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SOUVENIR DE GUERRE |
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SOUVENIRS DE GUERRE D’UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°5)
suite
Les guerres, sauf exception, bâtissent de l'éphémère, et c'est mieux ainsi.
Des périodes troublées de l'Histoire, la mémoire collective ne conserve donc le plus souvent que le souvenir des êtres humains. Car l'Homme restera toujours plus passionnant que les ouvrages construits par lui, même s'il s'agit de chefs d'œuvre dont la durée de vie est infiniment plus longue que la sienne.
Tels ces êtres humains qui ont vécu en l'été 44 des journées historiques autour de la Lieue de Grève, Département des" Côtes du Nord", Secteur de Défense Côtier 7 KVA A2 du Mur de l'Atlantique, pour la Wehrmacht.
Ce
secteur de Saint Michel, où rien de grandiose n'avait été bâti, fut, quand
les Allemands l'eurent quitté sans combattre, rapidement investi par les Américains,
marine et troupes terrestres. Inutile de dire que tout le monde s'en réjouissait.
L'infanterie U S avait établi des camps en différents endroits de la commune. J'en ai retenu deux : un à l'entrée du bois de Kerropartz, après l'ancienne gare, et l'autre dans une prairie faisant face à la mer, juste avant le ruisseau du Roscoat. Avec sa pelle-pioche chaque " G I " avait découpé dans l'herbe un rectangle pour sa tente individuelle, à distance réglementaire du voisin, en de parfaits alignements, sur plusieurs rangs, comme seuls savent le faire les militaires de tous les pays du monde. Ces marques dans le sol sont restées longtemps visibles.
Qui étaient ces Américains ? D'abord de grands gaillards rigolards et décontractés, paraissant indisciplinés, tout le contraire des Allemands.
Mais la surprise était qu'il y avait parmi eux de nombreux noirs. Des hommes noirs à Saint-Michel-en-Grève ! " Ma Doué! ". On n'en avait encore jamais vu " en vrai " !
Les seuls " nègres " (le mot n'était pas une insulte raciste au temps de notre Empire Colonial) connus avaient été vus, photographiés ou dessinés, dans de rares ouvrages : bulletins évangélisateurs et paternalistes des Missions Etrangères, récits fantastiques des explorateurs, ou manuels de géographie, au chapitre de nos Colonies d' Afrique, l' "A O F " et l' " A E F". Impossible aussi à cette époque de ne pas penser à la figure rigolarde du tirailleur sénégalais, publicité emblématique d'une célèbre marque de cacao présente sur tous les murs. Les jolies boites métalliques "Y' A Bon Banania" - chaque famille en avait conservé au moins une - ornaient à présent les cheminées, pour y conserver bien au sec les misérables billets "Etat Français" et les incontournables Tickets de Rationnement " J 1, J 2, J 3 ..."
Il est facile d'imaginer l'étonnement des petits bretons en sabots de 1944 : muets, se tenant à distance respectueuse, ils observaient pendant des heures ces hommes pleins de paradoxes : ils paraissaient venir des pays où poussaient ces fruits succulents "d'avant guerre" dont s'étaient délectés leurs parents, et ils savaient conduire, comme des champions, les gros camions militaires !
Difficile pour les jeunes français de 1944 de comprendre cette Amérique, terre sans bananes ni Missionnaires, difficile car on leur avait enseigné fort peu de choses sur l'Histoire du Nouveau Monde.
Les longues heures d'observation avaient cependant permis de constater que ces êtres en apparence si différents, avaient quand même " du blanc ", les dents et la paume des mains, et qu'ils ne devaient pas être méchants car ils riaient tout le temps.
L'attitude des grandes personnes envers les soldats, même si ceux-ci n'étaient plus des ennemis, était plus réservée, celle de nos mères en particulier. Nous n'en comprenions pas la raison. Je me souviens que la mienne avait changé ses habitudes : quand elle se rendait à Plestin-les-Grèves, elle m'obligeait à l'accompagner sur le porte-bagages de sa bicyclette, situation jugée particulièrement humiliante par le garçonnet que j'étais devenu !. D'autant plus humiliante que les soldats sifflaient à tout va quand nous passions devant eux, sifflets dont j'étais certain qu'ils m'étaient destinés !
Dans tous les pays où ils passent, les militaires laissent des traces "génétiques ", ce qui se conçoit. Il semble cependant que les Américains, blancs ou noirs, en aient laissé très peu chez nous, mais il faut dire qu'ils ne se sont pas attardés car la guerre pour eux était loin d'être terminée.
