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SOUVENIRS DE GUERRE D'UN ENFANT DE SAINT MICHEL
(par Yves Kerempichon - n°2)
LE BOURG DE SAINT MICHEL.
La baie de Saint Michel est un endroit rêvé pour la baignade en famille, car l’eau, quand les coefficients de marée lui permettent d’atteindre le mur de l'Eglise, y est toujours peu profonde et surtout tiède d’avoir parcouru un vaste estran chauffé au soleil.
Et, c’est bien parce qu’elle est accueillante que cette plage, sans remonter jusqu’aux temps incertains des pirogues néolithiques, a pu autoriser depuis les débuts de l'Ere Chrétienne, l’échouage de toutes sortes d’embarcations : coracles des saints irlandais, drakkars des Vikings, canots des espagnols, chaloupes des redoutables bélîtres anglais aux sombres desseins... et, plus près de nous, par les nuits sans lune, bailles interlopes de contrebandiers ou conspirateurs.
Ce n’est pourtant pas la voie maritime qu’ont empruntée nos vainqueurs de 1940 car eux étaient plutôt spécialistes des invasions par voie terrestre. Mais la route avait été longue depuis la Germanie et quand les sombres guerriers, usés par les batailles et les marches forcées, sont arrivés sur nos rivages, sans doute rêvaient-ils d’y vivre quelque temps « wie Gott in Frankreich » [Note : « Comme Dieu en France », expression proverbiale ancienne qui en Allemagne désignait le bonheur au superlatif], avant de s’en retourner, couverts de lauriers, dans leur mère patrie.
Ils n’ont cependant pas tardé à comprendre que non seulement ils étaient là pour longtemps mais qu’ils ne seraient jamais les bienvenus. Puis, très vite, ils ont du surveiller la mer dans la crainte de débarquements hostiles. C’est ainsi que le modeste bourg de Saint Michel fut placé sous la garde disproportionnée d’une compagnie d’infanterie, soit à peu près un soldat pour trois habitants. Une surpopulation qui n’a malgré tout pas posé de problèmes car il y avait à cette époque six hôtels ou pensions de famille dans la petite station balnéaire. Ainsi l’hôtellerie locale a pu, contrainte et forcée, afficher complet, du jamais vu ! Tout cela pour voir, quatre ans plus tard, ses clients filer ... à l’anglaise !
Conséquence de cette pléthore d’hébergements, il y eut peu de maisons particulières réquisitionnées dans le village. De plus, les Allemands s’intéressaient surtout aux villas du bord de mer. Or, dans la baie, elles avaient été en majorité édifiées dans le secteur de Saint Efflam, plus plat, plus accessible et mieux abrité des vents d’ouest dominants. Et ce sont ces jolies maisons secondaires appartenant à de lointains et riches citadins, qui furent transformées en postes d’observation ou en bunkers. Tout en reconnaissant aux occupants le souci qu’ils ont eu d’épargner les villas excentriques au style souvent inspiré de l'Art Nouveau des années vingt. Rien de cela à Saint Michel où seules deux ou trois maisons, près de la cale, eurent leurs murs percés de meurtrières pour armes légères.
Notre maison, elle, n’avait vraiment rien d’une villa. De plus, elle était trop éloignée de la mer : à trois cents mètres de la plage et deux cents mètres après le panneau d’entrée du village, on peut même dire qu’elle était plutôt excentrée. Sise à toucher le calvaire d’une Mission du 19ième siècle, cette longue maison en pierres recouvertes d’enduit, était (est) une des premières maisons du bourg, du côté gauche de la Nationale 786 (maintenant D 786), quand on va de Lannion à Morlaix.
Cette maison n’était pas, comme il est fréquent, un bien familial transmis de génération en génération, mais une acquisition récente faite par la famille Kerempichon qui l’avait achetée essentiellement parce qu’elle abritait un atelier de cordonnerie, le seul du petit village. L’acte de vente de « l’ensemble habitation – commerce avec courette à l’arrière », fut signé le 4 août 1924 chez un notaire de Plestin-les-Grèves, Maître Le Gac.
Nos grands-parents, François, « employé de commerce » et Sophie, née Le Bouëc, « concierge », ainsi désignés sur l’acte notarié, étaient de purs trégorois, l’un du Finistère, l’autre des Côtes du Nord. A l’instar de beaucoup de Bretons, ils s’étaient exilés dans la capitale au début du 20ième siècle. Quand ils y unirent leurs destins, en 1905, Paris vivait encore au temps des fiacres et des crinolines. François avait alors 34 ans et Sophie 32, ce qui était un âge avancé pour un mariage. Ils eurent quatre enfants, dont deux survécurent à l’importante mortalité infantile de ces années-là : notre père Roger, né en 1909, et notre tante Lucie née en 1910, déclarés, qui à la Mairie du 7ième Arrondissement, qui à celle du 5ième.
