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Jean Marie DE LA MENNAIS

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Lamennais ou La Mennais Jean Marie

La Mennais ou Lamennais Jean-Marie (1780-1860)

Jean Marie de la Mennais (1780-1860), prêtre français, est le frère aîné de Félicité.

Il fonda la congrégation des Frères de l'Instruction Chrétienne dits "de Ploërmel". 

Il fut, tour à tour, professeur de collège, secrétaire de l'évêché de Saint-Brieuc, vicaire capitulaire, publiciste, missionnaire, vicaire général de la Grande-Aumônerie, enfin supérieur général de l'ordre religieux qu'il avait fondé.

 

La Mennais ou Lamennais

Si l'Institut des Frères a rendu le nom de Lamennais populaire, c'est toutefois se tromper étrangement que supposer que la direction et le soin de cet établissement aient suffi à remplir la vie de son pieux fondateur. Peu de prêtres ont été à même de manifester leurs aptitudes dans autant de places que lui. L'abbé Jean, comme on disait pour le distinguer de son frère, l'abbé Féli (Félicité de La Mennais ou Lamennais), fut, tour à tour, professeur de collège, secrétaire de l'évêché de Saint-Brieuc, vicaire capitulaire, administrateur de fait de ce diocèse pendant dix ans, publiciste, missionnaire, vicaire général de la Grande-Aumônerie, enfin supérieur général de l'ordre religieux qu'il avait fondé ; et dans tous les postes qu'il occupa non seulement il se montra homme de devoir et de dévouement, mais il fit preuve des plus hautes qualités intellectuelles jointes aux dons les plus éminents de l'âme. 

Malgré cette diversité des occupations, malgré cette dispersion apparente des efforts, quelle unité dans sa vie ! A vingt-trois ans Jean-Marie de Lamennais est ordonné prêtre. Le premier consul vient d'assurer à la France la paix intérieure ; les prêtres reparaissent sans crainte d'être livrés au bourreau ; l'Eglise s'abandonne de nouveau à l'espoir et se prépare à relever ses ruines. Que de désastres à réparer ! Plus d'écoles, plus de séminaires, plus de collèges chrétiens ; un clergé décimé par la persécution et l'exil ; ses misérables restes menacés de disparaître faute de recrues nouvelles ; ni retraites ecclésiastiques, ni missions ; la philosophie voltairienne maîtresse des beaux esprits, les populations des campagnes en proie à l'ignorance la plus honteuse des choses divines et humaines. Beaucoup de pasteurs ferment les yeux devant la tâche qui leur est offerte et se confinent dans le strict accomplissement d'un ministère paroissial limité aux fidèles, sans se demander s'il n'y a pas à côté d'eux des âmes en friche qu'il faudrait visiter et remuer. L'abbé de Lamennais n'est pas de ces pusillanimes. Zèle de feu, courage de fer, dira plus tard sa devise. D'un coup d'oeil, au lendemain de son élévation au sacerdoce, il envisage l'état de la Bretagne et du pays malouin où il sera appelé à porter la lumière évangélique. La misère de l'Eglise n'y est pas moins grande que dans le reste de la France. A grand mal, grands remèdes ; voici ceux que propose l'abbé de Lamennais : contre la pénurie de prêtres, il veut lutter par la création de grands et de petits séminaires, sans oublier, dans les principaux centres des départements, celle d' « écoles de théologie », sortes de grands séminaires supplémentaires destinés à éviter l'entretien onéreux des séminaristes dans la résidence même du chef du diocèse ; — à l'ignorance des foules, on opposera la prédication sans relâche ; — à l'irréligion voulue de la bourgeoisie la formation de prêtres savants dont la fonction spéciale sera de combattre l'erreur dite scientifique ; — enfin au défaut d'instruction primaire, la fondation d'écoles pour les enfants pauvres. 

Besogne rude, besogne immense, mais inférieure encore à la bonne volonté de l'ouvrier ! Une fois son programme de vie tracé, l'abbé de Lamennais ne s'en départira plus. 

Eh ! savez-vous que c'est quelque chose que de pouvoir se fixer ainsi un plan de vie dès la jeunesse et d'y rester fidèle pendant une longue existence, et que cela n'est point donné aux caractères faibles ni aux esprits médiocres ? Il y faut une parfaite connaissance de soi-même, une intelligence capable de vues larges, une volonté susceptible de braver toutes les contrariétés, un sens pratique profond, enfin une foi inébranlable dans la noblesse du but que l'on poursuit. L'abbé Jean ne manquait d'aucune de ces qualités. Breton et chrétien, il mit la ténacité de sa race au service de la vérité de sa religion. 

J'aurais aimé à pénétrer à la suite de M. l'abbé Laveille, guidé par son consciencieux travail, dans les moindres incidents de cette vie si riche en exemples salutaires. Que le temps et l'espace ne me sont-ils moins étroitement mesurés ! C'est par l'étude de ses menus actes que se révèle le caractère d'un homme ; l'abbé de Lamennais n'a rien à craindre de cette dissection attentive. 

Pressé de passer de la théorie à la pratique, il se met de suite à l'ouvrage ; après avoir été architecte, il se fait ouvrier. A Saint-Malo, il fonde un collège pour les études de latinité des futurs prêtres ; il y adjoint une école de théologie où entrent les élèves les plus avancés, dont, à force de travail, en dépit de ses études tronquées par les troubles révolutionnaires, il parvient à se faire le professeur ; il est, en outre, vicaire à la cathédrale, prêchant, officiant, confessant, faisant les catéchismes, absorbant ainsi à lui seul les charges et les soucis de plusieurs hommes. Lorsqu'en 1812 le collège de Saint-Malo fut fermé par décret impérial, les fruits qu'avait portés dans la région l'apostolat de l'abbé de Lamennais étaient déjà considérables. Ils attirèrent l'attention de Mgr Caffarelli, évêque de Saint-Brieuc, qui appela le jeune prêtre près de lui. Qu'avait donc le prélat à lui offrir ? Des honneurs ? non ; des contradictions et du travail. C'est bien ainsi que l'abbé de Lamennais comprenait la mission du prêtre et il accepta la proposition qui lui était faite. 

Les années que l'abbé de Lamennais passe dans le diocèse de Saint-Brieuc peuvent compter parmi les plus fécondes de sa carrière. Il restaure la discipline ecclésiastique, jette les bases des collèges de Tréguier et de Dinan, du petit séminaire de Plouguernével, soutient les couvents de femmes soumis à des vexations de toutes sortes, fonde la congrégation de la Providence, attire les frères la Salle à Saint-Brieuc, visite les paroisses les plus éloignées, multiplie les missions, enfin commence à réunir les premiers sujets de l'Institut des Frères de l'Instruction Chrétienne. Si, en 1822, il est arrêté dans sa tâche, la difficulté ne vient pas de lui, mais de l'évêque qui a remplacé Mgr Caffarelli, Mgr de la Romagère, prélat mauvais administrateur, intelligence médiocre, que M. de Lamennais se croit obligé d'avertir de ses fautes. Il en coûte au censeur sa place de vicaire général. 

M. de Lamennais était trop insensible aux honneurs terrestres pour être humilié par le coup qui le frappait ; il avait d'avance renoncé à toute gloire purement humaine. Sans avoir le génie de son frère, il eût pu être un écrivain distingué. Dieu l'avait doué aussi des qualités qui font le grand orateur de la chaire ; dans les cahiers qu'il écrivit à l'époque où il recevait les ordres sacrés, on retrouve telle ample période digne d'un Bossuet, telle effusion sortie du coeur que ne désavouerait pas un Fénelon. Mais, débordé par les occupations, il renonça de propos délibéré à toute élégance de style, comme à un vain ornement inutile à la fin qu'il s'était proposée. Son éloquence se fit simple, brève, sans rien perdre pour cela de son influence sur les foules ; les églises se trouvant trop petites, il les quittait pour s'en aller prêcher sur les places, dans les cimetières ; les masses le suivaient enthousiasmées, et il y a sur ce sujet des détails de missions à peine croyables qui rappellent les plus grandes scènes de la prédication monastique au moyen-âge. 

