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LES ETATS DE BRETAGNE : LES ETATS SOUS LOUIS XV ET L’ADMINISTRATION DU DUC D’AIGUILLON.

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La conspiration de 1719 et la répression terrible dont elle fut suivie eurent un effet assez puissant sur l’opinion pour laisser croire à Versailles que la Bretagne accepterait enfin les maximes et les formes de gouvernement appliquées dans les autres parties de la France [1]. Sous l’administration du maréchal d’Estrées, successeur de M. de Montesquiou, les états, jaloux de faire preuve d’une fidélité sur laquelle de récens événemens avaient pu laisser des doutes, redevinrent ce qu’ils avaient été durant le règne de Louis XIV, une assemblée de parade sans importance politique. Demeurée à peu près étrangère aux perturbations introduites par la régence dans les fortunes et dans les mœurs, rentrée dans le courant d’une vie monotone, cette province cessa durant près de trente ans d’occuper l’attention publique. On a dit que les peuples heureux n’ont pas d’histoire ; le mot s’appliquerait mieux aux peuples découragés.

A l’année 1736 remontent les premiers indices d’un réveil très faible encore de l’esprit de résistance dans l’assemblée bretonne. Sous l’inspiration du cardinal de Fleury, le roi promulgua le 26 juin, de sa pleine science et autorité, un édit pour régler les conditions d’admissibilité de la noblesse aux états de cette province, dans la pensée de restreindre, en réduisant le nombre de ses membres, la puissance à peu près absolue de cette bruyante cohorte aristocratique au sein de la représentation nationale. Cet édit portait que personne ne serait admis à siéger avant l’âge de vingt-cinq ans accomplis, il interdisait l’entrée des états à quiconque ne prouverait pas au moins cent ans de noblesse non contestée, il confirmait les interdictions antérieures contre toute personne « faisant trafic de marchandise, usant de bourse commune et intéressée dans un commerce autre que le maritime ; » enfin redit rendait les commissaires du roi juges de toutes les difficultés que l’application de ces mesures pouvait soulever.

Ces dispositions provoquèrent un mécontentement général, beaucoup moins à raison des conséquences pratiques qu’elles entraînaient que par la hardiesse avec laquelle le monarque proclamait en face des états le principe de la souveraineté absolue. Réglementer l’organisation intérieure d’une assemblée politique sans la consulter, c’était porter une atteinte flagrante à son indépendance, et le parlement de Bretagne n’hésita point à dénoncer l’édit du 26 juin comme incompatible avec le contrat d’union de 1532. La même opinion fut exprimée avec une chaleur alors inusitée par plusieurs membres de la noblesse dans les états réunis à Rennes au mois de novembre ; mais à peine l’écho de ces débats fut-il arrivé jusqu’à Versailles, que le cardinal de Fleury, irrité qu’il se rencontrât des hommes assez imprudens pour troubler par un peu de bruit la tiède atmosphère de son gouvernement, fit expédier dix lettres de cachet au maréchal d’Estrées, qui ne les avait pas demandées et qu’elles jetèrent dans le plus pénible embarras. Six de ces lettres, prescrivant l’éloignement de la province, étaient adressées aux gentilshommes qui avaient parlé de l’édit avec une liberté, qu’on ne connaissait plus depuis les états de Dinan ; quatre, impliquant la détention dans une prison d’état, allèrent frapper les membres principaux du parlement de Rennes, car c’était surtout à ce grand corps qu’on en voulait au début d’une lutte avec la magistrature dont la périlleuse gravité se laissait déjà pressentir. L’émotion produite par ces actes arbitraires, quoique fort vive, ne rendit pas encore à l’assemblée la vieille indépendance de son langage. C’est en des termes fort réservés que s’exprime sur cet incident le procès-verbal du 20 novembre 1786, où des démarches sont timidement proposées « pour ceux des membres des états et du parlement qui sont absens par ordre du roi ».

Tandis que nul n’osait revendiquer en face de l’arbitraire ministériel le premier de tous les droits, celui de la sécurité personnelle des citoyens, l’imprévoyante cupidité du pouvoir faisait passer aux mains des états l’administration locale presque tout entière, car le gouvernement livrait à leurs délégués des attributions que la plupart des pays libres réservent de nos jours à la seule puissance exécutive. Le maréchal de Montesquiou était parvenu à supprimer les bureaux diocésains, centres habituels de l’esprit d’opposition, et à substituer la régie directe des impôts perçus par les employés du roi à l’abonnement à prix fixe, système qui, en rendant l’état complètement étranger au mode de la perception, plaçait les agens de celle-ci sous la main même de la représentation nationale. L’effet de ce grand changement avait été de susciter des résistances universelles au sein des populations, pour lesquelles était venu s’ajouter au poids des charges fiscales l’arbitraire avec lequel elles étaient réclamées. Les non-valeurs devinrent immenses, et le gouvernement, voyant ses recettes diminuer, n’hésita pas à revenir au système de l’abonnement à forfait, qui faisait de l’impôt une sorte de charge provinciale, du moins quant à la manière de le recouvrer.

Les états se trouvèrent ainsi conduits à nommer eux-mêmes les comptables et à statuer sur toutes les réclamations auxquelles la répartition donnait lieu. Ces détails, qu’aucune administration spéciale ne venait alors alléger, absorbèrent à chaque tenue législative un temps considérable, et l’on se trouva, par la force des choses, amené à constituer au sein de la représentation nationale une institution permanente, afin de centraliser tous les renseignemens et de statuer sur toutes les réclamations introduites dans l’intervalle des tenues. De là, en 1734, la formation de la commission intermédiaire, création déjà tentée dans le XVIe siècle, mais dont les suspicions du pouvoir avaient empêché l’organisation définitive. L’essai réussit enfin par le concours même du gouvernement, qui, au milieu des embarras sans cesse croissans du trésor, ne poursuivait qu’une seule pensée, celle de faire élever le plus haut possible le chiffre de l’abonnement en déférant par l’octroi de ce mode de gestion au vœu le plus cher des états. En 1736, l’assemblée élut donc dans les trois ordres quatre-vingt-un membres auxquels sa confiance remit toute l’administration du pays, l’intendant de la province demeurant à peu près étranger au règlement des questions financières, réservées à la commission intermédiaire et à la chambre des comptes de Nantes. Cette nombreuse commission formait un bureau général, siégeant en permanence à Rennes, qui cumulait les attributions d’une sorte de direction des contributions directes et celles que nos lois nouvelles ont données dans le conseil d’état à la section du contentieux. Avec cette commission correspondaient journellement neuf bureaux particuliers composés de dix-huit membres chacun, établis au chef-lieu des diocèses, chargés d’instruire toutes les réclamations et de statuer en premier ressort. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, les pouvoirs de la commission intermédiaire prirent une extension progressive. En 1740, nous la voyons absorber la direction des haras, dont les inspecteurs et les agens sont nommés par elle ; quatre ans plus tard, elle s’empare du service des grands chemins, le premier de tous pour l’importance dans une vaste péninsule qui, avant l’administration du duc d’Aiguillon, ne comptait guère qu’une seule grande route carrossable, allant de Rennes à Brest. Cette commission devint, vers le milieu du XVIIIe siècle, le rouage principal d’une administration très vigilante, et, lorsque les états se laissèrent aller aux violences dont j’aurai bientôt à présenter le tableau, ses membres conservèrent presque toujours la mesure et le sang-froid que donne la pratique des affaires.

Aucune agitation ne se révéla dans la province tant que le pouvoir y fut exercé par le maréchal d’Estrées, parce qu’en exécutant des ordres arbitraires celui-ci ne manquait jamais soit d’en décliner la responsabilité, soit d’en tempérer la rigueur ; mais l’état des choses changea lorsque M. le duc de Chaumes fut investi du commandement de la Bretagne sous l’autorité nominale du jeune duc de Penthièvre, qui avait succédé en 1737 au comte de Toulouse, son père. M. de Chaumes portait un nom impopulaire dans ce pays, et manquait des qualités nécessaires pour effacer des souvenirs malheureux. Cachant une hésitation perpétuelle sous les dehors d’une fermeté d’emprunt, il irritait sans effrayer. Capricieuse et hautaine, la duchesse de Chaulnes se targuait de son intimité bien connue avec Mme de Pompadour, sans retirer à Rennes d’une pareille liaison aucun des avantages qu’elle lui procurait à Versailles. Entre beaucoup de fautes, la gouvernante fit celle de se brouiller par calcul avec l’évêque de Rennes, antipathique à la favorite à cause des liaisons étroites qu’il entretenait avec le comte d’Argenson, rival, dans le cabinet, de M. de Machault, alors soutenu par Mme de Pompadour. Académicien et diplomate, homme d’affaires et bel esprit, l’abbé de Vauréal exerçait au sein des états une véritable dictature. Rompre avec lui, c’était se préparer les plus sérieux embarras au moment où les circonstances commandaient la plus grande prudence. Les difficultés financières s’aggravant de jour en jour malgré la paix, on fut conduit en 1748 à décréter le premier de ces trop fameux vingtièmes qui s’accumulèrent bientôt les uns sur les autres. Hardi dans ses vues et dans le choix de ses moyens, M. de Machault avait conçu un plan d’après lequel aucune propriété, même de mainmorte, n’aurait échappé à l’œil ni à la main de l’autorité centrale. Personne n’ignore les violens débats de ce ministre avec le clergé à l’occasion de l’inventaire projeté de toutes les propriétés ecclésiastiques ; mais on ne connaît pas l’histoire des démêlés du contrôleur-général avec les états provinciaux, et celle-ci n’est pas moins importante. La base même du plan de M. de Machault, c’était la suppression immédiate de l’abonnement accordé aux pays d’états, parce qu’il en considérait le chiffre comme fort inférieur, à celui que le roi pourrait retirer d’une régie directe exercée par des agens habiles placés dans la dépendance de l’autorité centrale. Ce ministre entendait donc établir la perception en Bretagne sur le même pied qu’en Languedoc, de manière à faire profiter l’état de l’élévation progressive des recettes, qui, dans le système de l’abonnement à forfait, ne bénéficiait qu’aux finances provinciales.

Si naturelles que fussent de pareilles vues chez le contrôleur-général d’un gouvernement obéré, elles ne pouvaient être ni acceptées ni comprises en un pays constamment enclin à se considérer comme étranger à la grande unité française au point de vue des intérêts financiers. Reconquis après une interruption de plusieurs années, l’abonnement était pour la Bretagne la plus chère de ses libertés, parce que c’était en l’appliquant qu’elle avait repris la direction de ses propres affaires. Le projet de M. de Machault alarma donc tous les intérêts en échauffant toutes les têtes. Après la promulgation de l’édit relatif à la perception du vingtième [2], une assemblée extraordinaire des états fut convoquée à Rennes afin que les trois ordres y revêtissent de leur sanction la charge nouvelle que d’impérieuses nécessités contraignaient le roi de demander à ses sujets. Cette assemblée fut informée tout d’abord que le gouvernement avait pris la résolution irrévocable de ne point accorder d’abonnement pour cet impôt, quelle que fût la vivacité des réclamations. Les commissaires du roi, mettant dès le début les états dans le secret de leurs instructions, déclarèrent qu’ils avaient l’ordre formel de ne transmettre à la cour aucune observation sur cet article-là, et que le vingtième devait être voté sans aucune condition ; ils allèrent jusqu’à dire que le roi considérerait comme un acte de déloyauté, pour ne pas dire de rébellion, le refus de l’assister dans les besoins pressans de son trésor [3].

Ni l’église ni le tiers ne crurent pouvoir aller à l’encontre de la volonté royale aussi catégoriquement exprimée, et les passions n’étaient pas encore assez violemment excitées dans les rangs de la noblesse pour qu’elle ne reculât pas elle-même devant ce qu’on représentait comme un acte formel de désobéissance envers le roi. Les trois ordres, s’étant retirés dans leurs chambres, convinrent donc d’une rédaction commune. Cette rédaction impliquait le vote du vingtième, « accordé par pure soumission à la volonté de sa majesté ; » mais à cet octroi l’assemblée paraissait vouloir attacher une sorte de condition exprimée en termes ambigus, en déclarant que le vote avait été déterminé par un seul motif, « l’entière confiance où ils étaient que le roi daignerait exaucer le vœu unanime des états en leur accordant l’abonnement ». Enfin, comme pour escompter cet espoir en affectant une confiance qui ne pouvait être sincère, les états votèrent pour cet abonnement éventuel une somme annuelle de 900,000 livres.

Au fond, le vote du vingtième était acquis pour la couronne, et la clause qu’on y avait attachée demeurait manifestement facultative, puisqu’on n’en avait pas fait la condition expresse du vote lui-même. Toutefois ce qui était clair pour tout le monde en 1749 avait cessé de l’être deux ans plus tard, parce que la passion ne manque jamais de faire succéder l’obscurité à la lumière. Arrivée aux états de 1752 exaspérée contre le vingtième et bien plus encore contre le système de la régie, la noblesse affecta de considérer la question comme étant demeurée entière. Les états s’ouvrirent à Rennes le 25 septembre, et aussitôt après l’octroi du don gratuit le second ordre déclara qu’il ne s’occuperait d’aucune affaire avant d’avoir vidé celle du vingtième, annonçant sans détour qu’il irait jusqu’au refus de l’impôt, si la cour ne cédait pas sur l’article de l’abonnement. Invitée par le duc de Chaulnes, qui remplissait les fonctions de premier commissaire du roi, à commencer ses travaux, la noblesse répondit qu’elle n’en ferait rien, et, les deux autres ordres ayant élu suivant l’usage les diverses commissions, elle refusa de compléter celles-ci, demandant qu’un rapport spécial sur le nouvel impôt précédât toute autre délibération. Sur une plus vive insistance de M. de Chaulnes rappelant l’assemblée, à l’observation de son règlement, un cri immense remplit la salle : « Le vingtième ! rien que le vingtième ! ».

