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LES ETATS DE BRETAGNE : LA RÉGENCE ET LA CONSPIRATION DE PONTCALLEC.

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A la mort de Louis XIV, la constitution bretonne se releva comme d’elle-même, fortifiée par les longues épreuves qui l’avaient comprimée sans la détruire. Tandis qu’aux débuts de la régence la France embrassait sans but déterminé des perspectives chimériques, la Bretagne eut l’avantage de réclamer l’accomplissement de dispositions rigoureusement définies et qu’au sein même de son enivrement le pouvoir absolu n’avait jamais déniées. Cette province porta dans ses poursuites autant d’ardeur que de confiance, et le mouvement d’esprit qui allait bientôt conduire les états de Dinan jusqu’aux conséquences les plus redoutables fut déjà sensible à ceux de Saint-Brieuc, ouverts en 1715, quelques semaines après la mort du grand roi. Quoique placée sous le coup d’une dette de 36,000,000, dont moitié avait été contractée de 1703 à 1713, cette assemblée ne contesta aucune des allocations directement réclamées au nom du jeune monarque, afin de ne laisser mettre en doute ni son dévouement ni son patriotisme ; mais, si pour cette fois encore les états consentirent à voter sans débat le don gratuit, ils rejetèrent toutes les demandes de gratifications faites, selon l’usage qui avait prévalu depuis un demi-siècle, pour les ministres et pour leurs nombreux commis. Ils se refusèrent, chose plus grave, à valider les dépenses occasionnées dans le cours de l’année précédente par les fortifications du littoral, non qu’ils en méconnussent l’avantage, mais parce qu’elles n’avaient été précédées d’aucun vote approbatif, et, jalouse de reprendre d’un seul coup l’usage de toutes ses prérogatives, l’assemblée rejeta les allocations ordonnancées pour les garnisons qui ne figuraient pas dans l’effectif militaire soumis aux états dans la tenue de 1713 [2].

Une attitude si nouvelle fut, pour les fonctionnaires siégeant à Saint-Brieuc en qualité de commissaires du roi, le sujet du plus grand étonnement. Sous le gouvernement nominal du comte de Toulouse, le maréchal de Châteaurenaud commandait depuis 1705 la province, où sa belle carrière maritime lui avait concilié l’estime générale. Aussi, dans sa correspondance avec les ministres du régent et avec ce prince lui-même, Châteaurenaud fait-il des efforts constans pour expliquer dans le sens le moins défavorable à la Bretagne ce qu’il appelle « le ton décidément négatif de l’assemblée ». Il demande à la cour qu’elle veuille bien faire toutes les concessions jugées possibles, en lui traçant la limite au-delà de laquelle on ne devra plus rien laisser espérer, et s’efforce d’excuser « la méchante humeur de messieurs des états, placés dans la plus triste des situations, puisqu’il leur faudra faire face à 9 millions de dépenses avec moins de 5 millions de recettes assurées [3] ».

L’intendant Ferrand se montre de moins bonne composition. A chaque page de sa correspondance se révèle l’antipathie qu’éprouvaient pour les franchises locales les représentans de cette administration centralisée inspirée par la même pensée depuis Louis XIV jusqu’à Napoléon. M. Ferrand s’indigne du réveil si imprévu de l’opinion, et taxe de témérité non pas seulement le refus d’obéissance aux prescriptions de la cour, mais encore le délai réclamé par les états afin d’y déférer. Il demande que les ordres envoyés aux commissaires du roi soient si formels que l’assemblée ne puisse refuser de les accomplir sans s’exposer à être considérée comme « dominée par l’esprit de révolte contre l’autorité royale; » d’ailleurs, dans l’opinion de l’intendant, cette autorité diminue de jour en jour au sein des états, et « le mieux de toute manière serait de les finir le plus vite possible [4] ». La colère de M. Ferrand fut grande lorsque les états eurent pris la résolution de s’ajourner de leur propre autorité au 15 février 1716, afin d’attendre les réponses qui seraient faites par le régent à leurs cahiers portés en cour par une députation spéciale. Il fut encore plus contrarié lorsqu’il les vit décider par une sorte de conséquence de ce vote que l’indemnité de 300 livres ordinairement attribuée aux députés des villes et communautés serait doublée à cause de la longueur présumée de la session. Enfin il perdit la tête lorsqu’à la veille de se séparer les états assignèrent un fonds spécial pour l’impression de leurs procès-verbaux, mesure sans exemple, à laquelle s’opposa M. Ferrand par une défense notifiée à tous les imprimeurs de la province [5].

Deux années plus tard, au milieu de l’ère de dissolution ouverte par la régence, les esprits avaient fermenté, et, lorsque les trois ordres furent convoqués à Dinan pour les derniers jours de l’année 1717, les membres de la noblesse et du tiers portèrent une pensée commune à ces solennelles assises, où il s’agissait de reconquérir par une résolution énergique toutes les libertés perdues. Cet accord fut préparé dans les neuf bureaux diocésains, dont le despotisme aux abois avait, depuis quelques années, autorisé la fondation afin de rendre moins difficile la perception des charges publiques, mais qui, formés de membres élus par les trois ordres, ne tardèrent pas à devenir des centres de résistance où convergèrent toutes les plaintes et toutes les espérances de redressement. On arriva donc à Dinan invariablement résolu à ne voter désormais ni le don gratuit, ni aucune autre allocation avant d’avoir étudié ce qu’on nommait alors l’état de fonds par estime, afin de mesurer les allocations aux voies et moyens préalablement assurés. Revenir à un usage constamment observé jusqu’en 1665, ce n’était ni un crime contre la fidélité due au monarque, ni une tentative pour rompre le lien désormais indissoluble qui rattachait la Bretagne à la France. Cette province, demeurée si dévouée au trône sous la régence d’Anne d’Autriche, ne pouvait inspirer aucune inquiétude sous celle du duc d’Orléans. En mesure de la comprendre parce qu’il avait un esprit droit et un noble cœur, Châteaurenaud n’en douta jamais; mais il en fut autrement de son successeur, qui, cherchant les difficultés afin de se donner le mérite d’en triompher, finit par nouer pour ainsi dire de ses propres mains une conjuration qu’avant lui personne n’aurait estimée possible.