La décision de Mgr de la Romagère ne blessa donc pas l'abbé Jean dans son amour-propre ; elle l'affligea cependant parce qu'elle lui fermait un champ de travail où la moisson était loin d'être achevée. Une place plus haute devait d'ailleurs lui être offerte, bien propre à le consoler de sa déception. Vicaire général de la Grande-Aumônerie, il eut pendant un an une grande part à la nomination des évêques, et ses choix peuvent compter parmi les plus heureux de la monarchie. S'il se montra là comme partout, ouvrier de bonne volonté, son cœur restait toutefois attaché à la Bretagne : lorsque le 26 août 1824, parut l'ordonnance qui, en enlevant au grand aumônier une partie de ses fonctions, transformait le poste de l'abbé Jean en une complète sinécure, il considéra cette occasion de quitter Paris comme une véritable libération ; il refusa différents évêchés et résolut de se consacrer tout entier à l'apostolat breton. 

Une union intime existait alors entre Jean et Féli. De nombreux ouvrages aussi audacieux que sages étaient sortis de leur collaboration, et avaient porté de rudes coups aux traditions gallicanes ainsi qu'aux prétentions du pouvoir en matière de discipline ecclésiastique. Les deux frères s'associèrent de nouveau, croyant les temps mûrs pour la réalisation de leurs grands desseins. Ce fut l'époque des espérances ; l'Institut des « petits frères » de Bretagne se développait ; la congrégation de Saint-Pierre et l'école de Malestroit groupaient autour des deux Lamennais une pléiade de prêtres savants, comme les Gerbet, les Rohrbacher, les Salinis ; la Chesnaie était devenue un véritable cénacle. Jean et Féli purent croire qu'avec de tels éléments ils allaient renouveler l'enseignement secondaire et supérieur, et donner un élan décisif à l'esprit religieux des campagnes. Cet espoir dura six ans. La débâcle de l'Avenir vint interrompre le beau rêve et briser l'oeuvre commencée. Quand Féli reçut communication de l'encyclique Mirari vos qui le condamnait, sa foi ultramontaine se trouva mise à trop rude épreuve. Je n'ose insister sur des faits connus de tous. La contradiction avait toujours été pénible au grand écrivain ; venant du pape dont il avait défendu, exalté les prérogatives contre les doctrines gallicanes, elle lui parut de l'ingratitude. On sait de quelles sombres méditations, de quelles luttes intérieures le petit domaine de la Chesnaie (ou Chesnaye) fut alors le théâtre. Hélas ! de ce violent combat ce fut l'orgueil qui sortit vainqueur. Félicité se révolta contre la sentence du pape. 

Féli contre Rome ! Quel coup pour l'abbé Jean ! Quels déchirements pour son coeur d'assister à la chute lente d'un frère bien-aimé, de le voir résister à ses efforts multipliés, répondre à ses avances par des reproches amers, fermer les yeux à la lumière et s'enfoncer de plus en plus dans les sentiers de l'erreur jusqu'à l'apostasie ! Toutes les peines qui peuvent accabler l'âme humaine semblent alors s'être donné rendez-vous pour assaillir en même temps le pauvre prêtre. La réprobation qui frappe le révolté s'étend à tous ceux qui même après s'être séparés de lui, ne peuvent s'empêcher de lui témoigner un peu d'intérêt, de pitié ou d'affection ; l'abbé Jean, malgré ses loyales déclarations de soumission à l'autorité du Saint-Siège, est enveloppé dans ce grand mouvement de défiance ; son dévouement fraternel lui est imputé à crime ; l'épiscopat l'abandonne ; ses amis doivent se disperser, la congrégation de Saint-Pierre est dissoute et l'école de Malestroit fermée. 

Spectacle déplorable, mais où va se révéler mieux que jamais la grandeur d'âme de l'abbé de Lamennais. Si en refusant les honneurs ecclésiastiques qui lui étaient offerts, il avait donné, à des époques antérieures de sa vie, l'exemple de la modestie la plus sincère et du plus beau désintéressement, il va atteindre, en montrant dans cette crise de douleurs une humilité plus grande que les humiliations mêmes, les plus hauts sommets de l'héroïsme chrétien. Pas une phrase de récrimination ne sort de sa bouche ; il se tourne vers la Providence, et voyez les pensées que lui inspire l'abîme de désolation où il vient d'être plongé. Il juge l'épreuve qu'il a subie comme nécessaire à son perfectionnement ; la dispersion de ses oeuvres de Saint-Pierre et de Malestroit lui parait une indication d'en-haut ; il abandonne sans retour ses glorieux projets et se résout à ne plus s'occuper que de ses Petits Frères et des Soeurs de la Providence. Alors Dieu, qui ne reste jamais en retard, qui rend au centuple ce que l'on sacrifie pour lui, viendra au lendemain des jours d'angoisse, de déception, d'abaissement, lui tresser pour sa vieillesse la plus belle des couronnes et prodiguer à ses derniers jours les plus précieuses des consolations. 

En 1832, époque à laquelle nous sommes arrivés, l'oeuvre des Frères était déjà florissante. On n'en était plus aux classes faites dans les granges, aux dévoués instituteurs nourris comme les plus pauvres de leurs élèves, obligés de coucher dans des chambres sans feu, à peine closes. Les bienfaits de l'institution commençaient à se répandre et leur évidence s'imposait aux plus récalcitrants. Les « libéraux » du temps, bourgeois imbus de l'esprit de Voltaire, poursuivaient bien l'oeuvre de leurs sarcasmes et s'opposaient de toutes leurs forces à ce qu'elle s'implantât dans les villes où ils étaient les maîtres ; il fallait compter aussi avec les ministres, dont l'esprit renfermait plus de préjugés qu'il ne concevait de haines à l'égard de la religion, mais qui prenaient souci, avant toute chose, de ne pas mécontenter l'opinion publique ; leurs sous-préfets commettaient parfois des excès de zèle qui mettaient le pauvre supérieur dans un cruel embarras. Sa fermeté ou sa diplomatie savaient, il est vrai, déjouer toutes les ruses, abattre tous les obstacles. A mesure que les années s'avançaient, il se sentait soutenu davantage par le clergé, par le peuple, et la multiplicité des vocations qu'il groupait autour de lui était à ses yeux un témoignage bien sûr de la bénédiction de la Providence. 

A sa mort, survenue en 1860, il laissait derrière lui huit cents religieux soumis à sa règle ; la Bretagne était parsemée d'écoles primaires ; l'ignorance fuyait sans cesse devant ces nouveaux conquérants ; elle avait perdu droit de cité dans notre province. Le zèle du supérieur s'était même étendu au-delà des mers ; les colonies françaises avaient subi l'invasion pacifique ; Miquelon comme le Sénégal, les sables brûlants comme les froides régions du nord possédaient, grâce aux Frères de Ploërmel, un enseignement chrétien régulier et fécond. Et cependant quarante ans, au plus, séparaient la date où le fondateur des Frères quittait cette terre pour aller recevoir dans un monde meilleur la récompense de ses travaux, des temps difficiles où il recueillait avec peine trois ou quatre disciples, et se demandait, l'angoisse dans l'âme, si ce frêle noyau serait jamais susceptible de se développer ! 

Pauvreté, humilité, obéissance, telles étaient les trois vertus sur lesquelles l'abbé de Lamennais avait posé, comme sur un roc inébranlable, les fondements de son puissant Institut. N'en avait-il pas été lui-même le parfait modèle ? Nous qui avons connu les Frères bretons à l'aurore du vingtième siècle, nous pouvons leur rendre ce témoignage que l'esprit de leur fondateur régnait toujours parmi eux. La forte discipline qui rattachait les frères à leurs provinciaux et à leur supérieur général est le meilleur gage de leur esprit d'obéissance : discipline et obéissance également douces à tous, puisqu'elles provenaient d'une adhésion libre à la règle d'une affection mutuelle et d'un dévouement sans bornes au peuple et à Dieu. Quant à leur pauvreté, n'éclatait-elle pas à tous les yeux ? Et si je voulais prouver leur humilité je n'aurais qu'à regarder, qu'à écouter autour de moi ; je verrais des centaines de frères passant leur vie entière dans les villages obscurs, sans aucun espoir de récompense terrestre ; j'entendrais l'un des membres les plus éminents de la congrégation, supérieur d'une importante maison de l'ordre, entouré de l'estime et du respect universels, m'avouer qu'il regrettait le temps, où, caché à tous, il dirigeait une petite école de campagne ! 

