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LA NÉGOCIATION DE MORLAIX (1810)

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Morlaix, théâtre d'une importante négociation diplomatique ! Voici un épisode peu connu de l'histoire du règne de Napoléon et de celle de la Bretagne. L'affaire commence le 13 avril 1810, lorsque le comte Caffarelli, préfet maritime, envoie de Brest, par télégraphe aérien, une dépêche dont Chappe contresigne de sa main, à l'ordinaire, l'expédition destinée au duc Decrès, ministre de la Marine : « Mackenzie envoyé par gouvernement anglais, autorisation de l'Empereur, pour traiter échange prisonniers Morlaix. Sentinelle à sa porte ». C'est la première pièce d'une série qui est répartie entre les registres ou cartons suivants : aux Archives du Quai d'Orsay, Angleterre 604-605-606 et Mémoires et Documents, Angleterre 48-56 (y compris quelques brochures reliées parmi les papiers inédits) ; à l'hôtel Soubise, F 7 6351, F Ic III Finistère 3, F 7 3676 1-2, F 7 8047, F 7 3643 6 ; aux Archives du Finistère, M Surveillance du Littoral 1800-1840. A défaut d'une enquête analogue que je souhaite faire un jour au Record Office, ajoutons cela la lecture du Times pour la période étudiée...

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Au printemps de 1810, le vent est à la paix générale, car le mariage de Napoléon et d'une archiduchesse semble le symbole d'une adaptation du régime à l'ordre monarchique européen. C'est donc selon la pente qui paraît celle des désirs du Maître, qu'en cachette de lui, le duc d'Otrante, Fouché, ministre de la Police, indique au fameux munitionnaire Ouvrard qu'il y a lieu d'entrer en relations avec le gouvernement britannique. Et l'homme d'argent suscite les démarches du banquier hollandais Labouchère. Ce dernier est déjà allé secrètement à Londres au mois de février précédent, de la part du roi Louis, en demi-rébellion contre l'Empereur son frère, et a vu le secrétaire d'Etat marquis Wellesley. Labouchère a d'ailleurs d'autres facilités : descendant de réfugiés huguenots, il a pour beau-père le banquier Baring, un intermédiaire désigné. Revenu à Amsterdam, notre Hollandais y trouve Ouvrard, à la fin d'avril, puis reçoit de lui une lettre datée du 5 mai : « On a envoyé à Morlaix auprès de M. Mackenzie M. Demoustier, dernièrement nommé ministre en Amérique et qui en Pologne faisait auprès de l'Empereur les fonctions de secrétaire traducteur. On suppose M. Mackenzie un homme d'esprit ayant la confiance de M. Wellesley, et on croit qu'il causera sur la question principale. Vous serez informé de ce qui se passera. Tout me fait croire que dans ce moment l'Empereur désire sincèrement la paix, qu'il est disposé à des sacrifices extraordinaires pour y parvenir, qu'aucune tentative que la vôtre n'a été faite et qu'on n'en fera aucune que par votre entremise ».

L'arrivée de l'agent britannique semble donc liée aux circonstances du moment. Quant au choix de la sous-préfecture bretonne, il n'étonne pas davantage : entre les deux pays en guerre, en effet, on communiquait rarement par les ports de la Flottille d'invasion, Boulogne, Calais, et jamais par Brest, où la grande escadre aurait craint l'espionnage ; la rade de Morlaix, située à une dizaine de kilomètres de la ville et de ses quais, en arrière du château du Taureau et de la presqu'île de Pen-al-lan, voisine de Carantec, — un bon mouillage pour les yachts français ou anglais, aujourd'hui, — était donc le lieu ordinaire de l'arrivée des bâtiments parlementaires, bricks et goëlettes du commerce. Ces navires battaient l'Union Jack, depuis qu'en novembre 1807 un ordre de Fouché, expression de la volonté impériale, avait interdit ce transit à nos armateurs, — à leur détriment, et l'un d'eux, le Morlaisien Diot, s'en était plaint. Il avait fait intervenir le sénateur Cornudet, dont la sénatorerie était l'ancien hôtel épiscopal de Saint-Pol de Léon, mais ses réclamations s'étaient heurtées à l'idée que, lors de leur retour, les bâtiments français importeraient des marchandises ennemies, en infraction au Blocus continental. Les britanniques, au contraire, venaient fréquemment, parfois de Portsmouth, plus souvent de Plymouth, en un délai qui variait de quinze heures à plusieurs jours. Une lettre du sous-préfet dit, par exemple, à la date du 26 septembre 1809 : « Depuis quelque temps, il est arrivé plusieurs parlementaires qui ne prennent dans les prisons anglaises que des Français mutilés ou incurables dont plusieurs périssent dans le trajet de l'Angleterre à Morlaix. La majeure partie de ceux qui rentrent dans leur patrie, périt à l'hôpital. Plusieurs moins malades sont logés à leur arrivée chez les habitants ». Car ces navires étaient le plus souvent frétés par des prisonniers de guerre que leur état de santé faisait libérer des pontons ou d'autres lieux de détention. Débarquaient aussi des femmes, des enfants, des coloniaux rapatriés, des citoyens des Etats-Unis, tandis que repartaient des familles anglaises ou américaines.

Un subordonné du commissaire de Brest, le délégué de la Police générale Moreau, veillait à tout cela depuis 1807, correspondant directement avec Paris, surtout avec le conseiller d'Etat Réal. Sa sévérité ne se relâche pas à l'arrivée de Mackenzie, dont il fait garder la personne et les papiers, en attendant des ordres. Son étonnement vient de ce que son rang modeste ne lui permet pas d'avoir pressenti cette visite que d'autres attendaient. Car depuis plusieurs mois, le Transport Office, une branche de l'Amirauté, discutait de la question de l'échange des prisonniers avec le chef de la 5ème division au ministère de la Marine, M. Rivière. On était même arrivé à une sorte d'accord préliminaire sur le sort des 1900 soldats qui avaient été jadis capturés à Saint-Domingue et que leur acte de capitulation destinait à un rapatriement en Europe : ces malheureux avaient compris qu'Europe signifiait France, mais Londres les gardait puisque l'Angleterre aussi fait partie de notre continent !

