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SOUVENIR DE GUERRE

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SOUVENIRS DE GUERRE D'UN ENFANT DE SAINT MICHEL

(par Yves Kerempichon)

LA MITRAILLEUSE ALLEMANDE.

La guerre, à balles réelles cette fois, ce fut le soir du 4 août 1944, un vendredi.

Les nouvelles étaient enfin meilleures depuis l’annonce de la percée d’Avranches le 31 juillet : les Américains avaient réussi à se dépêtrer du Bocage Normand et leurs divisions mécanisées se déployaient en Bretagne à une vitesse telle qu’en l’absence d’informations précises on s’attendait à les voir apparaître à tout moment. Ainsi à Saint Michel où depuis trois jours tous les regards étaient braqués sur les virages de la route de Lannion, direction obligatoire pour qui vient de Normandie.

Fébriles et hautement anxiogènes, ces journées avaient aussi quelque chose d’irréel car si les Allemands n’avaient plus les moyens d’imposer leur couvre-feu, ils étaient encore présents, à un jet de pierres, dans les hôtels du bord de mer. C’est donc dans la partie haute du bourg que ce soir-là, bravant la peur et prêts à fuir à la moindre alerte, de petits groupes avaient investi la rue principale. En vérité, tout le monde (sauf nos grands-parents !) était dehors, personne après quatre longues années de soumission et de malheur, ne voulant rater le grand moment d’Histoire qui s’annonçait. Ainsi, une dizaine de femmes et d’enfants, les hommes se faisant rares depuis quelques semaines, s’était rassemblée devant la maison en face de la nôtre, du côté du soleil couchant.

Cette maison aux deux ailes occupées depuis 1940 par des familles de réfugiés du Nord et de Belgique, je pourrais en parler longtemps tant elle tient une place dans nos souvenirs de gosses, tout cela parce que derrière sa façade semblable aux autres se cachait, véritable anomalie au beau milieu d’un bourg plus imprégné de senteurs marines que d’odeurs campagnardes, une ferme, une vraie ferme. Juste la rue à traverser et ma soeur et moi étions, telle Alice au Pays des Merveilles, transportés dans un univers mystérieux, celui des animaux dont les comportements, il est important de le dire, nous enseignaient bien mieux les origines de la vie que nos parents muets comme des sépulcres sur ces sujets tabous. Et tant pis si notre naïveté faisait rire nos guides-initiateurs, les adolescents de la maison, Jeannine et Pierre !

Mais en ces premiers jours d’août la vie s’était partout arrêtée et plus encore dans les fermes où, alors qu’approchaient les moissons, on enfermait veaux, vaches… chevaux, si précieux… Pour écouter sans fin la TSF, et de préférence Radio Londres, « Radio-Paris » toujours allemande continuant ses « bobards » à la gloire de l’occupant. Malheureusement, afin qu’elles ne servent pas à l’ennemi, les nouvelles ne permettaient pas de situer une ligne de front qui changeait d’heure en heure depuis que la guerre de positions était devenue une guerre de mouvements. Personne à Saint Michel ne pouvait donc savoir que ce soir-là, la 6ème Division Blindée Américaine, avait en empruntant la Nationale 164, atteint Rostrenen distante de cinquante kilomètres à vol d’oiseau. Plus grave, car cela allait nous concerner, on ignorait que la veille la BBC avait lancé à la Résistance un message codé ordonnant de mener en Bretagne des opérations de guérilla. L’humeur pourtant, en dépit des incertitudes, était à l’euphorie et plusieurs maisons avaient accroché à leurs façades un drapeau tricolore.

Soudain, alors qu’il fait encore grand jour, des cris, partis des premières maisons du bourg et relayés de proche en proche, annoncent l’arrivée par la route de Lannion d’une colonne motorisée :

- Les Américains ! Les Américains !

La joie ne dura que le temps des cris. C’est ma soeur qui, la première, les avait reconnus…à la couleur, impossible de se tromper :

- Les Allemands ! Les Allemands ! Ils reviennent !

Ce n’était pas une vraie surprise, tout le monde ayant bien compris que les troupes stationnées en Bretagne Nord n’avaient d’autre issue que de faire route vers l’ouest pour tenter de rejoindre Brest. Ce qu’en revanche on ignorait, c’est que ces allemands ramenaient le corps d’un des leurs, un jeune « mongol » qui, posté en sentinelle à Lannion sur le Pont Saint Jean où sa silhouette était, dit-on, familière, avait été abattu par un français venu lui demander du feu.