Pierre d’Artagnan de Montesquiou était un brave militaire de soixante-douze ans, qui, malgré ses bons services en Flandre, n’était arrivé que fort tard au maréchalat. Il n’avait jamais eu dans l’armée qu’une importance de second ordre, et son caractère avait pris quelque chose de subalterne comme sa carrière. Malgré l’éclat de sa naissance, il eut toutes les susceptibilités d’un parvenu, et n’admit jamais chez les autres, ce qui est le propre des natures inférieures, ni la loyauté ni le désintéressement des convictions. Ce soldat gascon ne croyait qu’à la force et à la ruse, et jamais dispositions d’esprit ne furent plus antipathiques à celles du peuple qu’il reçut la charge périlleuse de gouverner. Arrivé dans la province au commencement de 1717, M. de Montesquiou commence par se faire une querelle avec la municipalité de Nantes lors de son entrée dans cette ville. Il refuse les clés qui lui sont présentées par le corps municipal avec l’appareil ordinaire, parce que ces clés ne lui ont pas été offertes dans un bassin d’argent, avantage dont avaient joui, prétend-il, tous ses prédécesseurs [6]. A peine installé en Bretagne, et sans avoir pris la peine d’en étudier les institutions ni les mœurs, il adresse au régent des lettres qu’on dirait écrites par un colonel de gendarmerie en tournée d’inspection. Sa première dépêche, dans laquelle il s’efforce de juger la situation de la province, où les séances des états de Saint-Brieuc venaient d’avoir un profond retentissement, se résume dans ces paroles : « Ici il faut surtout montrer de la sévérité, et, quoique la noblesse ait certainement besoin de grands soulagemens, il n’en faut rien laisser percer ». Le maréchal ajoute qu’il fait d’ailleurs une étude particulière d’insinuer à cette noblesse de bons sentimens « par la grande dépense qu’il fait et qui est fort nécessaire, ce en quoi il supplie sa majesté de l’aider ». Indépendamment du soin qu’il prend pour relever par une bonne table le prestige de l’autorité royale, M. de Montesquiou ne néglige pas un moyen plus efficace, et demande qu’on lui remette des fonds secrets « afin de gagner les mutins [7] ». Une lettre du même jour adressée au comte de Toulouse révèle d’une manière plus éclatante encore la politique que se proposait de suivre ce troupier de bonne maison. Il exprime au prince son plus vif regret du bon traitement que reçoit à la Bastille le chevalier de Quéréon, arrêté quelques semaines auparavant à Rennes pour mauvais propos tenus contre le gouvernement du régent. M. de Quéréon commet le crime de se plaire dans cette forteresse, où l’on s’amusait en effet beaucoup, comme nous le savons par Mlle Delaunay ; ce prisonnier écrit à ses amis que la cause bretonne est en grande faveur près des mécontens, qui sont nombreux, et qu’il suffira de tenir bon pour qu’on leur rende toute justice. Un tel exemple affaiblit l’autorité, qui, pour les hommes de l’école du maréchal, ne doit jamais avoir tort et doit toujours faire peur. Sa lettre se termine par cette formule, reproduite dans toute la correspondance de M. de Montesquiou comme un protocole invariable : « il faut ôter de l’esprit de cette province qu’ils ont des droits particuliers et qu’ils sont indépendans ».

Les états de Dinan s’ouvrirent le 16 décembre 1717 en présence de trois cents gentilshommes. Ceux-ci étaient tous arrivés avec une pensée arrêtée, et l’on pouvait déjà pressentir de grands orages, car cette pensée était incompatible avec les instructions données par le conseil de régence aux commissaires du roi.

« Sa majesté veut et entend, disent ces instructions, sous la date du 6 novembre, que, suivant l’usage établi dans les précédentes assemblées, les commissaires fassent la demande du don gratuit aussitôt après l’ouverture desdits états, et, pour les obliger à accorder par une seule délibération les sommes qui leur sont demandées de sa part, ils représenteront qu’en raison des nécessités du temps sa majesté se trouve obligée de demander à ses sujets de Bretagne des marques de leur zèle. Tous les votes des impôts prélevés par le roi devront suivre immédiatement celui du don gratuit, et le roi étant informé que l’usage des états est de faire un présent de 30,000 livres au commandant qui tient pour la première fois la place de premier commissaire de sa majesté en leur assemblée, le roi permet auxdits états de témoigner par un présent de pareille somme au sieur maréchal de Montesquiou leur reconnaissance des soins qu’il prend pour le bien des affaires de la province, et veut qu’il en soit fait part dans la prochaine assemblée ».

Le maréchal ouvrit la session par un discours pour lequel il fit de grands frais d’éloquence, mais qui, commencé par des complimens, finit par des menaces.

« Flatté de me trouver à la tête d’une aussi auguste assemblée composée d’un clergé respectable par ses mœurs et dont la conduite des prélats ne laisse rien à désirer, d’une noblesse plus respectable mille fois par l’attachement qu’elle a pour sa majesté qu’elle ne l’est encore par l’illustre sang qui lui a donné la naissance, d’un tiers-état sage dans ses conseils, éclairé dans ses pensées, tant de rares qualités m’inspirent un désir ardent d’être uni de sentiment avec vous...

« ... Mais n’oubliez pas que l’âge tendre du roi ne change rien à vos devoirs et ne doit rien changer à la manière de lui témoigner votre respect et votre soumission. Ce serait ignorer absolument vos premières obligations de mettre la moindre différence entre l’obéissance que vous devez à un roi mineur ou à un roi dans la fleur de son âge. Son altesse royale Mgr le régent ne souffrira pas qu’on donne nulle atteinte à l’autorité royale, tandis qu’elle sera entre ses mains ».

Après ce discours, prononcé du ton d’un instructeur commandant l’exercice, M. Feydeau de Brou, successeur de M. Ferrand dans l’intendance de la province, fit connaître aux trois ordres les intentions du roi dans une harangue où la maladresse l’emportait sur la violence, car dans les situations délicates rien ne réussit moins que les conseils donnés sous une forme comminatoire.

« Je ne rappellerai pas ici, messieurs, s’écria l’orateur après un doucereux exorde, les bruits fâcheux par lesquels on a tâché de vous noircir et qu’on voulait porter jusqu’au trône. Achevez par votre conduite d’effacer les idées que des esprits malintentionnés pourraient faire revivre. Il est de votre honneur, de votre devoir, de votre reconnaissance, de chercher toutes les voies pour satisfaire un roi si digne des efforts de votre zèle. Le prince qui est le soutien de ce jeune monarque et dont vous devez tout espérer vous demande-par ma bouche la somme de 2 millions en la manière accoutumée. Vous voyez que c’est sur le don gratuit le tiers moins que ce que vous avez coutume d’accorder... J’espère que vous ne me dédirez pas de ce que nous avons en quelque façon promis en votre nom. Que l’on sente à la cour que la manière avantageuse dont nous avons parlé de cette province est exactement vraie. Faites connaître par vos actions que votre soumission et votre attachement sont au-delà de ce que nous avons pu dire, et mettez-nous en état, M. le maréchal et moi, d’être toujours les médiateurs de vos intérêts [8] ».