Aujourd'hui, voilà qu'une force majeure a délié les Frères de tous les voeux qui assuraient entre eux la cohésion, l'unité ; ils ont déposé la soutane qui était l'un des symboles de leur renoncement au monde. Rien, sinon leur bonne volonté, ne les rattache plus à la souche mennaisienne. Que demain leur réserve-t-il ? Peut-être une pauvreté plus grande encore que celle de la communauté, peut-être aussi l'exil, le dur exil, dont le poète chantait l'amertume dans les vers célèbres : 

Tu lascerai ogni cosa diletta 
Più caramente ; e questo e quello strale  
Che l'arco dell'esilio pria saetta. 
Tu proverai si come sa di sale 
Lo pane altrui, et com'è duro calle 
Lo scandere e il salir per l'altrui scale.
 

DANTE, Par. CH. XVII VERS 19 et 20. 

Ils disparaissent au moment où la vigoureuse impulsion d'un supérieur général aux facultés brillantes, célèbre dans le monde savant, portait le nombre des religieux au chiffre de trois mille, et semblait devoir conduire l'Institut aux plus glorieuses destinées. Catastrophe inattendue ! Ainsi jadis Jérusalem était tombée sous les coups des Babyloniens alors qu'elle se confiait pleinement dans sa force ; et les Hébreux pendant leur longue captivité se lamentaient sur les bords de l'Euphrate, en songeant aux malheurs de la cité et aux ruines de leur temple. 

Nous aussi, nous serions tentés de nous écrier : le temple de Salomon a été détruit ! Quelle main sera assez hardie, assez pure pour le réédifier ? Nous sera-t-il accordé de le voir relever de ses ruines ? En attendant ce jour, à supposer qu'il vienne, qui donnera l'éducation religieuse aux enfants pauvres de nos cinq départements ? Et comment la Bretagne restera-t-elle chrétienne ? Gardons-nous toutefois de franchir l'abîme qui sépare la douleur du désespoir. Quel homme connaît les desseins de Dieu ? Le malheureux auteur de l'Essai sur l'indifférence a dit : « Le siècle le plus malade n'est pas celui qui se passionne pour l'erreur, mais le siècle qui néglige, qui dédaigne la vérité ». Qu'on se rappelle l'indifférence religieuse du XIXème siècle, les calomnies de l'impiété restant sans réponse, les pouvoirs publics refusant de connaître les plus belles manifestations de la vie ecclésiastique, le scepticisme parfois méchant, parfois gracieux, toujours déprimant répandu sur les esprits ; que l'on mette en regard de ce tableau les sentiments de sympathie si chauds, si vibrants, à l'égard de nos Frères, qui viennent de jaillir spontanément et avec éclat de tant de cœurs bretons. Rousseau

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Sa naissance et sa première jeunesse

Le nom de La Mennais est un des plus célèbres et des plus populaires de la France moderne. Il doit sa célébrité au talent supérieur et, il faut bien le dire aussi, à l'éclatante apostasie de l'éminent auteur de l'Essai sur l'indifférence et des Paroles d'un croyant ; il doit sa popularité vraie et durable aux vertus et aux œuvres du fondateur des Frères de l'Instruction chrétienne, Jean-Marie Robert de La Mennais, dont nous entreprenons d'écrire la vie.

Ce nom de La Mennais lui-même est celui d'un petit domaine, situé en la paroisse de Trigavou, tout proche de Dinan. Suivant l'usage général des bourgeois du XVIIIème siècle, le grand-père des deux abbés de La Mennais ajouta le nom de cette terre, dont il était propriétaire, à son nom patronymique de Robert, et s'appela, sur les registres de baptême et de mariage de la ville de Saint-Servan : noble homme Louis-François Robert, sieur de La Mennais. Il était né en 1718 et fut, je crois, le premier à porter le nom que ses deux petit-fils devaient illustrer ; car son père s'appelait François Robert, sieur des Saudrais.

Louis-François eut de sa première femme, Marie-Thérèse Padet, deux fils : Pierre-Louis Robert, sieur de La Mennais, et Denis-François Robert, sieur des Saudrais. Tous deux épousèrent, le même jour (5 septembre 1775), les deux sœurs, filles de M. Pierre Lorin, conseiller du roi, sénéchal de la juridiction civile et criminelle de Saint-Malo et premier magistrat de la ville. Tous deux avaient quitté Saint-Servan pour venir habiter Saint-Malo et y avaient fondé chacun une très-importante maison de commerce. C'étaient des hommes d'intelligence et de coeur, qui virent, dans l'agrandissement de leur fortune, une plus forte part de devoirs sociaux et qui surent les remplir. Pierre-Louis notamment se dévoua de telle sorte au bien public, que les Etats de Bretagne sollicitèrent pour lui des lettres de noblesse. Louis XVI les accorda, à la date de mai 1788, c'est-à-dire à la veille du jour où ces lettres allaient devenir un titre de proscription ; mais les considérants relevés par le roi sont si honorables pour le père de l'abbé de La Mennais, que cette pièce doit nécessairement trouver place en tête de la biographie de son fils. Qui sait, d'ailleurs, si la charité paternelle n'a pas été le premier germe de la charité et du dévouement héroïque dont toute la vie du fondateur des Frères n'a été qu'un long et multiple exemple ? « Louis, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, SALUT. Nous avons toujours, à l'exemple des rois nos prédécesseurs, regardé la prérogative de la noblesse comme la marque la plus précieuse de notre estime et la plus digne récompense que nous puissions accorder à ceux de nos sujets qui se rendent recommandables par des vues utiles, un zèle pur, actif, et toujours dirigé vers le bien public. De ce nombre est notre cher et bien-aimé le sieur Pierre-Louis Robert de La Mennais, négociant à Saint-Malo. Nous sommes informé qu'à l'exemple de son père et de ses aïeux, il s'est livré au commerce d'une manière d'autant plus utile, que par les correspondances qu'il entretient dans tout le nord de l'Europe, il fournit au port de Saint-Malo une partie des matières nécessaires pour la construction et l'armement des navires. Depuis la paix dernière, il a fait passer en Espagne et dans les colonies françaises pour plus de dix millions de toile des manufactures de Bretagne, et il continue sans cesse et avec la même activité ses armements. En 1779, ayant reçu ordre du gouvernement de faire passer avec la plus grande diligence tous les effets d'artillerie et des hôpitaux qui avaient été assemblés à Saint-Malo pour l'armée commandée par M. le comte de Rochambault, il remplit cette commission avec une telle activité que, dans huit jours, huit cents voitures furent expédiées et les effets rendus à leur destination. Pour récompenser le sieur de La Mennais de la peine et des soins qu'il s'était donnés à cette occasion, et de l'économie et du bon ordre qu'il avait établis, il lui fut offert une gratification ; mais il la refusa généreusement et demanda qu'elle fût distribuée aux habitants des campagnes, qui avaient fourni les voitures et perdu beaucoup de chevaux. Lors de la disette qui affligea notre province de Bretagne, en 1782, le territoire de Saint-Malo et celui de Dinan se trouvèrent tellement dépourvus, que le prix du boisseau de froment fut porté jusqu'à douze livres. Le sieur de La Mennais, qui avait prévu ce malheur, fit venir de chez l'étranger quinze mille boisseaux de grains et les fit vendre au marché à raison de huit livres le boisseau, au lieu de dix qu'on lui offrait. En 1786, il donna des preuves d'un patriotisme plus rare encore. La mauvaise récolte de l'année précédente ayant occasionné une nouvelle disette, il fit venir d'abord d'Angleterre et de Hollande une quantité considérable de fourrages, qu'il fit vendre moins cher qu'il ne lui avaient coûté ; ensuite il procura à notre commissaire départi du lin et du chanvre en assez grande quantité pour en répandre dans la province entière au-dessous du prix marchand. Enfin il tira également de l'étranger pour trois millions de grains et de farines, à l'aide desquels il fut pourvu pendant huit mois à la subsistance des habitants de Saint-Malo et des environs à dix lieues à la ronde, toujours à un prix très-inférieur au prix courant ; mais ce qui rend surtout le sieur de La Mennais recommandable à nos yeux, c'est sa modestie au-dessus de tout éloge. Ceux de ses compatriotes qui ont participé aux secours qu'il s'est empressé de leur faire distribuer ignoreraient encore qu'ils en sont redevables à ce généreux citoyen, si le sieur de Bertrand, notre commissaire départi dans notre province de Bretagne, n'eût pas cru devoir proclamer cet acte sublime de patriotisme, dont il avait été à la fois et le confident et l'admirateur. D'après le compte qui nous a été rendu de services aussi signalés, nous avons cru qu'il était de notre justice d'en récompenser le sieur de La Mennais par un témoignage public et éclatant de notre satisfaction. En conséquence, nous nous sommes déterminés à l'élever de notre propre mouvement aux honneurs de la noblesse. Indépendamment de ce qu'il a dignement mérité cette distinction, nous sommes instruit que sa famille est ancienne et a contracté des alliances honorables ; ce sera d'ailleurs un motif d'émulation et d'encouragement pour ceux qui chercheront à suivre son exemple. A CES CAUSES, nous avons de notre grâce spéciale, pleine puissance et autorité royale, anobli, et par ces présentes, signées de notre main, anoblissons ledit sieur Pierre-Louis Robert de La Mennais, et des titres de noble et d'écuyer l'avons décoré et décorons, voulons et nous plaît qu'il soit censé et réputé noble tant en jugement que dehors, ensemble et ses enfants, postérité et descendants males et femelles nés et à naître, en légitime mariage ; que comme tel il puisse prendre en tous lieux et en tous actes la qualité d'écuyer, parvenir à tous degrés de chevalerie et autres dignités, titres et qualités réservés à notre noblesse ; qu'il soit inscrit au catalogue des nobles et qu'il jouisse et use de tous les droits, privilèges, prérogatives, prééminences, franchises, libertés, exemptions et immunités dont jouissent et ont accoutumé de jouir les anciens nobles de notre royaume, etc., etc. Donné à Versailles, au mois de mai, l'an de grâce mil sept cent quatre-vingt-huit, et de notre règne le quinzième. Signé : Louis »