Premier véhicule du convoi, une banale voiture dans laquelle un homme assis à la place du passager fait de grands gestes du bras en criant en français :

- Ramassez vous ! Ramassez vous … !

Après quatre années au milieu de soldats en armes, impossible d’ignorer une telle menace et en un éclair femmes, enfants, chiens et chats sont dans la maison. Mais, pas un homme n’étant là pour crier « Couchez-vous ! », nous sommes restés stupidement debout, tassés au fond de la pièce à regarder, effarés, la grand’mère d’une famille de réfugiés s’en aller fermer la fenêtre d’un pas tranquille, dans un geste aussi héroïque qu’inutile.

Il n’empêche, être debout nous a permis de voir la colonne allemande descendre vers la mer à bonne allure, sans intervalles, morne et silencieuse, moteurs sans doute coupés pour économiser le carburant : voitures civiles, ambulances aux grandes croix rouges, camions…

La violence ce fut un peu plus tard lorsque notre petite tribu toute transie découvrit, terrible surprise, car nous n’avions pas entendu de coups de feu, que dehors il y avait eu la guerre !

Maria, la mère de famille de la ferme, la blouse relevée, regardait, incrédule, les deux trous laissés par la balle qui venait de lui traverser le ventre. A côté, Jeanine sa fille, en larmes, montrait, horrifiée, une entaille rouge en haut de sa cuisse gauche…Agitées, abasourdies et conscientes d’avoir eu beaucoup de chance, elles focalisaient à ce moment tous les regards ; si bien que, nul ne m’en ayant empêché, je me suis approché moi-aussi, plus curieux qu’effrayé et, je l’avoue, quelque peu surpris (intéressé ?) de voir Jeanine soulever ainsi sa robe…Sans remarquer qu’à quelques pas il y avait beaucoup plus grave.

Ce qui s’était passé, Jeanine me l’a raconté soixante ans plus tard. Elles étaient dans la maison quand, voyant un de leurs voisins dans la rue, elles sont ressorties pour tenter de le mettre à l’abri. Mais à la guerre les choses vont à la vitesse de l’éclair et elles ont eu juste le temps de le voir s’écrouler, les mains sur le ventre. Le voisin c’était Eugène le Bras qui revenait de son travail à la carrière de Ploumilliau. Il habitait tout près, en bas du raidillon derrière le Café Certain…où il n’arrivera jamais.

Si Yves, le chef de famille était absent c’est qu’il était parti un peu plus tôt avec son commis et sa jument dans l’intention de scier les énormes troncs antichars barrant la route devant les hôtels. Eux n’eurent la vie sauve qu’en se réfugiant dans le tunnel creusé par les Allemands en face de la plage. Revenu, l’ancien de la Guerre du Rif, a juste dit en soulevant la serviette posée sur le ventre du blessé allongé sur le sol de la maison : « …balle explosive ! ».

Profondément marqué par cette soirée où il y eut un mort et deux blessés, j’ai eu très tôt le désir d’en faire le récit. Pour cela j’ai rencontré quand il en était encore temps les (rares) autres témoins directs ou indirects et consulté le registre des décès de Saint Michel, seul document à ma connaissance ayant un lien avec ces faits. Quant au choix d’une description avec un souci du détail poussé à l’extrême, comme pour un scénario de film de guerre, il s’est imposé plus tard lorsque j’ai voulu comprendre ce qui s’était passé.

Vendredi 4 août 1944, une Kolonne motorisée de la 266ème Division d’Infanterie quitte Lannion dans la confusion pour se diriger vers Morlaix en profitant de la nuit. Dans la voiture de tête un homme fait savoir à grand renfort de gestes et de cris (et en ces semaines pas besoin d’un dessin) que le véhicule derrière lui va tirer à vue. En effet sur celui-ci il y a une mitrailleuse, l’arme idéale pour faire le vide, la redoutable MG 42 allemande avec son tireur couché qui, voyant les premières maisons d’un village, en a calé la crosse contre sa joue, index sur la détente. Au moment précis où il sort du long virage de l’entrée du bourg, il a dans son viseur un petit groupe, à un peu plus de cent mètres sur sa droite. Pour une mitrailleuse c’est une distance très courte et il n’a le temps de lâcher qu’une très brève mais très efficace rafale calculée pour toucher à hauteur de la ceinture des adultes debout (hauteur retrouvée sur les fusains de la façade). Si on ajoute qu’à cette distance les projectiles au calibre 7,92 (celui du fusil Mauser), sortis du canon à la vitesse de 755 mètres par seconde sont encore supersoniques, on comprend que leurs ondes de choc aient pu évoquer l’effet dévastateur des balles explosives.