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Voici Mackenzie arrivé. Aussitôt M. de Champagny, duc. de Cadore, ministre des Relations extérieures, demande à un des anciens du Département, M. d'Hauterive, réfugié dans les fonctions de garde des Archives depuis le refroidissement de ses rapports avec Talleyrand, ce qu'il faut penser de ce débarquement inopiné. La réponse part, le 16 avril : S'il ne s'agissait que d'un cartel d'échange, Londres aurait envoyé quelque agent du Transport Office : or l'émissaire doit être le lieutenant-général Alexandre Colin Mackenzie, descendant d'une famille ancienne, parent de membres du Parlement ; est-ce l'indice de ces dispositions plus pacifiques que l'on souhaite trouver chez l'adversaire, et faut-il envoyer un négociateur de même rang, qui pourrait ne pas parler anglais, puisqu'on sait le français outre-Manche plus que nous ne savons la langue de nos rivaux ?... Mais le lendemain, notre hôte n'est plus qu'un Collin Mackenzie qui était aide de camp du marquis Wellesley aux Indes, qui avait sa confiance, et il y a lieu de lui adresser seulement un des premiers secrétaires du Ministère. De Compiègne, où il réside avec sa jeune femme, l'Empereur fait donc savoir au duc Decrès qu'il a fait choix de M. Demoustier, secrétaire de la légation de France en Saxe.

Les instructions du négociateur français ? Elles indiquent qu'il est possible que le désir du gouvernement britannique soit de se rapprocher de Paris : « Vous devez tout écouter, tout accueillir sans vous avancer sur rien. Il convient que vous ayez un langage pacifique ; c'est celui que l'Empereur a constamment tenu. Il a sans cesse professé l'amour de la paix et souvent exprimé le désir de l'obtenir, sans paraître cependant en éprouver le besoin... Vous ne devez vous montrer que commissaire chargé de traiter de l'échange des prisonniers et ne pas donner lieu de soupçonner que vous puissiez avoir une autre mission. En effet, vous n'en avez pas d'autres. Les comptes que vous me rendrez ne peuvent être trop détaillés. Des propositions semblables à celles qui peuvent être faites ne le sont jamais directement. Elles sont précédées d'insinuations souvent très faibles, toujours indirectes, et je ne pourrai juger des vues du commissaire anglais que par le détail circonstancié de sa conduite envers vous ».

Mais ces lignes sont à peine envoyées qu'arrive à Compiègne une troisième lettre d'Hauterive. Par un Américain qui vient de faire la traversée avec M. Colin Mackenzie, le garde des Archives a appris qui est au vrai ce négociateur, « et cette information, dit-il, me fait regretter d'avoir perdu mon temps à rédiger les lettres insignifiantes que j'ai eu l'honneur d'écrire à Votre Excellence depuis trois ou quatre jours ». L'émissaire que l'on surveille à Morlaix est un gentleman qui semble n'avoir jamais eu d'emploi. Il est probablement connu de Wellesley. Il a une fortune indépendante, ce qui lui a permis de beaucoup voyager. Ses principes sont modérés. Il parle assez bien le français. Il est de bonne éducation, juge son compagnon d'outre-Atlantique. Après tout, n'aurait-il pas pu se trouver aux Indes en même temps que le noble marquis du Foreign Office, sans l'avoir dit à son interlocuteur américain ? Ou « s'il n'y a pas été, il paraît encore possible qu'il fût le fils, ou très proche parent de ceux qui ont servi dans ce pays sous les ordres du secrétaire d'Etat... On pourrait donc conjecturer que l'objet patent de sa mission n'est pas le seul motif de son arrivée en France ». Ainsi qu'on le voit, Hauterive n'était jamais à court de suppositions, de contradictions ! D'autres exemples montrent que cela constituait un des traits de cet étrange oracle de la rue du Bac (notre 50 rue de Varenne), puis du boulevard des Capucines, sièges successifs du département des Affaires étrangères au temps où il régna sur les Archives : « Cela m'amusait », écrira Chateaubriand dans les Mémoires d'Outre Tombe ; « La statue de la mobilité coulée en bronze », disent les Souvenirs de Jeunesse d'un autre Breton, Louis de Carné.

Labouchère vit plus clair qu'Hauterive. Dans sa dernière lettre à Ouvrard, il indique que Mackenzie n'est chargé que d'un échange de prisonniers. Dernière lettre, car au début de juin 1810, les scellés sont mis sur les papiers du munitionnaire. Interrogé, celui-ci découvre le duc d'Otrante, lequel est disgracié et remplacé à la Police par Savary, duc de Rovigo. Peut-être les choses auraient-elles tourné d'autre façon si, assez vite, on n'avait compris que le commissaire débarqué à Morlaix n'était décidément porteur d'aucunes insinuations en vue de la paix générale. Demoustier, en effet, était arrivé dans la sous-préfecture bretonne le 24 avril, après un voyage de soixante-cinq heures, et sans délai, dépassant ses instructions, il avait dit à son interlocuteur, en anglais — car Mackenzie possédait le français beaucoup moins que ne l'avait cru le voyageur yankee, — que la guerre n'était pas de notre faute, « que l'Empereur n'avait jamais négligé d'offrir la paix et d'assurer le bonheur et la tranquillité du monde, qu'au milieu de toute sa gloire et de sa puissance, cette pensée n'avait jamais été détournée un seul instant de son cœur et qu'elle était le mobile de toutes ses actions ». Puis le délégué français avait fait dîner son hôte tous les jours à sa table, à ses frais, — son traitement le lui permettait, 35.000 francs-or pour sept mois, 9 millions des nôtres, versés par la Caisse de la Marine. En vain, car l'Ecossais, — un Ecossais fixé à Londres depuis longtemps, — avait gardé le silence, avançant à peine, le 30 avril, quelques propos vaguement politiques, aussitôt retirés...

