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SOUVENIR DE GUERRE |
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SOUVENIRS DE GUERRE D'UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon)
LES
AMERICAINS
Le vendredi 4 août 1944, une colonne motorisée allemande partie de Lannion à la fin du jour avait semé la mort tout au long de sa fuite en direction du Finistère, tuant un homme et faisant deux blessées à Saint Michel. L’émotion dans le village fut d'autant plus grande que les derniers allemands. une poignée de « Russes Blancs », avaient déjà quitté, sans doute la veille ou l'avant-veille, on ne sait au juste, le no man’s land qu'était alors le bas du bourg. En effet, ces cauchemardesques « Mongols » de l'Ostbataillon 629 de la 266 DI arrivés au mois d'avril et qui nous avaient terrorisés au point de nous faire presque regretter les guerriers blonds chantant Heidi, heido, heida, s'étaient, à l'instar de toutes les unités de la Wehrmacht depuis le 6 juin, discrètement mis en marche entre chien et loup. Une longue semaine plus tard, leurs vainqueurs investissaient la place.
Les officiers américains emménagèrent dans les chambres « vue mer » de l'Hôtel de la Plage et leurs cuisiniers se mirent aux fourneaux des cuisines du rez-de-chaussée dont les portes ouvraient directement sur la Place de l'Eglise, un des terrains de jeux de notre petit groupe de gamins. Ces hommes en blanc y sortaient volontiers pour fumer une Camel et c'est là où, aujourd’hui encore, je m'interroge sur la nature du regard porté sur nous par ces américains, pour qu'un jour l'un d'eux, tout sourire, nous ait proposé, dans un geste qu'il faut bien qualifier d'humanitaire, le contenu d’une poêle sortant du feu. Las, en guise de remerciement, les petits bretons, les petits sauvageons. les petits morveux, culottes rapiécées et galoches à semelles de bois, ont fait... pouah ! Ce haut-le-coeur a tellement choqué le brave cuisinier que sa mine s'en est allongée d'une incommensurable tristesse : impossible d'oublier l'état dans lequel nous avons mis le pauvre homme. Car c'était bien à notre intention qu'il avait cuisiné la précieuse viande, j'en ai encore des remords ! Heureusement pour l'honneur de Saint Michel, une dame avait assisté à la scène et, ravie de l'aubaine. a emporté les belles escalopes, une rareté en ces temps de vaches maigres, après les avoir fait emballer.
Pour les simples troupiers américains, a contrario de leurs homologues vert-de-gris de juin 40 tous hébergés dans nos hôtels et pensions de famille, ce furent cuisines roulantes et camping sur deux terrains très éloignés l'un de l'autre, le premier étant dans une prairie face à la mer, juste avant le ruisseau du Roscoat et le second à l'entrée du bois de Kerropars, près de l'ancienne voie ferrée. Avec leurs pelles pioches, les GI avaient découpé dans l'herbe des rectangles au format de leurs tentes individuelles : ces marques bien alignées resteront longtemps visibles.
L'Occupation ne fut pourtant pas une période bénie pour les amateurs de petite guerre, comme pour moi à qui, il m'en souvient, on avait interdit d'exhiber ma minable copie en bois du seul fusil autorisé, le Mauser. Pour la fin des verboten il faudra attendre la deuxième semaine du mois d’août 44, ces jours bénis où nos mères, après nous avoir claquemurés, englués, pétrifiés dans leurs mortelles angoisses des mois de juin et juillet, nous ont laissés sortir de leurs jupes tutélaires et ainsi permis de vivre des moments inoubliables. C'est comme cela que des gosses de six à huit ans qui rasaient les murs quand ils croisaient des soldats allemands sur la route de l'école, ont pu batifoler en toute liberté au milieu des formidables machines d'une armée amie et, bien mieux encore pour nous, autour des immenses bateaux d'une impensable armada.
Des semaines de folie dont, cela va sans dire, nous n'avons pas perdu une miette. Etonnamment pourtant, chez nous comme ailleurs, peu de gosses ont raconté « leur » Libération, persuadés que seuls les faits d'armes des (très !) nombreux héros seraient dignes d'intérêt. Dommage, en particulier pour Saint-Michel où, si on oublie quelques vilaines scènes de guerre civile, nous avons vécu la plus fantastique des aventures. Qu'on en juge. Pas une barque, pas un canot et voilà notre plage tout juste bonne pour la baignade transformée d'un coup de baguette magique en échouage pour d'énormes cargos d'où sortent des camions et des tanks... Pas un seul tracteur dans le pays et voilà nos routes parcourues par d'interminables colonnes d'engins à roues et à chenilles ! Face à cela, l'armée ennemie qui nous faisait si peur en était renvoyée sans appel, avec tous ses canassons et ses odeurs de crottin, à la Grande Guerre, voire aux Cuirassiers de Reichshoffen de la précédente !
