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LES REQUISITIONS ET LE MUR DE L'ATLANTIQUE |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°7)
Au moment où ils sont repérés, les avions sont à la verticale de Plouaret : « Ceux-là ils sont pour nous » pense Joseph. La suite en effet ne se fait guère attendre : un des deux chasseurs fait un virage au-dessus de la mer puis amorce une descente pour se placer dans l’axe de la route et il ouvre aussitôt le feu avec ses canons de 20mm. Les hommes ont juste le temps de se jeter dans les fossés bordant la Nationale 786, en abandonnant leurs attelages.
Joseph a 19 ans. Il est, en ce matin du printemps 1944, sur la liste des cinq cultivateurs de Saint Michel rassemblés à la demande de leur mairie, donc de leur Kommandantur, pour aller en convoi charger des billes de bois à la gare de Lannion.
Il s’agit, en cette fin d'Occupation, de l’une des corvées touchant jusqu’à trois fois par semaine, tous les hommes valides de 17 à 55 ans. Ces réquisitions sont très mal vécues par la population, car elles font suite à quatre années d’une pratique dont les Allemands se sont faits les champions dès leur arrivée en 1940. Cela a commencé par les locaux publics ou privés, les automobiles, les chevaux, les productions agricoles, les fusils de chasse, puis les bicyclettes et toutes sortes d’objets... Et maintenant c’est au tour des personnels humains mâles dont les occupants ont grand besoin pour accélérer l’édification de leur Mur de l’Atlantique. Ces requis de la dernière heure sont « seulement » astreints à des travaux de pelletage et de charriage, besognes élémentaires mais rudes, rappelant les servitudes imposées aux paysans du Moyen Age par leurs seigneurs. C’est ainsi que Joseph a participé au ramassage du sable de plage destiné aux bétonneuses qui construisaient les blockhaus de Saint Efflam. Et ces journées-là, il a quelques bonnes raisons de s’en souvenir.
Un cultivateur devait effectuer treize transports, chaque passage étant noté d’un trait fait à la craie sur son tombereau par une sentinelle. Mais les français de 1944 avaient depuis belle lurette appris à flouer le soldat allemand qui, lié par un incompréhensible serment de fidélité à son Führer, non seulement ne resquille pas, mais n’imagine pas que d’autres puissent le faire. Il devenait ainsi un jeu d’enfant de tromper le Posten (sentinelle) de garde en ajoutant discrètement des traits sur les charrettes. C’est ainsi que le nombre de transports de sable réellement effectués par chaque tombereau n’a jamais dépassé dix.
Ce matin là, le petit convoi de charrettes sous la garde d’un soldat vient juste d’en finir avec les deux kilomètres de virages en montée qui l’ont en partie protégé des avions en piqué, et il se trouve dans une zone découverte, en haut de la côte dominant la mer, au lieu dit Ponchou Meïn, 300 mètres avant le grand menhir placé à gauche de la route.
L’avion ne tire qu’une courte rafale avant de remonter, moteur hurlant, en direction du nord et disparaître : un miracle, car le pilote n’ignore pas que toutes les colonnes hippomobiles circulant en France sont allemandes, ou sous escorte allemande. Mais sans doute a-t- il vu clairement, depuis son cockpit, qu’il allait tuer des civils français rassemblés sous la contrainte et faire avec ses redoutables canons un horrible massacre de leurs précieux chevaux. Tous pilotes alliés volant au-dessus de la France à la fin de la guerre étaient chaque jour confrontés au même cas de conscience, mais leurs réactions étaient loin d’être aussi mesurées. D’où l’angoisse permanente des cultivateurs qui ne manquaient pas de scruter attentivement le ciel avant de s’engager sur une route avec une simple charrette.
Le tir a été bref et il ne fera pas d’autre victime qu’un cheval qui, blessé, fou de terreur et encore attaché par ses harnais à l’un des brancards qu’un projectile a brisé, s’est précipité dans la cour de la ferme voisine pour s’y écrouler et y mourir un peu plus tard.
