaient largement destinées à régaler de purées et de frites les enfants de leurs ennemis. Eux-aussi nourris, et pas seulement, de nos Kartoffeln, les soldats bien éduqués de la Wehrmacht de 1940 nous offraient des bonbons en gratifiant nos mamans de « Jolie madame ». Une galanterie totalement insupportable pour nos mères qui ont vite compris que ces hommes, non contents d'avoir battu leurs maris à plate couture, les avaient, afin de leur ôter tout espoir de retour, expédiés aux quatre coins de leur Grand Reich (pour notre père ce fut la Silésie).
Ceci se passait, il va sans dire, à l' époque où les Allemands s'attendaient à prendre racine chez nous, tant la supériorité de leur armée était phénoménale. Et cette supériorité, la population française abasourdie allait avoir tout le temps d'en mesurer les deux points forts, l'esprit de corps et la condition physique : il lui suffira pour cela d'observer les entraînements partout imposés à toutes les unités d'occupation. Car si la première qualité était innée chez les Allemands, il leur fallait quand même entretenir la deuxième. Ainsi à Saint-Michel, quand la compagnie d'infanterie locale obligeait le village à se claquemurer pour se livrer à ses Kriegsspiele (jeux de guerre).
Au cours de l'une de ces journées d'exercice, un soldat fit irruption, (en s'excusant !) dans la boutique de nos grands-parents, le temps de recharger.
Pendant quelques instants l'homme fut tout près de moi : culasse du Mauser
ouverte en deux clacs, pouce qui engage les cinq cartouches fixées sur une
barrette, culasse vivement refermée en deux autres clacs, en des gestes rapides
à l'automatisme bien rôdé. De telles scènes inspirent volontiers les
jeunes garçons et sans doute est-ce après celle-là que j'ai entrepris de me
fabriquer un fusil : un morceau de bois, un tube métallique, un élastique et
des boulettes de papier mâché. Un fiasco, ce qui ne m'empêcha pas de
parader, arme en bandoulière, gamelle à la ceinture, devant ma soeur, mon
unique spectatrice. Ne me manquaient que l'étui de masque à gaz, la grenade
à manche, et le ceinturon à la boucle
gravée Gott mit uns !
Bien sûr, comme n'importe quel gamin, j'eus préféré d'autres modèles que ces soldats gris-verts dont tout, jusqu'à l'odeur (celle de leur insecticide, le lysol), inspirait la défiance. Hélas, nous n'avions jamais vu de soldats français et, de plus, cette guerre était trop pleine d'oxymores pour ne pas laisser un jeune enfant dans une grande perplexité. Ainsi, pour ne parler que de moi, de mon trouble face à ces hommes qui, un jour en costumes de bain, chantaient « Heili, Heilo, Heila » en allant jouer au ballon sur la plage, et qui le lendemain, en tenues de combat, devenaient des guerriers aussi terrifiants que les Philistins dont notre biblique grand -père nous contait les horribles méfaits. Les seuls allemands à inspirer une terreur sans nuance, y compris aux leurs, étaient ceux dont la spécialité figurait sur une plaque pectorale suspendue par une chaîne : Feldgendarme.
Comme souvent, j'étais avec ma soeur chez nos voisins d'en face quand deux d'entre eux, vêtus de grands imperméables. firent irruption. Ils recherchaient des fusils de chasse que nul n'avait plus le droit de posséder. Le chef de famille avait attendu, blême, que se termine la fouille brutale et, heureusement pour lui, vaine de sa maison. Quant à nous, nous n'avons, comme tous les enfants confrontés à une menace de mort, ni pleuré, ni cherché à fuir, nous sommes restés pétrifiés.