L’église et le tiers, s’étant retirés dans leurs chambres respectives, laissèrent la noblesse en émeute sur le théâtre. Ces deux ordres concertèrent une rédaction contournée qui, tout en réservant les droits de la province, donnait une sorte de satisfaction aux commissaires du roi. Lorsqu’elle fut lue en séance publique, cette rédaction fut accueillie avec des cris de fureur partis des bancs des gentilshommes. M. de Vauréal, qui présidait l’assemblée générale, n’en conserva pas moins l’espérance de faire passer cet avis à la majorité de deux ordres contre un ; mais la noblesse, après avoir invoqué le caractère financier de la proposition pour empêcher le vote à la majorité simple, imagina d’élever contre la proposition un obstacle bien plus décisif. Se prévalant des termes du règlement de 1687, qui exigeait un avis exprimé par les trois ordres avant que l’assemblée ne prononçât, même à deux ordres contre un, elle résolut de ne plus délibérer sur quoi que ce fût, de manière que ni sur cette question ni sur aucune autre il ne pût intervenir validement aucune décision. Si la lettre du règlement semblait fournir cet étrange moyen pour paralyser l’assemblée, l’usage en avait limité l’emploi par une condition des plus embarrassantes pour ceux qui entendaient s’en prévaloir. Il était admis en effet qu’un ordre ne pouvait jamais quitter sa chambre avant d’avoir formulé son avis, lorsque les deux autres avaient déjà rédigé le leur. En refusant de délibérer, la noblesse s’était imposé la stricte obligation de demeurer en permanence dans la salle sans désemparer, ce que messieurs du tiers ne manquèrent pas de rappeler à messieurs les gentilshommes. Ces derniers durent donc passer la nuit dans le vieux couvent où siégeaient les états. Les plus heureux partagèrent le lit d’un cordelier, et M. le comte de Lannion, qui présidait la noblesse en sa qualité de baron de Malestroit, dut se faire apporter une couchette de son hôtel, en maugréant contre son ordre, dont il était fort loin de partager la singulière obstination.

Cette pernoctation se passa en joyeux propos et en libations abondantes. Le lendemain, à l’heure habituelle des réunions générales, quatre cents gentilshommes se trouvèrent sur le théâtre. M. de Vauréal fit alors des efforts surhumains pour interpréter le règlement dans un sens moins déraisonnable et pour amener la noblesse à reprendre le cours des travaux ordinaires de l’assemblée. « Je n’ai pu y parvenir, et j’ai été hué, écrivait le soir même ce prélat au comte d’Argenson, son ami. J’ai été obligé de rappeler ces messieurs au respect qu’ils me devaient ainsi qu’à eux-mêmes. Je leur ai déclaré qu’ils allaient exposer la province aux plus grands malheurs par des instigations qui n’étaient pas naturelles, et qu’on voyait clairement leur être inspirées par le parlement. Après avoir cherché à leur faire comprendre tout le danger de cette conduite, je leur dis que j’étais déterminé à ne pas laisser dépérir en mes mains l’autorité qui m’était confiée…. Il y a manifestement un parti qui pousse en secret à la dissolution des états, et ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est que cette perspective n’effraie guère la noblesse, tant l’aveuglement et la folie sont au comble [4] ». Dans ses nombreuses lettres au ministre de la guerre, M. de Vauréal ne désigne pas seulement le parlement comme l’instigateur principal de l’agitation ; il attaque directement le duc de Chaulnes en s’efforçant d’établir que ce personnage, dans sa profonde indifférence pour le sort d’une province où il se considère comme en exil, voudrait y voir s’élever des troubles afin d’accroître l’importance de son gouvernement. En faisant sa large part à une inimitié réciproque, il résulte de cette correspondance que M. de Chaulnes était un maladroit sans scrupule, et l’amie de Mme de Pompadour une impertinente sans esprit. Loin d’adoucir les froissemens que le débat engagé entre la cour et les états rendait inévitables, M. de Chaulnes semblait prendre plaisir, à les aggraver, et les temps du maréchal de Montesquiou étaient à la veille de renaître. La grève des états durait depuis huit jours, et leur malheureux président, épuisé de fatigue, invoquait en vain la pitié, lorsqu’il eut la pensée de convoquer les ordres en assemblée générale, non pour délibérer, puisque la noblesse persistait à s’y refuser, mais pour entendre une communication du roi. On accourut avec empressement, et M. de Vauréal lut d’une voix solennelle la lettre habituelle où le monarque remerciait ses fidèles sujets de leur empressement à lui accorder le don gratuit, les invitant en termes pressans à s’occuper sans retard de tous les intérêts du pays. Quoique cette lettre, rédigée d’après un modèle à peu près invariable, ne contînt que les lieux communs d’usage, un appel direct à son zèle, à sa fidélité, remua jusqu’au fond du cœur cette noblesse, et un cri prolongé de vive le roi ! ébranla le cloître des cordeliers. M. de Vauréal, en tacticien parlementaire, saisit l’instant favorable, et, sans faire aucune allusion ni à l’abonnement ni au vingtième, proposa d’entamer immédiatement les affaires, avis qui passa sans contradiction.

Le calme de l’assemblée ne survécut guère à l’incident qui l’avait provoqué. Pendant que l’on travaillait aux matières ordinaires, survint une lettre du roi qui, d’après les informations antérieures envoyées par M. de Chaulnes sur l’inaction systématique des états, leur enjoignait par exprès commandement d’avoir à délibérer sans discontinuer, sous peine de désobéissance. Le duc de Chaulnes crut devoir communiquer cette lettre à l’assemblée, quoique la prudence prescrivît d’en suspendre la lecture tout au moins inutile, puisque les dispositions étaient changées. À cette communication, des clameurs partirent des rangs de la noblesse, qui se déclara calomniée auprès du roi par le commandant de la province. Elle refusa de donner acte d’un message qu’elle déclarait outrageant pour son honneur, puisqu’une pareille lettre impliquait le soupçon de désobéissance ; mais le tiers, fort irrité de l’attitude prise par l’ordre privilégié depuis l’ouverture de l’assemblée et de la perte de temps que cette conduite imposait aux états, exigea l’enregistrement de la lettre au procès-verbal, se fondant sur l’impossibilité de passer sous silence une aussi auguste communication. La noblesse crut voir dans cette insistance l’intention de lui infliger une flétrissure, et les paroles les plus blessantes furent échangées entre les gentilshommes et les délégués des communautés urbaines. M. de Vauréal, tentant en vain le rôle de conciliateur, se vit en butte aux suspicions de la bourgeoisie en même temps qu’aux vives interpellations de la noblesse, et la colère en vint à ce point que, dans une de ces séances du soir où l’on entrait la tête déjà échauffée, l’évêque de Rennes eut son rochet mis en pièces dans une sorte de lutte corps à corps, et prit une fluxion de poitrine, seul résultat de ses efforts désespérés pour dominer la tempête.

Au sein de cette assemblée aussi mobile qu’impressionnable, tout ce feu s’éteignit d’ailleurs aussi vite qu’il s’était allumé. Un ordre de Louis XV, rendu de sa pleine puissance royale, statua, « pour prévenir dans les états de Bretagne les abus résultant de la faculté dangereuse que s’attribuait un des ordres d’arrêter par son inertie toutes les délibérations, qu’à l’avenir les trois ordres seront tenus de donner leur avis sur toutes les affaires sans délai, et qu’aussitôt que l’un des ordres l’aura donné, les deux autres seront obligés de donner aussi le leur dans le délai de vingt-quatre heures [5] ».

Si contestable que pût être le droit du monarque de trancher à lui seul une telle question constitutionnelle, ces dispositions étaient sensées, et chacun commençait à le comprendre. La lassitude était générale, et le moment des plus propices pour sortir par une transaction de ces insolubles difficultés. Dérogeant cette fois à la lettre de ses instructions afin d’en appliquer l’esprit, le duc de Chaulnes consentit à recevoir, pour être transmis au roi, un mémoire dans lequel les états présentaient l’abonnement comme le meilleur moyen d’assurer la rentrée de l’impôt. Après une session agitée, les états se séparèrent, mécontens de la cour, du commandant et probablement d’eux-mêmes. M. de Chaulnes revint à Versailles, heureux d’échanger contre une sinécure le difficile gouvernement de la Bretagne. Il avait réclamé avant de partir et reçu du comte de Saint-Florentin douze lettres de cachet en blanc destinées aux membres des états qui s’étaient fait remarquer par la vivacité de leur opposition et par leur hostilité contre sa personne. Ces lettres furent envoyées en manière de cartes pour prendre congé, et les personnes qu’elles atteignaient allèrent méditer au mont Saint-Michel et au château de Pierre-Encise sur la difficulté d’exercer des droits politiques en l’absence de garantie pour la liberté individuelle.

L’année suivante, M. le duc d’Aiguillon fut appelé au poste où il allait bientôt fixer tous les regards par l’éclat d’un rôle très diversement apprécié. Ambitieux de justifier par des services la faveur qui ne pouvait manquer à sa naissance, le petit-neveu de Richelieu unissait à un esprit rempli d’initiative un caractère prudent et modéré. Né diplomate, il se vit condamné à aborder de front les obstacles que sa disposition naturelle l’aurait conduit à tourner. Nul ne semblait moins appelé à susciter les haines auxquelles des circonstances fatales condamnèrent sa vie. Ce brillant seigneur de trente-quatre ans, animé du double désir de faire beaucoup et de ne blesser personne, aurait été un excellent gouverneur pour cette grande province, à laquelle le rattachait le nom de Mlle de Plélo, sa femme, s’il n’y était arrivé en présence de problèmes non résolus, et s’il n’avait représenté par l’ensemble de ses relations un ordre d’idées antipathique à celui qui prévalait encore dans un pays libre, toujours en garde contre la cour. Héritier du grand cardinal, neveu de M. de La Vrillière, ministre de la maison du roi, le duc d’Aiguillon trouvait dans ses traditions de famille le despotisme sous-toutes les formes, depuis l’échafaud jusqu’à la Bastille. Rien dans l’énervante atmosphère de Choisy ne l’avait préparé à cette fière revendication de droits antérieurs à ceux du monarque, à cette fidélité bourrue qui donnait son sang en refusant ses subsides. La manière de sentir qui au milieu du XVIIIe siècle dominait en Bretagne était une sorte de phénomène dans un temps où la plus haute aristocratie du royaume s’inclinait devant Mme Du Barry comme devant un principe monarchique, parce qu’elle représentait le choix du roi. Les influences qui présidèrent à la vie du duc d’Aiguillon ne purent manquer de l’engager dans ce triste tourbillon de la faveur et du vice, et la carrière qu’il avait rêvée utile et grande vint s’achever, après une lutte contre toute la magistrature ameutée, dans le boudoir d’une courtisane et sur la sellette de la cour des pairs. Nous allons voir les événemens, plus forts que les meilleures intentions, pousser dans une voie très différente de celle où il aspirait à marcher l’homme qui arrivait en Bretagne rêvant la gloire et la popularité.

Le duc d’Aiguillon attachait le plus grand prix à décliner toute solidarité avec l’administration précédente ; aussi son premier acte fut-il de demander à Louis XV la liberté des exilés, qui rentrèrent en Bretagne aux applaudissemens de toute la province. Appelé à diriger les états de 1754, il étudia les institutions du pays, mais sans parvenir à en comprendre le génie, tant le milieu où il allait vivre était différent de celui qu’il venait de quitter. Ses débuts furent heureux, et les épreuves ne commencèrent qu’après les succès. Il eut la bonne fortune d’ouvrir l’assemblée par un acte pour l’accomplissement duquel tous les cœurs étaient alors en parfait accord. Après la dangereuse maladie que Louis XV fit à Metz en 1744, les états avaient voté l’érection d’une statue destinée à célébrer et le rétablissement de ce prince et ses stériles victoires en Flandre. Un fonds de 60,000 livrés avait était fait pour cette œuvre, confiée au ciseau de Lemoyne. Les états de 1756 se trouvèrent appelés à l’inaugurer. Cette solennité fut l’occasion de fêtes brillantes et de faveurs nombreuses obtenues de la cour par l’intervention du commandant. L’assemblée tout entière assistait le 10 novembre à l’inauguration du monument, et l’amour si profond encore du peuple pour ce prince s’exhala dans une manifestation qui fut l’un des derniers actes de la foi monarchique en France. Un incident sérieux vint toutefois troubler la cérémonie. Après que le commandant de la province eut écarté le voile qui avait couvert jusqu’alors l’œuvre du célèbre statuaire, la noblesse s’aperçut que, dans le groupe de quatre figures dont l’ensemble constituait le monument, celle de la Bretagne avait été représentée à genoux aux pieds du monarque, posture qui souleva les murmures les plus violens. A la séance du lendemain, une proposition fut faite pour supprimer l’allocation attribuée à l’artiste qui n’avait pas craint d’insulter la province en lui attribuant une attitude humiliante. Ce ne fut pas sans peine que le duc d’Aiguillon parvint à la faire écarter ; il dut en effet employer toutes les ressources de sa rhétorique pour interpréter dans un autre sens la pensée du sculpteur et pour calmer par une leçon d’esthétique ces susceptibilités ombrageuses.