L’intendant termine en requérant les états au nom du roi d’avoir à statuer immédiatement sur les demandes si modérées de sa majesté. MM. de Coëtlogon et de la Guibourgère, procureurs-généraux-syndics des états, répondirent aux deux harangues officielles par de chaleureuses protestations de dévouement, et annoncèrent que les trois ordres allaient délibérer, chacun dans sa chambre, sur les propositions qui leur étaient soumises. Le vote immédiat du don gratuit ou l’ajournement de ce vote jusqu’après l’examen de l’état de fonds, telle était donc la question constitutionnelle posée entre la couronne et le parlement breton. Le soir, la délibération commença, pour être reprise dans la matinée du lendemain, délibération fort animée, dont les dispositions de l’assemblée rendaient le résultat certain. Le clergé seul opina, selon sa coutume à peu près invariable, pour qu’on se conformât à la volonté royale en émettant sans débat un vote immédiat. La noblesse, ralliant cette fois la plus grande partie du tiers et mesurant d’avance la conséquence de son refus, formula la résolution de ne délibérer désormais sur aucune demande de la cour avant d’avoir entendu le rapport de sa commission des finances. Une députation à la tête de laquelle se placèrent l’évêque de Rennes, le duc de La Trémouille et le sénéchal de Rennes, présidens des trois ordres, se rendit, dans la journée du 17 décembre, chez le commandant de la province, et lui fit connaître la délibération que venaient de prendre les états à la majorité de deux ordres contre un, ajoutant que les intérêts du roi n’en souffriraient en aucune façon, cette délibération n’ayant eu qu’un seul but, celui de sauvegarder le droit imprescriptible de l’assemblée. Le maréchal accueillit les députés par un silence menaçant, les ajournant au lendemain pour leur faire connaître ses intentions. Le 18 décembre en effet, le commandant de la province, introduit avec un grand appareil au sein de l’assemblée, prononça de brèves paroles pour annoncer que, les états se refusant à obéir aux injonctions du roi, il venait les clore selon l’ordre qu’il en avait reçu de sa majesté, leur enjoignant de se séparer à l’instant. Jamais prescription ne fut plus ponctuellement obéie. Quelques heures après, la ville de Dinan était déserte, et ces rudes gentilshommes avaient tous enfourché leurs bidets pour aller souffler à leurs familles et à leurs vassaux le feu de leurs patriotiques colères.

Le maréchal de son côté se recueillit dans son triomphe, que vinrent troubler toutefois de sinistres appréhensions. « Toute cette noblesse n’est plus une assemblée, c’est une cohue. Elle refuse d’obéir à ses chefs, car MM. de La Trémouille et de Rohan se sont bien conduits ». M. de Montesquiou semble croire, et très prématurément à coup sûr, qu’il existe dans la province un grand complot dont il ne détermine d’ailleurs ni la nature ni le but. Il constate que la fermentation est universelle, et qu’il y a tout à craindre pour un refus général des impôts, surtout si le parlement de Rennes, qui s’entend avec les états et souvent les pousse, détourne de les payer « sous le prétexte qu’ils ne sont pas dus parce qu’ils n’ont pas été votés ». Toutefois ce danger paraît moins redoutable au commandant de la province que ne le serait un acte de faiblesse « vis-à-vis d’une troupe de mutins infatués de droits imaginaires ». Dans plusieurs lettres adressées pendant les derniers jours de décembre 1717 et en janvier 1718 à M. de La Vrillière, secrétaire d’état, ayant alors la Bretagne dans ses attributions, il demande instamment des troupes; mais il sollicite avant tout de nombreuses lettres de cachet pour être envoyées aux plus remuans d’entre les gentilshommes et aux magistrats les plus à redouter dans le parlement, car « ce corps va devenir le foyer de l’agitation, et ce sera surtout sur lui qu’il faudra frapper ». Le maréchal entretient cependant l’espérance que le parlement n’ira peut-être pas jusqu’à favoriser le refus de l’impôt, « parce que ce refus mettrait en danger le paiement de ses rentes et de ses pensions ».

Il ne faut pas toujours juger les autres d’après soi-même, M. de Montesquiou en fit l’expérience. La crainte de mettre en danger leurs pensions n’empêcha pas les membres du parlement d’accomplir leurs devoirs de magistrats et de citoyens. Ils se déclarèrent donc hautement favorables à ceux qui sur tous les points de la province refusaient les contributions, dont la perception avait cessé d’être légale depuis le 1er janvier 1718. Si les efforts du président de Marbœuf parvinrent à détourner le danger, un moment imminent, d’un arrêt rendu pour légitimer les résistances, le parlement se refusa, malgré des lettres de jussion, à enregistrer l’arrêt du conseil rendu le 18 mars, afin de prescrire, d’ordre royal, la perception des contributions ordinaires en Bretagne. Ne se contentant pas d’ailleurs d’opposer une force d’inertie à une illégalité manifeste, le parlement de Rennes envoya au roi une députation de douze conseillers, en tête de laquelle il plaça son premier président, M. de La Bourdonnaye de Blossac.

Sa majesté ne touchera pas à vos privilèges, répondit à la harangue de ce magistrat le garde des sceaux d’Argenson du ton dont l’ancien lieutenant-général de police parlait aux mutins, terrifiés, selon Saint-Simon, par le seul froncement de ses sourcils. Ces paroles furent l’unique résultat de la démarche que ces douze conseillers s’estimèrent heureux d’avoir pu accomplir sans aller partager avec plusieurs de leurs compatriotes les plaisirs de la Bastille. A la même date, un assez grand nombre de gentilshommes exaspérés se réunissaient à Paris pour adresser au roi un long exposé justificatif de la conduite de la noblesse, exposé dans lequel une plume habile résuma tous les actes constatant les droits reconnus par la France à la Bretagne depuis sa réunion à la couronne [9]. Les gentilshommes bretons obtinrent dans le monde et même à la cour le succès alors assuré à quiconque venait ouvrir des horizons nouveaux devant l’impatience publique. La société de Sceaux les accueillit avec un empressement particulier, et le comte de Laval devint un intermédiaire fort actif entre la duchesse du Maine et des hommes irrités que cette princesse ne considérait pas comme impossible de transformer en conspirateurs. D’après la relation manuscrite du président de Robien, ce fut dès le commencement de 1718, bien avant l’organisation du complot dont MM. de Lambilly, de Noyant et de Talhouët-Bonamour furent les premiers instigateurs, que le chevalier du Groesquer aurait dit dans un repas auquel assistaient à Paris un grand nombre de mécontens que « le moment était venu d’ôter la régence au duc d’Orléans, ajoutant que, si le duc du Maine voulait se mettre à leur tête, il se faisait fort de trouver sept autres provinces avec la sienne toutes prêtes à se soulever ».