Quant au langage parfaitement napoléonien du diplomate venu de Paris, n'était-il pas des plus piquants dans la bouche... du comte de Moustier, fils du marquis de ce nom qui, fidèle au Roi, n'allait rentrer d'émigration qu'en 1814. Quelques années plus tard, notre négociateur sera de la pointe du parti ultra, en tant que député du Doubs, — département qui est resté attaché à ses descendants, hier le colonel héroïque de 1940, mort en déportation, aujourd'hui le sous-secrétaire d'Etat du ministère Mendès-France, — en tant aussi que ministre de Sa Majesté Très Chrétienne à Hanovre, ambassadeur en Suisse où il morigéna la bourgeoisie républicaine, ambassadeur en Espagne, d'où le baron de Damas le fera rappeler en 1827 parce que sa politique paraîtra d'un royalisme trop virulent ! Mais, en 1810, à trente et un ans, M. de Moustier était surtout le gendre du comte de Laforest, ambassadeur de l'Empereur et Roi, à Madrid, auprès de Joseph-Napoléon.

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Le mois de mai s'écoule sans que notre commissaire ait grand'chose à écrire au duc de Cadore, — les lettres régulières au ministre de la Marine, c'est une affaire limitée, l'échange des prisonniers, sans les perspectives de paix. Un espoir tardif survient pourtant le 31, lorsque les deux jeunes hommes vont dîner à Roscoff, conversant dans la voiture qui les emmène : est-ce le pittoresque du paysage, la montée près de la Pennelé, la descente le long de la Penzé, la découverte de la mer avec au loin Carantec et l'île Callot, la traversée de Saint-Pol étendu au pied du Kreisker et des deux flèches de la cathédrale, les souvenirs de l'arrivée en France de Marie Stuart, au nord le spectacle de cette île de Batz près de laquelle croisaient souvent deux ou trois petits bâtiments de guerre britanniques, est-ce cette succession d'images qui fait parler Mackenzie ? Toujours est-il qu'il se laisse aller à dire que son interlocuteur doit être assuré que « son gouvernement n'ayant jamais fait la guerre que forcément, il serait toujours très disposé à écouter toute proposition pacifique ». Puis viennent des plaintes au sujet du Blocus continental, d'autres contre les Russes, ces anciens alliés de l'Angleterre qui, en 1810, ne sont pas encore sortis du système de Tilsitt. Suit l'indication de conditions : liberté absolue du commerce, possession de Malte, du Cap, de Minorque, voire de Candie. L'Ecossais a beau spécifier qu'il ne s'agit que d'opinions personnelles, Moustier n'en croit pas moins que ces propos traduisent des instructions récemment arrivées de Londres.

Champagny met donc la lettre du 1er juin sous les yeux de Sa Majesté. Et il écrit : « Sans affectation et d'une manière un peu vague, vous direz à M. Mackenzie, 1° que le gouvernement désire la paix, 2° que lorsque l'échange... des prisonniers sera conclu, les commissaires à Paris pourraient être chargé des premiers pourparlers pour voir s'il est possible de s'entendre ». Or l'envoyé du Transport Office ne cache pas qu'il espère être ce commissaire, les plaisirs de la capitale lui semblant autrement désirables que ceux de Morlaix !

Le 22 juin, Moustier tente donc d'élargir la négociation. Il parle des divergences de vues qui existent outre-Manche, où la politique de guerre a toujours eu des adversaires, tels Lord Holland et Lord Grenville. Ceux-ci ne s'étaient-ils pas exprimés fort librement en dînant avec des jeunes Américains qui venaient de débarquer dans notre sous-préfecture bretonne ? Mais spéculer sur les divisions de l'opinion britannique est-il heureux ? C'est Decrès qui insiste dans ce sens, prescrivant de « dire que des intrigants, sous la protection du duc d'Otrante, se sont mêlés de traiter secrètement de la paix avec l'Angleterre, et qu'aussitôt qu'on a été informé de ces intrigues subalternes, le duc d'Otrante a été renvoyé du ministère ». Cette dépêche du 30 juin précise en outre qu'il ne peut être question d'arrêter les hostilités avant d'avoir mené l'affaire du Portugal à son terme inévitable : captivité de toute l'armée de Wellington (un frère du marquis Wellesley), si l'Empereur se met en personne à la tête de ses troupes; rembarquement désastreux s'il laisse le commandement à ses maréchaux ; de toute façon chute du ministère britannique et possibilité d'un cabinet Grenville.

Mackenzie répond en se raidissant. Il vante la prospérité financière et maritime du Royaume-Uni. Il affirme que les ressources du Canada remplacent avantageusement celles de la Russie, cette ingrate, et que, grâce à Zante, une des Iles Ioniennes, on ne manque pas de raisins secs pour les puddings. En vain son interlocuteur fait-il remarquer qu'à Londres, le corps diplomatique est réduit à quelques agents d'insurgés. L'échec politique demeure complet. Après deux mois et demi, à partir du 12 juillet, il n'y a plus de dépêches adressées au duc de Cadore. Déjà menée parallèlement sur le plan d'un cartel d'échange de prisonniers, la négociation, au cours du trimestre suivant, va rester confinée dans ces limites étroites.