À cette difficulté d’un moment, l’affaire du vingtième en ajoutait de permanentes. Il y échappa durant la session de 1754 par des concessions considérables. Afin d’éviter une lutte avec la noblesse, irréconciliable au principe de cette imposition, il alla jusqu’à consentir à transmettre à Versailles des remontrances dont le caractère équivoque préparait pour l’avenir les plus sérieux embarras ; mais le profit de sa condescendance ne tarda pas à être perdu pour lui. C’était en effet non plus d’un seul vingtième, mais bien de deux qu’il allait être question. Le gouvernement de sérail sous lequel s’affaissait la France l’avait conduite, en une heure de caprice, d’une alliance avec la Prusse pour attaquer l’Autriche à une étroite alliance avec la cour de Vienne pour écraser Frédéric II. Déjà la guerre maritime était commencée, et la nation, dépourvue de marine et d’arsenaux, ne pouvait la soutenir qu’à l’aide de promptes et abondantes ressources. Le duc d’Aiguillon avait consacré plusieurs mois à parcourir toute l’étendue de son commandement pour préparer le réseau d’une viabilité qui existait à peine ; il avait ordonné sur ce vaste littoral quelques travaux hâtifs de défense, et venait de terminer la réorganisation et l’armement général des gardes-côtes, lorsqu’il dut rentrer à Rennes pour la tenue des états de 1756. Demander à cette assemblée les deux vingtièmes que le roi réclamait de tous ses sujets était une stricte obligation pour le commandant de la province ; mais cette obligation le plaçait en présence de difficultés qui pouvaient sembler insurmontables. Les états en effet avaient cessé d’être seuls, et leur résistance, jusqu’alors plus impétueuse que bien concertée, allait être désormais dirigée par un grand corps auquel les lumières ne manquaient pas plus que la discipline. Le parlement de Paris, après avoir enregistré l’édit des deux vingtièmes dans un lit de justice tenu à Versailles, venait de protester contre cet enregistrement ; la plupart des parlemens du royaume avaient déjà suivi cet exemple, et celui de Bretagne se préparait à l’imiter. Si cette dernière cour se laissa devancer par les autres malgré ses dispositions bien connues, c’est qu’elle attendait l’ouverture des états, fort résolue à former avec eux une association intime de nature à placer le pouvoir dans la situation la plus critique.

Quand les commissaires du roi voulurent pousser l’assemblée à s’occuper des matières ordinaires, et surtout lorsqu’ils l’invitèrent à aborder la question des deux vingtièmes, ils la trouvèrent paralysée par une force secrète contre laquelle tous leurs efforts échouèrent durant un mois. L’action du parlement sur les états devint prépondérante lorsqu’après les vacances tous les magistrats furent réunis. Si les huit ou dix personnes en position de conduire l’assemblée provinciale ne voyaient pas sans quelque jalousie une influence qui contre-balançait la leur, cette influence était aveuglément acceptée par la petite noblesse des trois diocèses les plus rapprochés de la ville parlementaire et même par la plupart des membres du tiers-état qui appartenaient aux présidiaux. La ressource de faire voter à deux ordres contre un allait donc manquer cette fois au pouvoir, car l’église persistait seule dans sa docilité accoutumée. Le contrôleur-général, effrayé pour le sort de l’impôt, si les débats du parlement de Bretagne venaient fortifier encore la ligue générale des parlemens du royaume, avait donné des pleins pouvoirs à M. d’Aiguillon relativement à la manière et au moment d’introduire la demande du second vingtième. Le commandant jugea qu’une seule chance se présentait pour faire accepter cette aggravation soudaine d’une charge déjà si odieuse, c’était de déférer au vœu fréquemment exprimé par les états en leur concédant l’abonnement pour les deux vingtièmes à la fois. Cette concession formait la base d’une transaction assez naturelle ; mais le chiffre auquel le ministre entendait porter l’abonnement était tellement élevé qu’il paraissait fort difficile d’arriver à une entente [6]. Cependant l’assemblée demeurait depuis trois semaines dans une inaction absolue, consacrant ses séances à des détails insignifians, et résolue d’attendre, avant de délibérer sur les affaires sérieuses, les remontrances dont la rédaction se préparait au parlement. Les choses en étaient là lorsque parvint à Rennes, dans la soirée du 7 janvier 1757, l’annonce de l’attentat de Damiens. L’émotion fut profonde et l’indignation générale. Les états se réunirent aussitôt et décidèrent qu’une députation des trois ordres irait porter à Versailles l’expression de leur douleur et de leur inaltérable fidélité. L’occasion parut favorable au commandant pour aborder toutes les questions délicates à la fois. En remerciant le lendemain l’assemblée du témoignage qu’elle venait de donner de son amour pour le roi, il lui déclara qu’elle aurait bientôt à fournir une autre preuve de son dévouement et de son patriotisme en s’associant, comme l’avait déjà fait le royaume tout entier, aux charges nouvelles qu’une guerre commandée par le soin des intérêts français avait rendues inévitables. On était au début de la guerre de sept ans. Un silence glacial accueillit ces paroles. Il prouva au duc d’Aiguillon qu’il avait trop compté sur les sentimens de l’assemblée, et que derrière l’impétueux bataillon des gentilshommes s’était massée la réserve impassible des magistrats.

D’actifs, mais inutiles pourparlers s’engagèrent durant plusieurs jours avec le commandant de la province ; ces pourparlers n’aboutissant point, il se résolut enfin à parler de l’abonnement, dont les états prenaient le plus grand soin de ne plus prononcer le nom. L’abonnement proposé à l’assemblée pour les deux vingtièmes fut cette fois accueilli comme un piège, parce qu’elle s’attendait, non sans motifs, à l’acheter à un prix exorbitant. Moins violent dans ses manifestations, le tiers n’était guère moins décidé contre le principe de la nouvelle imposition. Plusieurs jours se passèrent donc dans un désordre d’où il ne semblait guère possible de faire sortir une résolution quelconque. L’usage des pernoctations était devenu quotidien, si nous en croyons le duc d’Aiguillon, à qui j’emprunte, sans en garantir la vérité, le tableau de mœurs suivant, qui rappelle les habitudes anglaises au temps des Fox et des Sheridan.

« L’assemblée s’abandonnait sans réserve au tumulte le plus indécent. La plus grande partie des membres de la noblesse, sortis pour aller dîner, revenaient la tête échauffée. Les conseillers du parlement qui conduisaient la cabale se glissaient dans la salle à la faveur de l’obscurité, escortés d’avocats et de procureurs qui leur étaient dévoués, les uns prenant place, dans la tribune [7], les autres venant jusque sur le théâtre. À dix heures du soir, le théâtre était plus rempli qu’aux séances du matin, plus déraisonnable et plus emporté que jamais ; mais l’ennui succédait à cette tourmente, et après de longues et absurdes contestations on en était réduit à chercher un prétexte plausible pour se retirer. Ces zélés défenseurs de la province, ces fiers représentans de la nation bretonne, n’avaient plus la tête assez libre pour prendre un parti. Les uns voulaient aller au bal, les autres se coucher, tous paraissaient ou accablés de sommeil ou excédés de l’affaire qui les tenait rassemblés au milieu de la nuit. Alors les gens sages saisissaient l’occasion favorable et faisaient passer leur avis [8] ».

Dans la longue affaire du second vingtième, l’heure de la lassitude avait sonné. Les états, ayant paru décliner l’abonnement, si favorables qu’ils s’y fussent toujours montrés, prétendirent que la seule base pour apprécier le rendement vrai et le meilleur mode de perception de cet impôt, c’était l’étude approfondie des rôles d’après lesquels il était recouvré ; par une conséquence nécessaire de ce système, ils demandèrent communication des registres où étaient inscrites toutes les cotes pour les neuf diocèses. Ils s’attendaient à voir leur demande repoussée, et ne la produisaient qu’à titre de moyen dilatoire ; mais le duc d’Aiguillon n’hésita point à l’accueillir, faisant beaucoup valoir une condescendance à laquelle il aurait pu se refuser. Ce fut dans le cours de ce long débat sa plus heureuse inspiration. Ensevelis sous la montagne de cartons que le directeur de la régie se complaisait chaque jour à grossir, les membres de la commission furent pris, après quinze jours d’un travail aussi stérile qu’opiniâtre, d’un accès de véritable désespoir. Ils vinrent dans une séance du soir, à l’heure où l’assemblée n’était guère moins accablée qu’eux-mêmes, lui proposer de s’en remettre, pour la fixation du taux de l’abonnement des deux vingtièmes, à la justice et au cœur paternel du roi. Approuvé par la plus grande partie de l’assemblée, cet avis souleva bien quelques murmures ; mais M. l’abbé Desnos, l’un des commissaires, saisi d’effroi à la pensée d’être remis à la torture, couvrit toutes les objections d’un cri formidable de vive le roi ! A. chaque difficulté qu’on tentait de produire, sa voix de stentor répétait ce cri avec une puissance tellement irrésistible, qu’au milieu des éclata de rire universels M. de Vauréal, à bout de force, finit par déclarer l’avis des commissaires adopté par acclamation. A une situation violente succéda tout à coup la plus affectueuse confiance. Après deux mois de débats, M. d’Aiguillon put clore les états en recevant des trois ordres les plus chaleureux remercîmens, et sans que rien laissât pressentir ni les obstacles qui entraveraient son administration, ni les haines qui devaient tourmenter sa vie. La fortune lui gardait une dernière faveur, car elle associa son nom à une glorieuse journée dans une guerre où les échecs furent encore pour la France plus humilians que désastreux. Tandis que dans l’été de 1758 le commandant de la province en visitait les côtes, une formidable escadre anglaise cingla vers celles de Normandie, où elle s’empara de Cherbourg, dont elle combla le bassin et rasa les fortifications. Il n’y avait point à douter qu’un armement aussi dispendieux ne fût destiné à des opérations plus sérieuses encore, et toutes les conjectures concordaient à faire penser que l’ennemi se proposait ou d’incendier le port de Brest, dépôt des restes précieux de notre marine, ou de tenter un coup de main sur Lorient, qui renfermait les riches magasins de notre compagnie des Indes. Toutefois, pendant que le duc d’Aiguillon était à Brest, la flotte anglaise parut devant Saint-Malo, et détruisit sans obstacle la plus grande partie des navires marchands ancrés entre cette ville et Saint-Servan. Hésitant à attaquer la place devant l’attitude résolue des Malouins, renforcés par la levée en masse des populations rurales, l’escadre reprit la mer ; mais elle ne tarda point à reparaître dans la baie de Cancale, où elle mit à terre environ 16,000 hommes. Les Anglais s’établirent en vue de la mer et sous la protection de leur flotte dans le bourg de Matignon, où ils formèrent un camp retranché. Néanmoins dans la première semaine de septembre le duc d’Aiguillon, après avoir mis en état de défense les côtes de l’Océan, avait pu réunir à quelques lieues de l’ennemi toutes les forces régulières que possédait alors la province. C’étaient les restes de quelques régimens défaits à Rosbach, et le chiffre total n’atteignait pas 6,000 hommes. Un tel effectif aurait été insuffisant pour rejeter à la mer un corps d’armée appuyé sur une flotte excellente et retranché dans une position très forte ; mais autour du commandant de la province étaient venues se grouper des compagnies de gardes-côtes conduites par les gentilshommes du littoral et des masses de paysans prêts à se jeter sur l’Anglais avec leur furie traditionnelle. Appuyé par cette population héroïque, le duc d’Aiguillon prit la résolution de forcer le camp de Matignon. Les ordres nombreux accumulés dans ses mémoires[9] ne peuvent laisser aucun doute ni sur son parti très arrêté de déloger l’ennemi, ni sur le soin minutieux avec lequel il prépara la concentration des détachemens appelés à se réunir pour commencer l’attaque. L’enlèvement du camp aurait déterminé sans nul doute la destruction complète de l’armée anglaise ; si cette tentative hardie ne fut point accomplie, c’est que le général Bligh, informé par un déserteur d’un projet auquel il s’était refusé à croire, tant il l’estimait téméraire, prit la résolution de décamper durant la nuit, au moment où les dispositions étaient prises pour aborder les retranchemens. On voit donc que, si l’un des chefs a mérité le reproche d’hésitation et de couardise adressé longtemps après cette affaire au duc d’Aiguillon, c’est à coup sûr le général qui, avec des forces supérieures, n’accepta point le combat dans un poste fortifié. Les Anglais ayant quitté Matignon pour effectuer leur embarquement sur la grève de Saint-Cast, une seule chose demeurait possible : gêner cette opération protégée par le feu des vaisseaux qui couvraient la côte de mitraille, et faire payer cher à l’ennemi l’audace d’avoir violé la terre d’Armorique ; 5,000 morts ou prisonniers attestèrent que dans cette lutte tout le monde avait accompli son devoir. La France était si désaccoutumée des succès qu’elle célébra la journée de Saint-Cast comme une victoire éclatante. Avant de subir tous les emportemens de l’inimitié, le duc d’Aiguillon savoura toutes les effusions de la flatterie, et la cour en fit un héros en attendant que ses ennemis en fissent un lâche.

