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SOUVENIR DE GUERRE

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SOUVENIRS DE GUERRE D'UN ENFANT DE SAINT MICHEL

(par Yves Kerempichon - n°3)

suite

Les livres d'Histoire pourront se permettre de faire l'impasse sur Saint Michel-en-Grève qui ne connut nulle épopée guerrière. Pourtant  il y eut dans ce petit village des "Côtes du Nord" un condensé des évènements qui ont marqué, en France, l'Occupation et  la Libération. Si on y ajoute un décor exceptionnel, avec une plage où eut lieu un vrai débarquement, le seul de cette importance dans l'Ouest, après la Normandie, on doit admettre  la nécessité  de garder dans la mémoire locale le plus grand nombre possible de documents et de témoignages sur cette  période unique. La Lieue de Grève avait connu, au cours des siècles passés, des combats entre bandes armées et des escarmouches avec les voisins Anglais, déjà attirés par la Bretagne, mais jamais, au grand jamais, les Michelois n'avaient vu des troupes ennemies  bivouaquer sur leurs terres pendant quatre ans !  

Voici donc quelques souvenirs d'enfant, seulement des souvenirs d'enfant, sans prétention historique, écrits par un adulte qui a eu le temps de prendre du recul. Et si la mémoire de l'adulte est restée aussi  précise, c'est parce que les yeux de l'enfant s'étaient usés à scruter un univers qui l'étonnait. 

Les scènes de guerre font peur aux petits garçons. Elles les fascinent aussi, mais avec une réserve : il ne faut pas leur imposer l'indicible.

Je tiens beaucoup à raconter en détails la scène qui va suivre car elle m'a marqué en profondeur : à cause d'elle j'ai  eu toute ma vie des rapports difficiles avec la Violence.     

S'il avait existé un Code Parental, j'aurais pu en effet, car il n'y a pas prescription, porter  plainte contre la Deuxième Guerre Mondiale pour non respect de la Protection de l'Enfance. Plainte pour  images obscènes, non censurées, imposées à un mineur de moins de  quinze ans.

La pièce qui s'est jouée ce soir de l'été 44 à St Michel, était interprétée par des adultes. Des adultes comme ceux  qui nous interdisaient de nous battre dans la cour de l'école mais qui avaient droit à des vrais fusils. Les acteurs de cette pièce sont morts, morts peut-être sans avoir jamais raconté. Quant à la poignée de spectateurs, les vrais, pas ceux qui avaient ouï dire, qu'en reste-t-il soixante ans plus tard ? 

Comme tous les soirs j'étais monté avec mon grand-père chercher le lait jusqu'à une toute petite ferme dominant la baie, route de Lannion. Ce jour là la bouteille était vert foncé, je  m'en souviens bien, car cela donnait au lait une couleur glauque que je n'aimais pas du tout. Et pourtant glauque était bien la couleur qui convenait à ce jour.

Au retour, près de la Boulangerie Leroux, nous sommes arrêtés par un petit attroupement d’où partent des cris.

Dans le fossé, un homme, dont on dit qu'il est Italien. Je n'avais jamais vu d'Italien et je ne savais pas à quoi pouvait ressembler un Italien : en réalité  cet homme n'avait l'air ni Italien ni Français, il ne ressemblait à rien, surtout pas à un être humain.  Prenant appui sur le talus, il essayait de se redresser, mais des hommes debout le frappaient et l'y renvoyaient à chaque tentative.

C'était le temps des hors-la-loi. Tout inconnu était suspect. S'il ne pouvait s'expliquer, bien souvent il était mis dos contre un mur, et une rafale de "Sten" résolvait le problème d'une manière immédiate et définitive. Celui-là, inconnu, étranger et surtout Italien n'avait vraiment pas de chance !

Les hommes qui frappaient étaient trois jeunes gens du pays. Je les connaissais. Combattants  de la dernière heure, ils livraient bataille. Leur unique bataille, car après ils videront leurs chargeurs de mitraillette sur les mouettes et pêcheront à la grenade à marée haute sous les murs de l'Eglise.

Pour un lynchage à mains nues, voici comment on procède : la victime, encore debout, reçoit d'abord d'énormes gifles, qui se transforment vite en coups de poing. Rapidement le nez est fracturé et saigne. Puis ce sont  les lèvres : l'une après l'autre, elles gonflent, fermant complètement la bouche. La victime ne veut pas tomber mais des coups de pied visent son bas-ventre; il se courbe mais d'autres coups de pied l'atteignent aux jambes, à la face, et il titube. A terre, il n'a d'autre solution que de se replier en position fœtale ! Là le festival continue : on s'en donne à cœur joie, l'un après l'autre, on prend du recul et on balance le pied de toutes ses forces, comme on dégage aux six mètres. On vise les surfaces libres : tête, ventre, côtes, côtes surtout, qui cassent avec des petits bruits de bois sec, et qui cassent encore un peu plus  quand elles reçoivent  un saut à pieds joints .