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Sur cette affaire restreinte, les documents renferment plus de détails que cette étude n'en retiendra. Le problème était compliqué, car les Britanniques détenaient 44.000 Français, parmi lesquels il y avait un grand nombre de marins, équipages particulièrement dangereux pour Albion, dont 11.000 des fils seulement se trouvaient entre nos mains. Même en comptant à part les 1.900 hommes de Saint-Domingue, la différence était énorme. Napoléon, il est vrai, la diminuait considérablement en supposant captifs les 17.000 Hanovriens dont la capitulation, signée en 1803, n'avait pas été appliquée. Londres répondait : Soit, acceptons le principe, mais il ne s'agit que de 3.000 soldats, et ce chiffre est déjà une concession. Paris tenait en outre des Espagnols et des Portugais, — quelque 50.000 et 12.000, selon le Times. A quoi les Anglais répondaient, par la bouche de Mackenzie, que « ces misérables, couverts de guenilles et de vermine, ne seraient, en Grande-Bretagne, qu'une charge onéreuse », et que c'est dans leur pays qu'il convenait de les renvoyer. Ils y reprendront les armes, en bons guerilleros, et nous devrons les vaincre deux fois, rétorquait Decrès, — car Moustier se bornait à recopier de sa main les réponses émanées du ministre de la Marine, sans avoir le moindre droit d'initiative, et ceci montre qu'on eût gagné du temps en faisant venir l'Ecossais à Paris.

Aussi étroitement lié aux ordres de ses chefs, ce dernier répondait avec une lenteur désespérante, chaque fois qu'un messager expédié outre-Manche sur un bâtiment parlementaire finissait par revenir à Morlaix. En vain le Français essayait-il d'amadouer Mackenzie en lui procurant une vie agréable, conforme aux goûts d'élégants de leur âge, ou en le tenant par l'image de la gloire qu'il y aurait à donner à la guerre un caractère plus humain, plus digne du siècle. Son interlocuteur avait des instants d'enthousiasme, toujours dans l'espoir d'aller à Paris. Puis, relisant ses instructions, il revenait à ses hésitations.

Decrès se piquant de ne pas répondre plus vite que l'adversaire, on arriva ainsi à la note britannique du 22 septembre. Quoiqu'elle ne fixât pas impérativement de délai d'acceptation, c'était une sorte d'ultimatum. Les conditions d'échange y étaient précisées : 1.000 Français pour 1.000 Insulaires. En tête de ceux-ci viendraient le comte de Beverley et les civils détenus à Verdun depuis 1803. C'est leur arrestation, disait Mackenzie, qui « a le plus contribué à donner à la guerre actuelle ce caractère d'acharnement qui la distingue de toutes les autres ». Decrès rétorquait qu'il s'était seulement agi d'appliquer sur terre des représailles, le principe anglais étant « d'arrêter et de dépouiller sur mer le simple pêcheur, le commerçant étranger à la guerre et le timide passager, — principe antique, il est vrai, mais le seul de cette nature qui n'ait pas encore cédé à la civilisation de l'Europe et qui a évidemment retenu toute la barbarie des temps où il prit naissance ». A l'échange nombre pour nombre devaient s'ajouter celui des 1.900 rescapés de Saint-Domingue, et la compensation des 3.000 Hanovriens. On arriverait ainsi à libérer tous les Britanniques et 15.900 des Français, dont 32.100 resteraient détenus.

Or, dès le début, l'Empereur avait posé comme condition absolue le retour de la totalité des prisonniers. Les Britanniques avaient d'abord jugé cette solution par trop désavantageuse, et ils l'avaient rejetée. Puis ils avaient découvert qu'elle leur était favorable, et depuis lors ils l'estimaient acceptable. Car le système de libération générale s'étendant à leurs alliés, « des alliés, et non des rebelles soulevés contre le frère de Sa Majesté Impériale », pour-avoir les 32.100 Français restant, Napoléon serait obligé de lâcher ses 62.000 Ibériques ! Dans une lettre du 29 août, Decrès semblait l'admettre : « Après une si longue guerre et après tant de maux, qu'est-ce qu'un sacrifice de cette espèce en compensation du plaisir d'ouvrir toutes les portes et de répandre le bienfait de la liberté sur tous ceux qui le réclament ? ». Mais l'idée du ministre de la Marine était d'envoyer ces Espagnols et ces Portugais en Angleterre, d'où la flotte britannique mettrait bien du temps à les ramener à Cadix ou à Lisbonne, tant était lourde la multiplicité de ses tâches, — et ces ports se trouvaient bloqués du côté de la terre par les troupes françaises ! Londres, au contraire, voulait que ces captifs fussent reconduits directement dans leurs patries, à travers les Pyrénées. Peut-être, au printemps, Paris aurait-il pu accepter le risque que ce retour comportait, parce qu'à cette date, Moustier ne bluffait pas trop lorsqu'il déclarait perdue la cause des insurgés. Mackenzie lui-même les traitait alors avec « horreur et mépris », en avouant que son gouvernement avait été dupe de rapports mensongers de ces mauvais alliés, qui l'avaient entraîné « dans une entreprise aussi ruineuse que désespérée ». Mais les mois avaient passé, et l'on sait que Napoléon, tout à ses jeunes amours, n'allant pas personnellement chasser Wellington du Portugal, il apparut dès l'été de 1810 que l'affaire n'était nullement résolue.

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Tout ceci, c'est de l'histoire générale, dans un cadre bas-breton. Voici maintenant l'histoire locale, la vie que mena ce Britannique lâché pendant six mois et demi dans cette ville qui, avec 10.000 habitants au lieu de 16.000, ressemblait beaucoup au Morlaix actuel, — un Morlaix sans le viaduc, sans les deux mois annuels d'activité balnéaire des plages voisines, mais dont le port était traditionnellement beaucoup plus important qu'il ne l'est resté. En 1810, le commerce y était d'ailleurs bien réduit, car la croisière anglaise apparaissait souvent au large, si près du rivage qu'un jour de juillet, le policier Moreau crut qu'elle allait attaquer un convoi ancré devant Roscoff et partit à cheval pour parer à cette menace, tandis que l'on convoquait les garde-côtes et que les douaniers se mettaient en marche. C'est que l'on n'avait pas oublié qu'en avril 1806, soixante Anglais avaient pris terre à l'embouchure de la rivière de Quimperlé, enclouant les canons, enlevant les vigies, et que Réal avait alors écrit : « Un débarquement fait avec tant d'audace et de sécurité me fait présumer avec quelque raison que les ennemis sont bien servis par les espions qu'ils ont sur la côte ». Ces croisières, on les voyait d'ailleurs aussi devant Bréhat, Saint-Mathieu, le « bec » du Raz, Penmarch, Lorient, le Croisic, si bien que le port le plus actif parce que le plus libre, c'était la rivière de Quimper.