Ce succès demeura sans portée militaire pour la France, et sous le poids de ses malheurs l’abîme financier continua de se creuser devant elle. L’ignorance à peu près générale alors des élémens de l’économie politique conduisit les nombreux contrôleurs-généraux qui se succédèrent à cette époque à des tentatives à peine croyables aujourd’hui ; celles qui s’appliquèrent à la Bretagne ne furent pas des moins curieuses. Sous le coup de ces difficultés toujours croissantes, le gouvernement n’hésita pas à dévorer son fonds pour faire face à ses dépenses courantes. Les états ayant paru abandonner la pensée de l’abonnement pour les vingtièmes, on imagina de leur proposer le rachat d’anciens impôts dont ils demeureraient propriétaires incommutables moyennant une capitalisation au denier vingt versée au trésor de l’état. Indépendamment de la capitation et des vingtièmes, le roi percevait directement en Bretagne certains droits particuliers, tels que ceux du timbre, du contrôle et du domaine, pour une somme annuelle d’environ 2 millions. Ramener ces droits divers à un taux moyen, les aliéner contre le capital et manger ainsi son bien avec son revenu, c’était là une opération devant laquelle auraient hésité de jeunes dissipateurs, mais qui sembla naturelle à MM. de Moras, de Silhouette et Bertin, contrôleurs-généraux, contraints de pourvoir à la fois aux prodigalités royales et aux dispendieuses déroutes de nos armées. Les ministres, qui comblaient chaque année le gouffre du déficit en créant de nouveaux offices et en vendant aux villes des franchises qu’ils leur retiraient le lendemain, résolurent de se procurer en Bretagne un capital de 40 millions par un procédé déjà appliqué en d’autres pays d’états. Cette opération était fort avantageuse pour la province, qui, en échange d’un capital calculé au denier vingt, devenait propriétaire d’un impôt dont le rendement était constamment progressif ; mais elle impliquait un emprunt dont la pensée faisait toujours reculer les états. L’accroissement des charges publiques avait naturellement augmenté l’irritation de l’assemblée, et le duc d’Aiguillon crut qu’il n’y avait pas à compter sur le succès, s’il ne parvenait à faire préalablement approuver ce plan financier par les hommes que leur popularité dans les états avait mis en mesure d’y déterminer les votes. S’entendre avec les meneurs devint donc sa préoccupation dominante. Les mémoires du duc d’Aiguillon exposent jour par jour les relations secrètes engagées avant l’ouverture de la tenue de 1758 entre le commandant de la province et MM. de Kerguézec, de Coëtanscour, de Pontual, des Nétumières et quelques autres personnages fort accrédités aux états. M. de Kerguézec eut surtout une importance que la suite des faits va démontrer. Ce n’est pas sans plaisir que j’évoque du sein de l’obscurité qui l’enveloppe la figure d’un modeste gentilhomme qui défendit le droit contre l’arbitraire, et reçut trop souvent, comme il le disait lui-même, l’hospitalité dans les châteaux forts de sa majesté. Je laisse au duc d’Aiguillon le soin de tracer le portrait de l’un de ses adversaires politiques les plus redoutés.

« L’éloquence naturelle, la grâce de la figure et les autres avantages extérieurs qui font naître pour l’ordinaire l’ascendant que certains hommes prennent sur la multitude ne contribuèrent en rien à celui que ce gentilhomme avait acquis dans les états. Né sans fortune, sans politesse et sans usage du monde, simple dans sa parure jusqu’à la malpropreté, avec un abord froid, des traits rudes, un visage sans physionomie, un caractère peu liant, parlant mal et écrivant plus mal encore, Kerguézec ne paraissait pas fait pour donner l’impulsion à une grande assemblée, et cependant on peut dire qu’il régnait dans celle de Bretagne. C’est qu’au défaut de qualités brillantes il en possédait d’autres qui, sans le rendre propre à tous les genres de séduction, lui assurèrent la confiance de ses compatriotes. Contraint de se retirer de bonne heure du service, il ne put supporter l’idée d’être nul dans sa patrie : pour s’y distinguer, il étudia la constitution des états, où sa naissance lui donnait entrée, et, par génie étant porté aux affaires, il eut bientôt acquis des connaissances qui lui assurèrent une grande supériorité sur tous les membres de son ordre. Cet empire, fruit de ses lumières, augmenta considérablement lorsque les circonstances l’eurent mis à portée d’imposer encore plus à la multitude par une trompeuse apparence d’impartialité et de bonne foi, et, lorsqu’enfin un exil mérité lui eut donné la réputation d’un bon citoyen opprimé pour la cause commune, son pouvoir n’eut plus de bornes. Peu fait pour un travail opiniâtre, mais pensif et réfléchi, n’ayant d’autre ambition que celle de conserver son crédit, sur lequel il avait l’art de paraître indifférent, maître absolu de son ordre, soit qu’il voulût le déterminer à l’obéissance ou qu’il cherchât à le rendre contraire aux volontés de la cour, on l’a vu faire naître subitement des orages et les dissiper à son gré, tromper les commissaires du roi en leur persuadant que pour seconder leurs vues il fallait qu’il y parût opposé, ou les servir en devenant suspect à ses compatriotes, qu’il finissait toujours par ramener à lui tantôt par une présence d’esprit admirable, tantôt par une affectation de désintéressement qui lui faisait en un moment reprendre auprès des siens tout son crédit ébranlé. Cet homme singulier ne désirait pas le malheur de sa patrie ; il ne voulait que s’y assurer une existence distinguée, et, s’il avait pu se maintenir en faisant toujours le bien, il aurait certainement épargné à la Bretagne une partie des maux qui l’ont affligée ».

Dans la discussion pour le rachat des droits de contrôle et de timbre, qui remplit la première partie du mois de janvier 1759, M. de Kërguézec prit une attitude assez conforme à celle qui vient de lui être prêtée. Très favorable à la mesure pour laquelle il a promis son concours, on le voit cependant accueillir les objections de détail mises en avant par les adversaires de l’opération, afin de ne point laisser soupçonner l’entente établie entre lui et la cour ; il pousse même la dissimulation si loin, que le commandant de la province, pour en finir, menace de divulguer des engagemens que l’honneur prescrivait à M. de Kërguézec et à ses amis de ne pas prendre, si le courage devait leur manquer pour les tenir. Le rachat passa enfin à l’unanimité des trois ordres, et, pour y faire face, les états, dont le crédit était alors fort supérieur à celui du gouvernement, décrétèrent un emprunt de 40 millions hypothéqué sur tous leurs revenus ordinaires [10].

Tandis que la vie politique s’éveillait au bruit de ces débats, la royauté descendait sur la pente de plus en plus glissante du mépris. A chaque défaite subie par la France dans les deux mondes correspondait une vente nouvelle de privilèges là où les privilèges pouvaient rapporter quelques deniers, ou bien une nouvelle restriction des libertés locales là où ces libertés pouvaient être un obstacle aux rigueurs d’un trésor auquel ses besoins interdisaient toute prévoyance comme toute pitié. A la Bretagne, qui n’acquittait qu’en murmurant les deux vingtièmes, un troisième vingtième était demandé en 1760 ; à ce nouvel impôt, on joignait un doublement de la capitation, et l’on préparait un vaste plan pour ajouter à la totalité des charges publiques une aggravation additionnelle d’un sou, bientôt après de deux sous pour livre ; cette aggravation était même immédiatement réclamée des états pour certains impôts dont cette province avait depuis plus de trente ans racheté le capital ! En voyant se dérouler ces douloureuses exigences, constamment combattues par le commandant de la province dans sa correspondance avec les ministres, mais constamment défendues par lui en présence d’une assemblée exaspérée, on comprendra comment le duc d’Aiguillon perdit tout le terrain que d’heureux débuts lui avaient fait gagner, et l’on ne s’étonnera pas de voir s’élever contre un homme placé dans une position intolérable le concert d’imprécations sous lequel a succombé sa mémoire. Bientôt chaque tenue sera une bataille.

Le 8 septembre s’ouvrirent à Nantes les états de 1760, où présidèrent aux trois ordres M. de la Muzanchère, évêque de cette ville, M. le duc de Rohan et M. de Bellabre, sénéchal. Les débuts de cette tenue laissèrent pressentir comme un souffle lointain de l’esprit nouveau. Lorsque la noblesse proposa, par exemple, de voter selon l’usage un présent de 15,000 livres pour Mme la duchesse de Rohan, qui avait accompagné à Nantes le président du second ordre, le tiers déclara qu’il ne s’associerait à ce vote qu’autant qu’un présent d’égale valeur serait offert à Mme de Bellabre, femme de l’honorable magistrat qui le présidait. Plusieurs orateurs de cet ordre firent remarquer qu’il était temps qu’au moins sous le rapport pécuniaire l’égalité s’établît entre le tiers et la noblesse, et que, lorsque celle-ci affectait à chaque tenue un fonds de 40,000 livres en pensions pour des gentilshommes, en y joignant un secours annuel pour la pauvre noblesse, le tiers ne pouvait plus accepter comme compensation sérieuse de faibles indemnités pour droit de présence, auxquelles on daignait ajouter comme par grâce quelques bourses de jetons. Les récriminations les plus amères furent échangées entre la nombreuse phalange des gentilshommes et les quarante-deux députés des villes, et, si M. de Bellabre n’avait déployé, pour terminer cette scène, autant de tact que de désintéressement, il fallait s’attendre à une lutte violente, indice trop certain des périls de l’avenir[11]. A la suite de cet orage survint une difficulté inattendue d’une nature beaucoup plus grave. Celle-ci sortit de l’ordre ecclésiastique, sur la docilité duquel le gouvernement s’était reposé dans tous les temps avec une confiance toujours justifiée. A propos d’une question sans importance, MM. de Coëtanscour et des Nétumières venaient de prononcer en assemblée générale des harangues que le duc d’Aiguillon qualifie de républicaines « à cause du mot de liberté qui en fait tout le fond, comme dans les discours des tribuns de l’ancienne Rome ». Ces messieurs avaient prétendu que les délibérations n’étaient pas l’expression du sentiment véritable des ordres, qui se laissaient souvent dominer par l’influence de leur président. Ces affirmations n’étaient pas sans fondement ; aussi firent-elles beaucoup d’effet, particulièrement sur l’ordre ecclésiastique. Deux députés des chapitres, l’abbé de Villeneuve et l’abbé Du Laurent, profitèrent de l’émotion un moment générale parmi leurs collègues pour jouer une scène pathétique que M. d’Aiguillon prétend avoir été concertée avec les tuteurs, c’est ainsi qu’on commençait à désigner les principaux meneurs de la noblesse. Ces deux ecclésiastiques vinrent se jeter en larmes aux pieds de l’évêque de Nantes, et le supplièrent, par le profond respect qu’inspiraient ses vertus, de concourir à rendre obligatoire le scrutin secret, afin d’écarter à toujours de sa personne des soupçons incompatibles avec la dignité de son caractère. M. de la Muzanchère, facilement accessible à l’émotion, ne sut pas se défendre d’un entraînement que les applaudissemens effrénés de la noblesse rendaient irrésistible ; après avoir tout d’abord refusé de mettre aux voix cette proposition, il finit par l’appuyer lui-même, et, le tiers cédant au sentiment général, l’assemblée prit la résolution suivante : « Quand, avant de se retirer aux chambres, un des trois ordres aura requis qu’il soit délibéré par scrutin, on sera obligé de délibérer dans les trois chambres suivant ladite, voie du scrutin secret et non autrement, sans que, sous quelque prétexte que ce soit, on puisse s’en dispenser [12] ».

Un pareil mode de délibérer aurait singulièrement affaibli l’action du pouvoir sur l’église et sur le tiers-état. Aussi le duc d’Aiguillon se promit-il d’opposer à cette innovation une résistance désespérée, et il en donne les motifs avec une sincérité dépouillée d’artifice. « Les états se composent en Bretagne de trois élémens, dont un peut être considéré comme en opposition à peu près permanente aux ordres de la cour. La noblesse de ce pays est trop nombreuse, et le personnel varie trop d’une tenue à l’autre pour que le gouverneur puisse exercer sur elle une influence efficace. On peut bien gagner quelques gentilshommes par l’attente des faveurs dont le pouvoir dispose, mais la masse de cette noblesse sans ambition et sans besoins accepte aveuglément l’influence des cinq ou six tuteurs qu’elle s’est donnés et qui flattent ses entêtemens d’économie et de bien public. Cette masse est travaillée par des idées républicaines tout en demeurant sincèrement dévouée à la personne du roi ; elle s’imagine que le souverain n’a pas en Bretagne les mêmes droits que dans le reste de son royaume, et lui suscite des résistances qu’elle combattrait ailleurs sans hésiter au prix de son sang. Elle est gouvernée par le parti du bastion, formé surtout de la petite noblesse, qui n’accorde jamais les impôts qu’avec une sorte de serrement de cœur, et d’où partent les cris, les interruptions, les propositions insidieuses souillées par les tuteurs à des hommes incapables d’en mesurer la portée. Tout serait donc perdu, si les deux autres ordres, beaucoup plus faibles par le nombre de leurs membres et par le besoin qu’ils ont sans cesse du pouvoir, ne venaient rétablir la balance par la faculté de délibérer à deux contre un. Il n’y aurait plus guère à compter ni sur l’église ni sur le tiers, si par l’effet du scrutin secret, que la noblesse ne manquerait jamais d’exiger, les chanoines cessaient d’être placés sous l’œil toujours ouvert de leur évêque, et si l’on pouvait obtenir des bénéfices et des évêchés en dissimulant ses votes dans les circonstances difficiles. Il en serait également ainsi pour l’ordre du tiers, si les maires pouvaient tromper la confiance du roi, qui leur y donne accès en les investissant de leur titre, et leur procure ainsi l’occasion de mériter de nouveau ses bontés. C’est déjà trop d’avoir à compter dans cet ordre avec les magistrats des présidiaux, propriétaires de leurs charges. Laisser établir le scrutin au gré de la noblesse, ce serait donc pour le roi cesser à peu près de régner en Bretagne, où il a déjà le parlement contre lui [13] ». Tel est le raisonnement d’un homme qui pense et qui parle non pas en noble Breton, mais en courtisan de Versailles, et ce raisonnement, fort bien lié dans toutes ses parties, conduit le commandant de la province à rédiger un projet d’arrêt du conseil qu’il adresse immédiatement au comte de Saint-Florentin, afin de faire casser par ce secrétaire d’état la résolution des députés, s’il ne parvient lui-même à l’annuler par un moyen moins éclatant.