Les armoiries concédées au nouvel anobli étaient bien la traduction héraldique de ce diplôme ; il devait porter : de sinople au chevron d'or, accompagné en chef de deux épis du même, et en pointe d'une ancre d'argent.

C'est dans ce milieu de fortune et de considération toujours grandissantes, dans un vaste et bel hôtel de la rue Saint-Vincent, que naquit, le 8 septembre 1780, Jean-Marie Robert de La Mennais. Félicité, ou Féli, comme on l'appela toujours, était de deux ans plus jeune, et naquit le 27 juin 1782 (Note : Jean-Marie était le troisième enfant né du mariage de Pierre-Louis avec Mlle Lorin ; il eut pour aînés Louis-Marie et Pierre Jean, morts en bas âge, et pour puîné Gratien-Claude). A deux pas de cette maison venait aussi de naître Châteaubriand. Quelques murs séparent à peine le berceau des deux premiers prosateurs du XIXème siècle. 

L'enfance de l'abbé de La Mennais, enfance chétive comme celle de son frère, s'écoula paisiblement dans l'hôtel de la rue Saint-Vincent et dans une maison de campagne que Pierre Lorin, son grand-père maternel, avait fait construire sur la lisière de la forêt de Coëtquen, et dont, à cause du long séjour qu'y ont fait les deux frères, le nom est aujourd'hui célèbre : La Chesnaye. C'était là que se réunissaient volontiers M. et Mme de La Mennais et M. et Mme  des Saudrais. Le double lien qui unissait ces quatre personnes était cimenté par une grande conformité d'humeur et une profonde amitié. M. des Saudrais était un lettré ; il avait le goût des livres, et écrivait même à ses heures des traductions d'Horace et de Job, ou des traités de polémique philosophique et religieuse. C'est M. des Saudrais qui inocula à ses deux neveux la passion des livres et des études littéraires ; passion que Jean poussa certainement aussi loin que Féli, et dont le détournèrent seulement les grandes oeuvres d'éducation auxquelles il voua sa vie. M. de La Mennais et M. des Saudrais étaient d'ailleurs des hommes sincèrement et profondément chrétiens ; ils en donnèrent des preuves non équivoques, quand éclata la persécution révolutionnaire ; et dans les années qui nous occupent, cette profession éclatante de la foi antique leur valait l'intimité du haut clergé de Saint-Malo, et notamment des deux derniers évêques de ce siége, Mgr des Laurents, qui voulut conférer lui-même le sacrement de baptême aux enfants de M. de La Mennais, et Mgr Cortois de Pressigny qui conféra à l'abbé Jean la confirmation et les premiers ordres. Néanmoins, le mouvement et le souci des affaires faisaient chez M. de La Mennais, le père, que la religion n'atteignait point encore la piété : il fallut l'épreuve pour lui donner le dernier trait, et Mgr de Pressigny écrivait à ce propos, au lendemain de la ruine complète du riche armateur, suite fable des événements politiques : « Dieu seul peut donner les consolations qui sont nécessaires dans de pareilles circonstances : vous êtes heureusement disposé à les recevoir ; et je crois avoir oui dire que monsieur votre père, depuis quelques années, s'occupait de la religion plus que dans les temps dans lesquels je l'ai connu » (Lettre inédite à Jean-Marie, du 3 octobre 1813). 

Du reste, rien ne peut faire un meilleur éloge et de M. de La Mennais le père et de l'oncle des Saudrais, que l'attendrissement avec lequel en parlait Féli, à l'apogée de sa gloire : « Je viens, écrivait-il le 28 janvier 1828, d'éprouver encore une vive affliction. Nous avons perdu mon pauvre père ; il avait quatre-vingt-six ans, et sa vie n'était plus qu'une lente agonie, supportée avec toute la patience de la foi et toute la vigueur d'âme d'un chrétien. Je le recommande à vos prières, quoique je le croie maintenant plus heureux que nous. Cette perte, après tant d'autres, pèse tristement sur mon coeur. Mais le jour de la réunion viendra. Dans le royaume de Jésus-Christ, les pleurs n'ont qu'un temps et la joie seule est éternelle » (Correspondance publiée par Forgues, 348). 

Et le 15 juin 1829 : — «  Encore une nouvelle douleur. Je viens de perdre mon pauvre oncle, qui avait été pour moi un second père. Les deux frères avaient, le même jour, épousé les deux soeurs. Ils sont réunis maintenant, et nous restons seuls ! Tout s'en va, tout passe, tout meurt : Beati qui in Domino moriuntur ! Je n'ai jamais compris, mais aujourd'hui je comprends moins que jamais, comment les hommes peuvent s'attacher à cette vie misérable où nous n'avons rien autre chose à faire, dit Tertullien, que d'en sortir au plus vite. Cependant il faut la porter, la porter aussi longtemps que le voudra Celui de qui nous la tenons » (Correspondance, T. II p. 56).

Les deux femmes, Mme de La Mennais (Gratienne-Jeanne Lorin) et Mme des Saudrais (Félicité-Simonne-Jeanne Lorin), étaient deux saintes. Le portrait de Mme de La Mennais ornait la bibliothèque de Ploërmel. C'était une belle tête, pleine à la fois de fermeté et de douceur. 

La mort prématurée de cette mère chérie fut la première des épreuves par lesquelles eut à passer le futur fondateur d'un ordre religieux, le futur homme d'action et de lutte. Mme de La Mennais mourut en 1789. Puis vinrent les événements politiques, se succédant avec la fureur des grands flots battus par un violent orage. M. de La Mennais vit tout d'abord sa situation commerciale compromise. M. des Saudrais, moins engagé que son frère dans les grandes spéculations, se dévoua à l'éducation littéraire de ses neveux ; et Mme des Saudrais, qui n'avait point d'enfants, remplaça leur mère pour l'éducation du coeur. Une vieille bonne, Mlle Villemain, un de ces types de dévouement modestement héroïque que l'on trouvait jadis dans presque toutes les anciennes familles bretonnes, s'attacha avec une nouvelle affection aux orphelins. 

