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LA GUERRE A MORLAIX EN 1939-1945 |
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*** LA GUERRE DE 1939-1945. ***
Note : La Seconde Guerre mondiale, ou Deuxième Guerre mondiale, est un conflit armé à l'échelle planétaire qui dure du 1er septembre 1939 au 2 septembre 1945. L'invasion de la Pologne par Hitler en septembre 1939 déclenche la Seconde Guerre mondiale. Le conflit, principalement européen à l'origine, s'élargit à l'échelle mondiale avec l'intervention japonaise contre Pearl Harbor et l'entrée en guerre des Etats-Unis. Les capitulations sans condition de l’Allemagne, le 8 mai 1945, et du Japon, le 2 septembre, marquent la fin de la Deuxième Guerre mondiale et consacrent la victoire des Alliés emmenés par les États-Unis, l’URSS et la Grande-Bretagne.
Douze mois après l'alerte de Munich, les affiches de la mobilisation furent de nouveau collées. Tassé derrière la mairie, le public lisait et relisait les termes de l'appel aux armes, des arrêtés de réquisition.
Puis on vit partir les jeunes gens, musette au côté, des paysans dont les femmes, en touken, pleuraient.
Le soir, les rues dont la défense passive avait soufflé les lumières, devinrent obscures et l'on dut se munir de lampes électriques.
Mais la stagnation qui succéda pendant six mois à la campagne de Pologne rassura les familles qui crurent que la guerre serait une longue attente où leurs fils courraient peu de danger. On recensa des logements pour des réfugiés hypothétiques, on créa un comité d'entr'aide aux mobilisés, qui fonctionnait au Syndical d'Initiatives, rue Gambetta. Dirigé par Mmes Lancien et Mauléon ainsi que par M. Le Goascoz, adjoint-maire, cet organisme assura l'envoi de très nombreux colis aux soldats et un secours efficace aux familles. Des séances théâtrales au cours desquelles une troupe d'amateurs joua « La marraine de Charley » firent salle comble Une marine du peintre Léopold Pascal fut mise en tombola et rapporta cinq mille francs.
Presque dès le début des hostilités, les Anglais eurent une garnison à Morlaix. Leurs convois traversaient la ville, venant de Brest : camions de la « Royal Air Force », avec des soldats vétus de gris-fer, canons légers montés sur pneus, autos camouflées au capot à lignes brisées. Des policiers, en casquette rouge et gants blancs, raides comme des automates, guidaient la circulation. On vit des fonctionnaires en blouse kaki, coiffés de casque plat, monter la garde devant la salle de la Renaissance et l'Hôtel du Pouliet. Arrivés au bout du trottoir, ils effectuaient un demi-tour un peu comique, mais d'une régularité impeccable. Puis on entendit les battements rythmés des tambours au Parc des Sports de Coatserho. Le dimanche, précédée d'un tambour-major, cette musique descendait en ville pour assister à l'office protestant. Sur la place Thiers, un pasteur en surplis adressait la parole aux soldats formés en carré.
Les lourds paysans écossais qu'on avait privés du kilt national, se reconnaissaient à leur démarche et à leurs bérets. J'ai causé avec des vieux réservistes décorés qui avaient appartenu à l'armée des Indes. La veille, ils avaient copieusement arrosé le départ de leur adjudant, et ce jour-là, ils buvaient de la bière, accoudés au comptoir, riant de me voir prendre des croquis.
Quand la Norvège fut envahie, de longues théories de camionnettes neuves défilèrent, parées de genêt d'or pour le grand départ. Des trains bondés de chasseurs alpins ou de Polonais stationnèrent sur le viaduc. De la place Comic ou de la place Thiers on les regardait et on leur faisait des signaux : pauvres petites silhouettes découpées dans le ciel, qui emportaient des souvenirs, des regrets, des espérances.
On s'était presque adapté à cette existence d'attente, à cet ennui qui exaspérait les combattants. Les exemptés allaient à la caserne du Château à Brest, passer le Conseil de réforme. On attendait son tour, sous le crachin.
Les réservistes possédant la carte bleue partiront aussi. On protestait contre les abus du service de réquisitions. Le charbon se faisait rare. Les commerçants se plaignaient de la pénurie des wagons. On rationna l'essence et le sucre, ces inconvénients n'entravaient que partiellement le cours normal des choses. On ne voyait ni blessés, ni prisonniers et l'on disait : « C'est une drôle de guerre ! ».
C'est alors que les événements prirent brusquement une autre allure. Un matin on apprit l'invasion de la Hollande, de la Belgique et du Luxembourg !
Ce fut extrêmement rapide ! presque aussitôt les rues de Morlaix furent sillonnées d'autos recouvertes de matelas. Les premiers réfugiés que j'interrogeai étaient de Chimay ; ils avaient dû se coucher plusieurs fois dans les fossés tandis que les escadrilles allemandes mitraillaient la colonne des voitures encombrant la route.
Des familles nombreuses de Liège, de Namur, arrivaient dans des camionnettes, entassées avec des chiens, des ballots, des poulets. Grosses femmes Wallonnes au regard fatigué, blonds enfants somnolents, ouvriers aux yeux fiévreux. Au fur et à mesure que l'invasion se poursuivait, les réfugiés arrivaient de régions plus proches. Il en vint de l'Aisne, puis du Nord, du Pas-de-Calais, de l'Oise, de la Somme. De vieux messieurs, qui avaient connu 70, portaient la moustache et la mouche, comme au temps de leur jeunesse et promenaient leur tristesse dans les rues encombrées. On ne reçut plus de nouvelles des isolés de Dunkerque et de Lille. Très vive, l'offensive reprit, contenue d'abord entre Soissons et Vouziers, puis devenue poussée irrésistible, et ce fut la venue des populations normandes : de Rouen, d'Evreux qui brûlait. Les Parisiens arrivèrent, nerveux, parlant fort. Il était question de parachutistes, de cinquième colonne, de trahison. MM. G. Le Normand et Kervingant, au centre d'hébergement, passaient quelquefois la nuit entière auprès des malheureux qui ne cessaient d'affluer, tandis que le sous-préfet parcourait les routes pour veiller à l'aménagement des locaux.
Chaque matin, l'on écoutait le communiqué, tandis que ronronnaient les avions de l'aérodrome « Maréchal Foch » dont les élèves-pilotes cantonnaient à Ploujean.
Les stations balnéaires, si animées l'été dernier, sont peuplées de réfugiés. Dans les bourgs, on voit, des colonies pittoresques. A Taulé, ce sont des Bohémiens ; à Lanmeur, des détenus de la prison de Cambrai.
Le soir de l'entrée en guerre de l'Italie, le quai de Léon est éveillé par des clameurs ; c'est l'arrestation de l'italien Dincan.
Le samedi, 15 juin, on s'aborde sur les places, on parle d'un armistice prochain. Des autos anglaises passent dans la rue d'Aiguillon, chargées de bidons d'essence. Elles font la route dans le sens inverse de ceux qui, sept mois avant, portaient sur leurs carrosseries, ces mots tracés à la craie : « Gare à toi, Hitler, nous arrivons ! ».
La nuit, on entend une canonnade lointaine. C'est la D.C.A. de Brest qui défend la ville. Les avions, en effet, vrombissent, glissent dans l'ombre vers le port de guerre où les Britanniques s'embarquent.
Impression pénible dans les rues désertes qu'éclaire la lune à 11 h. el demie. La solitude est peuplée d'angoisses mal définies, détonations à peine perceptibles, hullulements d'une sirène d'alerte, bruit des moteurs de cinq avions allemands dont le rythme irrégulier, sur deux tons, crée vile une hantise.
Doit-on partir, doit-on rester ?
Quant à nous, nous resterons.
Un scout-routier, qui arrive en bicyclette du Havre vient nous demander l'hospitalité. Tandis qu'il mange, je l'interroge sur les événements qu'il a vécus.
Le lendemain, on annonce la demande d'armistice formulée par le maréchal Pétain. Le ciel est gris. Nous songeons aux cloches d'allégresse du 11 novembre ! Nous allons connaitre à Morlaix ce que quinze générations n'avaient plus revu : l'invasion !
Le mardi, comme les jours précédents, le temps est imperturbablement sec. On raconte que l'avant-garde allemande est à Plouigneau. En réalité, elle occupe Rennes et avance vers les Côtes-du-Nord.