Ces préliminaires n’étaient pas encourageans pour la session qui commençait. Les commissaires étaient contraints de débuter par réclamer en Bretagne ce que le roi avait déjà prescrit partout ; il fallait demander un nouveau vingtième, un doublement, et même pour une certaine catégorie de contribuables un triplement de la capitation avec d’autres accessoires. Au programme du contrôleur-général, la noblesse, sous la pression exercée par la parole de MM. de Kerguézec et de Côëtanscour, commença par opposer carrément le sien. Il consistait dans une diminution de 400,000 livres sur l’ancienne capitation, une réduction de 200,000 livres sur chacun des deux premiers vingtièmes, et dans le rejet pur et simple du nouveau par suite de l’impossibilité absolue où serait la province de le payer. L’exagération de ces demandes profita singulièrement au duc d’Aiguillon. Placé en face de ses adversaires les plus redoutables, le représentant de l’autorité royale aborda résolument toutes les questions. La Bretagne faisait-elle, oui ou non, partie intégrante de la monarchie française ? Voudrait-elle se dérober à des charges temporaires rendues nécessaires par les malheurs de la guerre ? S’il ne suffisait pas au roi d’en appeler à l’honneur des Bretons et s’il fallait employer la force pour faire rentrer les contributions que les états menaçaient de refuser, le roi maintiendrait à tout prix l’unité de la monarchie ; il ne demeurerait donc à l’une de ses plus nobles provinces que la honte d’avoir attiré sur elle des calamités méritées et d’avoir causé plus de mal à la patrie commune que les Prussiens et les Anglais. De tels argumens étaient d’un effet sûr, car la pensée d’une trahison envers la France était bien loin de tous les cœurs ; mais des considérations de cette nature ne pouvaient être invoquées dans des débats journaliers sans exciter des colères profondes, et plus on pressentait l’impossibilité de la résistance, plus on était irrité. Des cris de fureur remplissaient chaque jour la vieille enceinte conventuelle lorsque les membres des commissions venaient sur le théâtre, rendre compte aux trois ordres du résultat de leurs conférences avec le commandant de la province. Après vingt jours de discussions orageuses, le tiers et l’église s’étaient entendus pour adhérer à la plupart des demandes du ministère ; mais leur plan, présenté à la noblesse, fut rejeté par elle après une scène dont quelques épisodes sont des nouveautés, même depuis nos grands orages. Pendant qu’un gentilhomme arrachait la plume des mains de l’évêque de Nantes, qui se disposait à signer la délibération, un autre mettait le poing sous le nez du duc de Rohan, « et celui-ci en fut tellement ému qu’il en versa des larmes [14] ». Enfin, au plus fort de cette mêlée, une voix partie des bancs les plus élevés du bastion proposa d’ordonner l’érection d’une tombe aux quatre martyrs de la liberté bretonne décapités en 1720.

Le duc d’Aiguillon commençait à connaître le caractère de cette noblesse. Il savait qu’un tempérament impressionnable, trait distinctif des races celtiques, et un dégoût profond pour l’étude approfondie des affaires, conséquence de sa vie rurale, la soumettaient à l’ascendant de quelques chefs habiles à faire vibrer les cordes généreuses ; mais il n’ignorait ni son extrême mobilité, ni la rectitude de son jugement lorsqu’elle se trouvait placée en présence d’une grande responsabilité. Il résolut d’agir conformément à l’expérience qu’il avait acquise, et accueillit par un silence glacial l’annonce des scènes qui venaient de se passer. Le lendemain, il notifia aux trois ordres, par l’organe de leurs présidens, que toutes les propositions antérieurement adressées par les commissaires du roi étaient retirées ; il leur annonça que le ministère renonçait pour toujours au système de l’abonnement en Bretagne, et qu’il était résolu à constituer une régie générale pour toutes les contributions dues au roi. Il alla jusqu’à laisser comprendre que, si les impôts n’étaient pas votés, un édit en rendrait la perception obligatoire à la diligence de l’intendant, et que des mesures seraient prises pour qu’une portion des troupes qui défendaient les frontières de la France contre l’étranger vinssent en Bretagne défendre l’intégrité de la monarchie.

Substituer l’action directe du gouvernement à celle d’agens choisis par les états, c’était une révolution administrative ; élever un conflit avec la royauté par le refus de l’impôt, c’était une révolution politique. On touchait donc à une crise dont chacun commençait à vouloir décliner pour son compte les conséquences. A l’ouverture de la séance du 16 octobre, M. de Coëtanscour, adressant les plus amers reproches au commandant, invita la noblesse à persister dans son refus, qui seul pouvait intimider les ennemis de la province et en assurer la tranquillité ; mais les dispositions avaient visiblement changé, et les paroles enflammées de l’orateur demeurèrent cette fois sans écho. Au milieu de quatre cents gentilshommes, un membre obscur se leva, et, interpellant personnellement M. de Coëtanscour, lui adressa l’apostrophe suivante : « Taisez-vous, monsieur, et ne parlez pas de la tranquillité de la province. C’est votre funeste opiniâtreté et celle de vos adhérens qui la compromettent. Nous ne sommes plus dupes des sentimens que vous étalez avec tant d’emphase ; il faut avoir enfin le courage de vous le dire, car, si nous suivions plus longtemps vos conseils, vous causeriez notre ruine [15] ». Les tuteurs ne répliquèrent pas, jugeant pour ce jour la partie perdue, ils quittèrent la salle. La noblesse se rallia en grande majorité à l’avis de l’église et du tiers. Rien n’était achevé cependant, et une question à laquelle on avait cessé de songer allait ranimer le feu mal éteint. La modification introduite dans le mode de votation continuait d’occuper le commandant. Il demeurait de plus en plus convaincu que, si la noblesse restait en mesure d’imposer le scrutin secret aux deux autres ordres dans les délibérations particulières des chambres, l’église et le tiers échapperaient bientôt à l’influence de la cour. L’arrêt du conseil qu’il avait sollicité pour annuler cette décision venait de lui être expédié ; il avait reçu du roi lui-même l’ordre formel de biffer une délibération dont on redoutait l’influence dans d’autres pays d’états. La difficulté était considérable en présence des dispositions de l’assemblée. Celle-ci avait agi dans la plénitude de son droit, les corps délibérans devant seuls demeurer juges des mesures nécessaires pour assurer la sincérité des votes. Comment confesser d’ailleurs les motifs véritables du commandant ? Comment déclarer qu’on entendait voir clair dans le secret des délibérations pour récompenser chacun selon ses œuvres ? La communication de l’arrêt du conseil devint dans la séance du 12 novembre l’occasion d’une scène des plus violentes. Le théâtre déclara tout d’une voix que la constitution bretonne venait d’être déchirée, et que des gens d’honneur ne pourraient continuer à siéger dans une assemblée où l’autorité royale, usurpant un droit qui ne lui appartenait à aucun titre, refusait aux délégués du pays la seule garantie qui pût les défendre aux yeux de leurs concitoyens contre les atteintes d’une corruption éhontée.

Au lieu d’opposer, ainsi que cela lui arrivait ordinairement, le droit supérieur de la couronne au droit constitutionnel de la province, M. d’Aiguillon jugea cette fois habile de procéder autrement. Il s’efforça d’établir devant les délégués avec lesquels il conférait que l’intérêt de la liberté consistait précisément pour les trois ordres à ce que chacun demeurât maître de ses actes, sans qu’un ordre pût imposer aux deux autres, selon ses convenances, un mode particulier de délibérer. A l’indépendance de l’assemblée il opposa l’indépendance de chacune des trois chambres dont elle était composée ; mais, tout spécieux que fût ce raisonnement, il ne pouvait prévaloir contre ce fait, que le scrutin rendu obligatoire porterait un coup des plus graves à l’influence de la cour. Si les partis trompent souvent le pays, ils ne se trompent jamais entre eux. Le bastion fit donc une résistance désespérée : ses membres proposèrent de cesser toute délibération, de manière à rendre impossible l’adjudication des fermes, qui devait nécessairement avoir lieu en séance publique et précéder la solennité de la clôture. Ils se persuadèrent qu’en entravant cette opération dans un temps où le trésor était aux abois, ils amèneraient le ministère à renoncer à l’enregistrement de l’arrêt du conseil. MM. de Coëtanscour et de Kerguézec se donnèrent des peines infinies pour organiser cette abstention. La difficulté aurait été sérieuse dans une situation ordinaire, mais les instructions du commandant étaient tellement précises qu’il se voyait dans la stricte obligation de les exécuter, quelles qu’en pussent être les conséquences. Il fit donc annoncer pour le lendemain une séance solennelle, personne n’ignorant qu’il y viendrait requérir l’enregistrement de l’arrêt et opérer de sa main la radiation de l’article additionnel au règlement. La nuit se passa dans la plus vive agitation ; un certain nombre de gentilshommes s’étaient engagés par serment à aller jusqu’aux dernières extrémités de la résistance. Le matin chacun était à son poste, les sièges d’honneur étaient placés pour recevoir les commissaires, et les gardes du commandant formaient la haie sur le passage du représentant de l’autorité royale ; on attendait dans un silence plein d’anxiété. Alors s’éleva du milieu du théâtre la voix aiguë, mais pénétrante de M. de Kerguézec, qui, contrairement à ses habitudes, refusait obstinément la conversation à tout le monde depuis l’ouverture de la séance. « Que personne ne parle, s’écria tout à coup l’orateur, sûr de son empire ; qu’on écoute respectueusement M. le duc d’Aiguillon sans lui répondre un seul mot ; tout est arrangé, tout finira conformément au vœu des états, je réponds de tout ! ». Le commandant entra dans l’assemblée précédé des officiers des états ; il donna sans commentaire lecture de l’arrêt du conseil, et, s’étant fait apporter par le greffier le registre des délibérations, il biffa celle du 1er octobre sans qu’une seule parole fût articulée ; puis, l’assemblée ayant passé à l’adjudication des fermes et devoirs, la clôture des états fut prononcée avec l’appareil d’usage.

Que s’était-il passé entre le chef de l’opposition et le chef du gouvernement ? Ce mystère nous est aujourd’hui révélé par le journal du duc d’Aiguillon. M. de Kerguézec vit très bien qu’en cas de résistance le commandant était irrévocablement résolu à séparer les états, mesure dont aucun Breton ne voulait encourir la responsabilité. Il vint donc durant la nuit conférer avec le duc, et lui proposa un moyen pour arranger cette affaire à la satisfaction commune du roi, qui entendait être obéi, et des états, qui, en déférant à la volonté royale, ne pouvaient pas lui sacrifier leur honneur. Ce moyen consistait à organiser un concert parmi les principaux membres des états sur la base suivante : ceux-ci conviendraient entre eux, mais sans rien ajouter d’ailleurs au texte du règlement, que le scrutin secret ne serait refusé dans aucune des chambres, lorsqu’un des trois ordres témoignerait le désir que les deux autres recourussent à ce mode de votation. C’était substituer un engagement moral à une obligation écrite. La concession de la part du commandant était considérable ; toutefois le duc d’Aiguillon y adhéra, « tant il était alarmé des suites d’une pareille crise au moment où les parlemens semblaient prêts à mettre le royaume en combustion, et où l’étranger, partout victorieux, en menaçait toutes les frontières… Cette manœuvre singulière, qui fut longtemps ignorée, est une preuve du crédit énorme dont M. de Kerguézec jouissait aux états et de l’influence qu’un seul homme peut avoir sur le succès des affaires, quand il est parvenu à subjuguer les esprits par la supériorité de ses lumières ou par la hardiesse de ses conceptions [16] ».