Aller voir les bateaux, c'était tous les jours et, s'il n'y avait eu les marées, c'eût été toute la journée. Je n'ai aucun souvenir d'une rentrée scolaire dont pourtant la mi-septembre marquait habituellement le proche retour, peut-être fut-elle reportée ?
La plage, c'était la nôtre, mais nous n'y étions plus seuls !. Les premiers jours du débarquement on y voyait les enfants de Saint Michel, puis les adultes de Saint Michel, puis ce furent les enfants et les adultes de toute la région. Un monde fou, comme pour les grandes pêches aux ormeaux des marées d'équinoxe !. Que se passait-il sous les immenses péniches ? Exactement ce qui se passe de nos jours en Inde ou au Cambodge quand arrivent des étrangers : voyageurs venus des Pays de Cocagne, ils jettent, sans se démunir vraiment, quelques bribes de leur richesses à des mendiants vrais ou faux, eux-mêmes farouchement persuadés de leur bon droit à tendre la main.
Comment étions-nous vus par les hommes du Nouveau Monde, envoyés, le plus souvent contre leur gré, à la reconquête de l'Ancien Monde ? Pour le savoir je vais laisser parler, au travers de son courrier, mon "copain Jimmy".
Mes
chers parents
Je
vous ai déjà raconté la rencontre avec ces deux petits français à qui Fred
et moi avons donné nos bonnets. Figurez vous que nous les avons revus parmi un de ces groupes présents à chaque marée basse, le long de
notre bord. Nous sommes vraiment contrariés de voir comment les adultes traitent ici les enfants : repoussés, bousculés,
ils n'ont aucune chance de saisir ce que nous leur jetons. Mais ces deux-là étaient
nos protégés et Fred est intervenu dans son mauvais français :
-
Pour la petite fille !
Les
autres n'ont pas eu l'audace de s'interposer et ils les ont laissés ramasser
leurs cadeaux.
Il
n'est pas facile de dialoguer avec les Français de ce village. Le Lieutenant a
essayé hier matin de se faire
comprendre par des vieilles dames, mais ce fut impossible. Il avait pourtant le
"French phrase book" édité par le" War Department", ce
petit manuel à la couverture bleue que nous possédons tous. Ces femmes, comme
toutes les personnes âgées de cette région, portaient un costume traditionnel
: longues robes et sur la tête une dentelle très fine en guise de chapeau !.
Le problème est qu'elles ne parlaient pas français, mais une sorte de
dialecte totalement incompréhensible !. Cela le Lieutenant l'a su plus tard grâce
aux explications d'un homme du pays qui s'exprimait très bien en anglais. Il en
est peut être encore ainsi dans certaines réserves indiennes de notre Far West, ne rions pas.
Nos échanges
avec la population se limitent donc à du troc.
Comme
de bons touristes, nous cherchons
à ramener des souvenirs de chaque pays
visité. Or ici petits et grands portent des "chaussures en bois",
oui, des chaussures en bois !. Quelle surprise !. Ces étranges souliers, nous
voulons tous en rapporter car, comme vous le savez, ils sont totalement inconnus chez nous. On a du mal à l'imaginer, mais les gens d'ici les utilisent avec agilité
pour tous leurs déplacements, même sur le sable, n'hésitant pas à les
prendre à la main et à marcher pieds nus quand il y a trop d'eau.
Ces
souvenirs là, (le mot français est "sabot", "clog" en américain,
et si on dit "clog-clog" cela reproduit assez bien le bruit fait sur
le sable par ces" chaussures") on nous en propose de plusieurs tailles
et de plusieurs formes différentes,
qu'il faut savoir marchander.
Autre
produit leader pour les échanges, et j'en connais parmi nous qui l'apprécient un
peu trop : un alcool blanc local distillé à partir des pommes, véritable "eau de feu", dont les français
ont l'air de détenir de grands stocks. On voit qu'ils n'ont pas connu la Prohibition
!. Ni Fred ni moi n'aimons ce tord-boyaux.
Voilà
pour l'essentiel. Comme vous pouvez le voir, nous ne sommes pas en danger, mais
il faut dire que j'ai la chance de servir dans
la Navy et surtout sur ce type de bateaux.
Notre
mission se termine. Je ne sais où nous irons ensuite. C'est ainsi chez les
militaires en temps de guerre, on attend les ordres et on ne pose pas de
questions !