Un magasin, dans la rue Carnot, baisse ses rideaux de fer. Plusieurs avions ont quitté l'aérodrome vers neuf heures du matin. Je les ai vus évoluer de ma fenêtre et j'ai voulu croire à une simple manœuvre ; mais à 11 h, et demie, nous voyons s'en aller vers Quimper les cinq derniers appareils. Ils brillent en plein ciel et je regarde avec un serrement de cœur les couleurs de leur gouvernail. C'est la France qui nous quitte, en cette fin de printemps radieuse de soleil. Ce ont des petits détails de ce genre qui font toucher du doigt la profondeur de certaines détresses.
On ne tient, plus en place, et d'ailleurs à quoi bon demeurer à un bureau où les affaires chôment, où le téléphone est muet ?
L'après-midi, je vois arriver une section d'infanterie escortée par un sous-lieutenant. Les hommes avancent lentement, pliant sous le poids des sacs et des affûts de mitrailleuses. C'est un douloureux cortège les expressions sont tristes ; de jeunes soldats qui transpirent sous le casque et flageollent de fatigue.
Des trainards suivent ; ils se regroupent au coin de l'hôtel d'Europe et repartent vers Landivisiau.
Des barricades ont été dressées cette nuit à l'entrée de la rue de Paris, au-dessus du Pouliet, en deça et au delà du carrefour de la Croix-Rouge. Le docteur Le Jeune, sénateur-maire, avec juste raison, a jugé que cela constituait un danger, la ville étant déclarée ouverte. Nous défaisons les talus de sacs de sable que l'on vide sur la place Traoulen, puis on attelle un cheval aux troncs d'arbre, on débarrasse de leurs fagots les charrettes, mais aux environs du Champ de Tir, on doit scier les arbres entiers qui ont été abattus en travers de la route, Un car militaire, ne pouvant passer, est allé s'échouer dans le champ voisin. La circulation est dérivée par la route de l'hippodrome où, les autres années, une foule en toilettes claires se pressait vers les tribunes.
Des réfugiés passent, quelques-uns en bicyclette, venant de Paris : des camions sont remplis de marins et de soldats mélangés. Des fantassins ont perdu leur régiment. « On a des cartouches, dit l'un d'eux, on n'a pas le droit de tirer ».
Un grand paysan à qui le sous-préfet demande de prévenir les propriétaires de charrettes retirées de la barricade, répond d'un air finaud qu'il n'est pas payé pour ça !
Des chasseurs alpins vont en sens inverse du flot des arrivants. Ils ont débarqué hier des bateaux qui les ramenaient de Narvik et regrettent qu'on les ait empêchés d'achever leur victoire de Norvège.
Ils ont des blousons et de larges pantalons serrés aux chevilles comme les Anglais, mais ils portent le béret.
On est aigri, mais sans révolte, parce que l'Allemand est là, tout près.
Le soir, j'apprends que plusieurs jeunes gens du Collège ont réussi à fuir sur un cargo anglais qui a levé l'ancre à 9 heures et demie. La plupart d'entre eux vont s'engager pour lutter sur le sol britannique. Un prêtre autrichien, proscrit, s'est échappé également.
Des autos reviennent de la gare, pleines de bidons d'essence distribués gratuitement et les stocks anglais sont mis au pillage avant que l'ennemi arrive : confitures, cigarettes. conserves de toutes sortes... Des commerçants ont emporté de pleins camions de farine et d'épicerie. Un paysan a rempli son véhicule de boites prises au même rayon.
Quand il en a vérifié le contenu, il s'est aperçu qu'il s'agissait exclusivement d'allumettes ! Un autre eut la même surprise en découvrant des produits pharmaceutiques dont on n'a pas révélé la nature ; peut-être s'agissait-il de sels purgatifs !
A la nuit tombante, la population du voisinage emporta le matériel des camps anglais de Coatserho et de la Madeleine.
Au milieu de la nuit, vers 2 heures et demie, nous sommes réveillés par une déflagration qui ressemble à un coup de tonnerre !
Le matin, on apprend que c'est le pont de Trévidy que l'on a fait sauter pour barrer la route de Paris. D'autre part, la réserve d'essence de la gare a été incendiée ; une lourde fumée noire stationne au-dessus des bois de Porzantrez comme une nuée d'orage.
Nous sommes au mercredi 19 ; la matinée est limpide, les oiseaux chantent... Un roulement inaccoutumé persiste. Il paraît que ce sont les Allemands qui entrent en ville ! Déjà, vers 4 heures et demie du matin, une chenillette a fait son apparition dans la prime lueur de l'aube.
Grimpé sur le muretin de Pennanru, je vois une file de camions et de motocyclettes qui descend la rampe Saint-Nicolas, n'ayant pu suivre la route nationale à cause du pont effondré. Les hommes sont vêtus de gris et l'ensemble est poussiéreux, monotone, puissant...
L'armée allemande ! Est-ce possible ?
Je les revois sur les quais. Ils défilent le long des deux rives, allant en direction de Saint-Pol, pour tourner à Penzé et rejoindre la route de Landerneau où les marins vont se défendre avec héroïsme. Le pharmacien Quesseveur, qui habita Morlaix, y trouvera la mort en soignant les blessés.
C'est à 10 heures 12 que le premier feldgrau contourne le bassin et pendant le reste de la journée, passent de longues théories d'autos-mitrailleuses, de véhicules remplis d'hommes blonds, jeunes, le visage sali par la poussière, mais la barbe bien rasée. Les motocyclistes, engoncés dans des imperméables gris, ont quelque chose de médiéval sous le casque massif qui protège la nuque. Plusieurs s'arrètent au garage du Pont-Tournant pour prendre de l'essence.
Une vieille se jette au-devant d'un camion. Elle tient un crucifix. On se précipite et on l'écarte pour éviter un accident.
Combien a-t-il défilé d'Allemands à Morlaix, ce jour-là ? 25.000, dit-on !...
L'après-midi, des fantassins se promènent en ville, entrant dans les magasins, faisant des achats et payant en marks.
Une femme fait une réflexion : « Tiens, ils n'observent, pas le sens unique !... ». Des soldats français désarmés, dont un sous-lieutenant, errent sans être inquiétés. L'un d'eux fut ramené à Guingamp par un camion ennemi. Des jeunes gens font cercle autour d'un grand soldat qui fut étudiant à Heidelberg. habita Paris et qui connaît le français. Il dit que son armée franchira la Manche, s'emparera de l'Angleterre en quatorze, peut-être même en huit jours et que ce sera la paix. Il reconnait que les Italiens sont de mauvais soldats et trahissent leurs amis, puis il prétend que l'Allemagne ne veut point d'autre territoire que ses anciennes colonies. Effacer le « diktat » de Versailles.
A la nuit tombante, un avion allemand fait une démonstration. Volant très bas, il prend un virage sur l'aile et passe au ras de notre toit, lâchant quatre fusées rouges qui vont s'abattre dans le verger du château de Pennanru. Puis le grand oiseau noir tournoie dans le ciel !
Des lueurs de coucher de soleil apparaissent vers l'ouest, mais elles grandissent et s'affaissent, empourprant les nuages : les incendies de Brest !
Une colonne de fumée qui avait surgi en direction du Pouliet achève de se dissiper ; un camion rempli d'essence qui a pris feu dans la caserne des Jacobins.
La nuit, on entend encore le roulement des véhicules et le jeudi, la ville regarde curieusement tous ces hommes qui l'occupent. La porte de la vieille maison de Tonquédec, quai de Tréguier, a été enfoncée et des soldats ivres ont couché dans une chambre. Rue d'Aiguillon, je vois passer des groupes de marins qui arrivent de Brest à pied, éreintés, barbus, couverts de poussière, sans pompon ni col. On leur a dit de se sauver et l'un d'eux tend le poing à un Allemand. On le calme. Devant l'hôtel de ville un canon sur tracteur attire les curieux. Beaucoup d'autos sont françaises ou anglaises ; les Allemands y ont inscrit un W ou un H. Je reconnais une des camionnettes du train des équipages. Elle porte comme emblème un canard et la mention « Tout va bien ! ». Ironie des mots.
A la mairie, on commence à s'inquiéter du manque de numéraire. Les banques ont emporté les billets et l'on ne sait comment payer les allocations aux réfugiés. Le levain fait défaut et l'on mange un pain massif qui rappelle le pain de seigle.