Passés les premiers mois, les Allemands se sont rendu compte à quel point leur omniprésente armée qui, à l'évidence, ne manquait de rien, était devenue in désirable. Pourtant, la Wehrmacht n'était pas la seule responsable de la grande disette qui frappait, en pleine saison des récoltes, un pays à l'agriculture florissante. Car la France avait été condamnée par le Traité d'Armistice de juin 40, non seulement à payer d'énormes dommages de guerre, mais aussi à littéralement nourrir l'Allemagne. Ce qui eut pour résultat de soumettre notre population à des restrictions si radicales qu'elles nécessitèrent la mise en place d'un système complexe de cartes d'alimentation. Ces cartes étaient établies par tranches d'âge, du bébé au vieillard, avec des suppléments pour les femmes enceintes et les travailleurs de force. Mais, comme il était impossible de survivre avec ces seules rations, partout s'est généralisé un gigantesque Marché Noir.
Et ce furent les années de l'Occupation, des années si noires qu'aucune des nombreuses réécritures contrefactuelles de cette guerre n'a jamais pu les gommer de nos livres d'Histoire. La vérité en effet est peu glorieuse : la préoccupation majeure des français n'était pas la Résistance mais le Ravitaillement ! Simplement parce que le pays avait faim, faim jusqu'à l'obsession. Et cette famine, du jamais vu, entraîna un repli immédiat vers la famille et le clan, ultimes cellules de survie. Le résultat fut un retour à un mode de vie semi tribal. Et, à l'échelle du pays, on peut même se risquer à dire qu'enfermée derrière des barbelés, la France gouvernée par un état fantoche, était comme un immense ghetto où interdictions d'entrées et de sorties, contrôles incessants d'identité, brimades, arrestations, trafics sordides en tous genres, dénonciations, exécutions sommaires ... étaient la règle.
La notion de charité n'avait cependant pas disparu, mais le plus souvent elle se contentait de sauver les apparences dans une commisération de façade purement verbale ; une attitude que l'on retrouvait jusque dans les petits villages où on sait pourtant que tout le monde connaît tout de la vie de tout le monde. Partout donc le constat était le même : survivre avait un prix et pour beaucoup ce prix était exorbitant.
Ainsi, pour ceux qui n'avaient pas un bout de terre à cultiver, ceux qui n'avaient pas de famille dans une ferme, ceux qui étaient pauvres et n'avaient rien à troquer, les vieillards isolés, les femmes seules avec des enfants, ceux qui n'avaient pas de relations, ceux qui ne voulaient pas perdre leur honneur à mendier, ceux, et plus encore celles qui refusaient la tentation de la collaboration ... et d'autres encore, connaissaient la sous-alimentation. Et, à l'échelle d'un pays comme le nôtre, cela faisait du monde ! Je peux dire, sans larmoiement, que notre petite famille présentait certains de ces critères.
A ces problèmes de nourriture, s'en ajoutait un autre, heureusement moins dramatique, celui de l'habillement. Le textile en effet, faisait lui aussi l'objet de tickets de rationnement. Ce dont les jeunes enfants habitués à porter sans rechigner les vêtements qu'on leur imposait, ont évidemment moins souffert que les adultes. Même si parfois c'en était trop. Ainsi de ma soeur et de moi qui, l'été, avions droit, en guise de maillots de bains, à d'informes lainages à bretelles faits au crochet par notre mère à partir de vieux pull-overs.