Voici donc le dernier courrier de "Jimmy" écrit à Saint-Michel-en-Grève.
Je pense qu'il avait bien vu les choses, avec cette différence qu'il n'était pas, lui, pieds nus sur le sable mouillé à subir les algarades des adultes surexcités par des années de frustrations. Certains jours les enfants rentraient à la maison les poches vides, dépossédés par la force des modestes cadeaux qui leur tombaient du ciel, cadeaux qui étaient revendus ou échangés un peu plus loin au prix fort.
Il y avait pire que cela. Des hommes armés – doit-on les appeler Maquisards ? - postés en haut du bourg rançonnaient sans vergogne les gens qui remontaient de la plage, et les délestaient de tout ce qui était américain, sans leur laisser d'autre choix.
Qu'étaient donc ces cadeaux merveilleux ? En premier lieu, les cigarettes, les cigarettes blondes, ces blondes inconnues au parfum de miel : combien n'ont pas fumé là leur première " Camel ", les femmes surtout ?. Et aussi le café en poudre, les sodas, les chewing gums, les barres de fruits, les conserves de "corned beef" ou de pâté … etc.
Les marins américains avaient vite compris la valeur pour les français de ces babioles alimentaires dont ils avaient des stocks illimités. Et comme ils n'avaient rien à faire des billets de l'Etat Français, billets que leurs dirigeants avaient de toute manière prévu de remplacer par une monnaie de zone occupée, le troc était devenu la seule forme de commerce entre libérés et libérateurs.
Evoquer la pratique du troc amène à reparler des sabots de bois, les "boutou coat", qui allaient connaître leur heure de gloire. Omniprésents dans la vie quotidienne des Bretons non citadins, ils furent en quelques jours promus au rang de monnaie d'échange. Recherchés, qui l'eût cru, par les gens les plus riches de la planète, nos modestes sabots prirent en quelques jours une valeur inattendue.
Car les Américains avaient, à juste titre, vu dans ces objets insolites qui isolaient nos pieds, d'une manière fort efficace, de la terre, de la boue, de l'eau, du sable et du froid, d'authentiques créations artisanales. Label qui leur est aujourd'hui reconnu !.
Il est bon de rappeler comment on fabrique un sabot. On part d'une pièce de bon hêtre du pays, grossièrement taillée, sans nœuds et bien sèche car elle ne doit pas se fendre. Cette pièce est ensuite évidée dans la masse par le sabotier, à l'aide d'une gouge, en copeaux de plus en plus prudents, jusqu'à en faire une cavité confortable pour un pied humain, mais pas trop mince, afin de résister aux chocs, car "sabot fendu … sabot foutu !". La pointure est déterminée avec précision en centimètres. Elle est mesurée, à l'intérieur, par des baguettes d'une longueur correspondant à chaque pointure ou demi pointure. Le chiffre est inscrit directement sur le bois au crayon encre, et les deux sabots sont attachés l'un à l'autre par un petit fil de fer traversant leur bord interne, comme des frères siamois, sans qu'il soit nécessaire de les séparer pour les essayer.
Du beau travail !. Technique ancestrale, rappelant la construction des pirogues primitives à partir d'un tronc d'arbre !. Pour le sabot, si ce n'était la taille, il s'agirait même d'une pirogue pontée à l'avant !
D'abord prise de court par l'ampleur de la demande, la population sut rapidement gérer la grande crise du "boutou coat" dont la cotation inattendue avait surpris les plus fins spécialistes des échanges en nature.
Les premiers jours, on mit sur le marché les sabots d'enfant, très demandés. Pointus, vernis, avec une bride en cuir acajou, ils prenaient peu de place dans les bateaux, mais le stock fut rapidement épuisé. Ce fut donc le tour des sabots d'adultes, d'abord ceux du dimanche, à l'exclusion des sabots noirs, réservés aux enterrements : chics, avec une bride, ils valaient beaucoup plus cher, même s'ils étaient jugés trop encombrants par les marins américains qui n'avaient bien entendu nulle intention de les porter.
Un peu grands pour les vitrines familiales, ils furent acceptés, à défaut de mieux. Les derniers modèles disponibles, car les sabotiers ne pouvaient plus satisfaire la demande, furent les sabots de tous les jours, ceux en bois brut, non teintés, sans brides, sans semelles caoutchouc, mais cloutés et souvent portés, à la campagne, pieds nus sur de la paille. Neufs ou usagés, ils furent en désespoir de cause mis sur les rangs. On avait honte de proposer ces sous produits. Pourtant, nos "touristes", les acceptèrent sans problème, les trouvant plus typiques que les modèles haut de gamme.