Le lundi. 24, un long drapeau à croix gammée flotte sur l'Hôtel de Ville. Quand on l'aperçoit du Bassin, entre les piles du viaduc, on ne distingue que le rouge.
Les hommes de dix-huit à cinquante ans se présentent à un officier allemand dans la petite salle des mariages afin de faire timbrer un visa pour leur assurer la libre circulation entre 5 heures du matin et 11 heures du soir. En présence d'une trop forte affluence, quatre soldats casqués nous refoulent dans la rue : « Raoust » ! L'un d'eux, voyant une jeune employée de bureau qui cherche à se frayer un passage, dit galamment : « Passez, jolie rose... ».
Des affiches ordonnent d'apporter les armes au commissariat de police. Des forains apparaissent avec des lots de fusils de chasse, une vieille dame porte un véritable arsenal et l'on ne peut réprimer un sourire. Le lendemain, c'est le tour des appareils de T.S.F. qui sont stockés au théâtre. Quelques exemplaires de la « Dépêche de Brest » reparaissant après une semaine de silence, sont vite enlevés. L'opinion est divisée. Certains approuvent l'armistice, d'autres ne cachent pas leur déception et mettent leurs espoirs dans le mouvement suscité en Angleterre par le général de Gaulle. Les bruits les plus invraisemblables circulent. On ne sait ce qu'il faut croire, Des gens recopient la prophétie de Sainte Odile et la font circuler, car elle annonce l'écrasement de l'Allemagne. On cherche des espoirs dans Nostradamus, mais à l'église, les cérémonies attirent la foule qui demande à Dieu l'Espérance.
Le 13 juillet, dans l'allée de Pennanru. je croise une auto qui descend vers la ville. Elle porte une sorte de cage en bois, comme pour transporter des chevaux de course. Mais elle ne contient que deux femmes ! Une inscription me renseigne sur la cause de celle exhibition : « Privées d'amour ». Il y a, en effet, quelques Françaises, qui, déjà, recherchent les soldats allemands comme elles recherchaient les Anglais. C'est ainsi que, dans la nuit du 21 au 22, lors du bombardement de Trévidy, quelques-unes d'entre elles furent surprises à ce dancing, au cours de leurs divertissements. Les aviateurs britanniques avaient tenté d'atteindre Coatamour, propriété du général Weygand où les officiers supérieurs allemands banquetaient ce jour-là, croyons-nous, en compagnie du prince de Hesse, colonel du dernier régiment de cavalerie montée.
Des séparatistes bretons distribuent leur journal à l'entour de la mairie. Des Morlaisiens les huent et l'un d'eux foule aux pieds leurs feuilles.
Les occupants s'organisent. Des chambres sont réquisitionnées. Sauf quelques cas d'ivresse et de tentatives de viols, sévèrement réprimés, les soldats sont corrects. Il y a des ordres stricts. Officiers et feldwebels donnent même aux enfants des bonbons et des tablettes de chocolat. Les tables des pâtisseries sont toujours occupées à l'heure du thé et chaque soucoupe porte cinq ou six gâteaux variés. Bière et charcuterie sont savourées par nos indésirables visiteurs.
Tandis que des centaines d'ouvriers agrandissent l'aérodrome Maréchal-Foch, taillant dans la belle futaie de Traonfeunteniou, le 14 août, la D.C.A. étoile le ciel autour d'un avion anglais qui passe au-dessus de nos têtes et esquive l'attaque. Inconscient du danger, nous regardons, tandis que pleuvent autour de nous de minuscules éclats.
La pénurie d'essence et les interdictions de circuler font le vide sur les routes où l'on ne voit guère que les autos militaires grises. Parfois une croix rouge désigne la voiture d'un médecin ou d'une sage-femme. On réquisitionne ensuite un grand nombre de bicyclettes, laissant à leurs propriétaires celles qui servent à un usage professionnel.
Le manque de charbon, d'huile, de café, de savon, fait stationner les ménagères à la porte des magasins. Puis le saindoux fait défaut à son tour, puis le riz. Des cartes sont instituées pour le pain, la viande, le beurre, le lait, les corps gras, et ce sont des démarches à la kommandantur, à la mairie et de longues heures perdues. Le soir, des coups de revolver claquent pour faire éteindre les lumières visibles dans la rue. Des sanctions sont prises en représailles du sectionnement de fils télégraphiques.
Le jeudi, l'orchestre des aviateurs joue, mais les citadins ne s'arrêtent pas. Pour la première fois depuis plus d'un siècle, la mi-octobre ne connut pas de fête foraine.
Il fut procédé à la vaccination anti-typhoïdique. Des centres furent créés où les médecins se rendirent à date fixe pour piquer des centaines de personnes. Les patients arrivaient, portant leur petite fiole d'urine. Une vieille présenta le liquide susdit dans une boite de pastilles Valda. On devine l'accueil qu'elle reçut !
A la fin de noviembre, une commission militaire perquisitionna dans les églises et les couvents.
De temps en temps, le coeur serré, on entendait exploser des bombes anglaises. Le 7 novembre, un avion allemand ayant un mort à bord et son train d'atterrissage brisé, lâcha ses projectiles dans un champ voisin de Pipibol. Le 1er décembre, trois bombes éclatèrent dans les dépendances de l'hospice et la propriété Jenkins. Des vitres furent brisées et un début de panique se produisit à la séance du cinéma Rialto.
Pour Noël, les Allemands ornèrent des sapins et organisèrent un bal, payant largement les jeunes filles qui consentirent à danser avec eux.
L'hiver fut très froid. Il y eut de la neige. Dans les rues où, l'année avant, les soldats anglais passaient, revenant du bain avec leur serviette-éponge, défilaient des colonnes grises ou feldgrau, chantant en chœur des marches guerrières.
Le 1er janvier, le général de Gaulle ayant demandé aux Français de rester chez eux pour protester contre l'occupation allemande, les rues de Morlaix se vidèrent à peu près totalement entre trois et quatre heures, pendant les soixante minutes prescrites.
De loin en loin, la visite d'avions anglais s'accompagnait de détonations qui faisaient trembler les vitres. Le lendemain on apprenait que des bombes étaient tombées dans les bois du Nec'hoat ou aux alentours de l'aérodrome.
La découverte de postes émetteurs, des départs clandestins de jeunes gens pour l'Angleterre à bord de bateaux de pêche, amenèrent des sanctions. Une trentaine de personnes, parmi lesquelles le docteur Le Duc, furent arrêtées par la gestapo et relâchées après une ou deux semaines de réclusion.
Des prisonniers s'évadèrent d'un train arrêté en gare de Morlaix ; l'un d'eux, originaire de l'Hôpital-Camfrout, fut tué d'un coup de fusil. Un autre, docker à Morlaix, ayant gagné le large, n'eut pas peur d'aller trinquer dès le lendemain avec les camarades retrouvés, dans un estaminet fréquenté par les Allemands.
Au collège, en raison des nombreuses inscriptions patriotiques tracées à la craie sur les murs des maisons ou sur les portes, une fouille souleva les protestations véhémentes des élèves. Ceux-ci furent séquestrés et un certain nombre d'entre eux contraints à coltiner des sacs de charbon pour le compte des Allemands.
Les œuvres de l'Entr'aide, du Secours national et de l’Aide aux prisonniers de guerre, multiplièrent leur activité bienfaisante sous l'impulsion de Madame Masson, de MM. Kervingant, Wallbott, Grall. etc., assistés de nombreuses personnes dévouées.
Le printemps et l'été n'apportèrent pas aux Morlaisiens d'événements marquants. On suivait avec intérêt le déroulement de la campagne de Russie et quand les Anglais envahirent la Syrie, l'opinion fut, encore une fois, partagée.
Des prisonniers furent rapatriés, mais on remarqua leur expression de douleur résignée. Les réquisitions de maisons dans les quartiers suburbains désolèrent les familles obligées de céder leur foyer en laissant aux occupants la jouissance du mobilier.
Le 14 juillet, la radio de France-Libre ayant lancé le mot d'ordre, les Morlaisiens se promenèrent en foule dans les rues et sur les places, au centre de la ville. Des jeunes filles arboraient les couleurs nationales.
