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ORIGINE NORMANDE DE SAINTE THECLE

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La Normandie n'existait pas au temps de Sainte-Thècle. Les terribles et cruels hommes du Nord n'avaient point encore fait leur apparition sur nos côtes et ils étaient encore loin de toute idée de conversion que déjà Thècle était chrétienne et qu'à sa naissance déjà plus d'un siècle de Christianisme avait illuminé sa race. Ce bonheur leur était advenu surtout de l'invasion pacifique des apôtres d'outre-Manche d'origine celtique ou Galloise. Lorsque, avec plusieurs auteurs des XIème et XIIème siècles reproduits encore de nos jours, nous assignons la Normandie pour Patrie à Sainte Thècle, nous ne songeons pas a la race mais au seul territoire devenu depuis la Normandie.

Nous ne voudrions pas causer de peine à ceux de Maurienne [Note : En écrivant ce travail en 1906 et en l’adressant à notre Société d’histoire et d’Archéologie de Maurienne nous avions sincèrement cru être agréable à nos chers confrères et faire à leurs yeux œuvre patriotique. Il paraît que nous nous sommes trompé et pour nous punir ils ont gardé huit ans notre manuscrit dans leurs archives. Nous le refaisons entièrement sur les mêmes bases mais en meilleur ordre], encore moins leur ravir la perle la plus précieuse de leur écrin historique. Mais peut-être nous sera-t-il permis d'être plus curieux qu'eux-mêmes qui ne se sont jamais demandé pourquoi les vieilles chroniques appelaient Thècle Normande, préférant nonchalamment rejeter sur la faute des copistes une aussi étrange affirmation.

Rien ne prouve que Sainte Thècle soit née en Sabaudie, aujourd'hui la Savoie. Tous ceux qui aiment à le répéter ne le peuvent prouver et il est assez difficile de le déduire des divers écrits livrés au public.

Nous prétendons que Sainte Thècle est Neustrienne, de race celtique, née dans la région aujourd'hui Normande, de noble famille chrétienne, exilée volontairement en Sabaudie pour éviter les malheurs de l'invasion, pratiquer en paix sa foi et y être l'instrument docile de la volonté du Seigneur. Vous trouverez difficilement un saint chargé d’une mission divine qui n’ait auparavant, comme Abraham, quitté son pays : et cette conduit de la Providence est en l’honneur de N . S. Jésus-Christ lui-même qui a quitté le sein du Père, est venu dans notre humanité accomplir la mission Rédemptrice. Thècle, si intimement unie à la mystique mission de Jean-Baptiste, ne pouvait échapper à cet appel.

Remarquons tout d'abord que Grégoire de Tours, son premier historien, ne la nomme même pas : « Quœdam mulier e Maurienna urbe progrediens ipsius Prœcursoris reliquias expetivit ». Cette absence de nom ainsi que nous l'avons dit ci-dessus paraît bien une délicatesse de l'humilité de la chère sainte qui, en dévoilant ce qui la concerne, a de Grégoire exigé ce silence. Le nom de Tygris importait peu à l'historien puisque, au temps où il écrivait, déjà la sainte, en sa nouvelle patrie adoptive, portait volontiers le nom de Thècle à elle donné par la reconnaissance populaire [Note : Les auteurs se seraient épargné beaucoup de peine au sujet du surnom de Thècle donné à sainte Tygris en Maurienne s'ils avaient fait attention à ce qu'en pense Grégoire de Tours lui-même. Au liv. I histor. 40, parlant de sainte Mélanie, il la nomme et lui donne le surnom populaire de Thècle comme synonyme de « Femme de bonnes œuvres » ce qui convient parfaitement à notre sainte Tygris. « Melania. Matrona nobilis, incola urbis Romœ, Hierosolyma diero solyma ob devotionem abiit. Quœ ita se in cuncta bonitate ae sanctitate omnibus prœbuit, ut Tecla vocaretur ab incolis ». D'après ce que nous pensons, Grégoire, qui à la rigueur eût encore pu la nommer Tygris, ne pouvait en aucune façon lui donner le surnom élogieux de Thècle ; de là son silence. — Thècle vient de Thecla Thélgei, Thélgein, qui séduit par la douceur de ses charmes, Thelgo qui charme, adoucit, séduit (Ch. Moreau) par ses bienfaits. Thècle convenait donc parfaitement à sainte Tygris, âme sainte et femme de bonnes œuvres par excellence. J. Guadet dérive Thecla « probablement du grec Thescelos qui veut dire divin ». Le peuple lui donna ce surnom resté dans la postérité et elle l'accepta reportant de ses œuvres toute gloire à Dieu et parce que ce surnom effaçait son titre de noblesse et de princesse. Ce surnom, adopté par la sainte elle-même, devint populaire au point d'effacer celui de Tygris et d'arriver seul avec la légende en Normandie : il offre par là une preuve de la longévité de la sainte. — Notez que le « Maurienna urbe » donne une date approximative de l'écrit de saint Grégoire, le titre ville n'ayant été donné à Maurienne qu'après le retour de sainte Thècle et à cause d'elle].