Pour les âmes trempées fortement, le malheur remplace les années ; et, à vrai dire, Jean de La Mennais n'eut pas d'enfance. « Parmi les marques de l'adoption divine, dit l'éloquent et sympathique panégyriste de M. de La Mennais, parmi les marques de l'adoption divine qu'il nous est donné de lire au front de tout enfant chrétien, quand sa vie, commencée par le baptême, s'est épanouie doucement dans la prière de chaque jour, je ne sais s'il est possible d'en rencontrer de plus émouvantes que celle-ci : A certaines heures d'une solennité mystérieuse, il se fait pour ces yeux à peine ouverts aux choses de ce monde, une lumière qui n'a rien de commun avec celle de l'expérience. On dirait que, pour un instant, le Père qui est dans les cieux leur permet de lire dans sa pensée ; qu'il supprime pour eux la distinction du présent et de l'avenir, et qu'à cause de ce qu'ils sont encore, il leur est donné d'affirmer ce qu'ils seront un jour. Les voies les plus étroites des conseils évangéliques ; les carrières les plus ardues, dont la souffrance et le renoncement sont les premières lois ; les travaux les plus impossibles à la nature, que les fermes croyants eux-mêmes ne peuvent accomplir que la croix sur les épaules et en résistant jusqu'au sang : voilà ce que des enfants de dix ans nous montrent d'un geste assuré dans le chemin qui s'ouvre devant eux ; et quelle mère chrétienne a jamais entendu sans frissonner ces paroles prophétiques, et ne les a pas gardées dans son coeur comme le glaive du sacrifice, surtout si l'innocent prophète avait, ce jour-là, reçu, en pleurant de foi, le corps et le sang de Jésus-Christ ? Souvent encore, la seule vue d'un enfant de l'Eglise attire soudainement le regard d'un autre Siméon, blanchi dans les travaux d'un laborieux apostolat. On le voit poser avec attendrissement les deux mains sur cette jeune tête, contempler respectueusement ce visage sur lequel il vient de découvrir la trace du doigt de Dieu ; et puis, d'une voix où le souffle de l'Esprit-Saint devient sensible, quelque saint François de Hiéronymo annonce au siècle qui suivra quelque saint Alphonse de Liguori. Que se passa-t-il entre l'enfant et le vieillard, ou plutôt entre l'esprit qui anime l'Eglise et l'âme de chacun d'eux, quand le dernier évêque de Saint-Malo vit s'agenouiller à ses pieds le plus mâle héritier de la vieille foi bretonne, pour recevoir en un même jour, et sensiblement avant l'âge accoutumé, le pain qui nourrit la vie, et le sacrement qui donne la trempe chrétienne au courage ? Jean-Marie de La Mennais n'avait guère que neuf ans ; mais en ce temps-là il fallait se hâter. L'évêque sentait trembler sous ses pas le sol que sa chaire épiscopale consacrait depuis tant de siècles. Il voyait la tempête qui depuis cent ans au moins amoncelait ses mimes à tous les points de l'horizon français, près de faire éclater la plus terrible de ses foudres. Tant que 1789, cette année qui prétendait dès lors à l'honneur de remplacer l'ère de salut, n'avait produit que des affirmations politiques ou promis que des réformes dans l'Etat, l'inquiétude avait pu trouver sa place dans les plus fermes esprits, mais les coeurs droits avaient pu aussi conserver une légitime espérance. Ce n'était ni l'Eglise catholique, ni la Bretagne, qui pouvaient s'alarmer au seul mot de liberté, pourvu que, dans la nouvelle devise, ce grand nom fût interprété par la loyauté et par la foi. Mais 1790 était commencé ; et bientôt la Révolution, revêtant un caractère, désormais visible à tous les yeux, d'hostilité contre l'Eglise, et contre Dieu, dont l'Eglise est le royaume, allait marquer au front de la France frémissante un nom qui appelle la malédiction et la vengeance de Dieu, le nom de SCHISMATIQUE. La première nation chrétienne de l'Europe, déchirant du même coup l'acte du baptême de Clovis, et l'acte du couronnement de Charlemagne, et le Credo dix-huit fois séculaire de la civilisation, allait essayer, à ses risques et périls, de rester un grand peuple sans l'Eglise, et bientôt sans Jésus-Christ, et dans trois ans, sans Dieu. Eh bien ! mes frères, j'ose affirmer, parce que nous savons, nous autres, ce que c'est qu'un coeur d'évêque, que M. de Pressigny, quand il imposa les mains à Jean-Marie de La Mennais, appelant sur lui, comme un homme qui a reçu le pouvoir de l'appeler, l'Esprit de sagesse, l'Esprit de conseil d'Esprit de force et de courage, son oeil voilé de larmes s'efforça de pénétrer, par le même regard, l'avenir de ce jeune chrétien, et l'avenir du pays dont il recevait en ce moment le plus noble héritage. Il pria, ce pontife si prés de l'exil, pour la génération qu'il avait enfantée à la vérité, et pour les générations qui allaient naître au milieu des combats de l'enfer contre la vérité. L'ange de son Eglise lui demanda-t-il alors : Penses-tu que cet enfant suffise à relever tant de ruines ? Quis putas iste puer erit ? Lui fut-il donné de voir, à l'extrémité de son diocèse, des points lumineux marquer, trente ans d'avance, les étapes de la reconquête ? Je ne sais, mes chers frères ; mais je sais que Ploërmel et Malestroit étaient des paroisses de cet évêché de Saint-Malo, la patrie de Jean, et le bercail de M. de Pressigny. Vous parait-il bien sûr que ni les frères de Ploërmel ni les prêtres éminents qui sortirent de Malestroit, n'ont rien recueilli de cette prière suprême ? » (Oraison funèbre par l'abbé Léseleuc, 1861, p. 6 et seq.). 

M. de La Mennais racontait souvent cette scène à ses amis. Il donna dès ce jour-là la mesure de sa foi ardente, de sa vive intelligence, de son énergique volonté. Sous l'imposition des mains du pontife confesseur, cet enfant de dix ou onze ans eut à la fois l'intuition des prochaines persécution de l'Eglise et le dévouement, dévouement sans réserve, de se consacrer par le sacerdoce à cette Eglise persécutée. Mgr de Pressigny devait gagner les îles anglaises, durant la nuit, sur un bateau que M. de La Mennais mettait à ses ordres. On était réuni dans le salon paternel pour les adieux suprêmes ; on cherchait Jean, qui s'était éclipsé. Tout à coup, on le voit apparaître, un bâton à la main et un petit paquet sous le bras ; on l'interroge : — « Monseigneur, répond l'enfant, vous êtes mon évêque ; je veux être prêtre, et je vous suis ». Le petit paquet contenait simplement un livre d'office et une grammaire latine. L'évêque, attendri jusqu'aux larmes, remercia Dieu, qui assurait à l'Eglise de Saint-Malo de si merveilleuses espérances.

M. des Saudrais était un lettré, nous l'avons dit, et fort propre à donner à ses neveux le goût des lettres ; mais on comprend que des études ainsi dirigées devaient être plus ou moins irrégulières ; puis, les écoliers marchaient à pas de géant. Jean, intelligence méthodique, à la fois ouverte et réfléchie ; volonté de fer, qui voyait en toutes choses le devoir, et dans le travail littéraire la préparation nécessaire de sa vocation sacerdotale, courait droit au but et ne perdait pas une heure. Féli, au contraire, impatient de toute discipline, allait par soubresauts. L'oncle des Saudrais l'enfermait, dit-on, dans sa bibliothèque, où se trouvaient pêle-mêle des livres de toute sorte, et notamment les productions impies du XVIIIème siècle. La tradition raconte que l'indocile écolier prit trop de goût pour cette prison fatale et s'y faisait condamner sans cesse. 

Ce qu'il y a de certain, c'est que Féli fut le premier écolier de Jean, qui inaugura ainsi cette vocation si particulière et si constante pour la pédagogie, à laquelle fut vouée sa vie entière. Quand Féli s'était trop laissé attarder, il avait recours à Jean, et Jean se faisait avec joie le répétiteur de son frère. Cinquante ans plus tard, l'abbé Jean racontait ce détail à celui qui écrit ces lignes. Je ne sais plus quel livre de Féli, négation de plus en plus absolue et de la foi de sa jeunesse et du caractère sacré dont il était revêtu, venait de renouveler au coeur de son frère la blessure incurable qui y saignait depuis 1833. Quand j'entrai dans sa chambre, le saint vieillard était prosterné la face contre terre et fondait en larmes ; puis, se remettant peu à peu, il revit tout ce passé que les douleurs du présent lui rendaient plus cher encore ; il me parlait avec enthousiasme de l'intelligence prodigieuse, du génie extraordinaire que Dieu avait donnés à son frère et des premières marques qui s'en étaient produites ; c'est ainsi qu'il arriva à ces années lointaines, que je raconte à mon tour, et à ces étranges études littéraires, suivies au milieu de troubles sans noms et sans précédents, alors que le proconsul Carpentier régnait à Saint-Malo, comme Carrier régnait à Nantes. 