Et quand on sait que la cadence de tir exceptionnelle de la MG 42 était de 1200 coups par minute, soit quinze à vingt projectiles par seconde, on comprend que le Docteur Couzigou ait décrit « …un homme criblé de balles ». Quand elle est passée devant nous, la mitrailleuse qui n’a pas d’autres cibles, a cessé de tirer, ce qui explique que nous ne l’ayons pas entendue.

Depuis la veille dans toute la Bretagne les Allemands étaient harcelés par la Résistance qui avait répondu en masse aux ordres des Alliés. A Saint Michel où ils n’ont subi aucune attaque, nous avons évité de sanglantes représailles, telles celles commises les jours suivants dans le Finistère par ces mêmes hommes de la 266ième DI. On peut quand même imaginer ce qu’il en eut été si le véhicule à la mitrailleuse avait ouvert la route…

La kolonne fit un court arrêt en bas du bourg, face à la mer, le temps de remettre une bande dans la MG (et peut-être d’embarquer des hommes ?), avant de faire un peu plus loin une autre victime, un marin permissionnaire de Brest tué d’une balle en plein coeur. On a retrouvé son corps dans un garage à l’entrée de Saint Efflam, un garage qui est toujours là avec ses seuls murs de granit, inachevé on ne sait pourquoi, comme la vie qui s’est arrêtée un soir de l’été 44, au pied du légendaire Grand Rocher déjà appelé par les anciens Roch’ ar’ Laz : la Roche qui Tue…

Eugène a agonisé toute la nuit, dévoré par une soif que l’on n’a pu apaiser parce qu’il est formellement interdit de donner à boire aux blessés du ventre. Il est mort le lendemain matin à neuf heures trente dans la charrette qui le transportait vers la clinique de Lannion. Son ambulance de fortune n’avait parcouru que deux kilomètres car on avait du attendre le lever du jour pour la faire partir, précédée d’une bicyclette sur laquelle le tailleur du village, Monsieur Thos, tenait haut le drapeau à croix rouge qu’il avait, m’a dit Annick sa petite-fille, cousu au cours de la nuit. Circuler avec un attelage était en effet des plus risqué, nul n’ignorant que depuis le Débarquement tout ce qui roulait, bicyclettes comprises, pouvait être pris pour cible par les chasseurs alliés. Sur le registre des décès de Saint Michel Eugène le Bras, 44 ans, est inscrit à la date du 5 août 1944 avec la mention (ajoutée) « Mort pour la France ».

Longtemps j’ai cru que la version née dans ma tête de gosse, selon laquelle les Allemands avaient ouvert le feu (à balles explosives !) depuis leurs véhicules et avec leurs seules armes individuelles, était la bonne… Jusqu’à ce qu’un ami féru des choses de la guerre ne m’ait fait remarquer que ma vision des choses était un peu trop inspirée des charges Indiens tirant de leurs chevaux lancés à pleine course, pour résister à une analyse sérieuse.

C’est pourtant la peur obsessionnelle, irraisonnée, de les voir revenir achever le travail en arrosant nos volets avec leurs parabellums et leurs fusils, qui m’a fait passer tout au fond des draps une bien sale nuit…un traumatisme, un vrai, qui, ajouté à quelques autres subis au cours de ces semaines grises de la Libération, m’eut sans doute valu de nos jours une prise en charge psychologique. Hélas, la pédopsychiatrie n’avait pas encore été inventée !

Quant à ma soeur, si elle n’est pas près d’oublier les heures qu’une épouvantable diarrhée de stress l’a contrainte à passer sur le seau installé dans la chambre (notre mère lui ayant épargné la « cabane au fond du jardin »), elle s’en est, me semble-t-il, mieux sortie que moi en matière de séquelles… Ce qui m’amène à me poser cette question : ce qui reste pour elle le pire souvenir de cette historique soirée n’aurait-t-il pas été, sachant aujourd’hui que l’intestin est notre deuxième cerveau, plus efficace qu’une longue psychothérapie ?

Yves Kerempichon. 

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