Survint la Grande Guerre où le déjà vieux papa-soldat (43 ans en 1914) fut mobilisé. La paix revenue, ils firent le projet de rentrer au pays. Et, en 1924, il était temps, quand on sait qu’ils avaient la cinquantaine, un âge avancé, là encore, eu égard à l’espérance de vie de leur génération des années 70. Au moment de prendre leur décision, ils habitaient à Drancy (Seine Saint Denis) un confortable pavillon avec jardin dont la vente servit à l’achat de la maison de Saint Michel, pour la somme de 12.000 Fr. [Note : Environ 6.000 Euros en 2006].
A Paris notre grand-père avait un emploi de chef comptable aux nouveaux Grands Magasins de la Samaritaine. Il y fut embauché, sans doute parce qu’il possédait le Brevet Elémentaire, mais on ne sait sur quels autres critères. Il y restera vingt ans.
Il ne faudrait pourtant pas croire qu’il avait acheté par erreur la cordonnerie de Saint Michel, même si le choix n’en reste pas moins hautement surprenant car il impliquait l’abandon pur et simple de la tenue des livres de comptes de la prestigieuse « Samar », pour un exil dans un minuscule village de province où son porte-plume, serait remplacé par un tranchet, un outil totalement inconnu de lui.
Plus encore, ce changement de cap était imposé à toute une famille, dont deux adolescents parfaitement épanouis dans leur environnement urbain. Cette forme de violence domestique est difficile à comprendre si on oublie de rappeler ce qu’était, il y a cent ans, le pouvoir du paterfamilias. Car pourtant ainsi que notre grand-père (avec notre grand-mère, plus discrète mais non moins présente) avait pris sa décision. Pour cela Roger, son fils, garçon sérieux et obéissant, à qui il avait fait passer, mais on ne sait là non plus s’il y eut calcul, un CAP de cordonnier bottier, travaillerait à ses côtés et lui enseignerait, sur le tas, son nouveau métier. En précisant que, pour ajouter aux revenus de la famille, notre grand-mère avait prévu d’ouvrir sous le même toit un petit commerce de mercerie-bonneterie, un domaine où elle n’avait, elle non plus, aucune expérience.
Dans ce choix, un autre élément - à décharge pour nos grands-parents cette fois - est à prendre en compte : faute de retraites et à défaut de rentes, la durée du travail pour les petites gens de cette époque, tenait compte moins de leur âge que de leur état de santé. Et quand celle-ci avait trop décliné, le ou les enfants vivant sous le toit familial assuraient la subsistance de l’ensemble du groupe. Et on sait aussi qu’il était plus facile dans ce cas de vivre dans sa région d’origine que dans l’anonymat d’une grande ville. Une telle décision, replacée dans son contexte, est donc moins choquante qu’il n’y paraît. Elle allait pourtant bloquer la vie professionnelle et personnelle de notre père pendant dix ans. Son mariage en 1936 et la forte détermination de notre mère lui fourniront l’alibi qui lui permettra de s’arracher, sans trop de culpabilisation, à l’autorité de son père et à l’emprise castratrice de sa mère. Quant à notre tante, elle avait déjà quitté sa famille en 1933 pour entrer dans la Congrégation des Sœurs de Saint Vincent de Paul où elle passera sa vie comme infirmière hospitalière.
Le cordonnier vendeur de la maison s’appelait Paul Cozic [Note : Né à Saint Michel le 01.07.1894, marié en 1919 à Maria Le Calvez de Tréduder]. Paul Cozic qui l’avait lui-même achetée en 1920 aux frères Raoul (Guy, Jacques, et Yves Marie), du village de Kerarmet ; ce qui veut dire qu’il n’y avait exercé son métier que pendant quatre ans, avant de l’abandonner âgé de trente ans seulement. Peut-être n’avait-il pas fait, dans cet atelier qu’il avait créé, les bonnes affaires escomptées ? Cela est fort possible, car à cette époque la Bretagne rurale était en récession démographique. Ainsi, il y avait à Saint Michel : 506 habitants en 1911 et seulement 423 en 1926 [Note : Chiffres de Roger Frey]. Quant à nos grands-parents, ils n’avaient, à l’évidence aucune ambition, ce dont témoignera l’amateurisme avec lequel ils allaient gérer leur commerce. Ces bons chrétiens, en effet, avaient jusqu’à l’obsession, le souci de ne pas voler leurs clients, ce qui les amenait à consulter régulièrement Monsieur le Recteur [Note : Abbé Cathou Yves-Marie : 25.06.1926 au 20.07.1935, puis Abbé Collet Aimé-Auguste : 27.07.1935 au 01.03.1944. Archives Diocésaines de Saint Brieuc] afin de savoir jusqu’où ne pas aller trop loin dans leurs marges bénéficiaires. Au point que l’homme d’église devait souvent les encourager, avec sa plénière bénédiction, à maintenir des prix leur permettant d’échapper non pas au Purgatoire, mais à la faillite !