Or, ce fut à cette heure même, en cette année 1793, que la Providence envoya à Jean et à Féli un homme qui devait être à la fois le précepteur, le modèle et l'ami de leur adolescence. C'était un jeune prêtre proscrit ; il venait de Noyon, où il était né et où il s'était voué à l'enseignement ecclésiastique. Il s'était dirigé vers Saint-Malo sur le témoignage que d'autres confesseurs avaient déjà donné en Picardie de l'hospitalité dévouée des Malouins, et parce qu'il espérait y trouver des moyens plus faciles de passer à l'étranger. Il avait vingt-sept ans et se nommait l'abbé Vielle, nom vénérable entre tous, naturalisé Breton par toute une vie de bonnes oeuvres, et que le diocèse de Saint-Brieuc, en particulier, n'est pas près d'oublier. L'abbé Vielle, trouvant à Saint-Malo quelques facilités d'exercer le saint ministère, à cause de sa qualité d'étranger et de son extrême jeunesse, ajourna son dessein de quitter la France, et, par le fait, il ne la quitta pas. 

Un jour, Jean de La Mennais le rencontra sur le Sillon, vêtu en matelot. Il l'aborda résolument et lui demanda qui il était et quels étaient ses desseins. Le proscrit fit à l'enfant une réponse évasive ; mais celui-ci, fixant sur son interlocuteur cet oeil dont la vivacité extraordinaire survécut à l'âge : — « Vous êtes prêtre, dit-il ; ne me trompez pas : on a besoin de vous chez mon père ; venez-y ». Et le prêtre y alla ; et ainsi commença cette liaison qui ne fut brisée que par la mort. 

C'était une merveille de zèle et de prudence que la vie de M. Vielle, dans ces temps atroces. Presque toujours déguisé en portefaix ou en matelot, il arrivait chaque jour, ou plutôt chaque nuit, au chevet des mourants, que lui indiquaient une troupe de femmes pieuses, et jamais il ne fut trahi. Il est vrai qu'il essuya de nombreuses alertes et fut constamment en péril. Il ne fut arrêté qu'une seule fois et ne passa qu'une seule nuit en prison ; c'était le vestibule inévitable de l'échafaud, et il s'y attendait ; mais, durant cette nuit, d'actives et énergiques influences avaient agi, et le lendemain matin, sans qu'il ait jamais pu savoir comment, il était rendu à la liberté et à ses oeuvres de miséricorde. 

Telle fut la précoce initiation de Jean aux travaux du sacerdoce ; non-seulement il était témoin, mais il prenait aussi sa part personnelle dans ces scènes, renouvelées des catacombes, qui s'accomplissaient chaque jour. « Parfois, raconte M. Blaize, neveu de M. de La Mennais, et qui avait recueilli ces traditions encore toutes vivantes au foyer domestique, un prêtre non assermenté, le vénérable abbé Vielle, se glissait, à la faveur d'un déguisement, dans la maison paternelle. A minuit, la famille se réunissait dans une mansarde. La chère Villemain, si dévouée à ses maîtres, veillait au dehors : deux bougies brûlaient sur une table transformée en autel. M. Vielle, assisté de mon oncle Jean, alors âgé de treize ans, disait la messe. Tous priaient avec ferveur. Le bon prêtre bénissait les vieillards et les enfants et se retirait avant le jour » (Essai biographique sur M. Féli de La Mennais, p. 18). Ainsi s'écoulèrent les longues années de la Terreur. 

 

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Saint-Brieuc (1813-1815)

Lorsque la fermeture du petit séminaire de Saint-Malo, [dont, avec M. Vielle, il était un des fondateurs et professeurs], fut devenue une nécessité fatale, l'abbé de La Mennais, préparé par des études assidues, entraîné par un goût personnel, appuyé sur son frère, qui prouvait dés lors, au milieu des défaillances d'une santé chétive, une vocation vraiment exceptionnelle pour la vie littéraire, songea à s'adonner lui-même aux lettres chrétiennes. Une lettre de Mgr de Pressigny, datée du 10 juillet 1812, nous révèle ce dessein : « Les livres, Monsieur, que j'avais fait déposer au petit séminaire de Saint-Malo, ne peuvent pas être en meilleures mains que les vôtres. Je consens avec grand plaisir que vous les gardiez, et je vous prie même de les accepter pour en disposer comme vous voudrez. Le projet que vous formez de vous appliquer à l'étude de l'histoire ecclésiastique est très-sage »

Cette lettre se terminait par ce paragraphe, qui résume bien la situation de l'époque : « Vous désireriez sans doute que je vous donnasse des nouvelles du séjour du Pape à Fontainebleau et de sa santé. Je ne vous en donnerai aucune, parce que les différents rapports sont très-opposés. Il faut, sur cet objet, comme sur tout autre, ne donner que très-peu de confiance à tout ce qu'on entend dire. La plus grand partie des hommes, surtout ceux de notre nation, sont pressés de parler, et par cette raison, se trompent souvent. Il faut vivre à la journée et attendre de la Providence le lendemain » (Lettre inédite). 

Le lendemain fut un coup de foudre pour M. de La Mennais. Le despotisme impérial qui avait fermé l'école de Saint-Malo, eut pour autre résultat fatal de fermer inopinément le grand comptoir commercial que M. de La Mennais père avait depuis tant d'années fondé dans cette même ville. Les guerres européennes avaient barré, pour nos négociants, les mers de l'Europe ; les ruines individuelles précédèrent la ruine de l'empire lui-même. Au milieu de l'année 1813, M. de La Mennais père dénonça la cessation de ses paiements. L'abbé Jean, montrant dès lors les qualités pratiques et l'énergie souveraine dont il devait plus tard donner tant de preuves, prit en mains propres les épaves de ce grand naufrage. Au prix de plus d'un sacrifice personnel et des sacrifices des autres membres de sa famille, il ménagea à son père un concordat honorable. Mgr de Pressigny écrivait, à la date du 3 octobre 1813 : « L'événement que vous m'apprenez, Monsieur, est un de ceux qui pouvaient m'affliger davantage. L'amitié que vos parents m'ont toujours témoignée ; l'intérêt qu'elle m'avait inspiré, et l'amitié que j'ai pour vous et pour Monsieur votre frère me rendent extrêmement sensible au malheur que vous éprouvez tous. Dieu seul peut donner les consolations qui sont nécessaires dans de pareilles circonstances ; vous êtes heureusement disposé à les recevoir et je crois avoir ouï dire que Monsieur votre père, depuis quelques années, s'occupait de la religion plus que dans les temps dans lesquels je l'ai connu. Dites-lui bien, je vous et prie, ainsi qu'à Monsieur votre oncle, combien je prends de part à cet événement et croyez que mon tendre attachement pour vous est et sera toujours le même » (Lettre inédite). 

Mais le séjour à Saint-Malo était devenu pénible pour l'abbé de La Mennais, et obéissant, à son insu sans doute, à la vocation providentielle, il songea à se retirer à Saint-Brieuc, dont l'évêque avait eu avec lui des rapports pleins d'affection, depuis que M. Vielle, chassé de son collège de Saint-Malo, était allé prendre la direction du grand séminaire de Saint-Brieuc. Mgr Caffarelli lui avait écrit, à la date du 22 octobre 1812  : « Monsieur, je sens toute l'étendue du sacrifice que vous venez de faire. M. Renault m'a raconté combien il en a coûté à votre coeur, et avec quel courage vous l'avez fait. J'en suis également pénétré d'admiration et de reconnaissance. Après Dieu, c'est à vous, Monsieur, que je dois le bonheur d'avoir M. Vielle pour supérieur de mon séminaire. Comment pourrais-je reconnaître un aussi grand service ? La religion, la gloire de Dieu, vous ont seules déterminé. Vous leur avez sacrifié les sentiments les plus louables. Que ne puis-je ajouter à la récompense que vous attendez d'une détermination aussi généreuse ! Mon cœur vous est entièrement dévoué, Monsieur, et aux sentiments d'estime que je portais à votre zèle et à vos connaissances viennent se joindre ceux de la reconnaissance la plus entière et de la confiance la plus extrême » (Lettre inédite). 