Morlaix offrait donc un assez triste spectacle. Or, M. de Moustier découvrit rapidement que son Ecossais, qui n'avait jamais été employé officiellement, avait dû souvent l'être officieusement : ne racontait-il pas qu'il avait été à Naples lors de la guerre contre Napoléon, en Perse avec les Russes, en Prusse lors de la campagne d'Eylau, à Tilsitt au moment de l'entrevue des deux empereurs, à Copenhague le jour où les Britanniques avaient détruit la flotte danoise ! Il avait organisé la contrebande à Heligoland et s'était mis en relations avec le général La Romana pour provoquer la défection de la division espagnole installée au Danemark ! Avec cela, un caractère hardi, une immense ambition, un physique permettant toutes les entreprises, et une incroyable morgue insulaire. D'où, le 18 mai, une lettre à Decrès disait : « Comme on peut s'attendre à tout de la part du gouvernement anglais, et que depuis huit ans, M. Mackenzie n'a été employé presque toujours qu'à des missions secrètes..., je serais bien fâché qu'il voulût juger de l'état de splendeur et de prospérité de l'Empire, en dépit des efforts de l'Angleterre, par quelques désastres particuliers dont il a été le témoin sur le petit coin de Basse-Bretagne d'où il aperçoit la France pour la première fois de sa vie ». C'est que précisément venait de faire faillite le chef d'une maison de banque et de commerce de Morlaix, M. Delville, membre du Corps législatif, et que cette catastrophe en avait produit d'autres à Brest et à Lannion. Puis M. Dubernad, armateur et banquier dans notre sous-préfecture, avait suspendu ses paiements, en même temps que M. Diot, président du tribunal de commerce et consul des Etats-Unis : « Les événements ont écrasé cette petite ville ».

Les Morlaisiens étaient douloureusement impressionnés, d'autre part, chaque fois que débarquaient des prisonniers libérés : « J'ai fait remarquer à M. Mackenzie, écrivait Moustier, que nous étions l'un et l'autre surchargés de demandes et de pétitions des familles d'une foule de malheureux qui gémissent dans les fers, et qui croient par là abréger de quelques instants leur cruelle captivité ; que de plus ces mêmes habitants de Morlaix voyaient encore chaque jour débarquer les squelettes ambulants que l'Angleterre rejette sur nos côtes et qui la plupart ne touchent le sol de leur patrie que pour y recevoir leur sépulture ». Et la faillite Diot allait priver les parents des captifs du seul moyen qu'ils eussent de leur faire parvenir quelques fonds ! En vain le gouvernement impérial protestait-il contre la détention sur les pontons, cette préface des camps de concentration du XXème siècle, ou à la prison de Dartmoor, en Devonshire.

Or, Mackenzie, qui ne parlait pas français avec son collègue, devenait loquace lorsqu'il s'agissait de déplorer les pertes du commerce et de dire en ville, où il circulait librement, que son intervention allait faire revenir deux à trois cents prisonniers, des marins surtout, — en fait, il revint le fils de sa logeuse et deux neveux du sous-préfet, un médecin-accoucheur qui était une figure locale importante, étant du pays, comme se trouvaient l'être à cette époque la plupart des fonctionnaires de son rang. Rien d'étonnant, dans ces conditions, qu'en dépit d'une certaine hésitation à dépenser ses guinées, le bel Ecossais ait eu des succès de société. On le vit faire la cour à des Anglaises qui allaient être rapatriées avec leurs familles, et en oublier la négociation. On le vit accepter des dîners champêtres en compagnie de jeunes femmes qui lui plaisaient, ou « danser toute la nuit à un petit bal qu'il a donné chez lui et pendant lequel il a été extrêmement gai ». Il dîna à la table des autorités le jour de la Saint-Napoléon, le 15 août, levant son verre en silence à la gloire de Leurs Majestés Impériales, puis portant la santé de deux militaires blessés que la municipalité venait de doter et de marier. Des « parties » que M. de Moustier avait au début organisées en son honneur, il passa à celles qu'il se procurait lui-même. Il courut la campagne, allant montrer les monuments gothiques de Saint-Pol à un Anglais qui avait ses passeports de retour. Il passa ce que nous appellerions un week-end avec la comtesse Caffarelli, et dans le château de M. de Kergariou, frère d'un chambellan de l'Empereur. Une autre fois, sa curiosité le poussa à aller voir de singuliers blocs de granit près de Lannion, puis il se rendit pour un jour chez un notable qui avait reçu des marques de politesse d'un de ses amis, au cours d'un séjour en Angleterre.