Mais ce qui est à retenir c'est que Grégoire de Tours s'abstient complètement de la dire originaire de Sabaudie. Il dit simplement qu'elle sortit de la ville de Maurienne pour aller en Orient « quœdam mulier a Maurienna urbe progrediens... ».

On imaginera difficilement le mal que se sont donné les auteurs pour naturaliser le nom de Tygris et rendre acceptable celui de Thècle comme un dérivé naturel.

Ce qui est certain c'est que le nom de Tygris est uniquement le nom de sainte Thècle de Maurienne dans tous les manuscrits les plus anciens :

— Mulier quœdam Tigris nomine (Ruinart et m' de saint Jean) — Venerabilis Tigris de B. J.-B. ab his instructa (id.) — Bolland. s. Tygris — Beata Tygri — Perquisita Tygri (m’ arch. Maur.) — Le fameux m' de saint Jean dans les Boll. ne lui donne pas un autre nom ; c'est le sien encore dans les actes officiels ; etc. etc, en sorte que, depuis son arrivée en Maurienne, son vrai nom de Tygris fut employé jusqu'à la fin concurremment même avec celui de Thècle.

Comment accorder cela ? il faut une solution.

Les Bollandistes ont affecté une ingéniosité savante pour ne faire qu'un nom de Thècle et de Tygris. Et cette sollicitude leur est advenue de ce qu'oubliant les dires des premiers manuscrits cependant publiés par eux ils ont sans hésiter accepté les interprétations plus récentes des auteurs. De là pour eux : Tygris, Tygri, Tygriœ, Theigla, Tègre, Tegle, Tecla ne font qu'un seul nom, qu'une seule personne. Il est vrai que les contrefaçons populaire de noms en ont vu bien d'autres. Mais il n'y a que les Bollandistes au XVIIème siècle à porter la gloire de cette découverte ; ils ont été unanimement suivis sans hésitation et l'abbé Truchet de nos jours sans trouble commence simplement la vie de sainte Thècle par ces mots « Tygre ou Thècle, comme on l'appelle communément naquit à Valloires... ». L'identité de nom pour lui ne fait aucun doute, il n'en cherche pas plus long.

Ce qui est malheureux pour sainte Thècle, nom grec des plus sélecte, c'est qu'on a trouvé naturel, après avoir grécisé son nom, de le latiniser aussi, et très sérieusement les Bollandistes au lieu de Tygris couramment écrivent Tygria. D’où la traduction française — horrible — de TRIGRE, ingénuement acceptée par Truchet et par lui passée aux Petits Bollandistes : sainte Tigre ou Thècle, au 25 juin.

Bonne sainte Tygris ! nous vous demandons pardon ! Il n'y a pas de sainte Tigre au Paradis. Mais il y a une sainte Tygris ou mieux Tygrix.