L'hostilité au gouvernement de Vichy n'excluait point la déférence d'une partie de la population à l'égard du Maréchal, dont le portrait figurait dans maintes maisons, bureaux et magasins. Les germanophiles étaient en nombre infime. Un bureau fut ouvert, place du Dossen, pour enregister les engagements à la Légion anti-bolchevique. Par contre, des Comités de Résistance se formaient et quelques intellectuels, à la bibliothèque, réunirent les éléments d'une propagande anti-collaboratrice. Des imprimeurs exécutèrent des travaux clandestins au péril de leur vie.
Dans la nuit du 7 au 8 septembre, un avion de la R.A.F., touché par la D.C.A., passa au ras des toits. Une de ses ailes était en flammes. Il s'abattit dans un champ de Sainte-Sève et le matin, les cultivateurs relevèrent les victimes. Il y avait trois morts. On les déposa dans une grange tendue de draps et transformée en chapelle ardente. Une collecte fut faite et des fleurs furent apportées par la foule. Nous allames prier devant ces cercueils, achetés grâce à des oboles spontanées.
Le commandant Klein, qui était catholique et dont l'affabilité était reconnue de tous, approuva ce geste pieux vis-à-vis de soldats tombés au Champ d'Honneur, mais des ordres supérieurs furent donnés en vue d'entraver toute manifestation. Le soir, il y eut même quelques coups de poing assénés par des soldats furieux, et, le lendemain, les corps furent transportés à Brest pour l'inhumation.
A la fin de septembre, les alertes se multiplièrent. Nous en comptâmes neuf en vingt-quatre heures, Le dimanche 28, le lundi, le mardi, les avions anglais survolent le terrain d'aviation. De Pennanru, nous voyons fuser les balles traçantes, Les sillons se dirigent vers nous, en éventail. Un avion passe en rase-mottes : un Britannique !
Le lendemain, nous en voyons danser trois au-dessus de Porzantrez, parmi les flocons noirs de la D.C.A.
Tangage d'une aile sur l'autre.
Le 2 novembre, la radio de la « France Libre » a demandé cinq minutes de silence entre trois et quatre heures, partout où l'on se trouverait. Dans la rue, les passants s'arrêtent, se taisent. Les soldats allemands confisquent les cartes d'identité qu'on devra reprendre le lendemain à la Kommandantur.
Une zone interdite isole la région côtière. Désormais, Ploujean et Saint-Martin sont séparés de Morlaix et l'on doit se munir d'un certificat de domicile ou d'un laissez-passer.
Le marché noir se développe. Des gens expédient des denrées à Paris et spéculent, tandis que la plupart, en ce dur hiver 1941-1942. manquent du nécessaire et ne peuvent guère se chauffer.
La Société d'Etudes fait venir Jérôme Tharaud, qui donne une conférence sur Péguy, et elle organise, sur l'initiative de MM. Ménoret et R.-S. Catta, des causeries littéraires accompagnées de lectures de poèmes.
Le printemps nous rend l'optimisme. Sur les places Thiers et Cornic, on aménage des abris en rondins sur lesquels s'appuie une masse de terre et de pavés.
Le 1er mai, obéissant à la radio de Londres, des Morlaisiens vont se promener devant la Mairie, mais des Allemands les filment et beaucoup sont ainsi « repérés ».
Peu après, une série d'arrestations a lieu : M. Géréec, maire de Saint-Martin, qui est relâché, puis son gendre ainsi que MM. Guillerm, dentiste, Poitel, opticien. M. Dramard, Procureur de la République, le chef de gare et le barde F. Gourvil. Ce dernier est libéré, ainsi que M. Dramard et les autres détenus, après quatre mois de cellule à la prison de Fresnes. Pendant deux mois et demi, ils furent tenus au secret et soumis à un régime alimentaire extrêmement frugal : un repas assez maigre par jour et une ou deux infusions.
Après la mort en prison du jeune Normand, on apprend que Cloarec, arrêté lui aussi, a été fusillé à l'âge de 29 ans.
Un service funèbre, célébré le 11 septembre, réunit à Saint-Melaine une foule très dense où l'on remarque les anciens combattants et des agents allemands en civil. Le recteur, M. Le Chat, officie et M. Garion chante.
La création d'un Comité de Secours immédiat, avec les millions confisqués aux Juifs et « ristournés » par les autorités allemandes, suscite chez les personnalités sollicitées des réactions contradictoires. Pour ma part, je déclare aux organisateurs parisiens, militants des partis de Doriot et de Déat, que je refuse d'admettre les persécutions des Juifs et d'adhérer à ce C.O.S.I. Un gros homme manchot, s'approchant de moi, me dit alors d'une voix sifflante : « Je constate qu'il y a encore des ordres secrets de l'Eglise ! ».
Je n'avais reçu d'ordres que de ma conscience.
Un comité fut reformé sur le plan municipal.
En août et septembre, les alertes se raréfient, mais les rondes nocturnes des patrouille, se font plus actives. Des soldats arrêtent les retardataires et examinent leurs papiers, sous la menace de fusils braqués.
En octobre, des hauteurs dominant la ville, on assiste à deux reprises à des incendies d'avions anglais ; l'un deux volant très bas, fut atteint alors qu'il venait de lancer les fusées du signal de détresse.
Dans la semaine précédant la Toussaint, des contingents arrivent de Russie portant le ruban rouge à filet blanc et noir des combattants du front de l'Est.
Certains soldats font montre d'une mentalité puérile qui déconcerte ; l'un d'eux demandant, dans un dépôt « un litre de lait pour son petit chat malade », de ce lait dont manquent les nourrissons ! Un autre se cachant dans un urinoir pour manger des sucreries ; un troisième, ayant amené une femme chez son logeur. proposant à celui-ci, fort en colère, un petit cadeau pour l'amadouer.
En novembre, le retournement de la situation s'effectue en faveur des alliés. L'invasion de la zone libre et le sabordage de la flotte enlève au gouvernement du Maréchal la plupart de ses derniers fidèles.
Le 29 janvier, jour tragique entre tous pour Morlaix !
A 14 h. 22, une escadrille anglaise lance une quarantaine de bombes et atteint son objectif : le viaduc, dont une des arches est largement ébréchée, mais d'autres projectiles détruisent de nombreuses maisons, tuant près de quatre-vingt civils. Le quartier du Créou, la rue Ange-de-Guernisac, la place Thiers sont dévastés, l'église Saint-Melaine est gravement mutilée du côté de la Sacristie. Une des classes de l'école maternelle de Notre Dame de Lourdes, en Saint-Martin, est pulvérisée avec ses trente-sept élèves et la religieuse qui leur faisait la classe. Le cimetière Saint-Charles est en partie bouleversé, ses tombes ouvertes et ses ossements dispersés. Quatre bombes atteignent les lotissements de Ploujean. Ce sont celles dont j'ai constaté « de visu » les terribles effets. Je note simplement mes impressions.
Aussitôt après l'avertissement de la sirène, des tirs serrés de D.C.A. accompagnent le ronronnement d'avions très proches. Puis le fracas augmente, sans qu'on distingue exactement la part des feux de défense et celle des déflagrations.
Le drame se précipite ! En une demi-minute l'ébranlement est devenu extrême et tout vibre : portes, vitres, objets. La maison de M. Prieur où habitait également l'amiral Le Normand s'effondre, devant nous, de l'autre côté de la route, tandis que fume, plus loin, une autre explosion dans le jardin d'un horticulteur, mais presque aussitôt nous sommes coiffés par un nuage de terre d'une épaisseur telle que pendant quelques secondes nous nous trouvons dans la nuit ! C'est comme une fin du monde ! La terre retombe, avec des branches d'arbres, des cailloux, des fragments de toute sorte, et nos vitres volent en éclats, leur cliquetis, au salon, au bureau, dans le vestibule, à la cave, dans notre chambre, s'accompagne d'une bourrasque de poussière et de mottes. Trois portes sont enfoncées, des châssis de fenêtre sont brisés net. Le jardin est dans l'état où l'eût laissé un cyclone.
Nous attendons cinq minutes... Plus rien.
Alors nous allons sur les ruines tenter de retrouver quelqu'un de vivant dans les décombres de la maison Prieur qui ne forme plus qu'un tas rectangulaire, à ras du sol. Des gens du quartier arrivent ensuite, puis les Allemands du camp, avec des ouvriers et l'on met en action leviers et pioches. Deux morts, dont une fillette, amie de mes enfants, et trois blessés ; deux foyers anéantis avec les meubles et les souvenirs, voilà le bilan pour cette seule maison, mais tout le quartier compte des dégâts, et il y a d'autres blessés.