Notre arrivée a interrompu les "justiciers". Elle a aussi permis à la victime de sortir la tête du fossé. Vision cauchemardesque, inoubliable, d'une face lunaire dont les reliefs ont disparu, paupières bleu indigo devenues énormes par l'œdème, bouche qui saigne sur des dents vacillantes, nez élargi qui saigne aussi … L'homme, de son regard obscurci, aperçoit le vieillard et l'enfant, et il comprend qu'il n'en viendra nul secours. Entre ses lèvres sort alors, au travers des bulles roses, le cri que pousse  dit-on, le soldat qui va mourir seul, loin de chez lui :

 - Maman …

Car l'Italien n'a pas dit : "Mamma ", j'en suis sûr, il a dit : "Maman" exactement comme nous les petits français .   

Mon grand-père s'est avancé. Le pieux homme d'Eglise avait compris qu'implorer Dieu ne suffirait pas et c'est l'ancien de "14" qui est intervenu, de sa haute voix :

 -  Laissez le !

Pour les tourmenteurs la cible venait de changer. Un instant j'ai eu la vision de mon grand-père subissant le même sort :

 - Toi, le vieux…

Ces jeunes gens qui, quelques années plus tôt venaient lui acheter des sabots pour aller à l'école, le bousculent violemment mais n'osent pas le frapper. La malheureuse bouteille de lait va payer pour lui : arrachée de ses mains elle est balancée d'un grand mouvement de bras, comme une grenade allemande, celles qui avaient un manche en bois, jusque dans la prairie en contrebas. Nous n'avons pas tenté de la récupérer. Cette prairie, pourtant, je la connaissais bien, c'était l'un de mes territoires, celui  du "bourrier" (la décharge municipale officieuse) où j'allais avec ma sœur et d'autres gamins à la chasse au trésor dans l'odeur acide des détritus, "en cachette des parents ". Oubliée la bouteille, on n'en a plus jamais parlé à la maison.         

Est-ce à ce moment que le vent a tourné pour l'Italien ?

Quelqu'un avait appelé le Docteur qui habitait tout près de là.

LE  DOCTEUR reste un des recours ultimes dans de nombreuses  situations de détresse humaine, des plus bénignes aux plus extrêmes. Il est aussi bien souvent " l'autre" alternative aux problèmes de la violence ordinaire, quand cette violence ne peut être résolue par une autre violence.

Le Docteur C. était le Médecin de Saint Michel. On ne disait pas encore "Médecin Généraliste" car le Docteur était en ce temps là,  le spécialiste de toutes les sortes de maladies, de toutes les façons de naître, et… de toutes les façons de mourir. Les spécialistes habitaient dans des maisons bourgeoises, en ville, et il fallait des circonstances exceptionnelles pour qu'on leur demande un rendez-vous.

La venue du médecin a sans nul doute sauvé la vie de l'Italien. Sans lui, voici quelle eût été la fin de cette histoire.

L'homme ne bouge plus, mais il va lui falloir des heures pour mourir. Il respire faiblement parce que ses côtes fracturées ont embroché sa plèvre, la remplissant de sang, comprimant ses poumons. Son foie et sa rate ont explosé sous les coups de pied et une hémorragie interne, imparable, s'est installée à bas bruit. Une intervention médicale à ce stade ne le sauverait pourtant pas car les multiples traumatismes tissulaires par écrasement ont véhiculé dans son sang des substances qui vont boucher les tubes excréteurs de ses reins, le mettant en insuffisance rénale irréversible, comme les victimes d'explosions ou de tremblements de terre. Seule une dialyse … de nos jours … et encore … En cet été 44 beaucoup de gens en France sont morts de cette façon.

Cet Italien a eu de la chance. On espère qu'il a pu regagner son pays. On pense toutefois qu'il n'est jamais revenu passer des vacances en Bretagne !

Très honnêtement je n'ai pas assisté à la phase initiale du lynchage. Quant à la phase terminale il n'y en eut heureusement pas, pour l'honneur de Saint Michel. Je n'ai pas à me justifier d'avoir relaté ces faits dans tous leurs détails car, vis-à-vis de ma conscience, je n'avais pas d'autre choix. Cette vision de cauchemar m'a été imposée. J'aurais préféré assister à une scène d'amour ... Hélas, je n'aurais pu la décrire avec un tel luxe de détails sans être aussitôt traité de pornographe, d'impudique, de licencieux … On n'est pas à un paradoxe près dans un monde plein de tartuferies !    