Cependant le maréchal de Montesquiou s’occupait à Rennes de faire le meilleur emploi possible des nombreuses lettres de cachet que lui avait expédiées en blanc le secrétaire d’état de La Vrillière [10]. Les deux premières atteignirent M. de Lambilly, conseiller au parlement, et le président de Rochefort. A une imagination ardente, qui lui présentait comme facile l’accomplissement des projets les plus aventureux, M. de Lambilly joignait un vrai tempérament de conspirateur. Ancien page de Louis XIV, il avait porté l’épée avant de prendre la toge, et réunissait l’audace d’un mousquetaire à l’énergie du magistrat. M. de Lambilly fut la bête noire du maréchal dès l’arrivée de ce dernier en Bretagne. A chaque page de sa correspondance, M. de Montesquiou le signale aux ministres comme un boute-feu très puissant dans sa compagnie par son activité, et demande en conséquence que ce conseiller reçoive, indépendamment d’un ordre d’exil, celui d’avoir à se défaire de sa charge. Sous des formes différentes, M. de Rochefort était un ennemi non moins redoutable, car il s’en prenait à la personne du commandant, tandis que M. de Lambilly attaquait sa conduite politique. Jeune, brillant et riche, le président de Rochefort avait la meilleure maison de Rennes, et de cette citadelle partaient chaque jour des traits meurtriers. La société bretonne se complaisait alors dans l’évocation de tous les souvenirs de la fronde, et, quoique le maréchal de Montesquiou n’eût pas à craindre de se voir, comme Louis XIV, chassé de sa capitale, où le gardaient deux régimens entrés en violation des privilèges de la ville, le malheureux commandant s’y trouvait soumis à un blocus tellement rigoureux que les lettres où il en expose les incidens provoquent à la fois le sourire et la pitié. On s’était engagé d’honneur à ne point paraître chez lui, ce qui, disait-il, allait directement contre l’autorité. Peu sensible aux plaisirs du monde, Montesquiou, c’est une justice à lui rendre, souffre encore plus de cet isolement pour ses fonctions que pour lui-même. Aussi quel soin ne prend-il pas pour faire renvoyer par ordre ministériel à leurs régimens tous les officiers en semestre qui omettent de se présenter chez lui ! De quelle reconnaissance n’est-il pas pénétré pour la femme du procureur-général-syndic, « qui, dit-il, malgré le risque qu’elle courait et les grands désagrémens qui lui en reviendront certainement, a consenti hier à venir manger chez moi ! ». Quel empressement ne met-il pas à solliciter de la cour une bonne pension en faveur de deux pauvres hères qui, aux états de Dinan, se séparèrent du corps de la noblesse pour suivre MM. de Rohan et de La Trémouille! Rien n’y fait, l’hôtel du commandant reste vide. Afin d’échapper à l’ennui, il imagine d’organiser un spectacle. Sous son patronage, une troupe chantante arrive dans la capitale parlementaire de la Bretagne; mais voici que, la veille du jour fixé pour la première représentation, le parlement, usant du droit qui lui a été constamment attribué d’autoriser les entreprises théâtrales dans le lieu de sa résidence, fait défense aux malheureux comédiens d’ouvrir leur opéra. Une longue correspondance s’engage alors entre le maréchal et les ministres du régent. Les acteurs reçoivent enfin de la cour l’ordre de jouer sans l’autorisation du parlement; mais, comme le public n’a pas reçu l’ordre d’assister au spectacle, la salle demeure aussi dégarnie que les salons du maréchal, et la troupe part ruinée.

Ces détails n’absorbaient pas toute l’activité du commandant, à qui l’agitation chaque jour croissante dans la province ménageait de plus sérieux embarras. Le 18 février 1718, il écrivait au marquis de La Vrillière : « On ne peut imaginer de loin ce que sont ces Bretons, cachant toujours leurs volontés sous des termes respectueux, mais ne démordant jamais de ce qu’ils ont résolu. Si l’on se rencontre d’accord avec eux, c’est qu’on les craint; quand on les traite avec rigueur, ils deviennent fort bas. Il faut donc mêler la politesse à la patience ; mais il n’y a que la rigueur qui les mettra à la raison ». Un mois plus tard, il doutait de l’efficacité de cette recette, car les Bretons ne tournaient point à la bassesse, quoique le commandant ne leur épargnât pas la rigueur. Dans le courant de mars, le ton de la correspondance change sensiblement en présence du refus de l’impôt qui s’organise d’un bout à l’autre de la province. Soit que M. de Montesquiou craignît pour ses rentes et pensions, soit qu’il éprouvât le sentiment d’une responsabilité plus élevée, il n’hésite plus à dire qu’il faut rassurer la province sur le maintien de ses institutions et annoncer pour une époque très rapprochée la réunion des états. A partir de ce jour, c’est le commandant qui trouve les meilleures raisons pour en provoquer la reprise, et, avant même d’avoir obtenu l’assentiment de la cour pour une nouvelle tenue, il prend toutes les mesures que lui dicte sa prévoyance afin d’en détourner les dangers. Il lui paraît possible d’obtenir préalablement de la noblesse l’engagement moral de voter le don gratuit dès le début et sans débat, à deux conditions : la première, que cette noblesse sera pleinement rassurée sur le maintien des franchises et libertés de la Bretagne, qu’elle croit menacées; la seconde, que l’accès aux états sera interdit, au nom du roi, à une vingtaine de gentilshommes qui ont porté aux assises précédentes un esprit perturbateur, et que l’entrée de la province continuera d’être refusée à ceux qui furent exilés après l’assemblée de Dinan.