L’acceptation d’un tel accord par un homme aussi dévoué à l’autorité royale que l’était M. d’Aiguillon témoignait des difficultés que rencontrait alors dans sa marche un gouvernement déserté par l’opinion publique. Il ne survivait de la monarchie que les hypocrites formules répétées par les parlemens à chaque coup nouveau qu’ils lui portaient en s’agenouillant à ses pieds. Les mêmes formules étaient soigneusement reproduites par la noblesse bretonne pour dissimuler l’audace de ses agressions, et plus celles-ci étaient dangereuses, plus le langage devenait respectueux. Comment d’ailleurs la Bretagne n’aurait-elle pas été atteinte dans sa foi monarchique devant les désastres maritimes consommés pour ainsi dire sous ses yeux ? Elle venait de voir notre dernière flotte anéantie par les Anglais sur les côtes du Croisic, et l’année suivante elle assistait à la prise de Belle-Isle, enlevée malgré l’énergie des populations riveraines, qui demandaient vainement à combattre. A tant de hontes était venu se joindre l’épuisement, car depuis trois ans la province était écrasée par le séjour de plusieurs corps d’armée. Ces troupes, destinées tour à tour à une expédition contre les îles de la Manche, puis contre l’Inde anglaise, puis enfin à la reprise de Belle-Isle, avaient fini par demeurer inutiles au milieu d’un peuple indigné. Les frais de casernement et d’étapes étaient montés tout à coup de 300,000 livres par année à plus de 1,100,000. C’était sur les hors-fonds dont les états avaient la disposition qu’il fallait trouvera couvrir cet excédant de dépenses. Et dans quel moment dérangeait-on l’équilibre, déjà si difficile, du budget de la province ? Lorsqu’on allait réclamer d’elle, indépendamment des trois vingtièmes, les deux sous additionnels dont, malgré les injonctions du contrôleur-général, M. d’Aiguillon n’avait pas osé jusqu’alors prononcer le nom ! Il savait mieux que personne ce qu’une pareille exigence avait d’incompatible avec les contrats solennels passés à chaque tenue d’états entre les commissaires de la royauté et les représentans de la. Bretagne. Le commandant avait consacré toute l’année 1760, comme l’atteste son journal, à démontrer aux ministres et au roi lui-même que l’établissement en Bretagne des deux sous par livre pourrait avoir des conséquences dont il se refusait alors à répondre. Ces sous par livre étaient plus qu’une surcharge financière, ils constituaient la violation d’un droit évident. On entendait les faire porter d’une part sur des contributions dont la province s’était rédimée en remboursant au roi le capital de l’impôt, de l’autre sur tous les produits de la ferme des devoirs, propriété exclusive de la province, mise en adjudication par les états afin d’acquitter leurs propres dépenses. Attribuer au roi l’accessoire d’un impôt dont le principal ne lui appartenait point, c’était une iniquité signalée par M. le duc d’Aiguillon avec une énergie qu’il regretta sans doute lorsqu’il eut mis sa conduite en plein désaccord avec sa propre opinion. Le duc, durant un court séjour à Versailles, était si convaincu des périlleuses conséquences d’une pareille mesure, qu’il avait été jusqu’à supplier Mme de Pompadour de faire agréer sa démission au roi, si l’on persistait à appliquer à la Bretagne le projet du contrôleur-général ; mais M. de Choiseul, qui voyait déjà poindre en M. d’Aiguillon un successeur, trouva dans cette vive insistance un moyen secret de le desservir. Il rappela au monarque qu’aucun sujet, si haut placé qu’il fût, n’avait le droit de dissuader d’une mesure édictée pour l’universalité du royaume par le roi statuant dans la plénitude de sa puissance. C’était toucher la seule corde qui vibrât encore dans cette âme éteinte. Non moins avisé que son rival, le duc d’Aiguillon, afin de raffermir sa faveur, retourna dans son gouvernement, très résolu à y appliquer désormais à tout risque les mesures qu’il avait combattues, mais qu’il n’entendait blâmer qu’autant que ses intérêts n’en souffriraient point.

Les états de 1762 s’ouvrirent à Rennes au commencement de septembre sous des auspices assez favorables. En l’absence des neuf barons, la noblesse eut à choisir son président, et nomma le chef de l’opposition avec l’assentiment du duc d’Aiguillon. M. de Kerguézec répondit à ce haut témoignage de confiance par une attitude pleine de prudence ; mais l’autorité qu’il possédait sur le bastion ne put prévaloir contre la situation elle-même. L’assemblée était à peine constituée, que M. de Quélen, l’un des deux procureurs-syndics, reçut charge d’annoncer aux états que le roi entendait que les sous pour livre déjà perçus dans tout le royaume fussent immédiatement ajoutés au principal de toutes les contributions, quelles que fussent la nature et la destination de celles-ci. Cette notification fut accueillie par un silence plus menaçant qu’un orage. L’assemblée cessa tout travail, et son inertie calculée rendit vains tous les efforts des commissaires du roi pour lui faire reprendre la suite des opérations. Chaque matin, deux cents gentilshommes se présentaient sur le théâtre, s’entendant tous pour empêcher à force de cris et de murmures les propositions de se produire et les discussions d’aboutir. La noblesse signifia au commandant qu’elle était irrévocablement résolue à garder la même attitude tant qu’il ne se déclarerait point autorisé à retirer une demande qu’elle refusait de discuter par respect pour le roi, dont la religion avait été surprise. Le tiers et même l’église n’étaient guère moins ébranlés que le second ordre. Après de longues négociations, le tiers proposa comme mesure de conciliation d’ajouter aux contributions, dans la forme qu’il conviendrait aux états de déterminer, une somme égale au produit des deux sous pour livre, mais en supprimant une dénomination repoussée par la conscience publique. L’église accepta l’avis du tiers, et le duc d’Aiguillon, profondément alarmé des conséquences du conflit qui s’annonçait, y donna une sorte d’adhésion tacite, non sans crainte de se voir désavoué par le ministère, desservi près du roi par le duc de Choiseul, et, chose plus grave, blâmé par Mme de Pompadour.

L’assemblée était dans une extrême fermentation. Des imprimés distribués par des mains inconnues l’exhortaient à défendre jusqu’au bout les intérêts et les droits du peuple en confondant le courtisan qui prétendait se faire dans la libre Bretagne l’instrument d’une odieuse tyrannie. Plusieurs de ces pamphlets clandestins furent remis par M. d’Aiguillon à M. de La Chalotais, procureur-général au parlement et en cette qualité l’un des commissaires du roi aux états, afin que ce magistrat en fit rechercher et punir les auteurs. Les rapports du commandant avec le procureur-général avaient été longtemps empreints de confiance ; mais une certaine froideur avait déjà succédé à la cordialité des premières relations [17]. En 1762, l’immense succès du Compte-rendu des constitutions des jésuites avait étendu tout à coup devant M. de La Chalotais l’horizon de son ambition et de ses espérances. S’il fallait s’en rapporter au duc d’Aiguillon, le procureur-général au parlement de Bretagne, devenu l’auxiliaire le plus puissant dans la guerre engagée par le duc de Choiseul et Mme de Pompadour contre la société de Jésus, aurait essayé de pousser sa fortune en liant des rapports avec le premier ministre, ce qui l’aurait conduit à desservir secrètement M. d’Aiguillon, objet des suspicions constantes de l’homme d’état auquel il devait un jour succéder. Quelle qu’ait été d’ailleurs l’origine de ces inimitiés, dont j’aurai bientôt à dérouler les suites, il faut bien reconnaître que le procureur-général fit dans cette circonstance des efforts ou peu sincères ou malheureux auprès de sa compagnie, car elle refusa de poursuivre, plusieurs magistrats allant jusqu’à déclarer qu’ils seraient fiers d’avoir composé l’écrit qu’on leur demandait de condamner. L’attitude de la magistrature donna aux tuteurs une grande confiance. Lors donc que le président de l’église vint proposer aux états au nom de son ordre, qui avait adopté l’avis du tiers, de repousser une contribution odieuse au moyen d’un sacrifice de même valeur voté à titre de secours extraordinaire, quand il se montra disposé à décider cette question à la majorité de deux ordres contre un, les gentilshommes se soulevèrent, déclarant qu’ils ne reconnaîtraient point la légalité d’un pareil vote, cette matière étant au nombre de celles pour lesquelles le règlement de 1687 requérait impérieusement l’unanimité des trois ordres, et menaçant, s’il avait lieu, d’organiser le refus de l’impôt dans toute la province.

Le duc, n’espérant plus rien de la noblesse, se voyait pressé par la cour, où ses ennemis s’efforçaient de faire remonter jusqu’à lui la responsabilité de refus envisagés à Versailles comme des actes de rébellion. Une pareille épreuve était au-dessus des forces d’un courtisan. Aussi M. d’Aiguillon se décida-t-il à entrer dans l’assemblée pour y faire enregistrer par exprès commandement de sa majesté un ordre royal du 12 octobre portant interprétation du règlement de 1687 [18]. Cet ordre décidait que toutes les résolutions, même en matière d’impôts, se prendraient désormais à la majorité de deux ordres, à moins qu’elles ne s’appliquassent à des gratifications ou à des pensions, seul cas d’exception prévu par le texte du règlement, et pour lequel l’unanimité continuerait d’être nécessaire. Aussitôt que cette décision souveraine eut été enregistrée au milieu d’un profond silence, le commandant, d’accord avec les présidens de l’église et du tiers, fit prononcer par ces deux ordres l’octroi du secours extraordinaire destiné à suppléer les deux sous par livre, puis il sortit de la salle, et la noblesse, unanime dans sa résistance, mais placée dans l’impossibilité d’en consigner l’expression sur les registres par l’interdiction faite au greffier des états de la recevoir, se précipita dans les études des notaires afin d’y libeller, sous une forme authentique, une déclaration destinée à infirmer la valeur légale de l’acte du 12 octobre. L’agitation générale des esprits eut son contre-coup sur les intérêts. La perception des impôts devint incertaine. On se sépara avec inquiétude, mais en jetant sur le parlement de Bretagne un regard de confiance. Ce grand corps devint le régulateur suprême de l’opinion, dont la direction échappait de plus en plus à la royauté. Les magistrats bretons étaient placés sous le coup d’une double excitation. Les questions chaleureusement débattues au sein des états remuaient leur patriotisme, et chaque jour leur apportait des diverses parties du royaume l’annonce d’une bataille livrée à la monarchie par leurs collègues des autres classes du parlement.

L’année 1763 avait été remplie par les nombreux incidens de cette lutte. Les parlemens de Rouen, de Grenoble, de Pau, de Toulouse, renchérissant sur celui de Paris, ne s’étaient pas bornés à disserter sur la nature et l’étendue du droit de remontrance ; ils avaient prétendu traduire à leur barre les commandans de provinces et avaient dénoncé à l’opinion publique les représentans directs de l’autorité royale. Toutes les cours souveraines s’étaient empressées de s’approprier leurs griefs, en y joignant des remontrances d’un caractère plus général. Celle de Rennes, surexcitée par le conflit politique engagé sous ses yeux, dépassa bientôt toutes les autres, et, par un concours de circonstances fatales, le duc d’Aiguillon fut la victime immolée par la magistrature française à des ambitions appelées à un triomphe éclatant, mais éphémère. Dans les premiers jours de 1764, le parlement de Rennes se réunit afin de préparer des remontrances analogues à celles qu’avaient déjà rédigées la plupart des cours souveraines. Dans ce document, discuté à huis clos, fut introduit un paragraphe conçu en termes généraux, mais dont la portée ne pouvait être méconnue. Il dénonçait au roi, sans les préciser d’ailleurs, des abus graves et nombreux introduits dans l’administration de la province, ajoutant que de pareilles atteintes aux droits du pays et des citoyens n’étaient possibles que « lorsque le despotisme se croyait assuré de l’impunité ».

A la porte même de Rennes, où il rentrait après un long séjour dans ses terres commandé par l’état de sa santé, M. d’Aiguillon eut connaissance de la grave démarche à laquelle rien ne l’avait encore préparé. Avec une vivacité qu’explique celle de l’attaque, il témoigna aux magistrats venus selon l’usage pour le complimenter les sentimens douloureux qui débordaient de son cœur. Laissant comprendre qu’il attribuait cette rédaction, à laquelle chacun des assistans se défendait d’avoir concouru, à l’inimitié personnelle du procureur-général, il somma les auteurs des remontrances d’indiquer les faits sur lesquels portaient de pareilles imputations, sous peine de joindre aux torts de la calomnie ceux de la lâcheté. Ce défi ne tarda point à être relevé. Le parlement se trouva dans le cas de rédiger quelques semaines après cette scène une réponse à la déclaration de M. de Laverdy, nouveau contrôleur-général choisi par Louis XV au sein de la magistrature dans la vaine espérance de préparer une conciliation entre son gouvernement et les cours souveraines. Après avoir chaleureusement défendu toutes les prétentions des états, le parlement abordait les questions relatives à l’administration de la province. Il commençait par établir que l’ordre royal du 12 octobre 1762 prescrivant le vote à la majorité de deux ordres contre un en matière d’impôt était la violation flagrante du contrat qui liait depuis deux siècles la Bretagne à la monarchie. S’expliquant ensuite sur les travaux des grands chemins, qui avaient formé depuis dix ans l’objet principal de la sollicitude du commandant, il s’attachait à prouver que « le fardeau des corvées était devenu insupportable à cause de la multitude des routes ouvertes à la fois et par les ordres violens qui arrachaient le laboureur à la culture et à la récolte ; » il imputait au chef de l’administration l’extension prise par toutes les dépenses, particulièrement par celle de la garde des côtes et du casernement ; il le rendait responsable de tous les emprunts faits par les communautés sans ressources financières assurées afin d’accomplir des embellissemens inutiles ; il signalait enfin sans les indiquer « d’autres actes de despotisme qu’il était temps de faire réprimer par les magistrats armés du glaive de la justice pour en frapper le coupable, tel qu’il soit [19] ».