Or, si le préfet du Finistère, le baron Bouvier-Dumolard, un jeune Lorrain. — vingt-neuf ans ! — que l'on retrouvera banni en 1815 et à la tête du département du Rhône en 1831, écrivait à Rovigo, en juillet, une lettre optimiste : « Monseigneur, le bon esprit qui anime mes administrés me garantit que nos éternels ennemis n'oseront point tenter de jeter de leurs émissaires sur les côtes du Finistère, ou qu'ils seront dénoncés et saisis aussitôt qu'ils paraîtront : la sécurité dans laquelle j'ai lieu d'être à cet égard, n'endort cependant point ma surveillance », le délégué à la police, Moreau, se montrait moins rassuré. Déjà en 1809, il avait écrit à Réal : « Plus j'observe et plus je me persuade que les émigrés et les prêtres n'ont point renoncé à l'espoir de voir rentrer les Bourbons », ou : « Je vais appesantir mes regards sur les prêtres » qui composent des réunions dans le genre de celle qui en avait attiré une vingtaine à Saint-Pol à l'occasion d'une mission. Cet état d'esprit explique que Mackenzie ait été constamment surveillé, quoiqu'il prît la précaution d'inviter le policier à quelques-unes de ses sorties. Et un peu après le 15 août, on eut la surprise de voir le Préfet, enfin alarmé à son tour par quelque dénonciation, venir passer deux jours à Morlaix, où il fit son entrée avec beaucoup d'appareil, tambours, musique et escorte de gendarmerie. Il s'agissait, paraît-il, de vérifier si l'Ecossais n'entretenait pas de relations avec les négociants soupçonnés de contrebande. Il y eut maints conciliabules, grande gêne du sous-préfet accoucheur Duquesne, mécontentement de M. de Moustier, qui avait été laissé à l'écart. Après tout, le sourcilleux Moreau n'aurait-il pas eu quelque raison de le soupçonner, s'il avait su qu'en 1796, alors ardent royaliste de dix-sept ans, le futur commissaire du gouvernement impérial avait été jeté sur les côtes de l'Ouest, pour prendre part à quelque entreprise de chouannerie, — ce qui lui vaudra plus tard la croix de Saint-Louis et, dans son dossier personnel, un décompte de sept années de services sous le drapeau blanc, ce chiffre étant d'ailleurs injustifiable !

Puis Moreau se plaignit des usurpations de fonctions dont Mackenzie se rendait coupable, par exemple lorsqu'il interdisait aux bâtiments parlementaires anglais de prendre à leur bord des Non-Britanniques, contraignant notamment le consul américain Ridgway, arrivé d'Anvers avec sa famille, à affréter un navire français pour traverser la Manche. A la mi-septembre, les lettres à Rovigo indiquèrent qu'il y avait une agence anglaise à Morlaix, liée à des tripoteurs, à des commerçants, à des suspects soi-disant débarqués plus à l'ouest et réunis en armes près de Plouénan, au nombre de vingt-cinq (?). Mackenzie était accusé de voir surtout des ennemis du gouvernement, et ceci hors de la présence de M. de Moustier : « Il ne me suffit plus de veiller la nuit, écrivait le policier, il me faut le suivre dans ses parties de plaisir, jusqu'à quatre, cinq, huit lieues, jusque dans ses chasses au loup, qu'il paraît aimer beaucoup, plutôt pour les loups à deux pieds qu'il y rencontre que pour ceux à quatre qu'il n'y trouve pas ». L'étranger était fêté, « tandis que le commissaire de Sa Majesté se trouvait dans un état d'isolement qui suffirait pour donner la mesure de l'esprit public de ce pays ». Le jeune diplomate était-il si prudent, que la société des châteaux et des manoirs n'eût pas reconnu en lui un fils d'émigré ?

Le délégué à la police en vint à imaginer que Mackenzie préparait une vaste organisation de contrebande, à laquelle les habitants des côtes se prêteraient volontiers, étant de tout temps réputés peu respectueux des lois. Bien plus, il le voyait prévoyant un débarquement de l'armée de Wellington, qtii arriverait du Portugal. Et il n'y avait presque pas de troupes dans la région ! Mais pour déjouer les projets qu'il lui prêtait, Moreau eut l'idée de lui annoncer que 25.000 hommes de renfort allaient arriver en Bretagne !

Au Ministère, on ne prit pas ces alarmes au sérieux : « Il est impossible, dit une annotation écrite sur une dépêche, de rien trouver d'utile dans tout ce bavardage. Suite de la conduite du Préfet qui, à Morlaix, a exigé que du Moustier fût éloigné de toutes ses réunions ». Il est pourtant des documents qui montrent que Moreau avait quelque motif d'être inquiet des réactions de l'opinion. Voici une lettre qu'en 1809 un nommé Dourrain écrivait à Réal, dont il était connu : elle parle de l'activité du parti bourboniste qui a fait envoyer au Corps législatif le député Delville et cherche à circonvenir le sénateur Cornudet ; elle dénonce l'action d'une certaine Mme de Dresnay et des desservants de Plouescat, de Plouénan, de Plouguerneau. Elle réclame des précautions : « Vous m'avez fait l'honneur de m'avouer vous-même dans votre cabinet, que la corruption s'était glissée jusque dans les bureaux du ministère de la Police... Toutes les communes des bords de la mer sont en général livrées à des individus vendus aux Anglais, qui abordent très facilement sur plusieurs points des côtes, où ils ont des intelligences multipliées qui favorisent la circulation de leur or et de leurs agents ; les effets de leurs menées se font sentir plus fortement au moment des levées d'hommes. C'est alors surtout que l'on voit les amnistiés circuler comme des fourmis ». Puis il y a les rapports du commissaire de police de Brest, Chépy, qui lorsqu'il s'adresse à Réal, dit : « M. le Conseiller d'Etat », en ajoutant : « Et ancien camarade ». En 1809, au moment où arrive la nouvelle de « la déconfiture » de l'escadre de Rochefort, il ne cache pas que l'on tremble à l'idée d'un coup de main anglais, aucun moyen de défense n'existant, en l'absence des bataillons de conscrits partis pour le camp de Pontivy : « On est enragé contre le ministre Decrès, on l'appelle ouvertement l'Erostrate de la Marine, et hier les femmes de marins l'auraient outragé s'il se fût présenté à elles ». Il y a enfin telle lettre du 8 septembre 1810 dans laquelle Bouvier-Dumolard lui-même avoue le mal que le chômage cause à Brest, où règne un « désespoir affreux », qui commence à étendre ses horreurs à l'intérieur du département. Et le Préfet dit sa sensibilité au spectacle d'un cordier, père de six enfants, qui sort de son cabinet après lui avoir exposé l'alternative où il se trouve : où périr de misère avec sa famille désolée, ou pourvoir à sa subsistance par des moyens criminels ! « Le mal atteint une intensité alarmante. Je le répète, plusieurs milliers de pères de famille sont au plus extrême désespoir et l'ordre social est véhémentement menacé. Vous savez que je ne suis point légèrement alarmiste ».