On n'imaginera pas jusqu'où l'imagination a pu déborder au sujet de ce malheureux Tygris devenu Tygria, Tigre et enfin Thècle. H. L. Bordier en 1857 semble les avoir dépassé tous et si à la fin il s'excuse comme d'une audace quelque peu risquée, il est certain que s'il n'y avait pas cru un tantinet il ne l'eût pas écrit. Malgré ce qui est ici une répétition nous insérons ce passage après lequel il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.

« … Fuit in diebus regis Gondranni mulier nomine Tygris orta in territorio Maurianensi loco qui volovium nominatur, nobili stirpe progenita sacrisque litteris sufficienter instructa...

Malgré tant de témoignages [Note : Il a invoqué les plus anciens témoins du nom de Tygris en Maurienne : Le parchemin de la Cathédrale de saint Jean du Xème siècle. — La version Bolland. de la même source. La légende plus circonstanciée encore de Gallizia. Le bréviaire du XIVème siècle avec ses 8 leçons reproduites en 1512. — Voir : H. L. Bordier : De Glor. Mart. c. 14. Notes. Dans Société de l'histoire de France 1857], le silence gardé par Grégoire de Tours sur le nom le cette femme qui avait cependant vécu de son temps, joint à la singularité du nom que lui donne la légende, peut faire douter qu'elle s'appelât réellement Tigre.

Ce nom a porté les Chroniqueurs du moyen-âge, P. Comestor, G. Durant, et les hagiographes modernes a confondre sainte Tygre avec les saintes nombreuses appelées Thècle, et les Bollandistes ont fait de pénibles efforts pour assimiler les deux noms :

Sainte Tigre, disent-ils, ou sainte Tegre, par corruption sainte Tegle ou Tècle. Et plus bas ils l'appellent encore Theigla et Tygria. Mais les anciens légendaires, dont l'un remonte au moins au Xème siècle sont unanimes à ne lui donner d'autre nom que Tigris.

Peut-être la vérité est-elle que l'Eglise de Saint-Jean de Maurienne, ayant eu parmi ses reliques non seulement le pouce, mais deux doigts de la main de saint-Jean Baptiste, le mot Digitus inscrit sur un reliquaire aura donné lieu à une erreur. En effet, ce mot, si on le suppose écrit en caractères mérovingiens, mal formés ou un peu effacés, et avec l'abréviation usuelle à la fin (Digits) aura très facilement pu se lire Tigris. Toutefois c'est là une pure conjecture et nous ne l'avançons qu'avec une juste réserve.

Les renseignements que nous avons cherchés dans le pays où cette femme aurait vécu n'ont suffi ni pour dissiper, ni pour confirmer nos doutes ».

Comme Tigris, d'après ce bon M. Bordier vient d'une fausse lecture sur le reliquaire de saint Jean il en résulte que auparavant la sainte ne portait pas ce nom ; comme d'un autre côté Thècle est dérivé de Tigris, qui d'ailleurs devenu Tigria et Tigre est pure et irrévérentieuse légende, il en résulte que la chère sainte, la gloire mauriennaise n'a plus de nom. Melchisedech qui n'avait ni père ni mère, avait au moins un nom et une patrie puisqu'il était roi de Salem : sainte Thècle est plus malheureuse encore puisque Bordier lui enlève son nom et Truchet sa patrie.

Savez-vous comment le bon Chan. Truchet, qui affirme avec tant d'autorité et tant de maëstria l'origine Sabaudienne de Sainte Thècle, commence le récit historique de sa vie ?

« Tygre ou Thècle, comme on l'appelle communément, naquit à Valloires selon toute probabilité, à la fin du Vème siècle ou au commencement du VIème » (Truchet loc. cit. ch. 1er p. 13).