Une bombe, à moins de quinze mètres de nous, a creusé un entonnoir dans un jardin el mutilé un gros cupressus. C'est elle, dont nous avons reçu les éclats.
En ville, le spectacle est navrant : magasins crevés, cadavres, blessés, immeubles vidés ou effondrés, débris humains dans les arbres ! Inutile de décrire une fois de plus ce qui a été tant décrit. Plusieurs Allemands ont été tués chez un coiffeur, ainsi que le maire de Plouézoc'h, M. Costa de Beauregard, mortellement touché. A peu de distance, c'est un militant des Gâs de Morlaix, M. Pennec, qui meurt au bout de son sang, demandant qu'on s'occupe de ceux qui lui semblaient plus gravement touchés.
L'Hôtel de ville a toute sa façade criblée d'impacts.
Le 1er février, une cérémonie funèbre a lieu à Saint-Matthieu, tandis que Saint-Martin ensevelit ses enfants martyrs. On ne voit que des mères en larmes, et de petits groupes en deuil forment dans les rues autant de cortèges. Les hommes de la Défense Passive, coiffés du casque blanc, amènent les cercueils dans des camions. L'église est comble. La nef est remplie de gens en noir et les visages sont pâles. Mgr Duparc. qui est venu de Quimper. évoque le massacre des Saints Innocents et la voix de Rachel qui pleurait dans Rama, en cherchant ses enfants.
Quels tristes jours !
El voici que des vitriers sont au travail partout, tandis que des familles, habitant à proximité du viaduc s’empressent de déménager. On voit des mobiliers entiers sur des carrioles, des charrettes, des camionnettes. Les commercants s'installent dans les quartiers éloignés. Beaucoup de gens quittent Morlaix et parmi eux des réfugiés brestois, sinistrés pour la seconde fois.
Les nouvelles des violents bombardements de Lorient, Brest, Rennes et Saint-Nazaire nous émeuvent, d'autant plus que l'expérience nous a instruits !
Une nouvelle tentative de bombardements, nocturne celle-là, échoue, les bombes, tombées place Cornic et à la gare, n'ayant pas éclaté.
En fin février, le recensement des jeunes gens a lieu et les parents qui ont des fils en âge de partir, voient avec angoisse s'approcher le jour où ces garçons vont prendre part au travail obligatoire dans les chantiers, les mines ou les usines du Reich. Mais de nombreux appelés se cacheront à la campagne, et ce sera la naissance du « maquis ».
Les enfants n'allant plus à l'école courent dans les rues, sont désœuvrés : Les parents vont chercher la subsistance familiale dans les fermes. Jamais on n'a fait tant de bicyclette ! Le tabac sert souvent de monnaie d'échange. Quand on « touche » du charbon, il faut aller le chercher avec une brouette.
Le 7 juin, des rafales de mitrailleuse crépitent sur la gare et le terrain d'aviation, le 24, une barraque est atteinte au camp. Le 28, un arrosage aux alentours du port, est plus meurtrier : une femme et une fillette sont tuées dans une ferme près de Keranroux. Les bombardiers cherchaient sans doute à atteindre les écluses et l'usine à gaz.
Pendant l'été, les côtes sont interdites aux estivants. Néanmoins, quelques Morlaisiens séjournent à Carantec.
Un jour, passant à bicyclette au Dourduff. j'assiste à un combat au-dessus du Méné de Ploujean. A ce moment, coup de tonnerre ! Curieux mélange de D.C.A. et d'orage. En fin de compte, les postes allemands ont tiré sur leurs propres avions et en ont abattu un ! Les rafales de mitrailleuses sont plus fréquentes. Un avion anglais explose en plein air et l'on voit tomber ses débris ! Des parachutistes s'échappent à travers la campagne et les recherches restent vaines. Il y en a qui sont restés ainsi plusieurs jours chez le commandant Mouchot. Les policiers allemands fouillèrent auprès du tas de paille sous lequel les fugitifs étaient cachés. D'autres s'abritèrent dans les fermes, chez des ouvriers. Aucun ne fut trahi.
Un Maréchal allemand vient faire une tournée d'inspection. Il descend à Morlaix à l'Hôtel d'Europe avec sa suite.
Des gens désignés comme collaborateurs reçoivent un petit cercueil en guise d'avertissement.
Le samedi 9 octobre, à 16 heures, une série d'explosions ébranle l'atmosphère. En moins d'une minute s'est effectué le plus puissant bombardement qu'ait subi la région morlaisienne.
Une soixantaine d'avions ont lâché environ 150 bombes sur le terrain d'aviation. Parmi les morts on relève six Français, dont un petit garçon de Ploujean, âgé de moins de 13 ans. La cantine avec son abri bétonné, de nombreux baraquements, maisonnettes, hangards, sont effondrés, la route de Lanmeur est coupée. C'est un chapelet ininterrompu, des environs de Traonfeunteniou jusqu'à Sainte-Geneviève de Kérozar, et d'autres bombes sont tombées près de la Croix-Rouge, en Plouigneau. Les lignes télégraphiques sont coupées et la ville de planches et de béton dressée par les Allemands, offre un spectacle de dévastation. L'absence de D.C.A. permit aux bombardiers d'agir en toute sécurité.
Tandis que la guerre évolue favorablement, les Allemands deviennent plus barbares. Leur vandalisme se fait sentir par des destructions qui nous navrent. Ils abîment la côte, les jolis hameaux toujours connus, rasent de vieux manoir, des puits, des fermes, minent les champs, les plages, dressent des blokhaus.
Les agressions se multiplient également. Les groupes de la résistance « ceux du maquis », dont les foyers les plus actifs se trouvent dans la région de Callac, la forêt du Fréau, en Scrignac, châtient les traîtres, mais en marge de cette action, des gaillards sans aveu opèrent pour leur propre compte et aussi des soldats allemands camouflés en terroristes. La ferme située au carrefour de la Vierge-Noire, sur la route de Lanmeur, est visitée par plusieurs hommes qui ligotent ses habitants en emportant des provisions, des vêlements et de l'argent.
La fête de Noël est marquée tragiquement !
Une grenade lancée de la rue Gambetta, brise la verrière du « Soldatenheim » (salle Quiviger) et blesse plusieurs officiers. Le dimanche, 26, au début de la matinée, les soldats envahissent la maison de M. Le Hire, avocat, qui, l'avant-veille, fêtait dans l'intimité les fiançailles de sa fille. On l'amène au dépôt de Creach-Joly, en dépit de son âge et de sa santé chancelante, ainsi que Mlle Le Hire, qui est envoyée à la prison de Rennes. On brûle leur maison avec le mobilier el les souvenirs de famille.
Une rafle est effectuée dans toute la ville. Les gens sont entassés dans les abris sous la menace des fusils. Sur 400 personnes, ainsi appréhendées, soixante environ sont gardées. Ces hommes défilent sous bonne escorte et montent par Coatserho au camp d'aviation où les familles tenteront de les approcher et de leur passer quelque nourriture.
M. Alexandre, maire de Ploujean et le chanoine Boulic, curé-archiprêtre, vont voir ces malheureux et s'efforcent vainement d'obtenir quelque clémence. Les detenus, parmi lesquels il y a des enfants de quinze ans et des malades, sont dirigés sur Paris, puis envoyés en Allemagne au camp lugubrement célèbre de Buchenwald, d'où 31 ne reviendront pas. Le docteur Mostini, qui est du nombre, parviendra à s'évader.
Le départ de Morlaix, le 3 janvier, est déchirant. Les otages chantent la « Marseillaise » et la chanson scoute : « Ce n'est pas un adieu, mes frères... ». On ne permet pas aux parents d'approcher, ni de donner des vivres. Plusieurs sanglotent, des mères défaillent et on doit les emporter. Les captifs innocents, ainsi amenés, seront, demain, présentés par la presse vendue, comme de dangereux terroristes !
Le 29 janvier, l'anniversaire du bombardement est marqué par la venue de deux avions anglais avec rafales de mitrailleuses.
Les Allemands utilisent un nombre croissant de requis pour travailler aux fortifications. Ils exigent des maires de Morlaix et des autres communes un certain effectif et les agents de ville ou les employés de mairie remettent à domicile les convocations.