Tant que la laine était sèche, il nous était possible de sauver les apparences, mais quelle honte quand nous devions sortir de l'eau ! L'hiver et, ironie du sort, tous les hivers de la guerre furent très froids, nous n'étions pas beaucoup plus élégants, mais au moins avions nous chaud. Et cela nous le devions, pour une large part à la malheureuse gent lapine que depuis, je le lui devais bien, j'ai totalement exclue de mon alimentation. On sait en effet combien ces années furent cruelles pour ces petits mammifères devenus, avec les poules, une des rares sources de protéines animales épargnées par les réquisitions (il n'y eut pas, à ma connaissance, de trains de lapins français à destination de l'Allemagne). Et, comme on tuait beaucoup, on avait aussi beaucoup de peaux. Elles étaient toutes gardées précieusement, ce qui n'était pas nouveau, mais, la préférence allant au blanc, on favorisait les croisements en faisant comme le moine Mendel avec ses haricots ! Car les peaux blanches, retournées, bourrées de paille et séchées, étaient payées plus cher par les marchands de rues aux petites charrettes à bras (autre vieux métier disparu ). Ne restait plus, après passage chez le fourreur, qu'à les faire assembler par sa couturière. Je préfère ne pas savoir combien de ces gentils rongeurs furent accrochés la tête en bas et saignés de la manière la plus horrible qui soit, par l'énucléation de l'un de leurs fascinants yeux rouges, rien que pour ma soeur et moi. En réalité, il en faut de 15 à 20 pour un seul manteau d'enfant.
Hélas, si à la maison nous pouvions nous vêtir de peaux de lapins, nous avions rarement droit à leur viande ! Une viande dont on sait pourtant qu'elle n'a jamais fait défaut. Tout cela parce qu'en ces années de... vaches maigres, la cuniculiculture, plus facile et exigeant moins d'espace que l'aviculture, même s'il y avait aussi des poules partout en France, pouvait se pratiquer jusque dans les cours, les jardins et même sur les balcons des appartements, mais, là encore, elle restait chasse gardée du clan familial. Au vaste chapitre des pénuries, il faut enfin ajouter celle, plus surprenante et un peu oubliée, des chaussures. S'il est facile de comprendre la rareté du caoutchouc, produit exotique réservé aux industries de guerre, on peut en effet s'étonner que le cuir, issu lui, de nos terroirs, ait pu faire défaut. Etait-ce parce que les peaux de nos bovins servaient à fabriquer les bottes, baudriers et ceinturons des soldats allemands et plus encore, les harnachements des nombreux chevaux de leurs armées ? Difficile à savoir. Ce qui est sûr, c'est que toutes les usines de chaussures de France avaient arrêté leurs productions. On usait donc jusqu'à la corde les godasses d'avant guerre, puis on les jetait.
Je me souviens, à ce sujet, qu'il arrivait à notre grand-père, le cordonnier du village, de troquer contre une livre ou un kilo de beurre (destiné la plupart du temps au stalag du papa) un ressemelage au caoutchouc naturel « Wood-Mine », une denrée rare dont il avait, fort heureusement car c'était là une de nos seules richesses, conservé quelques boites. C'est alors qu'apparurent les semelles de bois. Certaines étant astucieusement incisées afin de leur donner de la flexibilité, il était parfois possible d'y clouer les tiges de vieilles chaussures : de quoi rendre les galoches presque élégantes ! Ainsi le dimanche, les femmes de chez nous dans leurs tailleurs cintrés, pouvaient-elles échapper à l'humiliation, bruit mis à part, d'aller à la messe en sabots. En revanche, les bas de soie n'étant que des réminiscences et ceux de nylon de vagues espérances, les mollets féminins étaient généralement nus dans des socquettes de laine, ce qui souvent n'avait rien de laid ! Sauf, ce que j'ai appris longtemps après, car à cette époque je m'intéressais plus aux fusils qu'aux dessous des dames, pour certaines élégantes nostalgiques qui ne se satisfaisaient pas de ce retour au scoutisme et teignaient des « ersatz » de bas sur leurs jambes. Je sais maintenant, après de discrètes recherches. que le colorant utilisé pour ces trompe-l'oeil était de l'eau de chicorée (le café n'existait que dans les rêves) et que parfois même une couture était, délicieux raffinement, ajoutée au crayon, avec l'aide d'une amie. Il n'est donc plus qu'une question non élucidée et que je n'ose formuler tant elle est dérisoire et inconvenante : jusqu'où fallait-il remonter la jambe féminine pour atteindre le point haut de la sublime mystification ?
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