Les temps où nous avons vécu nous ont fait voir combien pour les partis, même les plus honnêtes, l’aveuglement est facile. Toutefois quiconque examinera sérieusement les griefs résumés dans cet acte d’accusation ne parviendra jamais à comprendre comment d’aussi faibles états ont pu supporter le poids immense de haines dont le seul nom du duc d’Aiguillon réveille aujourd’hui le souvenir. Traduit comme concussionnaire et comme assassin devant la France et l’Europe, placé par le parlement de Bretagne sous le coup d’une accusation capitale, conduit, à raison de sa qualité de pair du royaume, à se pourvoir devant la plus haute des juridictions, ce personnage, qui sans être un homme d’une grande vertu était moins encore un grand criminel, n’a jamais vu s’élever contre lui, au milieu du déchaînement le plus furieux, que les reproches consignés dans les premières remontrances, et pas un seul de ceux-ci ne résiste à un examen attentif. Imputer au commandant de la province l’accroissement des dépenses de casernement et d’étapes, conséquence inévitable du passage des troupes durant la guerre maritime, c’était imiter quelques bons campagnards qui lui attribuaient le nombre toujours croissant des vingtièmes. Lui reprocher d’avoir poussé certaines villes à faire des dépenses d’embellissement était une imputation très mal fondée, car, lorsqu’elle fut approfondie par ses ennemis, on fut conduit à reconnaître que le commandant avait au contraire, autant qu’il l’avait pu, résisté à tous les entraînemens de cette nature. Restait donc le seul article des grandes routes, et sur ce point la postérité a rendu à M. d’Aiguillon l’éclatante justice que lui refusèrent les passions de ses contemporains.

Lorsque le jeune commandant était arrivé en Bretagne avec le désir d’y accomplir de grandes choses, son attention dut se porter tout d’abord sur l’état de la viabilité. Nous l’avons déjà dit, une seule route carrossable traversait alors la péninsule, et cette route, parcourue par tous les convois de la marine et du commerce, auxquels le blocus des côtes avait interdit la voie de mer, était devenue à peu près impraticable. Aucun autre chemin régulièrement entretenu ne reliait entre elles les villes bretonnes ; les produits de l’agriculture étaient consommés sur place, tant le transport en était difficile, et se rendre à Rennes ou à Nantes du fond de la Cornouailles et du Léon était une véritable entreprise. Le duc d’Aiguillon arrêta dès 1754 un vaste plan d’après lequel un réseau de 800 lieues de routes nouvelles fut simultanément ouvert pour être exécuté en dix années. Ce plan, soumis avec le règlement général des travaux aux états de 1756, avait reçu leur plus complète approbation. Les fonds modiques faits jusqu’alors pour ce service furent quadruplés, un corps d’ingénieurs fut constitué sous la surveillance et la direction de la commission intermédiaire, dont les membres demeurèrent les juges suprêmes de toutes les contestations survenues entre l’administration et les particuliers ; enfin les obligations des corvéables furent minutieusement déterminées d’après la cote de chacun d’eux au rôle de la capitation, et cette charge trouva une prompte compensation dans la plus-value de tous les produits agricoles. La corvée, générale dans tout le royaume, était alors universellement acceptée comme nécessaire ; elle ne blessait l’opinion qu’autant qu’elle était ou exagérée dans ses exigences ou inégalement répartie.

Cette grande œuvre touchait à sa fin lorsque le cri venu du parlement, en substituant une question de parti à une question d’intérêt, changea le cours de l’opinion publique, jusqu’alors favorable. Mis en demeure de s’expliquer, le duc d’Aiguillon put établir qu’il avait toujours agi avec l’assentiment des états ou de leurs délégués ; il se trouva même en mesure de démontrer que les actes émanés de lui-même ou de l’intendant avaient été constamment inspirés par la pensée de réduire la charge imposée par les règlemens aux corvéables, soit en réduisant l’espace à parcourir pour se rendre aux ateliers, soit en leur procurant dans certains cas une indemnité pécuniaire. Enfin, lorsqu’il eut à défendre devant les états non-seulement sa gestion, mais son honneur, quand ses ennemis, appuyés sur les actes de la magistrature, eurent provoqué jusqu’au fond des derniers hameaux la dénonciation de tous les abus inséparables d’une aussi vaste entreprise, ces abus apparurent comme tellement insignifians que la vérité aurait éclaté à tous les regards, s’il n’y avait eu un parti-pris de trouver et de dénoncer un coupable. La noblesse n’avait pas d’ailleurs accepté sans inquiétude la pensée du réseau. Si elle voyait dans les grands chemins un gage assuré de prospérité, elle y démêlait instinctivement un danger pour la liberté publique. Rendre la péninsule facilement accessible jusqu’à ses extrémités, c’était désarmer devant le pouvoir, et l’on y était moins porté que jamais. L’intérêt privé s’effaça devant une pensée plus générale, sitôt que le parlement, en faisant du commandant de la province une sorte de bouc émissaire, se fut associé à la croisade organisée par la magistrature contre un gouvernement méprisé. Grand seigneur et homme de cour, représentant d’un régime que la noblesse bretonne détestait, le duc d’Aiguillon eut à combattre des accusations que chacun ne prenait au sérieux que dans la mesure nécessaire pour autoriser ses haines.

L’acte du 5 juin 1764 ne produisit pas moins d’effet à la cour qu’en Bretagne. Le cabinet se décida donc à semoncer le parlement de Rennes, aux paroles duquel la notabilité acquise par son procureur-général donnait alors un immense retentissement. Cette compagnie reçut l’ordre d’envoyer en cour, afin d’y expliquer sa conduite, une députation composée d’un président, de trois conseillers, et que M. de La Chalotais, en relations fort connues avec tous les chefs de l’opposition aux états, dut accompagner en vertu d’un veniat spécial. Nommée au scrutin, cette députation se trouva formée du président de Robien et de MM. de La Gascherie, de Kersalaün et de Montreuil. A part le premier, demeuré toujours maître de lui-même au milieu des passions de son temps, elle était composée des hommes les plus animés du parlement. Le roi la reçut à Compiègne, et cette audience trompa par l’insignifiance des résultats l’attente très excitée du public. Partagé entre la haine qu’il portait aux robes rouges et la crainte de contrarier le plan de conciliation de son ministre Laverdy, du succès duquel on ne désespérait pas encore, Louis XV adressa aux députés une allocution banale qui vint se résumer dans cette dernière phrase : « Retournez sans délai dire à mon parlement que je veux que cette affaire n’ait aucune suite. » Mais la pensée intime du roi s’échappa dans ces mots que, d’après le duc d’Aiguillon, il aurait adressés à M. de La Chalotais : « Changez de conduite, ou vous vous en repentirez ; c’est moi qui vous le dis [20] ». Quand il prescrivait au parlement de ne plus songer au passé, ce prince ignorait que, s’il est donné aux gouvernemens forts de trancher les difficultés, il est interdit aux pouvoirs faibles de les supprimer. L’émotion ne fit que croître en Bretagne au retour des députés, auxquels l’attitude de la royauté n’avait inspiré ni le respect ni la crainte. Le parlement déclara que la bonne foi de sa majesté avait été surprise, et sollicita la permission de lui adresser une autre députation munie de renseignemens plus complets. Afin d’obtenir ces renseignemens accusateurs, les membres de la cour frappèrent à toutes les portes, conduits par l’entraînement de la situation à substituer, si probes qu’ils fussent d’ailleurs, l’ardeur suspecte d’une partie à la calme impartialité du magistrat.

Ce fut au milieu de cette agitation que s’ouvrit la tenue de 1764, pour laquelle le duc d’Aiguillon avait rassemblé ce qui lui restait de santé et de force. Pendant que M. de Laverdy s’efforçait à Paris d’affaiblir les états provinciaux en s’appuyant sur les parlemens, le commandant de la Bretagne s’inspirait à Nantes d’une pensée exactement contraire. Persuadé que les plus grands dangers viendraient désormais pour lui du parlement, il espéra pouvoir s’abriter contre ses coups en faisant à l’assemblée provinciale des concessions considérables. Le roi, que les épreuves du duc avaient rattaché plus étroitement encore à sa personne, lui avait remis de véritables pleins pouvoirs, et le premier usage qu’il en fit fut de retirer l’ordre enregistré d’office dans la précédente tenue relativement au vote à la majorité de deux ordres contre un. A la séance d’ouverture, le duc annonça avec une assurance qui dissimulait mal ses vives inquiétudes que « sa majesté l’avait autorisé à déchirer l’ordre du 12 octobre 1762, non que cet ordre contînt rien d’injuste dans ses dispositions, mais parce que le roi était persuadé qu’il ne s’élèverait plus parmi eux aucune discussion semblable à celle qui en avait nécessité l’enregistrement [21] ». Un cri général de vive le roi ! se fit entendre ; la salle retentit d’applaudissemens qui ne cessèrent que lorsque les six commissaires furent sortis, et le duc prit pour un témoignage de la reconnaissance des états ce qui était la bruyante constatation de leur victoire.

L’illusion fut courte, car dès le lendemain un débat des plus vifs s’engageait entre les principaux tuteurs et les commissaires du roi sur la manière dont cet incident serait mentionné au procès-verbal. Les états entendaient qu’il fût bien établi que le retrait d’un ordre attentatoire à leurs droits avait été accordé par le roi sur les justes représentations de l’assemblée, de manière à maintenir le caractère d’une réparation à l’acte que les paroles du commandant semblaient transformer en une mesure de clémence. Durant trois jours, le texte de cette rédaction fut débattu, et cet incident était à peine vidé qu’on en soulevait un autre. La noblesse s’était aperçue qu’au lieu de déchirer l’original de l’ordre du 12 octobre, le duc d’Aiguillon n’en avait lacéré qu’une copie, chose naturelle, puisque les registres originaux de la tenue précédente étaient demeurés à Rennes. On décida que les travaux de l’assemblée seraient suspendus jusqu’à ce que l’apport de ce document à Nantes pût permettre d’en opérer la radiation sur la minute. En agissant ainsi, on gagnait quelques jours, et c’était, à vrai dire, le seul objet que se proposât l’opposition. Dès le début des opérations se révéla l’intention de faire traîner en longueur les travaux de l’assemblée en suscitant toutes les questions dilatoires que le cours des débats permettrait d’élever. Sous ce rapport, le bastion obtint un succès complet, car il parvint à faire prolonger jusqu’au 1er avril 1765 l’assemblée ouverte au mois d’octobre précédent, ce qui donna à cette tenue une durée à peu près double de toutes les autres.

Cette petite habileté, si contraire au tempérament d’une noblesse emportée, mais loyale, était inspirée par une pensée dont l’initiative ne lui appartenait point. Il s’agissait d’établir un concert intime, quoique secret, entre les états et le parlement, afin d’assurer à cette compagnie, mandée à la cour, la force morale qui résultait pour elle de la présence de l’assemblée. Ces magistrats ne furent admis à l’audience royale que quinze jours seulement avant la clôture de l’assemblée des états. Pendant ce temps, l’opposition, maintenue par une correspondance assidue avec les principaux parlementaires dans une fermentation continuelle, accomplit une manœuvre qui jeta le gouvernement dans la plus vive anxiété. On venait de commencer à lever en Bretagne, en vertu de l’enregistrement ordonné dans un lit de justice pour le général du royaume, les deux sous pour livre qu’avait établis la déclaration royale du 21 novembre. La noblesse proposa de se pourvoir contre cette levée, opérée sans le consentement préalable des états, par une opposition au parlement de Rennes, et, malgré la résistance de l’église, cet avis fut accueilli par le tiers, qui fléchissait encore plus vite devant la magistrature que devant la cour. Admise en principe par deux ordres contre un, l’opposition à la taxe fut poursuivie au nom des états à la diligence de leur procureur-syndic, et, quoique le parlement ne siégeât point en ce moment, la chambre des vacations prit sur elle de statuer sur cette grave matière. Elle décida que les ordonnances en vertu desquelles il était interdit à toutes les cours souveraines d’accueillir aucune opposition concernant les actes émanés du propre mouvement du roi n’étaient point applicables à la Bretagne, régie par un droit public particulier ; en conséquence, elle rendit arrêt pour défendre sous peine de concussion la levée des deux sous pour livre [22]. Cet arrêt fut immédiatement déféré par le contrôleur-général des finances au conseil du roi, où il ne pouvait manquer d’être cassé ; l’ordre d’enregistrer l’évocation et l’arrêt de cassation furent en effet adressés simultanément par le cabinet au greffe du parlement et à celui des états. Sur le vu de cet ordre ministériel, le parlement, qui venait de recommencer ses travaux, suspendit ses séances. Le roi lui adressa des lettres patentes pour qu’il eût à les reprendre, avec injonction de garder désormais le silence sur cette affaire ; mais le parlement lui renvoya ses lettres par la poste, et le cours de la justice demeura interrompu [23].