A noter qu'il ne fut jamais envisagé d'échanger les socques ou les claques, bien trop proches des souliers en cuir.
La boutique des grands-parents, marchands de sabots exclusifs de Saint Michel, venait de battre un record de ventes historique !
Le troc des produits "sensibles" se passait, lui, en dehors des enfants. Nous savions cependant que le "lambig", pur, frelaté ou allongé ne connaissait aucun droit de douane et que son commerce marchait fort : bien des G I eurent des réveils douloureux après des soirées dégustation de ce redoutable alcool, soirées malicieusement arrosées par des bouilleurs de cru très intéressés par les cigarettes ou les bidons de carburant de leurs copains américains.
Il serait très réducteur de ne voir la Libération que sous la forme d'une grande kermesse alimentaire. Pour les enfants, c'en était la partie la plus apparente et … la plus gratifiante. Pour de nombreux adultes aussi !.
Les problèmes liés au "ravitaillement" pendant l'Occupation, avaient été vécus sur un mode obsessionnel, accaparant une grande part de l'activité des Français. Pour soi, pour ses enfants, pour sa famille vivant dans une ville où tout manquait, pour le père ou le fils prisonniers en Allemagne, pour se procurer quelques bouteilles d'essence, - car on devait, pour des trajets privés, acheter, sous le manteau, et à prix d'or, l'essence des rares voitures non "gazogènes" autorisées à circuler - pour troquer des vêtements … il fallait des denrées alimentaires, et de préférence des denrées rares.
A l'arrivée des Américains la pratique du troc était donc largement répandue. Certes de nombreux français s'étaient enrichis en espèces sonnantes et trébuchantes, mais c'était dans des activités qu'il était préférable de ne pas approfondir, tel le "Marché Noir" intensif, ou le commerce très rentable avec l'Occupant. Pour ces français là il y eut une sorte de Justice, quand, à la Libération, le Gouvernement Provisoire décida que les billets de "Cinq Mille", l'argent sale de l'Occupation, de pleines lessiveuses, disait-on, allaient être détruits, ce qui fut fait, à la grande joie de tous ceux qui avaient eu faim pendant quatre ans !
Car la France avait été mise au régime : environ mille sept cents calories par jour contre deux mille cinq cents de nos jours !. Ceux qui se sont penchés sur la santé des Français pendant ces années de vaches maigres, ont tiré des conclusions surprenantes : la plupart des maladies de surcharge avaient disparu !. A faire rêver un Ministre de la Santé d'aujourd'hui, obsédé, par ces fléaux qui coûtent si cher à nos riches pays occidentaux : peu ou pas de matières grasses, donc peu ou pas de maladies cardio-vasculaires ; pas de sucre, pas de sucreries, donc pas de diabète ; moins d'alcool, donc moins de cirrhoses, même en Bretagne !
En contrepartie, le manque de calories diminuant le rendement énergétique, on a travaillé en France moins et moins vite pendant ces années.
Les français mouraient quand même, puisque leur espérance de vie - hors morts violentes - était inférieure de dix ans à l'espérance de vie actuelle.
Beaucoup mouraient de maladies infectieuses dont la scarlatine, la redoutable typhoïde, la tuberculose, les infections broncho-pulmonaires ... toutes guérissables de nos jours grâce aux très efficaces antibiotiques.
Les français en 1945 étaient à peu près aussi démunis devant la maladie que la population du Nord Laos aujourd'hui, mais ils avaient la chance d'avoir de bons médecins, bien répartis sur tout le territoire, et pas seulement dans les villes. Intéressant sujet de réflexion.
La Pénicilline, arrivée en Europe dans les cantines américaines, n'a été disponible en France d'une manière courante qu'à la fin des années cinquante. Elle coûtait cher et n'existait que sous une forme injectable à élimination très rapide. Ce qui voulait dire, concrètement, que pour être efficace, le traitement imposait une piqûre toutes les trois heures, même la nuit : pauvres patients et… pauvres infirmières !.
Les antibiotiques, que l'on a un peu tendance aujourd'hui à accuser de tous les maux, ont largement contribué à l'augmentation de l'espérance de vie, surtout après l'apparition sur le marché de leurs formes orales, faciles à utiliser. Attention à ne pas trop oublier de les prescrire, sinon gare au retour invasif des méchants microbes … comme en 14 !
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