Un an plus tard, l'abbé de La Mennais recevait de Mgr Caffarelli cette lettre, encore plus affectueuse et plus bienveillante : « La confiance que vous avez en moi, Monsieur, et l'abandon avec lequel vous vous remettez entre mes mains m'imposent des devoirs que je tâcherai de remplir du mieux qu'il me sera possible. Pour y parvenir je ne négligerai ni soins, ni efforts. Nous vivrons comme deux frères, nous aidant et nous encourageant à porter le fardeau de l'épiscopat, que vous voulez bien partager avec moi. Vous me le rendrez moins pesant. Cet espoir me soutient, m'encourage et je ne fais plus de voeux que pour votre prompte arrivée dans ce pays. Je tâcherai de vous le rendre le moins désagréable possible et de vous consoler des peines qui vous affligent. C'est dans ces sentiments, Monsieur, que je vous embrasse avec le plus tendre attachement » (Lettre inédite du 19 octobre 1813). 

L'évêque qui écrivait ces lignes si cordiales occupait le siège de Saint-Brieuc depuis 1802. Mgr Jean-Baptiste-Marie Caffarelli était né dans le diocèse de Toulouse, en 1763, d'une famille noble, peu fortunée et fort nombreuse ; il embrassa l'état ecclésiastique, et était vicaire de sa paroisse natale au moment où la Révolution éclata. Il refusa le serment et s'exila en Espagne. L'aîné de ses frères, officier d'une rare distinction, mourut en Egypte, regretté amèrement de Bonaparte, dont il était le confident et l'ami. Ce fut l'origine de la fortune de ses frères survivants, qui furent appelés aux plus hautes fonctions de l'administration et de l'armée par Bonaparte, devenu premier consul, tandis que l'abbé Jean-Baptiste était lui-même nommé, après le Concordat, au siége épiscopal de Saint-Brieuc, et mis à la tête d'un immense diocèse, agrandi d'un nombre considérable de paroisses tant des diocèses de Tréguier, de Dol et de Saint-Malo, supprimés, que de l'ancien évêché de Quimper, rétréci sur ce point. C'était une lourde tâche, à laquelle Mgr Caffarelli ne fut pas inférieur. Déjà il avait relevé bien des ruines, racheté et rétabli son grand séminaire, à la tête duquel nous avons dit qu'il venait d'appeler M. Vielle ; il avait surtout énergiquement manifesté son attachement à la foi catholique durant le concile de 1811. L'abbé Le Sage, chanoine de Saint-Brieuc, ancien moine de l'abbaye de Beauport, qui a laissé des mémoires manuscrits où la bienveillance n'est pas toujours prodiguée, et qui nous serviront plus d'une fois dans ce chapitre, s'exprime en ces termes sur la conduite de l'évêque de Saint-Brieuc en 1811 : « Nous le vîmes avant son départ et fûmes charmé de ses principes et de ses dispositions. M. Courcoux, curé de la cathédrale, l'accompagna. C'était un homme instruit, de tête et de courage. L'évêque de Saint-Brieuc en déploya autant qu'aucun autre, vola toujours avec le bon parti, qui faisait la presque totalité. Il courut risque de se voir emprisonné à Vincennes ; mais il revint à son diocèse, où son clergé s'honora de sa constance et de la disgrâce qu'elle lui avait attirée. Il fut quinze ou dix-huit mois sans obtenir l'exemption de ses séminaristes conscrits, ni la permission d'ordonner des sous-diacres. Ses prêtres, sans exception, vinrent le consoler ou plutôt le féliciter, et pour peu qu'il en eût montré le désir, cet événement aurait été l'époque d'un rapprochement cordial et sincère entre le premier pasteur et son clergé »

C'est auprès de ce prélat que M. de La Mennais, après avoir laborieusement et douloureusement réglé la situation de son père, qui quittait aussi Saint-Malo pour aller demeurer à Rennes, vint chercher un asile si cordialement et si affectueusement offert. Il ne fut pas déçu. Nous trouvons, dans les lettres tout intimes à M. Querret, l'impression de son séjour chez l'évêque de Saint-Brieuc. Il écrivait le 21 mars 1814 : « Saint-Brieuc, le 21 mars 1814.  Mon cher ami, Avant de vous quitter, je vous ai promis de vous écrire, mais vous ne m'avez point promis de me répondre, et ma première lettre a pour principal objet de m'en assurer, car, enfin , une correspondance n'est point un monologue, et vous êtes d'ailleurs excellent pour le dialogue. N'allez point vous imaginer que je consente jamais à regarder vos occupations comme une cause de silence : ne pourrais-je pas vous offrir la même excuse ? et, de bonne foi, quand on le veut, ne trouve-t-on pas toujours le temps de tailler la plume avec laquelle on doit écrire à ses amis, et de la mettre entre ses doigts ? Ainsi, monsieur l'instituteur, point de paresse : vous la condamnez souvent, prenez garde d'en donner l'exemple. Jusqu'ici tout me plaît ici ; mais je n'oublie point que les commencements sont toujours beaux et qu'il faut attendre pour juger. Sancho Pança, qui aimait tant les proverbes, m'aurait sans doute rappelé ces deux-là, si je lui avais parlé des agréments que je trouve dans une ville où j'arrivai hier. Je suis sûr cependant que je ne cesserais point de m'y plaire si tous mes amis étaient auprès de moi ; mais je sens douloureusement leur absence et rien ne pourra remplir le vide qu'ils laissent dans mon coeur. Oh ! que la vie est triste On se connaît, on s'aime, on est uni par le fond de l'âme, et le lendemain on se quitte, on est jeté à vingt lieues l'un de l'autre. Ainsi va ce monde, les joies solides sont réservées pour l'autre. Mille choses pleines d'amitié au cher Langret, à Roger, à Lecor et Bourdelais. S'ils ne m'écrivaient point, je leur donnerais des pensums assurément, et j'apprendrais tout exprès l'orthographe de ce mot si aimable et si doux, que je viens d'écrire sans savoir si je me servais des lettres qui lui sont propres. Adieu, mon bon ami, vous savez combien je vous suis attaché ; et cela est fort heureux, car il me serait impossible de vous exprimer les sentiments que je vous ai voués et avec lesquels je suis tout à vous pour la vie, J.-M. M. »

C'est alors même que s'écroulait la colossale et monstrueuse puissance de Napoléon. Dans la nuit du 12 au 13 avril, on apprenait l'entrée des alliés à Paris et la restauration des Bourbons. Le régime tombé était odieux, à tous les points de vue, aux deux frères de La Mennais. Ils profilèrent de l'horizon nouveau qui semblait s'ouvrir devant eux, pour imprimer le livre auquel ils consacraient leurs travaux depuis plusieurs années. L'abbé Jean le faisait savoir à M. Bruté dans sa lettre du 27 avril 1814 : « Mon cher ami, nous allons faire paraître l'ouvrage dont nous vous avons parlé plusieurs fois dans nos lettres en termes ambigus. Rien de moins ambigu cependant quant à la doctrine. Les droits du Saint-Siége y sont établis avec une franchise que quelques-uns trouveront peut-être excessive. Mais nous avons cru que la vérité était assez vieille pour lui ôter ses langes, tant pis pour ceux qui voudraient encore la faire marcher avec des lisières et entourer sa tête de bourrelets. Les gallicans crieront, mais on criera plus haut qu'eux. Notre livre a pour titre : Tradition de l'Eglise sur l'institution des évêques ; il formera trois volumes in-8° de 5 à 600 pages » (Lettres, p. 84). 