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Le 18 octobre, d'ordre du duc de Rovigo et du baron Bouvier-Dumolard, le délégué à la police eut le plaisir de pouvoir interdire à Mackenzie tout déplacement au delà d'une portée de canon de la ville : « Mesure aussi singulière que sévère, protesta l'Ecossais, qui prive mon caractère public du respect et de la considération qui sont dus à un agent britannique et astreint ma santé à des privations qui sont extrêmement pénibles et nuisibles ». Il se mit à bouder, à refuser toute invitation, sous prétexte de maux de dents, à se faire plaindre par la population, qui le disait gardé à vue. Moreau en profita pour dénoncer le haut négoce, comme lié à la famille de son homonyme, le génénal de la République, originaire de Morlaix et alors réfugié aux Etats-Unis. Dans ses lettres, il se tourna contre le sous-préfet, dont le gendre était un frère du vainqueur de Hohenlinden, contre les émigrés, contre les prêtres, contre les nobles, contre le maire qui ne l'était pas mais croyait l'être en tant qu'ancien trésorier de l'armée vendéenne. Que l'on place à la tête de l'arrondissement un homme qui ne soit pas du pays, concluait le policier, que l'on utilise les aristocrates au loin, fût-ce auprès de Sa Majesté, que l'on donne des sous-lieutenances à leurs fils, qu'on envoie aux armées l'ex-chef de bataillon Moreau et dans un contrôle des Droits réunis l'ex-tribun du même nom, enfin que l'on éloigne des côtes les négociants ! Correspondance inutile, car le Préfet fut bientôt à demi désavoué, par une lettre de Savary qu'une indiscrétion rendit publique. Mackenzie, que l'on avait fui par peur, retrouva sa clientèle à la fin d'octobre. Pourquoi ? Parce que le 12, l'Empereur avait écrit au duc Decrès : « Qu'on ne prenne aucune mauvaise humeur contre le commissaire anglais, qu'on ne le cajole point, mais qu'on reste en froid ». Or les mesures de surveillance avaient dépassé ce programme fixé par le souverain.

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A cette date, la négociation du cartel se mourait, ainsi que le Times l'avait annoncé dans son numéro du 17 octobre. Napoléon avait pourtant l'air d'accepter de faire rapatrier les Espagnols dans leur pays, de discuter seulement sur l'importance de la compensation due pour les Hanovriens. Mais en même temps, il précipitait la marche des choses, de sorte que, les mesures de police aidant, Mackenzie n'eut plus qu'à partir, le 6 novembre, sans passeport, comme il était venu.

Assez naïvement, M. de Moustier parut croire que cette issue venait de ce que le gouvernement britannique, jugeant sa cause perdue dans la péninsule ibérique, ne s'intéressait plus aux prisonniers espagnols La vérité est plutôt que l'Empereur connut plus vite que son commissaire, — qui le sut toutefois au dernier moment par une gazette anglaise prêtée par Mackenzie, — l'établissement sauveur de Wellington à Lisbonne, derrière ces lignes de Torrès-Védras qui se révéleront inviolables en 1811. Dans ces conditions, il était clair que la guérilla allait prendre une nouvelle force, et qu'il devenait dangereux de grossir de 60.000 hommes le nombre des insurgés. Mais un refus catégorique aurait rejeté la responsabilité de la rupture sur l'Empereur : celui-ci préféra donc échelonner deux ultimatums, qui aboutirent au départ de l'Ecossais, sans que fût connue la réponse de Londres au sujet de la compensation hanovrienne. Celle-ci, Paris la fixait à 6.000 captifs à libérer : le bâtiment parlementaire qui portait cette proposition sombra probablement au cours d'une tempête, vers le 1er novembre.

En attendant que fussent réparées les voiles du navire anglais qui allait l'emmener, — toujours ce coup de vent d'automne, — le commissaire britannique eut le temps d'aller de porte en porte gémir sur l'intransigeance française, et déployer, écrivit son collègue, « toute la mauvaise foi anglaise ». Or l'esprit public devait être sensible à cette rupture, dans cette province côtière où, selon Chépy, le début des négociations avait produit « la plus vive comme la plus agréable sensation... Ce nouveau bienfait ajoutera à la joie des fêtes qu'on prépare pour célébrer le mariage de notre auguste monarque. Le décret d'amnistie a produit aussi un excellent effet. Tous les coeurs s'ouvrent à l'espoir d'un meilleur avenir et même de la paix maritime qui n'est nulle part plus ardemment désirée que dans cette cité de Brest pour laquelle sous l'Ancien Régime elle eût été un véritable fléau ». En octobre, le ton change dans la correspondance du commissaire de police : « Votre Excellence ne peut concevoir la consternation et l'affliction générale que cause le bruit de l'échec des négociations ; rien ne pouvait dans cette province produire une sensation plus vive et plus fâcheuse. On attribue un si funeste résultat aux prétentions sans cesse croissantes du cabinet britannique, dont l'orgueil est exalté, disent nos politiques de café, par une victoire remportée récemment sur le prince d'Essling ».