Voici enfin la dernière scène douloureuse dont j'ai été le témoin, témoin visuel, furtif et, une nouvelle fois, involontaire. Dernière scène violente, car "La Rumeur", évoquée plus loin, ne sera évidemment pas attachée à des images.  

 Il y aurait eu trois femmes tondues à Saint Michel. Curieusement, les victimes seraient connues, mais pas les exécutants. Les guerres enfantent de drôles de héros ! 

J'ai vu une femme tondue, une seule.

La cérémonie avait débuté dans le haut du bourg. On aurait requis pour cela le seul coiffeur pour hommes de la commune, celui entre les mains de qui toutes les têtes mâles, petites ou grandes, étaient passées un jour ou l'autre. On ne le connaissait que par son surnom. Il habitait et tenait son salon dans une maison ancienne à tourelle, derrière le presbytère. Une chaise au milieu de la pièce unique, un torchon autour du cou et les cheveux qui  tombaient sur le sol en terre battue : impossible d'oublier la tondeuse qui faisait mal et l'impressionnant rasoir coupe-choux. Ce coiffeur n'avait rien d'un sadique-fanatique, c'était plutôt une sorte de sage s'exprimant par des maximes dont il enrichissait chacune de ses phrases. Volontaire ou pas, il était le seul à posséder une tondeuse et à savoir s'en servir !

Quand le cortège fut annoncé  ma mère nous fit rentrer dans la boutique des grand- parents. Nous avons tout vu, à la dérobée, par la vitrine. La femme descendait la rue principale, avec son escorte, pour rejoindre la Place du bourg quelques centaines de mètres plus bas. Je n'ai aucun souvenir de l'escorte mais je n'oublierai jamais la vision de la femme : grande, le crâne plus nu qu'aux premiers jours de sa vie, elle s'avançait tête haute. Elle regardait loin, très loin, elle ne voyait rien de cet univers pitoyable autour d'elle, elle voyait, au-delà de la grève, la Pointe de l'Armorique et ses grands pins maritimes, elle voyait aussi, au bout de l'horizon, les maisons de Locquirec qui scintillaient dans le soleil. Nous, nous nous cachions, voyeurs  pétrifiés de honte.

Bien des années après, elle est revenue à Saint Michel. De quel forfait l'avait-on accusée ? Je ne sais, mais je connais en Bretagne Sud, des jeunes filles, aujourd'hui octogénaires, dont le seul crime était d'avoir joué au ballon sur la plage avec des soldats Allemands, et qui furent tondues pour cela.

En revenant au pays cette femme a pu donner aux Michelois l'illusion qu'elle leur avait pardonné … Rien n'est moins sûr ! 

Quant à "La "Rumeur", elle se résume pour moi à des souvenirs confus, confus parce que volés aux conversations murmurées entre adultes, et trop peu concrets pour mon cerveau d'enfant : il s'agissait de sinistres histoires de règlements de compte, des vrais règlements de compte avec au bout, je le comprenais bien, des vrais morts.

Ces drames se sont déroulés dans l'ombre et ils n'en sont jamais vraiment sortis. Qui peut aujourd'hui les relater sans passer pour un accusateur ?. Pour accuser, il faut des documents et il en existe, mais, comme les morts ne peuvent plus se défendre …

Mon propos se doit donc de rester "vaporeux". Pardon s'il est incompréhensible pour tous ceux qui ont du mal à comprendre combien il est difficile de solder les comptes de la Deuxième Guerre Mondiale.   

La "Nouvelle Justice", fantôme sortant d'un puits – telle la Vérité, dit le proverbe - aurait mandaté ses sicaires, anciens proscrits se disant élus, bannis clandestins, sortis de la nuit et s'auto-proclamant édiles, pour qu'en toute discrétion, ils privent à tout jamais certains de leurs compatriotes de la Liberté revenue. Les futures victimes recevaient au préalable un petit cercueil, leur annonçant sans équivoque qu'elles en auraient bientôt un grand. Celles-là n'avaient même pas droit aux Tribunaux d'Exception. Pendant l'Occupation, ceci se pratiquait partout en France.

La Justice se rend au grand jour : si elle se cache c'est qu'elle est gangrenée. Point final ! Ce fut, transition entre Etat Français et Gouvernement  Provisoire, l'Epuration. Brève et violente, à  Saint-Michel-en-Grève comme ailleurs, ni plus, ni moins qu'ailleurs sans doute. Chez nous exécuteurs et exécutés ont finis par se retrouver dans le cimetière marin ! Il convient maintenant de tourner la page … après l'avoir écrite ! 

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