Et que dire des hommes ! Nos libérateurs étaient grands, leurs uniformes avaient la couleur claire du sable et leurs ceinturons, baudriers, cartouchières, n'étaient pas faits de cuir mais de toile ; ils n'avaient à la ceinture ni étui de masque à gaz ni grenade à manche et pas non plus de bottes cloutées, mais des guêtres et des brodequins qui leur donnaient un pas souple et silencieux. Tout pour nous faire croire que cette armée magnifique et décontractée n'était soumise à aucune discipline, même si ce n'était là qu'un simple effet de contraste.
Autre grande particularité de cette Armée Américaine : ses nombreux soldats noirs. La prairie du Roscoat, celle-là même où ils avaient dressé leurs tentes, n'était séparée de la plage que par la N 786. Le choix à priori très avantageux de cet emplacement, comme on sera surpris de le constater, n'avait pour but que de permettre à ces hommes d'assurer au plus près leur mission principale : la conduite des camions.
Tout aussi étonnant : aucun de ces noirs ne portait d'arme, au contraire de leurs sous-officiers et officiers ... tous blancs ! L’armée libératrice de l'Europe affichait ainsi une flagrante ségrégation raciale, mais cela ne choquait pas outre mesure les Français de 44 qui se souvenaient des Actualités d'avant-guerre et des défilés de tirailleurs de leur Empire Colonial. Ils avaient juste noté une différence : les nôtres avaient des fusils !
Tout de même, tant de noirs (ou « nègres» !) c’était du jamais vu en Basse-Bretagne où ils étaient surtout connus par les Bulletins des Missions Etrangères, les récits d'explorateurs, les livres de géographie au chapitre de nos Colonies d'Afrique Noire, l'AOF et l'AEF, et, il ne faut pas l'oublier, par la figure rigolarde du tirailleur sénégalais des affiches et des boites présentes dans chaque maison depuis les années trente : « Y' A Bon Banania » !
Les petits français pour qui l'Amérique n'était connue que par les images d'Epinal des Visages Pâles tirant sur les Peaux Rouges avec leurs Winchester, en étaient tout déconcertés : ce mystérieux pays avait ses sauvages, les mêmes qu'en Afrique, mais eux, miracle, pilotaient des camions !
Pour en savoir plus nous avons donc fait de longues planques et elles nous ont un peu rassurés : ces hommes avaient du blanc sur les paumes, leurs dents étaient plus blanches que les nôtres et ils riaient tout le temps ! Mais alors, pourquoi diable, les adultes en avaient-ils si peur ?
La vérité est que nous étions maintenus dans une totale ignorance sur les sujets tabous et donc bien incapables de voir que cette Libération était aussi sexuelle ! Ainsi de notre perplexité face aux soudaines démonstrations amoureuses de nombreuses jeunes filles (...ou femmes) dont les comportements scandaleux étaient d'autant plus inconcevables que, nous pouvons l'affirmer, nos mères gardaient toutes leurs distances avec les militaires ! Telle la mienne qui avait changé certaines de ses habitudes, comme lorsque pour aller à Plestin, elle me contraignait, en dépit du surcroît de fatigue, à prendre place sur le porte-bagages de sa bicyclette. Si pour un petit mâle de six ans c'était là déjà une grande humiliation, que dire de notre passage devant le camp du Roscoat : debout comme un seul homme, toute la compagnie noire sifflait, dressait les doigts au ciel et criait aux quatre vents d'incompréhensibles Fuck, Fuk ! Pour des femmes qui avaient connu les Fick, Fick teutons tout aussi obscènes bien que plus discrets, pas besoin de traduction, mais pas pour moi qui, ne comprenant pas plus les gestes que les mots, pensais être l'unique cible de cette incroyable gesticulation collective !
Des contrariétés de cette nature ne nous empêchaient évidemment pas de passer le plus clair de nos journées auprès de nos libérateurs. Ainsi, pendant les cinq semaines qu'a duré le débarquement, lorsque les marées ou les aléas de la rotation des péniches nous tenaient éloignés de la côte, nous nous repliions vers les soldats dont nous n'avions pas peur, les fantassins, tous blancs, du bucolique camp de Kerropars. Isolés et moins courtisés que les marins, eux-aussi nous faisaient de menus cadeaux, même si je suis persuadé que les visites des petits indigènes les aidaient surtout à tromper leur ennui. Là encore en effet nous restions plantés des heures à observer ces bidasses dont les activités n'avaient cependant rien de passionnant, sauf quand ils démontaient leurs armes et surtout lorsqu'ils nettoyaient leurs baïonnettes en les plongeant dans le sol tels des poignards, des gestes terribles, tant nous étions sûrs ( ?) qu’elles étaient noires de sang allemand !