Vous conviendrez que pour un historien grave et pondéré, assumant toute une responsabilité patriotique, débuter par six suppositions en trois lignes, cela suppose un certain embarras dans l'affirmation et rend déjà quelque peu fragile l'opinion Savoyarde sur la Nativité mauriennaise de sainte Thècle.

Ce n'est pas tout. Le doute angoissant continue :

« Puisque j'ai nommé Thècle, qu'on me permette de dire un mot de l'endroit de sa naissance et de son nom de famille [Note : Id. Bulletin de la Société d'hist. et d'Arch. Maurienne N° 1 sur Valloires et la famille Rapin, p. 58. Il y revient et insiste p. 306 dans un mémoire sur les premiers évêques de Maur]. La tradition du pays ne fournit rien de précis sur ces deux points. Le hameau des Clots revendique l'honneur d'avoir vu naître la pieuse vierge ; d'autres placent son habitation près de la chapelle qui lui est dédiée, ce qui me paraît le plus fondé ».

Si, avec cela, le lecteur se trouve fixé sur le lieu de naissance de sainte Thècle en Maurienne, voire même à Valloires, il ne sera pas difficile. Continuons :

« La chapelle de sainte Thècle a été fondée par les nobles Rapin avant le commencement du XVIIème siècle. Rasée pendant la révolution, J. B. Grange la releva en 1817. Elle fut bénite le 28 juillet 1846.

De ce qui précède on peut conclure que sainte Thècle appartenait très probablement à la famille de Rapin qui elle-même s'en fait gloire dans plusieurs titres.

Cette famille est certainement la plus ancienne famille noble de Maurienne. Elle possédait le fief de la Choudane et en portait le nom. Or la tradition désigne la Choudane comme l'ancien lieu d'habitation de Thècle ».

Le cher abbé Truchet [Note : Décédé à saint Jean-de-Maurienne 19 juillet 1904 à l'âge de 76 ans], qui fut pour moi un ami et me pardonne certainement la petite guerre que je lui fais, me permettra de lui dire qu'on ne peut être plus poli envers une noble famille savoisienne mais qu'on ne peut être plus fantaisiste. Ce n'est pas parce qu'on possède au XVème et XVIème siècle un terrain ayant appartenu au Vème siècle et VIème siècle à sainte Thècle qu'on a le droit de lui donner son nom et de descendre d'elle voire même de se dire antérieur au point de négliger tout-à-fait la noble Tygris pour en faire un rejeton des nobles Rapin : ça c'est une découverte inscrite sur l'onde

Laissant dans les nuages toutes ces difficultés qui n'ont pas la valeur de former une objection nous concéderons, s'il le faut, que sainte Tygris est née en Maurienne, mais de famille neustrienne et celtique qui a adopté ce beau pays « inter Alpes » comme une seconde patrie. Et certes, Napoléon n'est pas moins la gloire de la France, pour être né en Corse et sainte Tygris n'est pas moins la gloire de la Savoie Mauriennaise pour être née en Normandie. Et nous ne comprenons pas la colère des Savoyards contre nous [Note : « Malgré le travail considérable et l'ingéniosité de la thèse nos Confrères de la société ont estimé que votre m'attaquant la tradition mauriennaise de sainte Thècle, ce n'était pas à nous à déboulonner nos gloires locales. Evidemment vous avez le droit de la publier pour votre propre compte et sous votre responsabilité. Mais je vous avertis que nous vous répondrons…. Adolphe Gros, chan. vice-président de la soc. d’histoire, à l'auteur, 6 avril 1914 »].

Je ne suis point étonné que leur soit étrange l'apparition du nom de Tygris en Savoie, ainsi que sa persévérance dans tous les manuscrits anciens et chez tous les auteurs sérieux, et je comprends les efforts inouis tentés pour acclimater ce nom et le rendre sabaudien, sans réussir toutefois.