Les billes de bois qui, depuis l’hiver arrivent à Lannion par voie ferrée sont de gros troncs mal dégrossis, du tout venant, d’une longueur de cinq mètres pour un diamètre respectable de trente à quarante centimètres ; beaucoup sont destinés à un secteur précis de l'Atlantikwall, la grève de Saint Michel.
Ces réquisitions avec charrettes sont rémunérées, mais ce sont évidemment des journées perdues pour les travaux de la ferme. Plus tard, ce sont les mêmes paysans qui devront aider à planter les arbres morts, et dans un milieu beaucoup moins familier.
On sait en effet que les agriculteurs des fermes proches du littoral, y compris ceux dont les champs touchent le rivage, ne le fréquentent que d’une manière très occasionnelle. Dont les deux ou trois raisons sérieuses, si on met à part les dimanches après-midi où il leur arrive de prendre en famille un bain de pieds à la plage sous l’œil un tantinet goguenard des estivants, qui, chaque année, les amènent à se rendre sur la côte.
D’abord à l’automne, comme leurs pères et leurs grands-pères, pour charger du sable dont le calcaire va servir à amender les terres acides. Puis à la grande marée d’équinoxe de février où on fête la Chandeleur, pour ramasser, en toute légalité, les « goémons d’épave », ces grandes laminaires arrachées par les tempêtes de l’hiver qui iront fertiliser les champs destinés aux pommes de terre. Et aussi aux grandes marées où on voit les gens de la campagne s’en venir nombreux à la pêche aux ormeaux. Cette pratique, alors autorisée sans restriction depuis des édits royaux, leur permettait de remplir des sacs de jute (ceux des pommes de terre) du mollusque gastéropode autrefois abondant sur nos côtes. C’est que, pour les paysans qui apprécient peu le poisson, nourriture jugée trop légère pour les durs travaux des champs, les ormeaux frits dans du beurre étaient des succédanés d’excellente qualité rappelant la viande de veau réservée aux repas de fêtes.
Tout cela jusqu’à ce qu’à partir du début de 1944, la pêche à pieds, tolérée, ne soit plus autorisée. Ce qui n’empêcha pas les bords de mer d’être très fréquentés, mais seulement par des soldats rameutés de toutes les unités du secteur. Les fermiers, eux-aussi, sur la plage pour aider aux plantations, auront toutefois une bonne surprise : ils seront cette fois dispensés des corvées de pelletage.
Nul n’ignore en effet, parce que tout enfant s’y est essayé, que pour planter un bâton dans du sable gorgé d’eau, le plus difficile est de creuser le trou : une tâche insurmontable tout-à-fait comparable à la punition infligée aux Danaïdes ! Car tel eut été en effet le sort des hommes contraints à patauger jour (et nuit) sur la Lieue de Grève, si, un soldat allemand, véritable bienfaiteur du Reich, n’avait découvert, quelque part sur la Côte Normande, cette technique proprement géniale : une lance à incendie alimentée par une pompe, elle-même servie par un groupe électrogène, est enfoncée près du tronc et l’eau sous pression évacue le sable en bouillonnant, creusant ainsi une cavité dans laquelle l’arbre, maintenu incliné par une chèvre, est aspiré jusqu’à environ deux mètres de profondeur. Grâce au matériel réquisitionné chez tous les pompiers de la région, l’opération totale ne demandait plus que trois minutes, un gain de temps inestimable pour des gens aussi pressés que l’étaient les Allemands à cette époque.
Et on a vu surgir du sable, en face du bourg de Saint Michel, une futaie rappelant les sinistres champs de bataille de Verdun. Pour les riverains de la jolie baie ce fut un accablant constat : l'Armée Allemande toujours combattive leur faisait savoir sans équivoque que si ses régiments de la zone côtière en avaient bien fini avec les bains de mer, ils risquaient eux-aussi de passer en leur compagnie de forts mauvais moments !
Pendant ce temps, indifférentes, les eaux tantôt émeraude, tantôt ardoise de La Manche, continuaient à se glisser deux fois par jour entre la pointe de l'Armorique et celle de Beg ar Forn, les promontoires rocheux qui en forment les bords, pour remplir ce qui apparaît sur les cartes comme une coupe inclinée sur la gauche : la Lieue de Grève.