Il reste que nos meilleurs moments nous les passions à deux pas du Chalet Rouge, cette étrange villa à terrasse du bord de mer transformée en QG et tour de contrôle par les officiers de l'US Navy car c’était là que les camions GMC lancés à pleine vitesse dans des gerbes d’eau, franchissaient, moteurs hurlants, les plaques perforées posées sur le sable du talus découpé au bulldozer, avant de prendre la route. Du grand spectacle !
Bientôt, hélas, force nous fut de constater que la plage, notre plage, ne nous appartenait plus. Quand le 11 août sont arrivés les bateaux, les premiers à les approcher furent, comme il se doit, les gens de Saint Michel. Puis, très vite, ce fut l'invasion. Car la rumeur avait enflé et chaque jour la Lieue-de-Grève fut envahie par des foules d'hommes, de femmes, voire par des familles entières, qui à marches forcées, qui à bicyclette, qui dans le char-à-bancs du dimanche, avaient souvent parcouru plusieurs dizaines de kilomètres. Impossible de trouver dans la mémoire collective, sauf peut-être au temps des naufrageurs, évènement rappelant, toutes dimensions gardées, la Ruée vers l'Or. Chez nous pourtant l'Eldorado ce n'était que le sable mouillé du jusant où l'on se battait ferme sous les grandes péniches pour des trésors tombés du ciel : chocolat, chewing-gums, cigarettes... et toutes sortes de produits bizarres. Et quand, chassé par la marée avant d'être parfois rançonné par des hommes en armes, on sen retournait, gros-jean, à ses pénates, on avait quand même la fierté de pouvoir dire : « Le Débarquement Américain à Saint Michel, j’y étais ! ». Le long recul aidant on comprend mieux aujourd'hui ce qui poussait jusqu'aux moins démunis à s'entre-déchirer en des lieux où quelques années plus tôt on partageait les plaisirs de la pêche à pied et de la baignade, tellement ces scènes rappellent ce que l'on voit de nos jours dans certaines escales du bout du monde où des voyageurs venus de paradis lointains jettent des bribes de leurs richesses à des mendiants vrais ou faux, tous persuadés de leur bon droit à tendre la main. Et, en ce mois d'août 44, les mendiants c’étaient nous !
Quant aux états d’âme des jeunes gars aux bonnets blancs penchés au bastingage de leurs LST, que de méprises ! Car, s'il est vrai que nous nous accommodions, toute honte bue, de leurs manières souvent peu différentes de celles des visiteurs d'un zoo, il ne venait pas non plus à l'esprit (des plus âgés !) qu'après les lourdes pertes subies en France depuis le mois de juin, les Américains ne pouvaient avoir l'insouciance des gentils touristes d'avant-guerre... Mais le malentendu était profond car les Français ne pouvaient imaginer que le (tardif !) appel aux armes du Président Roosevelt ait si peu enthousiasmé ses concitoyens lorsqu'il leur avait demandé d'aller mourir pour la lointaine Europe, ce vieux continent dont, soit dit en passant, ils avaient oublié qu'il était celui de leurs origines.
Bien loin de ces considérations a posteriori qui maintenant relèvent de l'Histoire, les Américains étaient pour tous les enfants de 1944 de purs héros, et pas seulement à cause des friandises. Car, on avait beau être très jeune, on imaginait sans peine ce qu'eut été une vie tout entière entre des barbelés et des champs de mines !
Je préfère donc finir (moi qui me suis élevé, c'est vrai, contre l'inutile destruction de la Croix de la Lieue de Grève par le Génie américain) sur un évènement emblématique de l'atmosphère un peu irréelle dans laquelle les enfants ont vécu ces journées du Débarquement. Un après-midi, sans doute à la fin du mois d'août, deux jeunes marins de l'US Navy marchant près du Grand Rocher pour rejoindre leur bateau, sont soudain revenus sur leurs pas et, sans un mot, ont déposé leurs bonnets sur la tête de deux gosses qui les suivaient de près avant de s'éloigner et de sauter, dans un éclat de rire, du haut du brise-lames bordant la route pour se fondre à jamais entre le sable et le ciel. Les deux enfants, qui n'en sont toujours pas remis, c'étaient ma soeur et moi. Nous avons conservé les bonnets : des reliques !
Yves Kerempichon.
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