Chacun sait que la Maurienne (Truchet : Tableau chronol. de Maurienne 1896), primitivement habitée par les Médules, envahie par les Allobroges, les Romains, les Bourguignons, les Ostrogoths d'Italie, dévastée par Attila, n'eût jamais rien de commun avec les Celtes. Rien de surprenant donc si un nom celtique paraît étrange en Maurienne, s'il subit l'influence de Rome, de Tygris devient Tygria comme on aura Pigmenia et si Thecla paraît un surnom naturel. Cependant telle est la force de la vérité que malgré ce milieu étranger Tygris jusqu'à la fin garde son nom celtique.

Il est bien Celtique en effet et se trouve, quoique rarement, en tout pays celtique et là seulement [Note : En Mœsie inférieure : (Alt. celtischer Sprachs chatz de Kolder, en Irlande : Whitley stoke, the tripartit life, of. Patrik, enfin en Gaule celtique]. Il est du reste bien avoisiné car on nous concédera que Tygris est une prononciation adoucie de Tygrix [Note : Georges Dottin : Manuel pour servir à l'étude de l'antiquité celtique 1906, page 83 : Les noms propres celtiques où l'on voit que la terminaison Rix n'est point étrangère aux racines celtique ou celtico-gauloises : Caturix — Vercingétorix — Cansulorix — Domnorix — Vassorix — Albiorix — Biturix — Candorix — Elvorix — Ateporix — Magurix — Orgetorix — Togirix — (vieux celtique : caturigia). — Cingetorix — Eporedorix. Voir aussi : D'arbois de Jubainville : La propriété foncière en gaule celtique 1891. Il faut convenir que notre Tygris ou Tygrix paraît ici bien en famille et plus à son aise qu'en Sabaudie où sa nuance étrangère est constamment gardée. — On ne peut faire fond sur un certain Tigridius cité par les Bolland. qui fut évêque de Turin et écrivit au pape Symmaque au commencement du VIème siècle à Rome, car son nom Tigrix, latinisé Tigridius prouverait tout au plus un certain cousinage avec sainte Tygrix ce qui est très plausible vu la noblesse de cette famille et le lien ecclésiastique longtemps maintenu entre Turin et Maurienne. Malgré la présence de cet évêque il sera juste de reconnaître avec les Bollandistes que ce nom Tygris, Tigria est bien étrange en Savoine, ne s’y étant jamais recontré].

Dans la partie de la Gaule qui nous occupe Larousse (Larousse : Dictionnaire), à l'époque de la conquête romaine, nomme les Unelles Coutances, les Essuens à Sées, les Véllocanes, les Abrincates dans l'Avranchin, mais déjà depuis longtemps envahis, absorbés, remplacés même par l'immense invasion celtique. De toutes ces races qui ont occupé le sol de France avant la conquête romaine, dit d'Arbois de Jubainville (D'arbois de Jubainville : Celtes et Germains, 1886), une seule a une histoire : la race celtique. C'était une belle race, de nobles caractères, très aptes à la conquête évangélique. La féodalité chez eux était très répandue et très puissante ; c'est assez dire qu'ils comptaient à des titres divers de nombreux seigneurs. A tel point, ainsi qu'on a pu le remarquer par les notes ci-dessus, que la terminaison Rix était la préférée exprimant, sinon une royauté, du moins une dignité seigneuriale et une puissance appréciable. Nous croyons donc à une réelle dignité seigneuriale en la personne de notre Sainte Tygrix et d'autant plus élevée qu'elle joignait à la dignité du nom une immense fortune. Elle a bien prouvé en Maurienne la dignité de sa race et l'élévation de sa famille par la position seigneuriale qu'elle prit de suite à Valloires, par la haute considération que lui témoigne le roi de Bourgogne, par les droits seigneuriaux qu'il lui octroie en Sabaudie en compensation de ceux qu'elle a perdus en Neustrie ou auxquels elle a renoncé volontairement, par la sanction royale qu'il donne à ses oeuvres en fondant — je dirais presque à sa considération — un nouvel évêché, en bâtissant une cathédrale. En vérité le roi de Bourgogne n'eût pas fait tout cela pour une simple petite Thècle Mauriennaise, eût-elle d'Orient apporté le Doigt de Saint Jean : les miracles eux-mêmes n'en demandaient pas tant. Sa majesté royale a traité Tygris comme une princesse. Je comprends l'ambition des nobles Rapin d'aspirer jusque là mais je comprends aussi que la vénérable Tygris n'ait pas songé à cette alliance. Telle est sans doute l'impression des auteurs qui tous ont débuté en nous présentant Tygris comme par une apparition. Quant à sa fortune, ses œuvres et ses fondations en Maurienne en montrent l'importance.