La préface du nouveau livre en exposait l'histoire et le but. « Cet ouvrage, dont nous commençâmes il y a dix ans à recueillir les matériaux, n'a été terminé que sur la fin de 1813, peu de mois avant l'heureuse révolution qui nous permet de le publier librement. Certes, lorsque dans l'affliction profonde qui navrait tous les coeurs chrétiens, nous défendions les droits du Souverain-Pontife chargé de fers, nous étions loin de penser que bientôt se vérifierait pour nous la parole du roi prophète : Euntes, ibant et flebant, mittentes semina sua ; venientes autem venient cum exultatione, portantes manipulas suos. (Ps. CV). On s'apercevra aisément que nous avons écrit pendant les jours mauvais, et plusieurs de nos réflexions, grâce à Dieu, ne sont plus analogues aux circonstances. Nous avons cru néanmoins devoir les laisser subsister, comme une réparation du silence que la postérité, mal instruite, reprocherait peut-être au clergé français, et comme une leçon pour les despotes futurs qui s'imagineraient pouvoir étouffer la vérité avec des décrets, des espions et des cachots. Une autre considération nous a déterminés encore à ne rien changer à notre travail : il nous a semblé que la peinture de l'état d'où nous sortons était propre à faire chérir davantage celui que le Ciel, dans sa clémence, y a fait succéder. Le souvenir d'une douleur qui n'est plus ajoute je ne sais quoi de plus vif et de plus doux au sentiment de la félicité présente » (Tradition de l'Eglise sur l'institution des évêques. Trois volumes in-8. Liége, et à Paris, à la Société typographique, place Saint-Sulpice, n° 6. 1814). 

Le livre très-érudit et très-concluant, oeuvre commune des deux frères, dont Jean avait eu la pensée et fourni les textes ; que Féli avait rédigé sur les notes fraternelles ; qui, par le fait et dans la pensée commune, appartenait surtout à Jean, et reste son patrimoine littéraire, posait très-nettement les principes qui prévalent, grâce à Dieu, désormais dans le clergé français. C'était le premier pas pour le retour à ce que l'on est convenu d'appeler l'ultramontanisme, et son plus grand mérite, celui qui doit rester surtout à l'avoir de Jean, c'est cette initiative. Le clergé tout entier, l'épiscopat, les Sulpiciens, comme les hommes politiques qui avaient fait l'empire, et ceux qui compromirent la Restauration par leurs pratiques centralisatrices, étaient profondément gallicans. Les auteurs de la Tradition s'attendaient à une contradiction ardente ; je dirais plus, ils la souhaitaient. Jean lui-même écrivait à M. Querret, le 15 juillet 1814 : « Féli vous a-t-il parlé des alarmes qu'il a eues à l'occasion du projet de loi sur la presse ? Elles me paraissent très-exagérées, et l'ordonnance du roi ne me semble pas du tout napoléonienne. La censure est supprimée pour tous les ouvrages de trente feuilles d'impression, et on ne peut pas demander davantage. Je trouve très-sage que le roi puisse surveiller et arrêter, au moins pendant trois ans, les pamphlets, les affiches, etc., qui seraient propres à troubler la tranquillité publique. Mais, dit Féli, M. Tabaraud dira que notre livre est un libelle diffamatoire, et sous ce prétexte, on saisira l'édition et on nous traduira devant les tribunaux. C'est aller vite en conséquences. Mais quand cela serait ? Il n'y a nuls moyens d'éviter cette saisie, et il serait si drôle de voir la police correctionnelle déclarer que M. Tabaraud n'est pas un hérétique et garantir l'exactitude de ses citations, qu'en vérité, je ne serais pas fâché de voir cette comédie. Elle pourrait être extrêmement gaie, et je jouerais volontiers un rôle dans celte petite pièce. On m'assure que notre livre sera imprimé au premier août, et peut-être avant. J'ai bonne envie de le relire, et encore davantage d'entendre ce qu'on dira contre. Je regretterais infiniment qu'il n'y eût pas de tapage et qu'on ne nous mît pas dans le cas de nous défendre. Je rassemble, en ce moment, des armes dont je serais fâché de ne pas faire usage un jour. Vive la guerre ! quand elle se borne à faire répandre de l'encre sur du papier » (Lettre inédite). 

A ce moment, M. de La Mennais était tout entier à la vocation littéraire. Féli l'y poussait de telle sorte que l'on ne semblait plus ménager que les convenances vis-à-vis de Mgr Caffarelli. Jean écrivait à M. Brulé : « Féli partira incessamment pour faire imprimer à Paris notre livre. Ce qu'il deviendra ensuite, il n'en sait rien lui-même. Nous méditons deux ouvrages de genres assez différents, mais qui seraient tous deux utiles. Si Féli reste à Paris, et si j'y vais moi-même, peut-être entreprendrons-nous un journal, dans le cas où la presse serait absolument libre et où il puisse résulter de ce travail un véritable bien  » (Lettre à M. Brulé, p. 88). 

Les lettres de Féli étaient des plus pressantes. Le 30 avril 1814, étant à Paris, il disait : « Je sens mieux que personne la force des liens qui t'attachent à l'évêque de Saint-Brieuc, et quoi qu'il pût m'en coûter, je ne te conseillerais jamais une démarche qui pût blesser la délicatesse. Mais ne s'agit-il pas ici de choisir entre deux engagements très-réels l'un et l'autre ? Quand tu es allé t'établir à Saint-Brieuc, n'espérions-nous pas nous y réunir ? Qui t'a empêché de te lier à ce diocèse, si ce n'est la liberté que tu voulais te réserver de le quitter, en cas que les événements m'appelassent ailleurs ? Au fond ne nous devons-nous pas plus mutuellement, que nous ne nous devons à qui que ce soit ? Pourquoi donc sacrifierions-nous cette sorte de devoir réciproque et tout ensemble notre bonheur à des considérations étrangères ? Il y a partout du bien à faire, et ici plus que nulle part. C'est ce que Tesseyre ne cesse de me répéter. Quant aux moyens d'exister, 500 abonnés seulement nous rendraient de 6 à 7 000 fr. J'ajoute un motif d'un grand poids : j'ai besoin de quelqu'un qui me dirige, qui me soutienne, qui me relève ; de quelqu'un qui me connaisse et à qui je puisse dire absolument tout. A cela peut-être est attaché mon salut. Pèse cette dernière considération » (Lettres publiées par M. Blaise, tome I, page 136). 

Les deux frères se trouvèrent réunis à Paris dans le mois d'août 1814. La lettre de Féli du 12 août 1814 apprend encore les projets communs mais non arrêtés des deux frères : « A samedi donc, mon petit frère. Je vais bien compter d'ici là les heures et les minutes, et prier le bon Dieu pour qu'il nous éclaire l'un et l'autre. Mon projet me plaît extrêmement. Passer nos jours ensemble, mettre en commun nos travaux, nos études, nos plaisirs, nos peines, toute notre destinée ; tu me connais, juge avec quelle vivacité mon coeur se précipite dans ces douces espérances. Il me tarde bien de savoir ce que tu m'en diras ; car, dans ta lettre tu ne me laisses même rien préjuger. Tu as déjà toute la discrétion d'un juge ; comment donc pourrais-je me défier de ta sagesse ? Non, je te promets de nouveau de faire tout ce que tu voudras. Je ne t'ai rien caché, rien déguisé, je t'ai ouvert mon âme tout entière : que l'amitié prononce maintenant du haut de son tribunal. Je ne t'en dirai pas davantage aujourd'hui, précisément parce que j'aurais trop à dire. Vale et me ama » (Lettres publiées par M. Blaise, Tome I, page 168). 

Le voyage de Jean à Paris mit fin à ses projets de journalisme, de vie littéraire et d'un établissement commun dans la capitale. Féli, au mois d'octobre, abandonnant l'idée de Paris, songeait à s'établir avec une imprimerie à la Chesnaye. Le véritable devoir de Jean le retenait à Saint-Brieuc. La maladie mortelle de Mgr Caffarelli, la nomination de M. l'abbé de La Mennais au poste de vicaire capitulaire, les Cent-Jours, tous les événements qui se succédèrent si brusquement, concoururent à maintenir le futur fondateur des Frères dans le milieu où pouvait seulement se développer sa vocation véritable ; et si, songeant à la triste fin de Féli, on ne peut assez regretter la collaboration fraternelle, qui eût sans doute maintenu le grand écrivain dans sa ligne primitive, en songeant au bien que les oeuvres de Jean devaient assurer pour l'avenir, on ne peut que reconnaître et bénir la main de la Providence.

S. Ropartz

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