Chaque incident de la lutte engagée à Rennes avait à Nantes son contre-coup. L’opposition y était toujours dirigée par M. de Kerguézec, quoique assez souvent dévoyée par les imprudences de MAI. de Coëtanscour, de La Bédoyère et de Piré. Son plan était évident : il consistait à obliger le gouvernement à retirer l’arrêt du conseil moyennant l’espoir d’obtenir pour prix de cette concession les votes financiers indispensables dans l’état de détresse où le trésor demeurait plongé malgré la conclusion de la paix ; mais en ruinant le roi les états se ruinaient eux-mêmes, car les revenus propres de la province n’étaient pas durant cette crise moins menacés que ceux de la couronne. Les refus d’impôt se produisaient déjà sur quelques points ; partout la fraude sur les boissons et sur le tabac s’exerçait audacieusement, l’impunité paraissant assurée par la suspension des fonctions du parlement, qui seul exerçait en Bretagne les fonctions attribuées ailleurs aux cours des aides. On touchait au moment de la mise en adjudication des devoirs, principale ressource financière de la province, et pas une compagnie ne se formait encore pour en soumissionner la ferme. Les traitans de Paris, qui la possédaient de temps immémorial, se refusaient à placer leurs capitaux sur un sol aussi ébranlé. Rien n’avait été préparé pour la mise en régie, et le trésorier des états prévoyait la banqueroute, lorsqu’une patriotique inspiration vint changer la face des choses. Les négocians nantais formèrent un syndicat pour prendre le bail à des conditions supportables, quoique onéreuses, et cet exemple de courageux bon sens, en rendant confiance à tout le monde, rappela les têtes ardentes à des idées plus modérées. On venait de jeter un regard sur l’abîme ; aussi, sans reculer devant la crainte de paraître inconséquent, commença-t-on à se montrer moins intraitable. D’ailleurs l’impatience avait gagné tout le monde ; les gentilshommes souhaitaient de retourner dans leurs manoirs, les avocats dans leurs cabinets et les évêques dans leurs diocèses, où les rappelaient les prochaines solennités pascales, de telle sorte qu’en six jours on vota au pas de course à peu près tout ce qu’on avait mis six mois à refuser. Le 1er avril 1765, les tortures du duc d’Aiguillon finirent, car la clôture de ces interminables états fut enfin prononcée. Atteint par une maladie grave, le malheureux commandant quitta la Bretagne pour plusieurs mois, et, n’ayant paru à Versailles qu’en passant, alla s’enfermer dans une retraite absolue aux eaux des Pyrénées. Ses médecins l’y retinrent à peu près étranger aux formidables questions débattues loin de lui jusqu’à l’heure où un ordre du roi le contraignit de reparaître pour la dernière fois dans une province où il avait suscité autant de colères qu’il avait pu y rêver d’applaudissemens.

A la suite de l’arrêt qui avait cassé celui du conseil et du refus réitéré d’enregistrer la déclaration du 21 novembre relative à la perception des deux sous pour livre, le roi avait reçu le parlement de Bretagne avec cette majesté que la vulgarité de ses habitudes avait à peine effleurée. Il s’était montré fier et menaçant, mais sans produire chez les magistrats ni émotion ni crainte. Le respect était tari à ses sources, et les concessions de la veille paraissaient un sûr garant de celles du lendemain. Le parlement rentrait à Rennes le 5 avril convaincu que, dans la partie qui se jouait entre la royauté et la magistrature, il suffirait à celle-ci de persévérer pour s’assurer le succès. Immédiatement après sa rentrée, la cour, se fondant sur la réponse du roi « d’après laquelle elle avait eu le malheur de perdre la confiance de sa majesté, et sur des injonctions dont la teneur était incompatible avec les droits de la province, » prenait la résolution de se démettre de ses fonctions et de « ne les continuer que jusqu’à ce qu’il eût plu au roi d’envoyer d’autres juges ». L’anxiété causée à Versailles par la résolution du parlement fit croire à celui-ci que le ministère retirerait bientôt, en ce qui concernait la Bretagne, la déclaration du 21 novembre ; mais le duc de Choiseul s’opposait à toutes les concessions[24], et lorsqu’on put être sûr d’après l’attitude du ministère que le roi ne céderait point, il était devenu impossible au parlement de céder de son côté, tant il avait accepté d’ovations populaires, et tant la pression du dehors était désormais irrésistible. Cette situation dura six semaines, le parlement ne se dissimulant pas les conséquences périlleuses d’une démission, mais trop engagé par l’éclat de ses démarches pour décliner aucune occasion nouvelle de se commettre avec la cour. Quoiqu’il n’exerçât plus ses fonctions qu’à titre provisoire, il adressait au roi les plaintes les plus véhémentes à propos de sévices exercés contre le parlement de Pau, dont les membres venaient aussi d’être victimes « de l’autorité despotique, et gémissaient sous l’oppression la plus accablante ; » il réclamait pour ces magistrats comme pour les membres de toutes les classes du parlement « la justice et la liberté qu’on leur refusait sous le règne du plus juste et du plus chéri des monarques [25] ». Enfin arriva le jour fixé par une délibération antérieure pour mettre fin à la situation incertaine qui maintenait tant d’intérêts en suspens. La délibération fut longue et solennelle. Des hommes éminens par leur grande position comme par leur savoir se prononcèrent contre les démissions ; en tête de ceux-ci figuraient les présidens de Montbourcher, de Châteaugiron et de Robien. Aucun de ces magistrats ne s’arrêta même un moment aux considérations domestiques que pouvait soulever l’abandon de charges représentant une somme fort importante, mais tous firent remarquer quel coup terrible une pareille résolution porterait à l’autorité du roi dans l’obéissance duquel ils avaient juré de vivre et de mourir, ajoutant toutefois que, gentilshommes avant tout, ils n’entendaient pas se séparer de la fortune de leurs collègues, et que, si l’avis de se démettre réunissait la majorité, quelque regret qu’ils en éprouvassent, ils signeraient la délibération commune. Cet avis l’emporta en effet d’un petit nombre de voix, et sur quatre-vingt-quatre magistrats présens, dont les deux tiers avaient exprimé des doutes ou des scrupules, douze seulement se refusèrent à y apposer leur nom [26].

La ville de Rennes fut dans l’ivresse, bien qu’un tel acte préparât sa ruine. Les procureurs, les avocats et jusqu’aux huissiers prêtèrent le serment de ne faire aucun acte de leur ministère avant que l’universalité des magistrats ne fût rappelée aux sièges qu’ils venaient d’honorer pour jamais. Tandis qu’on prodiguait aux démissionnaires les applaudissemens et les sérénades, on juge quelle figure pouvaient faire les douze malheureux qui, obéissant pour la plupart à une inspiration désintéressée, étaient demeurés sur leurs sièges, n’ayant pas cru pouvoir assumer la responsabilité de cette suspension générale de la justice. Jamais l’excommunication dans ses formes les plus saisissantes ne fut appliquée avec une plus inflexible rigueur. On s’engageait à demeurer sans alliance avec eux dans la suite des générations ; tous les groupes se dispersaient lorsqu’ils voulaient s’y mêler, de telle sorte qu’une séquestration presque absolue était pour eux le seul moyen de se dérober aux outrages. Dans les rues, où ils étaient insultés, les porteurs de chaises n’obtempéraient point à leurs réquisitions ; les perruquiers marchandaient leurs services, et leurs laquais faisaient souvent la bonne spéculation de les quitter. Dans ce flot d’injures journalières, il en est dont le souvenir a survécu. Sur l’un des dessins satiriques qui circulèrent alors, le nom des douze magistrats non démis se trouvait inscrit dans un cartouche entouré de branches d’ifs et portant au centre les deux initiales J. F. Aux ifs furent opposés les orangers, surnom tiré des bouquets de fleurs d’oranger offerts par les dames de la halle à tous les démissionnaires, à l’exclusion de leurs collègues. La passion populaire ne s’en tint pas là. Chaque jour, les pamphlets les plus violens, sortis de presses clandestines, inondaient la province ; des billets anonymes menaçans étaient jetés à la poste à l’adresse des ministres, et l’irritation de ceux-ci avait atteint les dernières limites. Aucune autorité ne se rencontrait plus en Bretagne ni pour découvrir les auteurs de ces attentats, ni pour les poursuivre régulièrement. M. de La Chalotais et son fils, qui exerçaient conjointement les fonctions de procureur-général, n’avaient pas quitté le parquet, leur qualité de gens du roi les ayant exclus de la démission collective ; mais le concours moral qu’ils prêtaient à l’opposition n’était ignoré de personne. Au moment où le gouvernement se décidait à entrer dans les voies de la rigueur, il se trouvait donc complètement désarmé. De nombreuses arrestations dans toutes les classes de la société furent ordonnées à Rennes, et, si la force armée faisait encore son devoir en saisissant les prévenus, aucun pouvoir en mesure d’inspirer confiance au cabinet n’était constitué pour entamer une procédure et pour la suivre. Ce fut au plus fort de cette crise qu’eut lieu l’arrestation de MM. de La Chalotais et de quatre conseillers au parlement. Ici la figure du célèbre procureur-général domine la scène à ce point qu’il convient de la placer dans un cadre particulier.

(Louis DE CARNE).

[1] Voyez la "Revue des Deux Mondes" du 15 décembre 1807 et du 15 janvier 1868.
[2] Edit royal du 6 mai 1749.
[3] Registres des états extraordinaires de Rennes, séance du 8 octobre 1740.
[4] Les lettres de M. de Vauréal et les dépêches du duc de Chaulnes, auxquelles j’emprunte ce qui concerne les états de 1752, se trouvent dans la partie préliminaire du grand travail qui va former ma source d’information la plus abondante pour l’époque la plus agitée de cette histoire. Le duc d’Aiguillon, qui gouverna seize ans la Bretagne, fit rédiger sous ses yeux, après sa sortie des affaires, le journal de son commandement Cette œuvre volumineuse, formant sept volumes in-4° d’une écriture très serrée, a été tout entière corrigée et complétée par lui-même. Je dois la communication de ce précieux manuscrit à l’obligeance de M. le marquis de Chabrillan, petit-fils de M. le duc d’Aiguillon, possesseur par héritage du vaste dépôt dans lequel sont réunies les archives des deux maisons de Richelieu et de Maurepas.
[5] Registre des états, séance du 27 octobre 1752.
[6] Les états avaient antérieurement proposé 600,000 livres pour un vingtième, ce qui faisait 1,800,000 pour les deux. Le contrôleur-général de Moras exigeait 1,400,000 livres pour chacun des vingtièmes, plus les 2 sous pour livre, c’est-à-dire plus de 3 millions.
[7] Il existait aux états de Bretagne une tribune publique où l’on était admis sur l’autorisation de l’un des trois présidens. Lorsque des étrangers de distinction se rencontraient dans la ville où siégeaient les états, une délibération spéciale les autorisait à venir se placer sur les bancs mêmes des membres de la noblesse.
[8] Journal du duc d’Aiguillon, t. Ier, p. 328.
[9] Journal d’Aiguillon, t. Ier, p. 453 à 510.
[10] Registre des états de Saint-Brieuc, janvier et février 1759.
[11] Registre des états de Nantes, séance du 25 septembre 1760. — Journal manuscrit du duc d’Aiguillon, t. II, p. 28.
[12] Registre des états de Nantes, séance du 1er octobre 1760.
[13] Journal du duc d’Aiguillon, t. II, p. 52 à 60.
[14] Journal du duc d’Aiguillon, t. II, p. 90.
[15] Journal du duc d’Aiguillon, t. II, p. 107.
[16] Journal du duc d Aiguillon, t. II, p. 280.
[17] Journal du duc d’Aiguillon, t. III, p. 36 et suiv. — Voyez aussi Mémoires de Linguet pour le duc d’Aiguillon, in-4° ; Paris, 1770.
[18] Registre des états de Rennes, séance du 20 octobre 1762.
[19] Réponse à la déclaration de M. de Laverdy, enregistrée au parlement de Bretagne le 5 juin 1764. Deux mois après la rédaction de cette réponse, le parlement prenait une position plus offensive encore en rendant, le 4 août, un arrêté dit de scission, portant que, pour « motifs connus de la cour, il était interdit à tous ses membres d’avoir à l’avenir des relations personnelles avec le sieur duc d’Aiguillon, si ce n’est pour l’exécution des ordres du roi ».
[20] Journal d’Aiguillon, t. III, p. 246.
[21] États de Nantes, séance du 1er octobre 1764.
[22] Arrêt du 16 octobre 1764.
[23] Premier mémoire de Linguet, 1770, p. 68.
[24] Dans le Journal de M. le duc d’Aiguillon, je trouve à cette date le passage suivant, curieux à plus d’un titre. « Toutes les fois qu’il était question au conseil des affaires de Bretagne, M. le duc de Choiseul inclinait avec affectation pour la plus grande sévérité ; mais il voulait toujours que M. le duc d’Aiguillon fût consulté, bien persuadé que l’on attribuerait à ce dernier tout ce que les opérations du ministère auraient de rigoureux, et que par ce moyen, la haine de ses ennemis prenant une nouvelle activité, il en résulterait des troubles pires encore que ceux qu’on voulait faire cesser. Cette politique était d’autant plus perfide que M. d’Aiguillon, en voyant le piège, ne pouvait guère s’empêcher d’y tomber, parce que le parlement provoquait en effet la justice du roi, et que M. le duc de Choiseul, en voulant perdre le commandant de la Bretagne, paraissait n’être guidé que par le désir de le venger des imputations calomnieuses du parlement et de faire rentrer cette compagnie dans son devoir ».
[25] Registres du parlement, remontrances du 4 mai 1765.
[26] L’acte de démission, très longuement motivé, figure aux registres du parlement sous la date du 20 mai 1765.

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