Cette politique réussit au début plus heureusement qu’on ne devait s’y attendre, l’opinion publique subordonnant alors toutes les questions à l’intérêt fondamental de la réunion des états. Le 5 mai, sur une lettre du garde des sceaux qui ne permettait plus de douter d’une prochaine convocation, le parlement de Rennes enregistra l’arrêt du conseil pour la levée provisoire des contributions non consenties, et le recouvrement de l’impôt, suspendu depuis trois mois, reprit son cours régulier. Quelques semaines plus tard, un édit royal instamment sollicité par M. de Montesquiou convoqua pour le 1er juillet les états de Bretagne à Dinan, afin d’y continuer leur session, forme qui impliquait une sorte de désaveu de la dissolution prononcée six mois auparavant. La Bretagne tout entière éprouva un juste sentiment d’orgueil : elle avait quelque droit d’être fière en effet, car le salut de ses institutions était sorti de son inébranlable fermeté; mais la crise, bien loin d’être terminée, allait, durant la seconde partie de cette tenue, entrer dans une phase plus redoutable.

Quatre cents gentilshommes assistaient à la séance de rentrée, tous persuadés que le sort de la liberté bretonne était suspendu à ces délibérations. Fidèle à l’accord tacite qu’avait fait accepter le commandant, la noblesse n’opposa aucune résistance à l’octroi du don gratuit réclamé par les commissaires dès l’ouverture, et le vote fut émis sans discussion à l’unanimité des trois ordres. Le lendemain, l’entente fut rompue par l’envoi d’une députation adressée au maréchal afin de réclamer pour tous les membres écartés des états le droit d’y venir prendre leur place, ce droit étant inhérent à leur naissance et ne pouvant leur être enlevé. De plus, les députés firent remarquer au maréchal que la plupart des gentilshommes écartés faisaient partie des commissions nommées au mois de décembre précédent, et que celles-ci ne pourraient continuer leurs travaux sans la présence de tous leurs membres. Un peu calmé par le vote du don gratuit, M. de Montesquiou accueillit sans trop d’humeur les délégués des trois ordres. Il répondit qu’en éloignant temporairement de l’assemblée un certain nombre de gentilshommes imprudens il avait agi dans l’intérêt de la province, et pour empêcher qu’on ne prît à Paris des résolutions qu’elle aurait pu regretter, ajoutant que, d’après le désir qu’en exprimaient messieurs des états, il allait consulter de nouveau le régent, dont il leur ferait savoir les intentions. Le 7 juillet, il écrivait en effet au marquis de La Vrillière une lettre qui se terminait ainsi : « Il est certain, monsieur, qu’il y a de l’inconvénient à prendre le parti de la rigueur pour les faire obéir; mais j’en crois davantage à les mener par la douceur, car je n’aurais pas obtenu une chose qu’ils feront naître des difficultés dans les autres. C’est pourquoi je souhaiterais avoir des troupes sur la frontière, car la peur a un grand pouvoir sur cette nation ».

Lorsque le commandant de la province se trouvait en une semblable disposition d’esprit, il lui était difficile d’intervenir bien chaleureusement pour seconder le vœu des états. Le régent crut donc faire acte de modération et probablement de clémence en joignant au refus que lui dictait l’attitude du maréchal l’autorisation pour les exilés et les exclus de se retirer dans leurs terres, sous la promesse qu’ils ne seraient nullement inquiétés, pourvu qu’ils ne s’occupassent plus des affaires de la province. Sur la notification de cette réponse, la noblesse cessa de participer aux travaux de l’assemblée, et, profondément blessée de l’atteinte portée aux droits de ses membres, elle prit une attitude purement passive pour se réunir en secrets conciliabules dont nous verrons bientôt les suites; mais, le maréchal lui ayant très clairement fait comprendre que sa persistance dans cette voie provoquerait une nouvelle dissolution, le second ordre sacrifia ses griefs particuliers à un intérêt plus élevé, et, tout en se refusant à compléter par d’autres choix les commissions dégarnies, il reprit le cours de ses séances, fort résolu d’ailleurs à ne céder sur aucune question fondamentale.

L’attention de la noblesse et de cette portion du tiers qui conservait quelque indépendance au sein de la représentation provinciale portait sur quatre points principaux. On réclamait une réduction d’un quart environ sur le chiffre de la capitation, et l’on demandait le maintien des bureaux diocésains, dont l’influence croissait chaque jour, et que le maréchal manifestait alors la résolution de briser. On revendiquait le droit de faire rendre des comptes devant une commission spéciale aux officiers des états qui avaient manié les deniers de la province, et cette revendication d’un droit plusieurs fois exercé sous les règnes précédens était poursuivie avec une ardeur qu’expliquait la méfiance inspirée alors par la gestion financière et l’attitude politique de M. de Montaran, trésorier des états. Ce fonctionnaire avait en effet cessé d’être l’agent de l’assemblée qui l’avait élu et à laquelle il devait sa fortune, pour se faire l’instrument soumis et l’espion attitré de la cour, ainsi que l’atteste sa volumineuse correspondance. On demandait en outre à MM. les commissaires du roi de reconnaître à la représentation provinciale le droit de faire sur les dépenses toutes les réductions qui paraîtraient possibles à celle-ci après qu’elle aurait pleinement satisfait à ses engagemens envers la couronne. Enfin, comme conséquence directe de ce principe, la commission chargée de former l’état de fonds par estime, qualification alors donnée aux prévisions budgétaires, proposait aux états la suppression du droit d’entrée décrété en 1710 sur les boissons introduites en Bretagne, droit affermé à des traitans dont le contrat d’adjudication expirait au mois d’octobre 1718, les états s’obligeant d’ailleurs à remplacer cet impôt odieux aux populations par des recettes équivalentes d’une perception plus facile.

Les répugnances de la province contre le droit d’entrée étaient fort naturelles. Cet impôt, édicté par Louis XIV aux plus mauvais jours de son règne, avait réduit de plus d’un quart le droit de consommation au détail, ainsi que l’établit en séance l’évêque de Saint-Brieuc dans un lumineux rapport dont aucun publiciste ne désavouerait aujourd’hui ni les principes ni les sages conclusions [11] ; mais M. de Montesquiou n’entendait rien à l’économie politique, et, comme ces conclusions ne lui avaient pas été préalablement communiquées selon l’usage, il vit dans cette omission une atteinte des plus graves à la prérogative royale. Convaincu de l’urgence d’arrêter par un acte décisif messieurs des états sur une pente dangereuse, il sollicita et obtint un arrêt du conseil qui, ne tenant aucun compte de la résolution des états, ordonnait au nom du roi de continuer la perception du droit d’entrée en Bretagne après l’expiration du bail courant. Cet arrêt érigeait donc carrément en principe la doctrine de l’omnipotence royale, et biffait la disposition principale de l’acte d’union, acte rappelé à chaque tenue d’états dans le contrat où venaient se résumer les dispositions convenues entre les trois ordres et les commissaires de la couronne. « Pour quelque cause ou prétexte que ce soit, il ne sera fait aucune levée de deniers dans la province sans le consentement exprès des états; aucun édit, arrêt du conseil et généralement aucunes lettres patentes contraires aux privilèges de la province n’auront effet, s’ils n’ont été consentis par les états. » Ces paroles sacramentelles terminaient le cahier des états de 1716 [12] ; elles avaient été invariablement reproduites durant tout le règne de Louis XIV.