Les vieux manuscrits mauriennais remarquent que la vierge Tygris était dans les choses divines « sufficienter instructa » en d'autres termes : qu'elle avait reçu une instruction religieuse en rapport avec sa situation sociale ce qui indique un niveau élevé, bien prouvé d'ailleurs pal la vie religieuse qu'elle institue au Ronceray. Mais dans ses débuts, s'il s'agit de Valloires ou de Maurienne (Loco viliori, comme disent ceux de Turin), je me demande qui a pu élever cette âme à une telle sublimité ?

En Neustrie, à cette époque, c'est différent.

Dom Gougaud (Dom Gougaud : Des chrétientés celtiques 1911, p. 60, ch. 3) remarque que l'âge adulte des chrétientés celtiques va du VIème à la fin du VIIIème siècle ; c'est juste le beau temps de notre sainte Tygris. Larousse (Nouveau Larousse. — Voir aussi D'arbois de Jubainville : Les celtes et les langues celtiques, 1882, p. 15) a assez bien résumé un fait historique qui eût sa répercussion en Normandie : « Le nom d'Armorique, dit-il, disparut pour faire place à celui de Bretagne lorsque au Vème siècle et au VIème siècle des bandes d'émigrés vinrent de la Grande Bretagne dans le pays armoricain abandonné par les Romains dès le commencement du Vème siècle. Ces émigrés comptaient dans leurs rangs des Évêques et des Moiues qui fondèrent des Évêchés, des Monastères et propagèrent la foi chrétienne ». C'est vers cette époque, dit Houel (Ch. Houel : Notes sur le département de la Manche 1825, p. 89), que la 2ème Lyonnaise prit aussi le nom de Neustrie et comprenait toute l'ancienne Normandie. Le bon Père Rouault (Le P. Rouault : Abrégé de la vie des évêques de Coutance 1732, p. 48) est si ravi du triomphe de la Foi dans le Cotentin, le diocèse de Coutances en particulier et tout ce pays extrême de la Gaule celtique qu'il s'écrie : « Si l'Evangile y fut prêché plus tard que dans le reste de la Normandie, il s'y trouva tant et de si grands hommes que le Cotentin devint dès le commencement du Vème sièele et pendant tout le VIème siècle et le VIIème siècle si illustre par le nombre des saints qui y vinrent s'établir qu'il fut regardé comme la terre la plus privilégiée de Dieu de toute la France. On y vit presque en même temps les saints Pair, Scubilion, Gand, Marcou, Ereptiole, Romphair, Exupère, Léonicien, Possesseur, Lo, Hélier, Domard, etc, tous originaires ou contemporains ; saint Lo, qui fut une des plus grandes lumières de l'Eglise de France ». Entre tous il convient peut-être de distinguer saint Romphair ou Romacaire, 6ème évêque de Coutances en 566 qui fut l'ami, et le contemporain de Grégoire de Tours. Ce grand évêque naquit en Angleterre peu après le commencement du VIème siècle. Il tirait son origine des Rois de Northombrie qui s'appelaient Osouis. Son père se nommait Hermolan et sa mère Delphine de l'illustre maison d'Anemond sortie des rois, de Cant. Il était du reste d'une race de saints ; parmi ses parents l'on comptait saint Samson, saint Magloire, saint Marcou, saint Delphin et saint Osouald, roi de Northombrie martyrisé par les Merciens. On voit que sainte Tygris était copieusement: entourée dans son pays d'origine pour être « suficienter instructa » (Manuscrit de Maurienne) ce dont ne revenaient pas nos Savoyards qui tout d'abord en marquent leur étonnement, ainsi que de sa noblesse « Nobiliter nata et sacris litteris educata » (Autre manuscrit de Maurienne d'après D. Ruinart), de noble naissance et élevée dans la science divine ».