Les levées d'homme, se multiplient à tel point que dans quelques bourgs, chaque adulte doit travailler deux ou trois jours par semaine. A Morlaix, les périodes de labeur forcé sont de douze à treize jours. A Ploujean, elles sont de trois jours. Je raconterai ce que j'ai vu, au cours des trois périodes où j'ai dû me rendre sur les chantiers allemands.
Au cours de la première période, j'allai à Coatamour, propriété du général Weygand, à huit heures du malin, sous une pluie fine. Un gros soldat. Hans, nous fil aménager une tranchée couverte. Je passai deux jours à pelleter, en travaillant le moins possible. J'ai même, en cachette, réussi à lire « Le Joueur » de Regnard. C'était une sorte de pari pour moi seul.
La pluie cessa pour faire place à un vent très froid qui balayait la hauteur d'où nous apercevions la ville barrée par son viaduc. Dans un poste de D.C.A., un soldat stationnait près d'une mitrailleuse verticale. A la fin de la deuxième journée, tandis que je portais des planches sur mon épaule en glissant dans une boue qui collait aux sabots, je passai devant un Crucifix. Je pensai à ces autres madriers, placés en croix, qui écrasèrent l'épaule de l'Homme-Dieu montant au calvaire.
Le troisième jour, un gardien maigre et rougeaud me fit traîner une brouette chargée de cailloux. Je fis peut-être de la sorte une vingtaine de kilomètres. Mes camarades de peine, dont l'un, plein d'esprit, ne cessa de nous faire rire, formaient une caravane de porteurs de civières chargées. Deux brouettes suivaient, dont la mienne. La file d'hommes marchait le plus lentement qu'elle pouvait, mais de temps en temps un adjudant haineux apparaissait et criait à se déchirer la trachée : « Français de M... Raoust ! ». Il repartait, à grands pas, sourcils froncés. Notre gardien, jetant, une pierre dans un étron, m'ordonna de le ramasser : ce que je ne fis point. Il ne cessa d'avoir à mon égard des gentillesses de ce genre.
Pendant quinze jours, j'eus une ampoule au pied qui envenima. Elle était guérie lorsque je reçus ma seconde convocation. Cette nouvelle corvée, ainsi que la suivante, fut plus variée. Nous travaillâmes au Dourduff-en-Terre, dans des terrains dominant le délicieux vallon où des maisons blanches se groupent autour d'un pont et d'un vieux moulin. Dans le vent froid, puis sous la pluie, nous creusâmes des tranchées en bordure des champs. La terre était meuble et facile à pelleter, mais nous manquions d'entraînement. Nos gardiens désignaient les agriculteurs comme « spécialistes ». De temps en temps, une grande flamme s'élevait : c'était le boucher de notre quartier qui allumait un feu d'ajoncs et faisait chauffer du cidre pour l'équipe.
Il y eut les repas froids dans l'auberge du Dourduff : pain noir, mauvais pâté, pommes de terre à l'eau, emportés de chez soi. Le soir, à l'appel, on nous désignait comme « prisonniers ».
Tandis qu'on nous pointait, en présence du sergent à mitraillette, j'aperçus un paysan qui offrait des œufs à un Allemand, alors que nos enfants en manquaient. Il les vendait 5 francs pièce !
Le retour à bicyclette, dans les rafales de pluie, était pénible.
Les derniers mois d'occupation furent de plus en plus oppressants. La gendarmerie allemande se montrait toujours plus active et la gestapo, aidée de miliciens français, torturait les captifs, L'immeuble de la feldgendarmerie, quai de Léon, fut le théâtre de scènes atroces. Les voisins entendaient les gémissements et les cris des prisonniers soumis à la « question ». Celte maison, voisine de celle où je suis né, appartenait autrefois aux Dièvre et maintenant aux Costa de Beauregard.
Des femmes furent contraintes de dormir sur le carrelage, sans couverture. Les détenus devaient manger comme des bêtes, sans se servir de leurs mains, qui étaient liées derrière leur dos ; ils reçurent des coups de poing et de crosse de fusil en plein visage, des corrections cinglantes à la schlague. Ils tombaient, le dos zébré de traces sanglantes.
Une brusque tentative faite pour libérer des prisonniers passant à Traon-ar-Velin échoua et dégénéra en chasse à l'homme. Les jeunes Bot, de Porsantrez, furent les victimes courageuses de cette échauffourée.
Une descente de police au restaurant des Mouettes, sur dénonciation d'une moucharde, amena l'arrestation d'un groupe de F.F.I.
Chaque jour apportait sa tribulation. Le docteur Le Duc fut arrêté à Nouveau, et soumis à la « question ». On apprit la mort des frères Déniel. Mon voisin fut appréhendé et retenu pendant deux jours dans des conditions cruelles sans autre motif qu'une dénonciation, œuvre d'une demi-folle, âme damnée des Allemands, trafiquante du marché noir, qui fut trouvée égorgée dans un champ, lors de la Libération.
L'approche des Américains, descendant de Normandie sur Rennes et Nantes, exaspéra les occupants. Ils furent comme des fourmis dont on a bousculé du pied la termitière.
Nous nous demandions dans quel état serait notre ville après les ultimes journées. Le bruit courut d'un débarquement américain à Saint-Efflam et à Plouescat. Morlaix serait donc saisi dans une tenaille et pourrait bien, dans ce cas, former noyau de résistance. Que ferait le feldwebel Keller, dont l'importance dans le parti nazi était si grande qu'elle lui valait le respect et l'obéissance d'officiers supérieurs ?
Un attentat manqué, l'irrita. « Je ménage une surprise aux Morlaisiens », dit-il. Sous le soleil des premiers jours d'août et tandis que la canonnade de Normandie faisait trembler les vitres, l'atmosphère s'alourdit et chaque minute menacée revêtit une étrange valeur, je regardai mes enfants, notre maison, nos souvenirs, ne sachant si, quelques instants plus tard, ils ne formeraient point, un tas de décombres où des ouvriers piocheraient pour retrouver des corps sanglants.
Mais avec l'approche des colonnes libératrices, l'angoisse se mua en exaltation. Les soirs purs et tièdes ressemblèrent à des veillées d'armes. Des jeunes gens du quartier se préparaient secrètement ; nous parlions à voix basse et les allées et venues revêtaient un mystère où gisaient des menaces.
Les F.F.I. allaient, de nuit, recevoir les mitraillettes que parachutaient la R.A.F.
Le 3, des Allemands passent dans notre quartier, volant des vélos. Je cache le mien sous du foin.
Ces gens prévoient un départ précipité ; et ne disposant pas de véhicules, ils s'en procurent.
Le 4, les groupes de la Résistance opèrent ouvertement à la campagne. Au Bazar, aux « Armes de Morlaix », on vend déjà des drapeaux tricolores en vue du jour de la délivrance.
Les Allemands évacuent l'« aussenstelle » et le « stanhortaelteste » (rue de Brest), la « kriegsmarine » (quai de Tréguier), la « feldgendarmerie » (quai de Léon), le « soldatenheim » (Hôtel d'Europe) et la douane (Villeneuve), mais ils trouvent les routes barrée et n'ont plus le temps de s'enfuir vers Nantes. Ils refluent à nouveau dans notre ville. Si la situation est critique pour eux, elle l'est d'autant plus pour nous. Isolés du monde, sans journaux, sans lumière et par suite sans radio, nous attendons...
Dans le bleu pur du ciel, de rousses fumées d'incendie montent des baraquements de Ploujean. L'après-midi, les chantiers Cam, Queinnec, Monnier et ceux de la Coopérative de la Barrière-de-Brest ainsi que le campement du Champ de foire de Saint-Nicolas flambent. Les pompiers protègent les toits voisins. L'un d'eux est tué par les Allemands.
Les dragueurs de mines et les chalutiers partent, détruisant au passage le gazomètre. Ils seront détruits à leur tour par des navires de guerre anglais. On reverra quelques-uns des matelots prisonniers. Les autres ? Au royaume des poissons et des crustacés.
Quel fut le sort de celui qui chantait à tue-tête... et fort bien, la tyrolienne, en ces soirs de drame sourd ? Et le sort de cet autre qui assassina d'un coup de fusil dans le dos, le sous-chef de gare, Le Blanche, qui se rendait à son travail, à l'aube...
Une péniche de carburant est échouée près du pont de Lannuguy. Les écluses sautent, et de ce fait, le port redevient ce qu'il était avant 1850, un port à marées.