Bien sûr, les militaires du Génie Allemand avaient aussi étudié attentivement les mêmes cartes. Pour noter, loin de toute poésie, qu’aucun récif ou rocher (à part le solitaire an Dreuzec, peu gênant) ne pouvait contrarier une arrivée de péniches se présentant forcément, pensaient-ils, à marée haute. C’est ainsi qu’ils ont transformé la vaste étendue glabre comprise entre le zéro des cartes et la route côtière, endroit rêvé pour la promenade ou la pêche à pieds, en un champ de tir où ils ont tracé des lignes, des courbes et des angles correspondant aux secteurs couverts par leurs canons.
Bien que les ordres aient été signés à Berlin au mois de mars 1942, la construction effective du Mur de l'Atlantique, en dehors des grands ports transformés en forteresses par la Kriegsmarine dès l’été 1940, ne débutera vraiment en Bretagne qu’après les tournées d’inspection que fit le Maréchal Rommel sur nos plages. Nommé Inspecteur Général des Défenses Côtières en novembre 1943, il fera des visites personnelles sur les rivages des Côtes du Nord en janvier, avril et mai 1944.
A Saint Michel, comme ailleurs, c’est le Génie (Pionierkorps) de l'Armée de Terre [Note : Le mot Wehrmacht désigne l'ensemble des forces armées du Reich, dont font partie : la Heer (Armée de Terre), la Luftwaffe (l'Armée de l'Air) et la Kriegsmarine (la Marine de guerre)] qui se chargera de réaliser les plans de défense établis selon la conception du Maréchal. Le site retenait évidemment l’attention car il n’existe nulle part sur la côte de Bretagne Nord une plage ayant cette dimension et cette configuration. Il est donc facile d’imaginer officiers et ingénieurs, installés derrière les baies vitrées de la salle à manger de l'Hôtel de la Plage, leur Kommandantur, une carte déployée, des jumelles à la main, après avoir parcouru la route côtière, élaborant les grandes lignes des projets concernant la Lieue de Grève :
1- le fond de la baie, déjà bordé d’un haut mur brise-lames et dominé par des collines escarpées hautes de 100 mètres, sera fermé entre le Grand Rocher et la pointe de Toul ar Vilin par un barrage infranchissable, à marée haute comme à marée basse ; ce qui devrait, dans un premier temps, être suffisant car il n’existe aucune vraie sortie permettant à des véhicules de quitter la plage.
2 - en revanche, le secteur de Saint Efflam, dépourvu de mur et où la route est presque au niveau du sable, sera fortifié par une ligne de bunkers dotés de canons pouvant tirer à la fois vers le large et vers le fond de la baie.
3 – à la jonction de ces deux secteurs, le Grand Rocher, creusé d’un tunnel à deux sorties, sera aménagé pour servir d’abri et de réserves.
On a maintenant toutes les raisons de penser, en attendant d’éventuels documents sortis des Archives Militaires, qu’il s’agit là de plans établis tardivement, c’est-à-dire au cours de l’hiver 1943-1944.
En effet, au cours de l’été 1943, et il faut insister sur cette date, on a vu arriver à Saint Michel d’imposants objets métalliques aux formes inconnues qui, même pour un civil ignorant, ne pouvaient être que les éléments d’un barrage antichars. Ce qui allait renforcer la conviction (oui, et même teintée de fierté !) des michelois convaincus que « LE Débarquement » ne pouvait avoir lieu que chez eux. Une anodine photo d’enfant qui aurait pu intéresser les Alliés, mais qui fut prise sans arrière-pensée d’espionnage au cours du mois d’août 1943, montre, parfaitement alignées sur la surface cimentée de l’ancien Garage d'Avions, ces étranges ferrailles dont la partie principale était un rail de chemin de fer recourbé. On ne sait la date précise à laquelle ont commencé les va-et-vient pour transporter ces lourds matériaux arrivés par chemin-de-fer à la Gare de Lannion, mais, compte tenu de leur masse et de leur nombre, il est licite de la situer au printemps de cette même année, c’est-à-dire plusieurs mois avant la prise de commandement du Maréchal Rommel.
Yves Kerempichon.
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