Le 4 août, l’arrêt du conseil fut présenté aux états par le commandant de la province, qui en requit l’enregistrement à leur greffe. A cette demande inattendue s’éleva une effroyable tempête; plus d’un gentilhomme porta la main à la garde de son épée, et ce fut sous le coup d’une émotion inexprimable que les trois ordres entrèrent dans leurs chambres respectives afin de délibérer sur la demande du maréchal. Celui de l’église, composé d’évêques pour la plupart étrangers à la Bretagne et d’abbés aspirant à l’épiscopat, fut d’avis d’enregistrer, pour obéir aux ordres du roi. Le tiers, dont les membres les plus indépendans avaient été antérieurement éliminés, finit par se ranger au même avis, mais en arrêtant une rédaction qu’il estima suffisante pour sauvegarder les droits menacés de la province. La noblesse refusa l’enregistrement d’une voix unanime. Les trois ordres étant revenus sur le théâtre commun des séances, où les présidens firent connaître le résultat des délibérations prises aux chambres, un débat d’une violence sans exemple s’engagea entre les commissaires du roi et messieurs de la noblesse, les premiers prétendant qu’aux termes du règlement de 1687 l’enregistrement devait être prononcé sur l’avis conforme de la majorité des ordres, les autres maintenant que l’unanimité était nécessaire, puisqu’il s’agissait d’une question d’impôt, laquelle, d’après les traditions constantes de l’assemblée, ne pouvait être décidée qu’avec l’assentiment des trois ordres.

Le tiers et le clergé lui-même partageaient au fond toutes les convictions de la noblesse malgré leur attitude plus réservée. Aussi revinrent-ils bientôt par voie indirecte sur leur refus de protester, et une commission spéciale fut nommée à l’effet d’examiner la question que venait de faire surgir le vote rendu à deux ordres contre un, et pour enjoindre en tout état de cause au procureur-général-syndic de se rendre immédiatement à Paris afin de s’y pourvoir par voie de requête contre l’arrêt du 30 juillet. Soit que le commandant redoutât les explications que pourrait donner aux ministres M. de Coëtlogon, soit qu’il eût reçu un ordre général pour interdire à l’avenir l’envoi de toute députation à la cour, il notifia au syndic des états la défense formelle de partir. Cette interdiction était à peine connue, que les états se réunissaient en tumulte pour protester, retrouvant sous le coup de l’émotion populaire l’unanimité qui leur avait manqué à l’ouverture de la crise. Exaspérée de l’obstacle apporté par M. de Montesquieu au départ du procureur-syndic, l’assemblée, ralliée tout entière pour repousser une agression manifeste contre son droit le plus cher, fit le lendemain une démarche d’une portée fort sérieuse en donnant l’ordre à son procureur-général de se pourvoir immédiatement contre l’arrêt du conseil au greffe du parlement de Bretagne. C’était associer dans une lutte légale contre l’autorité royale les deux grandes forces morales de la province, et les conséquences d’un tel concert ne pouvaient être mesurées. M. de Coëtlogon se rendit à Rennes, où le pourvoi fut immédiatement enregistré. Ayant appris, durant son court séjour dans cette ville, que des ordres venaient d’être donnés par l’intendant afin de percevoir la capitation pour l’année 1718, quoique aucun vote des états n’en eût encore autorisé la levée, il requit de l’assemblée une défense formelle à tous les comptables de percevoir, sous peine de forfaiture, soit cet impôt, soit toute autre contribution qui n’aurait pas été régulièrement consentie.

L’acte courageux du procureur-syndic suscita chez le maréchal les plus vives anxiétés. Le refus de l’impôt avait été sa préoccupation constante depuis qu’il était chargé du gouvernement de la Bretagne. Cette crainte, qui seule l’avait déterminé à solliciter de la cour la reprise des états, lui inspira cette fois une conduite tout opposée. Il revint à ses instincts et se reprit à agir conformément à cette conviction, que la crainte était le seul ressort qui pût être utilement employé auprès du peuple breton. Dans la nuit du 17 au 18 août, M. de Coëtlogon et trois membres des états étaient appréhendés en pleine ville de Dinan par une escouade de maréchaussée, et conduits hors de la province. Peu de jours après, le parlement de Rennes était décimé à coups de lettres de cachet. Dans cette extrémité, le second ordre, encore que ses habitudes militaires l’eussent peu préparé à la pratique des vertus civiques, déploya des qualités remarquables. Il sut en effet, par un effort très opposé à son tempérament, revendiquer ses droits sans perdre vis-à-vis de la royauté l’attitude du plus profond respect.

Tandis que le vieux soldat ajoutait chaque jour de petites difficultés aux grandes, et qu’il blessait à la fois l’honneur et les convictions d’un peuple généreux, la noblesse, ayant enfin pleinement rallié à son opinion les deux autres ordres, associait plus étroitement chaque jour le parlement de la province à la cause des états, et adressait à Versailles un mémoire où l’évidence de son droit était rehaussée par la mesure avec laquelle elle le faisait valoir.

« Si, depuis la réunion volontaire de cette province à la couronne, disait-elle dans ces remontrances, rien n’a pu ébranler l’attachement et la fidélité inviolable de vos sujets de Bretagne pour la personne sacrée de votre majesté et des rois vos prédécesseurs, les états croient devoir vous représenter qu’ils n’ont rien fait dans la présente tenue qui puisse rendre suspects leur dévouement et leur soumission. Ils ont souvent oublié leurs intérêts les plus essentiels lorsqu’ils les ont crus opposés aux volontés de votre majesté; mais peut-on leur imputer à faute d’avoir voulu soutenir leurs droits contre des nouveautés qui détruisaient l’économie de leurs affaires, dans laquelle ils sont autorisés par tous titres authentiques, et que votre majesté a confirmés par le dernier contrat de la tenue de 1715 et par l’arrêt du 5 septembre 1716.