Les hommes de la défense passive font la police au Collège, à l'Hôtel d'Europe, afin d'empêcher le pillage.
On voit quelques blessés.
Le soir, assis sur le banc de mon jardin, je regarde monter la lune entre les arbres au-dessus des hautes toitures de Pennanru. où Dupleix passa son enfance. Puis je vois les fumées des incendies, rouges comme des feux de Bengale. Le calme est revenu. Relatif, car un trimoteur passe, à basse altitude...
Le dimanche, nouvelle inouïe ! Les blindés, d'un seul bond, sont arrivés dans la banlieue de Brest. Il y a eu un vif combat au Fumel, à sept kilomètres de Morlaix. La nuit on a entendu une longue rafale de mitrailleuse.
A 6 heures, la police ordonne de fermer les volets car l'on s'attend à des combats de rues. Des coups de canon retentissent parfois dans la direction de Landivisiau.
Dans le voisinage de mon jardin, un phono joue le « Temps des Cerises », Une chèvre bêle et des papillons blancs voltigent.
On apprendra plus tard qu'un coup de main de la Résistance a été, heureusement, retardé. En effet, une action prématurée à Saint-Pol, vient de provoquer l'arrestation de 14 otages, dont une femme. Le maire, Alain de Guébriand, a été massacré par les Boches, et les captifs sont mis à mort après d'atroces sévices, à Penlan, aux portes de Morlaix. Le docteur Maymou en constate les marques effrayantes sur les corps des malheureux.
Dans la nuit du lundi au mardi, une colonne allemande défile sur le quai de Léon : autos, voitures, charrettes. Un clairon sonne… faux d'ailleurs !
Vers 2 heures et demie, explosions énormes ; le dépôt de Coatamour saute !
Le matin arrive enfin, mais la consigne est donnée de ne pas sortir de chez soi et Morlaix devient un désert.
Les femmes cousent des drapeaux. Les minutes passent...
Pendant ce temps, un combat rapide se livre sur la route de Paris contre les Allemands du « château Weygand » et les premiers Américains.
Deux groupes de quatre avions tournent au-dessus de la ville, puis leur carrousel se rapproche et les ailes brillent dans le soleil !
Et voici que des autos alliées traversent la ville et montent la Villeneuve tandis que partout des drapeaux sortent et que sonnent les cloches !
Les trois couleurs apparaissent au sommet du viaduc, agitées par des F.F.I. Elles sont accrochées à l'Hôtel de Ville où les autorité apparaissent : le sous-préfet, Capifali ; le commandant Georgelin, administrateur de l'Inscription Maritime ; le docteur Le Jeune, maire [Note : Maire de Morlaix du 27 décembre 1936 à 1944], et son adjoint Lédan ; MM. Le Du, commissaire ; Saliou, capitaine de gendarmerie. La « Marseillaise » jaillit !
A ce moment, un groupe d'Allemands est signalé, se repliant sur la ville. La foule reflue, les guirlandes et les drapeaux se cachent. Les hommes de la Résistance s'embusquent dans la tranchée-abri de la place de Viarmes, avancent rue de Paris et place du Dossen, jusqu'au Pouliet où des Allemands tiraillent, embusqués dans les arbres. On les capture.
Les cloches sonnent aux églises paroissiales, les drapeaux et la foule ressortent ; les Américains arrivent, fusil bas, acclamés - En deux files écartées, ils suivenl les trottoirs.
La « Croix-Rouge » leur donne à boire. Voici les autos blindées, les chars avec un carré de toile cirée rose bonbon, pour avertir les avions d'une présence amie.
Les officiels, avec le docteur Le Jeanne ou Janne [Note : Léon Le Janne : défenseur de la France Libre. Léon Le Janne est né à Huelgoat le 5 mars 1894. Après une scolarité au collège St Charles de St Brieuc et des études de médecine à Bordeaux, il s'installe à Morlaix comme médecin généraliste en 1921. Il mourut en mars 1976 à Morlaix. Son pseudonyme commandant Noel vient de l'inversion des lettres de son prénom Léon], chef des F.F.I., reçoivent l'Etat-Major américain. De 10 h. à minuit, le général règle avec les responsables les premières mesures à prendre pour maintenir l'ordre.
Des groupes d'Allemands sont capturés à la mairie à la Madeleine où un Français est blessé, à Kersco. La « police Pétain » s'est jointe aux maquisards et traque les derniers Allemands dans le Créou. la Venelle de la Roche. Coups de feu isolés...
Les prisonniers traversent la ville, escortés par des patriotes qui chantent la « Marseillaise ». Quelques huées accueillent les captifs qui ont les mains derrière la tête. Un Morlaisien : Quélen, parti en Angleterre en 1940, est reconnu sous son uniforme américain. On l'escorte, tandis qu'il va embrasser sa vieille grand'mère.
Des collaborateurs et des filles trop complaisantes pour les Boches sont conduits au commissariat sous les injures et les crachats du public. Malheureusement, sur le nombre, il se produit quelques méprises.
Le 9, exhibition des prisonniers à travers la ville. Leur chef, blême, est figé comme une statue sur l'auto qui le promène. Sinistre carnaval ! Sourire crispé, tragique. On lui montre le poing. Des Russes « blancs » sont reconnaissables parmi les captifs.
La foule est tricolore. Les maquisards, parfois en loques et couverts de poussière, sont armés jusqu'aux dents et des femmes combattantes partent la mitraillette. On salue le docteur Le Duc, qui joua un rôle actif dans la Résistance et qui vient d'être libéré ; H. Château, qui abrita un poste de radio clandestin : le docteur Le Jeanne, « grand maquisard » ; le commandant Georgelin, qui renseigna les alliés sur les défenses côtières et alerta les inscrits maritimes ; puis les officiers « résistants » : Cadalen, Le Beurrier, Guizien, etc... Le soir, Jean Marin apparaît au balcon de l'« Europe » et fait acclamer le nom du général de Gaulle.
Le 10, les combattants de la Résistance prennent en charge la ville de Morlaix, mais dès le lendemain, le Comité, composé de seize membres et présidé par M. Martin, quincailler, élit sa délégation administrative, sorte de Conseil municipal provisoire de neuf membres : MM. H. Masson, Lénat, Herry, Le Feunteun, Le Jeanne, Guézou, Le Gac, Bideau et Caérou, le premier nommé faisant office de maire.
Une affiche est posée, dont la forme employée serait risible en d'autres circonstances : métaphores désuètes, épithètes usées... Qu'importe !
Les F.F.I. rendent les honneurs aux élus groupés sur le balcon de la Mairie. Le dimanche, les musiques morlaisiennes « Lyre » et « Cipale », jouent les hymnes nationaux alliés. Un Comité d'épuration est constitué. Fr. Gourvil le préside, puis M. Latour.
Les jours suivants, les soldats américains constituent la grande attraction. Campés sur les places, ils racontent la campagne de France. Des jeunes filles les entourent. On leur donne des fruits ; ils distribuent des cigarettes, des bonbons, du chewing-gum.
Des soldats d'origine hollandaise, qui ont reçu un drapeau français, le transforment en pavillon hollandais en changeant de sens son étamine et le saluent avec émotion, retrouvant ainsi quelque chose de leur mère-patrie.
La libération de Paris a fait connaître le nom du colonel Rol, chef des F.F.I. de la région parisienne, alias H. Tanguy, né à Morlaix [Note : Né le 12 juin 1908 à Morlaix et mort le 8 septembre 2002 à Ivry-sur-Seine]. Son homonyme et son compatriote, l'abbé Tanguy, recteur de Pont-Aven, autre héros, meurt à Buchenwald, en martyr chrétien.
Le 16, cinq Morlaisiennes tondues sont promenées en ville, sous les risées.
Pour la première fois depuis deux semaines, on peut se procurer un peu de pain. L'eau manque, sauf à certaines heures.
Tous ces jours-là, des réfugiés arrivent de la région brestoise, qu'on évacue en vue de l'assaut final. Parmi eux, beaucoup d'habitants de Plougastel en costume traditionnel.
Un mois plus tard, cette attaque est déclanchée : les vagues de bombardiers passent au-dessus de Morlaix, laissant tomber leurs rubans de papier argenté, puis on entend le terrible pilonnage et cela fait mal ! Le soir, les lueurs empourprent l'horizon occidental et bientôt on apprend que l'ennemi a capitulé, mais après avoir, par son obstination, provoqué la destruction de la ville.