On sait que nous, pauvres humains, n’avons qu’une vie, mais que les maisons, à l’instar des chats, dit-on, en ont plusieurs. C’est ainsi que l’histoire de la commune a retenu qu’après le départ de M. Cozic, il y eut deux autres cordonniers dans cette maison, notre grand-père et notre père. Avec le départ définitif en 1970 de la famille Kerempichon, elle allait retrouver la vie qu’elle avait vraisemblablement toujours connue, celle d’un lieu exclusif d’habitation. Et, tant pis pour mon imaginaire qui avait vu là, aux origines lointaines, une hutte gallo-romaine de sabotier, puis, à partir du Moyen Age, une échoppe où, pendant des siècles, un savetier aurait, de son alène, cousu et recousu, tout au long des jours, les élégantes bottes des nobles et des bourgeois [Note : Des michelois d’origine ont vécu dans la maison : en 1871, Yves Marie et (avec ?) Mademoiselle Françoise Adelin, puis en 1888, un second maître canonnier, Jean-Yves Martin] …
En revanche, faute de connaître son passé reculé, on sait que cette maison, s’est agrandie deux fois sous les Kerempichon. Ainsi, si l’acte de vente de 1924 décrit déjà « deux maisons contiguës réunies », nos grands-parents n’allaient pas en rester là, ajoutant dans un premier temps sur son pignon est, un... garage ! C’était là une idée novatrice qui ciblait les touristes fortunés des années 20 et 30 dont les fragiles automobiles avaient besoin d’un abri. Mais il s’est avéré que les riches ont, comme les autres, utilisé le train pour les longs trajets et le garage fut rapidement rehaussé et transformé en logement [Note : Non sans avoir intégré dans la façade une niche renfermant une statuette du Sacré Cœur, dévotion chère à la famille : elle y est encore].
Résultat de ces agrandissements successifs, en 1940, la maison pouvait abriter un commerce et deux familles, chacune disposant d’entrées séparées. Deux petites familles toutefois, car depuis l’automne 1939 notre père était mobilisé aux frontières et notre tante était religieuse infirmière dans la Congrégation des Filles de la Charité de l'Hôtel Dieu de Rennes. Ne vivaient donc plus à Saint Michel que nos grands-parents, notre mère, ma sœur Geneviève et moi.
La raison d’être de la maison (électrifiée en 1928) occupait la presque totalité du rez-de-chaussée. Il s’y exerçait, sans séparation, deux activités à la fois différentes et complémentaires : à gauche en entrant, le modeste atelier de cordonnerie derrière lequel était amoncelé jusqu’au plafond tout ce qui avait trait, de loin ou de près, aux objets chaussants en bois, en cuir ou en tissus, et aux nécessaires pour les réparer : un vrai capharnaüm aux senteurs mêlées de hêtre, de caoutchouc noir, de poix, et de tannin. De l’autre côté se dressaient de guingois les étagères d’un rayon mercerie-bonneterie, le secteur féminin de la boutique, chaque jour embaumé, pour marquer sa différence, au Papier d’Arménie. Là étaient rangés dans de minuscules tiroirs toutes sortes d’objets multicolores aux noms inoubliables : boutons, fusettes, extra-forts, gros-grains, passepoils, écheveaux, bobineaux ... Il y avait enfin un petit coin papeterie, réservé au grand-père, qui n’était pas, comme on le verra, un cordonnier tout à fait ordinaire.
Avant la guerre, les maisons des villages ne cherchaient pas à s’éloigner des routes nationales car c’était par elles, grâce aux véhicules automobiles, que se faisaient le commerce des marchandises et les déplacements des personnes, avec une souplesse jusque là inconnue même par rapport aux petits trains régionaux. La nôtre, en bord de route était de plus, par sa situation à l’entrée du bourg, une sorte de poste d’observation. Depuis les fenêtres de l’étage, nous étions en effet les premiers à voir les véhicules qui descendaient de Lannion, donc aussi ceux qui arrivaient de Saint Brieuc, de Rennes, de Paris ! Nous serons même, un peu plus tard, les premiers à voir ceux qui allaient venir ...de Stuttgart !