L’arrêt de votre conseil du 30 juillet dernier sape ce fondement de leurs libertés et de leurs privilèges. Il casse une délibération qui n’avait pour objet que de trouver les moyens de diminuer les impositions, sans rien retrancher des charges auxquelles les états sont obligés pour le paiement du don gratuit et autres dépenses. Cet arrêt est contraire aux privilèges des états, en ce qu’il tend à renouveler sans leur consentement et sans nécessité un droit fort à charge aux particuliers et fort peu utile aux états, et l’entrée des commissaires de votre majesté dans l’assemblée pour y apporter cet arrêt, la lecture et l’enregistrement qu’ils ont ordonné aux présidens des ordres de faire en leur présence, sont autant de nouveautés qui font violence à la liberté des suffrages, et semblent anéantir les états.

Permettez-nous, sire, cet aveu respectueux et sincère : les trois ordres en ont été également frappés, et si les uns, écoutant plus leur soumission que la conservation de leurs droits, ont gardé le silence, l’opposition d’un autre, plus jaloux de ses privilèges, ne saurait être un crime digne de punition ».

Cette adresse était terminée par des protestations d’un respectueux dévouement, et jamais dans une situation aussi violente le bon droit ne s’affirma avec une plus fière modération. Les hommes qui tenaient un langage que ne désavouerait de nos jours aucune assemblée politique étaient dignes assurément de conquérir et de conserver la liberté, et ceux d’entre eux qui s’égareront bientôt dans les dédales d’une conspiration insensée auront du moins à invoquer l’excuse des plus indignes provocations.

Quelques jours après l’envoi de ces remontrances, le maréchal parut aux états dans l’attitude du triomphe et du dédain. Il fit savoir brièvement à l’assemblée que ni sa majesté ni son altesse royale n’avaient jugé à propos de répondre à une pièce où étaient articulés des griefs sans fondement, ajoutant que monseigneur le régent voulait bien une fois encore les inviter à recourir à sa protection, « qui serait pour eux d’un secours plus efficace que la périlleuse assistance dont ils se flattaient en vain de la part d’une autorité judiciaire, laquelle était et devait demeurer constamment étrangère à tout ce qui les concernait [13] ».

Les états savaient trop quelle importance il y avait pour eux à se concilier le grand corps auquel avait été commis le dépôt des franchises et privilèges de la province[14], pour ne pas faire d’une pareille entente la base de leur action politique. Le gouvernement du régent était alors hostile aux parlemens, qu’alarmait la témérité de ses plans financiers et derrière lesquels le pouvoir entrevoyait le spectre redouté des états-généraux. Rennes demeurait donc l’appui le plus sûr de l’opposition bretonne, et ce fut avec des transports de joie qu’on apprit à Dinan l’admission du pourvoi contre l’arrêt du conseil introduit au nom des états par leur procureur-syndic. Le 7 septembre, la cour, statuant sur la requête de la noblesse, ordonna que de très humbles remontrances seraient faites au roi sur les infractions aux droits et privilèges des états, et « fit défenses à toutes personnes de faire aucunes impositions ni levées de deniers dans la province à peine de concussion, ordonnant que copie de son arrêt serait envoyée dans tous les sièges présidiaux à la diligence du procureur-général du roi ». Le lendemain, la noblesse forma opposition contre tous les actes que l’arrêt avait interdits, et le soir même cette opposition fut signifiée au greffier des états malgré l’hésitation des deux autres ordres, qui, tout en la regardant comme bien fondée, ne crurent pas devoir s’y associer.

Accepter un pareil acte, c’était rendre inévitable le refus de l’impôt, objet de toutes les terreurs du commandant; M. de Montesquiou prit donc son parti, et dans la journée du 12 septembre soixante-trois signataires de cette pièce furent chassés de Dinan par la garde du maréchal, avec injonction de n’y pas reparaître, sous peine de se voir incarcérés. Après cette razzia, soutenue par l’approche de plusieurs régimens arrivés de Normandie, l’assemblée cessa d’être libre ; on pourrait dire qu’elle cessa d’exister, car d’heure en heure le nombre de ses membres allait diminuant, à ce point que le maréchal, pour empêcher une désertion complète qu’il redoutait, fut contraint d’interdire à la hâte par un arrêté la sortie de la ville à tous les membres des états. Cette situation douloureuse se prolongea douze jours encore, durant lesquels le croupion se vit obligé de revêtir de formes dérisoires toutes les mesures dictées par le commandant. Des hommes plus habiles à masquer la réalité sous l’apparence auraient certainement laissé à cette ombre de représentation l’ombre d’une inoffensive liberté; mais l’heure de ces hommes-là n’avait pas sonné, et Montesquiou tenait pour le despotisme sans masque. C’est un mérite qu’il est juste de lui reconnaître, et qui brille d’un vif éclat dans la harangue suivante que vint débiter aux états, l’avant-veille de leur clôture, le maréchal, stupéfait de rencontrer au sein de l’assemblée mutilée une contradiction inattendue sur quelques questions insignifiantes.

« Messieurs des états, nous vous avons fait savoir les ordres que nous avons reçus de vous demander un fonds de 30,000 livres pour l’entretien des haras de la province et de 12,000 pour les appointemens des députés du commerce. Sur ce que nous avons été informé que vous n’y avez pas satisfait, nous n’avons pu nous dispenser de venir vous déclarer que les ordres du roi sont si précis que vous ne sauriez sans désobéissance apporter du retardement à les exécuter. Je vous prie donc, messieurs, de mettre de nouveau ces deux affaires en délibération, et d’avoir pour objet dans vos décisions la soumission que vous devez au roi. Il serait si douloureux pour moi de me trouver dans l’obligation de rendre compte à sa majesté de l’opposition que vous formeriez à ses volontés, que je n’ai point voulu me servir du ministère de M. votre procureur-général-syndic pour vous faire de nouvelles instances. Les mêmes raisons m’ont déterminé à vous apporter les arrêts du conseil, dont la lecture va vous être faite par M. votre greffier en notre présence. Je vous demande, messieurs, une délibération prompte et décisive. Si je ne craignais d’offenser votre zèle, je vous rapporterais les termes dont sa majesté se sert pour nous marquer qu’elle veut qu’ils soient exécutés, et je vous dirais qu’elle nous ordonne de vous faire savoir que, si quelqu’un ose s’opposer à l’exécution des arrêts de son conseil, elle saura le punir de son opiniâtreté et de sa désobéissance [15] ».