Pauvre Brest !
Tandis que se déroule ce drame si proche, les distractions ne manquent pas aux Morlaisiens. Ils assistent à la remise en état des écluses avec le travail d'un scaphandrier immergé : ils vont apprendre l'anglais avec les marins à bonnet blanc des chalutiers et péniches de débarquement : ils regardent les prisonniers feldgrau campés dans la cour du collège, puis à Coatserho, qu'ils avaient aménagés quand ils étaient vainqueurs. Ils assistent à l'arrivée du personnel militaire qui entourait, le Comité d'Alger.
On apprend que M. Tanguy-Prigent, le jeune député de Morlaix, est ministre de l'Agriculture du Gouvernement provisoire. Les photographies du général de Gaulle apparaissent à maintes vitrines et remplacent dans les bureaux celles du maréchal Pétain.
Le port est extraordinairement animé. Ce n'est plus noire vieux Dossen, c'est presque l'Hudson avec ce va-et-vient de remorqueurs de bateaux de toutes sortes dont les pavillons claquent au vent. Les gros « Liberty-ships » qui sont en rade, sous la protection des ballons captifs d'observation, ne peuvent pas remonter la rivière et sont déchargés sur place. Il faut ensuite amener la marchandise à quai.
Peu à peu, l'eau, l'électricité nous sont rendues. On manque toujours de sucre, de vin, de cuir, de tissus, d'essence, d'huile. Le 28 octobre, une colonne de ménagères s'en va manifester, sous la pluie, devant la sous-préfecture, afin d'obtenir les denrées du ravitaillement, car les tickets ne sont plus « honorés ». Le 4 novembre, grand meeting socialiste sous les halles où Tanguy-Prigent prend la parole avec une éloquence abondante et chaleureuse. Il fait acclamer de Gaulle. Le lendemain, deux mille jocistes tiennent une réunion enthousiaste au cinéma Rialto. Le 11, on fête de nouveau, pour la première fois depuis 1939, l'Armistice de 1918. L'église Saint-Matthieu regorge de monde, le bataillon des F.F.I. et les marins sont passés en revue par les commandants Georgelin et Cadalen, puis ils défilent.
Les nègres américains s'abreuvent de « cognac » dans des estaminets où dues musiciens jouent : « Je suis seule ce soir » ou « Robin des Bois ».
Un officier supérieur envoya, dit-on, à ses chefs le rapport suivant : « Morlaix, ville du moyen âge, population en retard de plusieurs siècles ». Les complaisances qu'ils témoignèrent à leurs prisonniers, indignèrent souvent les Morlaisiens que des distributions de biscuits, conserves, café, cigarettes, consolèrent. Les officiers américains offrirent un arbre de Noël aux enfants des prisonniers. Ils organisèrent des sauteries où les jeunes filles de la ville furent conviées.
Les 21 et 22 décembre, la statue de Notre-Dame de Boulogne, ramenée solennellement à travers la France à son sanctuaire, apparut sur l'allée de Saint-François-Cuburien, traînée par six matelots guêtrés de blanc et fut reçue dans notre cité pavoisée, décorée de guirlandes, de tentures. d'arcs-de-triomphe. Pendant deux jours, allant d'une paroisse à l'autre, elle fut accompagnée par plus de quinze mille personnes. Certaines marchaient nu-pieds, les enfants des écoles, les scouts, les hommes, les femmes en colonne serrée, récitaient le chapelet, bras en croix, à voix haute.
Des cérémonies émouvantes eurent lieu, ainsi que des veillées nocturnes et des messes de communion. La quasi-unanimité de la population prit part à cet acte de foi.
Des réparation, provisoires sont effectuées à Saint-Melaine où le culte reprend. Les différentes œuvres morlaisiennes continuent leur action. C'est maintenant M. Philippot, le vieux chef des Eclaireurs de France, qui dirige l'Entr'aide française, ancien Secours national ; Mme Masson gère le Centre d'accueil des réfugiés ; l'A.C.I. organise des réunions catholiques d'information, sous l'impulsion de Rémy Ménoret, qui est aussi le romancier Y.-M. Rudel, et de M. L'Hénaff ; l'Union des Femmes françaises s'est formée sous la présidence de Mme Méhaye, venue de Brest ; le Comité de Libération, qui groupe les divers mouvements de résistance élit de docteur Le Duc comme président. Le pasteur Sommerville et le docteur Martin créent un Comité de lutte antialcoolique auquel adhèrent des représentants de tous les partis.
Un contingent de jeunes soldats vient faire ses classes au camp de Coatserho. On y remarque un grand nombre de séminaristes.
Les bals se multiplient au profit d'oeuvres de toutes sortes et l'on applaudit au théâtre la troupe du Regain, dans son répertoire classique et dans « l'Annonce faite à Marie », le chef-d'œuvre de Claudel.
La guerre touche à sa fin. L'invasion de l'Allemagne libère les prisonniers. Plusieurs Morlaisiens, hélas, sont morts là-bas, à force de privations et de souffrances ; d'autres sont presque méconnaissables. Un centre d'accueil est établi à l'Hôtel Bozellec, près de la gare.
Le 20 avril, les élections municipales donnent la majorité à la liste des gauches, dont le leader est Hippolyte Masson, S.F.I.O. Elle comprend onze socialistes, dix communistes, six radicaux. Tandis qu'elle totalise en moyenne près de quatre mille voix, la liste des mouvements de résistance, en majorité composée de catholiques, obtient une moyenne approchant trois mille voix. M. Auzou, minotier, unanimement estimé, arrive en tête.
Enfin, après des journées d'attente, le 7 mai, la radio annonce qu'à 2 h. 40, dans une école de Reims, le général allemand Jodl a signé la capitulation de son pays. Les drapeaux sortent de toutes les maisons. Le lendemain, anniversaire de la prise d'Orléans par Jeanne d'Arc, est le jour V. A quatorze heures trente, les sirènes se font entendre, et les sifflets des locomotives, et les cloches !
Le sous-préfet et le maire annoncent la victoire et à quinze heures, la proclamation du général de Gaulle est radiodiffusée.
La « Jeune Lyre » joue les hymnes nalionaux. Le soir, une retraite aux flambeaux parcourt joyeusement la ville, Des fusées filent dans le ciel, des feux de bengale embrasent le péristyle de la mairie. On danse sur la place où stationne la foule.
Le 9, à 9 heures et demie, grande revue passée par les autorités alliées devant l'Hôtel de ville. La military police en grande tenue, défile, suivie des rapatriés d'Allemagne, des F.F.I., parmi lesquels on reconnait deux jeunes filles qui se distinguèrent par leur courage. Puis ce sont les fantassins, les aviateurs, les marins ; enfin, précédés de leurs drapeaux, des groupes de Russes et de Yougoslaves libérés.
La musique joue « Vous n'aurez pas l'Alsace et la Lorraine », ce chant qui nous faisait pleurer, au temps de notre enfance d'avant 1914, puis elle joue la « Marseillaise », les hymnes américain, anglais et russe, tandis que les troupes, immobiles, présentent les armes.
Un clairon fait entendre la sonnerie aux Morts et la foule observe une minute de silence tandis que les personnalités officielles vont s'incliner devant les noms des Morts au Champ d'honneur.
Belle cérémonie, d'une noble tenue, où les Morlaisiens de toutes opinions, qui ont su conserver le plus grand calme au moment des élections, témoignent leur désir d'union patriotique en ces jours de victoire et de liesse.
L'après-midi, un monôme de collégiens se déroule aux cris de « Vive de Gaulle » ! el le soir, un grand bal populaire réunit sous les halles une foule considérable qui danse joyeusement aux accents de l'orchestre dirigé par le maestro Auduc. Cohue, chaleur, mais bonne humeur générale, gaîté de bon aloi, unissant dans une allégresse commune toutes les classes et tous les milieux, Français comme Alliés.
Comme dans les romans-feuilletons, nous terminerons ce « reportage » sur un chapitre où tout finit bien...
Sans oublier, hélas, que pour trop de nos compatriotas, cette heureuse conclusion de la plus effroyable des guerres ne peut adoucir que dans une faible mesure, le chagrin des deuils et le souvenir des plus atroces souffrances.
Mais il y a ausi ceux qui naissent à la vie et pour lesquels nous devons faire tous nos efforts afin qu'ils ne connaissent plus de telles angoisses !
(J. deTrigon).
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