Quant au voyageur venant de cette direction, il voyait (voit, car les lieux n’ont guère changé), lui, en Saint Michel un village-rue de cinq cents mètres environ. Un village qui eut été plutôt ordinaire s’il n’avait eu une particularité : les maisons y ressemblent plus à celles des villes qu’aux maisons bretonnes traditionnelles des petits bourgs de la région. Toutes en effet, à l’exception des hôtels, encore plus hauts, ont un étage surmonté d’un grenier lui-même aménagé avec des fenêtres de toit en chiens-assis. Ces grandes bâtisses avaient été édifiées entre la fin du dix huitième et le début du vingtième siècle selon des normes inspirées par Haussmann pour les immeubles urbains. Ce qui pourrait surprendre si on oubliait de rappeler qu’elles remplaçaient d’anciennes maisons basses en pierres du pays, certes plus coquettes, mais peu adaptées au commerce avec leur unique pièce à vivre. Le résultat final, rue large et maisons cossues, construites par des gens intimement persuadés que leur village connaîtrait une prospérité sans fin, n’en reste pas moins un défi aux vents d’ouest, les vents dominants, superbement ignorés. Pourtant, les michelois, bien que privés d’un mouillage abrité, connaissaient la mer, tant ils avaient donné de générations d’hommes au Commerce et à l'Etat. Mais ces anciens marins, dûment pensionnés, se sentaient sans doute peu concernés par les activités commerciales de leur commune.
Ce sont pourtant les commerces qui avaient fait prendre de la hauteur aux maisons anciennes en monopolisant leurs rez-de-chaussée pour en faire des boutiques. Indispensables boutiques qui, jusqu’aux années soixante à Saint Michel, ont permis à des gens se déplaçant à pied, en charrette ou au mieux à bicyclette, de rester vivre là et même d’accueillir, l’été, un grand nombre de vacanciers.
Ceci jusqu’à la démocratisation de l’automobile qui allait progressivement entraîner leur déclin. Et nombreux sont ceux qui se souviennent, avec regret, qu’autrefois les commerces de Saint Michel pouvaient largement nourrir la population du bourg, celle de la campagne et en saison l’énorme masse des touristes, grâce à trois boulangeries, deux épiceries et deux boucheries, pour ne citer que les commerces alimentaires. Sans oublier les indispensables cafés, une bonne douzaine, certains abritant dans leurs arrière-cours une allée de boules où des hommes pouvaient, en toute discrétion, mais pas toujours en toute impunité, s’attarder des journées entières.
Après le virage d’entrée, la route de Lannion descend en pente douce et presque en ligne droite jusqu’au rivage que l’on devine tout proche. Pourtant, sauf si l’on a besoin de faire un achat, de s’abreuver, ou d’acheter quelques litres d’essence à la pompe (qui était à main avant la guerre, à sec pendant et encore à la main longtemps après !), on n’a pas envie de s’arrêter tant on est pressé de découvrir le paysage marin annoncé. Hélas, la mer, aperçue depuis les hauteurs, restera invisible parce qu’une énorme maison lui fait écran.
On sait qu’autrefois il y avait en bas de la route, face à la grève, une petite auberge par dessus laquelle le regard pouvait apercevoir au loin le joli village de Locquirec. Mais, au cours de la seconde moitié du dix neuvième siècle, l’auberge peu à peu s’est haussée, élargie, épaissie, jusqu’à devenir un imposant hôtel de tourisme percé de fenêtres sur ses deux façades, l'Hôtel de la Plage [Note : L'écrivain finistérien Auguste Dupouy (1872-1962) a déjà déploré la présence de cet hôtel qui cache la vue de la mer à " ce village méditatif ". Basse Bretagne. Edition Artaud, 1967, collection Les Beaux Pays].
La route, en venant buter sur ce barrage, n’a donc d’autre choix que de se diviser pour former un T. Si l’on choisit la branche de droite, on va, cent mètres seulement après l’enclos du Cimetière, se trouver en bas d’une côte à la pente redoutable empruntant le tracé de l’ancienne voie romaine Morlaix - Le Yaudet. Mais cette route ne dessert plus maintenant que des habitations et c’est par la gauche que l’on va pouvoir enfin découvrir, dans une grande bouffée de vents marins, la Lieue de Grève dans sa totalité.
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