Il est bon de répondre à l'objection fournie par le manuscrit mauriennais, la seule qui puisse sérieusement nous être opposée. Rappelons le texte :

« Fuit in diebus Regis Gondranni mulier nomine Tygris, orta in territorio Maurianensi loco qui voluvium nominatur, nobili stirpe progenita sacrisque litteris sufficienter instructa... (au temps du très illustre roi Gontran vivait une femme nommée Tygris (Tygria) originaire au territoire de Maurienne, de la localité appelée Valloires, issue de noble race et distinguée par les connaissances des saintes lettres ». Ainsi Truchet qui ici respecte le sens d'Orta tandis qu'ailleurs il écrit : « Tygre (appelée communément Thècle) naquit à Valloires » ce qui est plus affirmatif encore et donne le sens de Nata comme si le texte avait réellement porté : « Orta in territorio Maurianensi, nata voluvio », et qui n'est pas écrit.

De son côté Grégoire de Tours avait écrit : « Quœdam millier, a Maurienna urbe progrediens, ipsius prœcursoris reliquias expétivit ».

Voici donc Grégoire qui affirme qu'une femme partit de la ville de Maurienne. Le Manuscrit dit positivement qu'elle se nommait Tygris ; c'est déjà de sa part une note ou qualification d'étrangère ; il se garde bien de dire qu'elle est née, Nata, à Valloires, mais qu'elle en est Orta [Note : Le manuscrit n'est évidemment qu'un développement de Grégoire, de Tours ; son but n'est pas généalogique : le « orta » complète le « progrediens » conséquence d'une même idée ; il n'est pas question ici de naissance et de généalogie mais simplement de voyage]. Comme Grégoire nous dit qu'elle partit de la ville de Maurienne pour l'Orient, « progrediens » il est tout naturel de se demander d'où elle était venue ? et le manuscrit répond : de Valloires. Dans quelle condition cette Tygris était-elle à Valloires ? Un premier sens de Orta (nous le confessons) est l'origine, la naissance, avec un regard positif vers la souche, sans fixation de lieu, et quoiqu'on ne puisse dire qu'elle est Nata à Valloires, on peut conclure équivalemment qu'elle est originaire de Valloires au territoire de Maurienne. Mais il est un autre sens du mot Orta, plus répandu, qui n'est qu'une déduction du premier.

Il a un lien social, un commerce de vie, parfois assez fort comme une seconde vie pour créer une situation telle que le mot « Orta » soit le seul qui convienne pour indiquer une origine.

Sans doute la vénérable Tygris et sa sœur Pygménie n'ont ni créé ni possédé souche en Sabaudie, mais son influence bienfaitrice a été d'une telle magnificence à Valloires et à Maurienne qu'il était tout naturel à la reconnaissance populaire de revendiquer comme sienne les deux saintes sœurs et si, l'on ne pouvait dire « Nata » comme ceux de Neustrie, « Orta » était le mot qui convenait pour désigner leur chère patrie adoptive, et le lieu privilégié d'où sainte Thècle était sortie pour de Maurienne partir en l'Egypte.