Mackenzie une fois parti, M. de Moustier rentra aussitôt à Paris. Probablement y retrouva-t-il sa jeune femme. Mais quoiqu'il eût été nommé ministre de France à Carlsruhe dès le 26 décembre, il ne toucha plus de traitement jusqu'au 1er mars de l'année suivante, ce qui l'amena à exposer ses difficultés de chef de poste : n'avait-il pas dépensé en frais d'installation d'abord les 13.000 francs-or qui lui avaient été alloués, puis 50.000 de ses fonds personnels, — plus de 3 millions de nos francs, puis 12 ! Naturellement, dès son retour de Morlaix, notre ancien commissaire fut présenté à l'Empereur, alors à Fontainebleau, tandis que le duc de Cadore préparait un historique de la négociation, dont les journaux anglais et français avaient parlé avant son interruption. La première rédaction du ministre fut soumise à Napoléon, qui l'annota en marge de son écriture illisible, — heureusement déchiffrée à l'encre rouge par le baron Fain : « Cela est faible, cela est bien faible ». Revient à plusieurs reprises, et aussi : « Montrez... que les Anglais étaient de mauvaise foi », « Ce qui prouve que l'on ne voulait pas l'exécuter, que l'on était de mauvaise foi », « On pouvait croire que l'Angleterre était réellement dans l'intention de renvoyer tous les prisonniers français, mais... », et c'est toujours sur le manque de sincérité que le maître revient. Le texte remanié parut dans le Moniteur, le 3 décembre 1810, en appelant le commissaire impérial M. Dumoustier. Quelques jours auparavant, le même organe officiel avait publié un grand rapport de Champagny sur la guerre à l'Angleterre, et en reprenant la querelle très haut dans l'histoire, cette diatribe prouvait que le vent n'était plus à la paix.

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Le numéro du Times du 27 novembre avait reproduit le projet de convention présenté à Morlaix. Cela valut au célèbre journal plusieurs lettres d'un lecteur, et leur insertion montre quelle différence il y avait entre les libertés britanniques et le système napoléonien. Car ce correspondant bénévole ne cacha pas que le départ de Mackenzie lui causait peu de satisfaction. Il revint plusieurs fois sur ce thème, rappelant que la sollicitude envers les prisonniers de guerre était un sentiment qui remontait à Homère, et qu'il fallait l'étendre même à la nation française ennemie, race dont la dégradation suscitait un mélange de pitié et de contentement. Dans une troisième missive, « I.S. » signala, sur la foi des documents authentiques reproduits d'après le Moniteur par le Times du 15 décembre, que le négociateur écossais avait tacitement désavoué l'Espagne et le Portugal en tant que nations : « Je le demande, qu'avons-nous gagné en nous résignant ainsi ? Une dédaigneuse insolence et le mépris, des philippiques contre la valeur de foi punique qu'ont nos engagements nationaux, et des libelles impudents sur le caractère de notre agent diplomatique ! ».

Puis les mois succédèrent aux mois. Le Times ouvrit une souscription pour aider les prisonniers britanniques détenus en France, recueillant ainsi 53.000 livres sterling en juin 1811. A la même époque, le nombre des Français détenus en Grande-Bretagne était monté à 49.531, dont, contre toute vraisemblance, on affirmait en haut lieu que 321 seulement étaient malades. Chiffres destinés à calmer les inquiétudes humanitaires qu'exprimaient des membres de l'opposition, dans l'une ou l'autre Chambre. Lord Cochrane ayant dit aux Communes que le Devon était la région la plus inclémente du Royaume-Uni, on lui avait répondu que sur 5.880 Français captifs en ces lieux, 10 à 20 seulement mouraient chaque mois, puis le chancelier de l'Echiquier avait affirmé que, sauf mortalité suivant l'arrivée d'un convoi venu des Antilles, l'état de santé des prisonniers était meilleur que dans le district le plus favorisé des Iles britanniques ! « Hear, hear », s'était écriée la majorité, en signe d'applaudissement !

A Morlaix, cependant, les espoirs du printemps de 1810 une fois évanouis, on continuait à voir la rade avancée fréquentée par les parlementaires britanniques, d'où débarquaient plus ou moins fréquemment des prisonniers « couverts de haillons infects », porteurs de maladies contagieuses. Mackenzie envoya pourtant à son interlocuteur de 1810 un plan de la prison de Dartmoor, lui vantant la salubrité de cet établissement, qu'il était allé visiter lors de son retour, et joignant à sa lettre des témoignages de captifs satisfaits ! Puis, en août 1811, les Français renouvelant leurs plaintes au sujet du régime des pontons, vint du Transport Office une proposition d'échange de commissaires-inspecteurs qui auraient été voir dans quelles conditions étaient respectivement détenus les Français et les Britanniques, — un petit nombre de ceux-ci, particulièrement récalcitrants, dans le fort de Bitche, « la Sibérie de la Moselle », tandis que les civils de Verdun n'étaient à plaindre que, parce qu'afin de se désennuyer en paris, courses de chevaux, jeu effréné, ils contractaient des dettes ! Cette offre fut le point de départ d'une reprise de la négociation d'échange, sur les bases de la note britannique du 22 septembre 1810. Mais, cette fois, l'émissaire français, Desbassayns de Richemont, un proche parent de M. de Villèle, s'en fut à Londres par Ostende, en août 1812, en pleine campagne de Russie. Il y vit le premier lord de l'Amirauté, avec lequel il entretenait des relations personnelles, puis revint, repartit, pour échouer finalement en mars 1813.

Il était écrit que la masse des prisonniers ne reverraient la France que sous les plis du drapeau blanc. Dans quels sentiments anti-anglais, il suffit pour le comprendre de lire un article sur les Pontons que le Magasin pittoresque publia en 1846, plus de trente ans après les événements. Par leurs récits, la population bretonne fut naturellement montée contre Albion. Mais l'était-elle, sous l'Empire, autant qu'on le croirait en pensant aux traditions malouines de la guerre de course ? On en doute, devant les rapports des représentants de la police, Moreau et Chépy. Et en pensant à Marseille, à Bordeaux, à Nantes, comment oublier qu'il y avait du royalisme dans tous les ports ?.

(de Henry Contamine. Diffusé avec l'aimable autorisation de la famille).

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