Un détail de la vie de saint Romphair n'est peut-être pas à négliger (P. Rouard, 1732, loc. cit. p. 92). Il venait d'Angleterre sur les côtes de France avec l'idée, à l'exemple de la plupart de ses confrères, d'y vivre inconnu, entièrement livré à la prière et à la pénitence. Il débute ainsi. Une réputation de sainteté bientôt acquise parvint aux oreilles de saint Lo, évêque de Coutance qui l'appela. En toute humilité et obéissance il vint de suite. Et il dit à saint Lo : qu'en quittant l'Angleterre son désir était d'arriver à la perfection religieuse sous la conduite de ses parents, saint Malo, saint Samson et de Magloire, déjà en grande réputation de sainteté dans la ville de Dol et les environs. Mais il avoua à saint Lo que son dessein n'était pas de rester car il avait soif de vivre solitaire et inconnu et pour le faire avait intention de se retirer à l'extrémité de la France pour y vivre sous la conduite de quelques anachorètes qui l'avaient précédé dans la fuite du monde. Mais saint Lo le garda, l'eût pour successeur, 34 ans évêque ; il mourut le 18 novembre 600.

Si tels furent les éducateurs de sainte Tygris en son pays d'origine on ne sera plus étonné, surtout vu l'énergie de son caractère, de la voir sans hésiter traverser la France entière, de la Neustrie à la Savoie, et, à l'exemple de ses maîtres y mener une vie d'apôtre et d'anachorète. Elle avait bien choisi le lieu solitaire par excellence, la petite Sabaudie inter Alpes, grande en tout disent les chroniques comme un croissant de lune et ne forment guère qu'une immense forêt. Et si les circonstances ont fait d'elle une apôtre ce fut sans ambition personnelle, sans éclat, uniquement par l'ascendant de sa piété et l'action directe de la Providence entre les mains de laquelle elle n'est qu'un docile instrument ; et c'est toujours ainsi que se fait l'œuvre de Dieu.

Une anecdote historique me laisse rêveur : voici en Neustrie le grand évêque celtique Romphair, visité parfois, souvent même, par son grand ami Grégoire de Tours et ce dernier ne fut certainement pas, dans ses voyages, sans avoir quelques rapports avec les nobles familles ; à Tours, saint Grégoire accueille comme réfugiés à l'autel de saint Martin le duc de Bladaste et le comte de Bordeaux Badachaire gravement coupables envers le roi de Bourgogne ; sans hésiter il se rend auprès du roi Gondran, implorer la grâce des deux princes. Tout d'abord il ne réussit pas, mais ayant insisté au nom de saint Martin, le roi pardonna et rendit même les biens déjà confisqués. Je ne presserai pas les conclusions mais je me demande si saint Grégoire de Tours, l'historien de sainte Tygris, n'a pas connu cette illustre famille en Normandie, n'a pas été quelque chose dans sa vocation et, la sachant sujette du roi de Bourgogne, ne l'a pas chaleureusement recommandée à sa bienveillance : de là une des raisons pour laquelle il ne la nomme pas (chose singulière) par délicatesse s'il s'agissait d'une de ses filles spirituelles de là aussi sans doute une des raisons des faveurs exceptionnelles de la libéralité royale envers sainte Tygris.

Il se peut qu'une des causes de la fuite de sainte Tygris vers le sud de la Gaule et jusqu'en Sabaudie fut le besoin d'avoir enfin la paix. L. Ch. Houel (L. Ch. Houel : Notes sur l'histoire de la Manche 1825, p. 89) dit que les Anglo-Saxons en 450 ravagèrent les îles Britanniques et forcèrent les anciens bretons à émigrer dans l'Armorique maritime qui prit le nom de petite Bretagne. La Neustrie quoique assez prospère sous Clovis 465-511, reçut cependant plus d'une atteinte par les attaques renouvelées des Anglo-Saxons. C'est même par l'effet de cette invasion que finit par disparaître la langue celtique (D'Arbois de Jubainville : Les celtes et les langues celtiques 1882, p. 15) ; et l'on sait d'autre part qu'à cette époque les mouvements populaires répétés décidèrent nombre de familles à émigrer vers le nord de la Gaule avant même les Danois et les Normands.

(Charles Trillon de la Bigotière).

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