Ainsi parlait le représentant de l’autorité royale à ces gentilshommes outragés dans leur droit et dans leur honneur. De telles imprudences ne se commettent point impunément en un pays qui a conservé le respect de lui-même. Aussi la noblesse, désespérant désormais de sauver les libertés de la province par une loyale entente avec la couronne, se trouva-t-elle amenée à chercher une force nouvelle dans le principe d’association, puissante, mais périlleuse ressource des opprimés. Si les franchises administratives et financières de la Bretagne avaient eu leur complément naturel dans les libertés politiques qui en sont inséparables, l’association, si légitimement provoquée par les violences du commandant, se serait établie et maintenue à la clarté du jour sans passer de la résistance légale à la conspiration; mais il n’en pouvait être ainsi dans un pays où il n’existait aucun organe de la pensée publique, et à une époque où le système des lettres de cachet plaçait vingt-quatre millions d’hommes sous la main d’un ministre. Le secret était donc la condition obligée de toute action collective, et les confédérés bretons, placés sous ce rapport dans une situation beaucoup plus dangereuse que celle des gentilshommes polonais, durent en faire la condition principale du pacte qui allait les unir. Dans le courant du mois d’août 1718, sous le coup de l’émotion provoquée dans les états par l’enlèvement d’un si grand nombre de leurs membres, une ligue se formait à Dinan pour le maintien des droits et des libertés de la Bretagne. Primitivement organisée par la noblesse, cette ligue fut ouverte aux membres des deux autres ordres qui consentiraient à y adhérer, et fut déclarée placée pour tous les signataires sous la double garantie du serment et du secret.

Malgré la rigueur avec laquelle le silence était prescrit, ce pacte ne renfermait aucune disposition et ne masquait aucune arrière-pensée que les plus fidèles serviteurs du roi ne pussent confesser en plein soleil; mais c’est le châtiment du despotisme de transformer presque toujours la résistance légale en hostilité. L’acte rédigé à Dinan, et dont les membres des états répandirent des copies jusqu’aux extrémités de la péninsule, est indiqué à chaque page de la volumineuse procédure instruite à Nantes par la chambre criminelle comme la base même de la conspiration que cette chambre reçut mission de punir. A la manière dont en parlent les commissaires de 1720, les cinq cents citoyens qui le revêtirent de leur signature auraient été les instigateurs ou les complices des malheureux dont on fit tomber la tête ; mais les commissaires se gardent bien de faire connaître au public cette pièce fondamentale, encore qu’ils l’aient entre les mains. Les historiens français qui ont parlé de la conspiration bretonne, depuis Duclos jusqu’à Lémontey, ont agi comme MM. de Châteauneuf et de Vastan, président et procureur-général de la chambre criminelle. L’auteur de l’Histoire de la régence, enseveli dans les cartons confiés à son zèle par le gouvernement impérial, n’a pas pris la peine de l’aller chercher à Rennes dans le journal manuscrit du président de Robien. Le texte original aurait rendu plus malaisé de traiter la noblesse bretonne engagée dans la revendication de ses droits constitutionnels comme une bande de hobereaux ivres, incapables de rien comprendre aux questions sur lesquelles ils avaient l’impertinence d’émettre un avis [16]. On va voir quelle langue parlaient ces sauvages, sur la tête desquels le publiciste du premier empire faisait tomber par ordre supérieur le poids de ses anathèmes.

Acte d’union pour la défense des libertés de la Bretagne.

« Nous soussignés, de l’ordre de la noblesse de Bretagne, instruits des droits que nous donne notre naissance et des obligations auxquelles elle nous engage, pénétrés qu’il est de notre devoir indispensable de concourir à maintenir les lois fondamentales de la nation, à défendre les peuples de l’oppression et à conserver les droits et privilèges de notre patrie, nous reconnaissons que le plus essentiel de ces droits et privilèges est l’assemblée des états de la nation, qui seule peut servir de borne à l’autorité despotique des souverains; que l’essence de cette assemblée est d’être libre, de façon que tous ceux qui ont droit d’y assister y puissent avec liberté donner leur avis sur ce qui est proposé pour le service du prince et le bien du peuple; qu’elle est composée des trois ordres de l’église, de la noblesse et du tiers; que nous savons que le droit de cette assemblée est d’entrer dans tout ce qui regarde le gouvernement de la province; que son consentement est nécessaire pour l’établissement des lois; qu’on ne peut faire sans sa participation aucune imposition, et que les princes ne doivent rien lever sur les peuples qu’en conséquence de l’octroi que les états leur peuvent faire.

En 1491, les états consentirent au mariage de la duchesse Anne avec Charles VIII, parce que le prince jura et promit de maintenir la province dans tous ses droits et privilèges. Louis XII renouvela ces promesses, et ce fut à cette condition que les états se prêtèrent à son mariage avec la duchesse Anne, après la mort de son premier mari. Ce ne fut enfin qu’aux mêmes conditions que les états tenus à Vannes en 1532 consentirent à l’union de la Bretagne au royaume de France. Tous ces droits ont été conservés par tous les contrats passés jusqu’à présent. Malgré des titres si authentiques, nous avons vu avec douleur la séparation des états tenus à Dinan en 1717, l’exil de quatre de nos membres les plus zélés, et la province comme inondée d’un nombre considérable de troupes.

Nous avons été instruits que non-seulement ceux de nos membres qui avaient été exilés étaient retenus dans leur exil, mais encore qu’un nombre fort grand de gentilshommes avaient eu défense expresse d’aller aux états. Nous avons connu, dès le premier jour de l’assemblée (celle de juillet 1718), qu’il n’y avait aucune liberté dans les suffrages et que plusieurs des membres de l’ordre du tiers qui avaient assisté à l’ouverture au mois de décembre 1717 avaient été exclus, et le surplus intimidé par toutes sortes de menaces. Enfin nous avons vu que, par un attentat jusqu’à présent sans exemple, les commissaires du roi sont venus en pleins états faire enregistrer, en leur présence et par violence, des arrêts du conseil qui cassaient des délibérations des états; que, contre l’institution des charges de procureurs-généraux-syndics des états, les mêmes commissaires ont empêché le sieur de Coëtlogon, qui est revêtu d’une de ces charges, de partir pour aller porter au pied du trône les justes plaintes des ordres de la province de Bretagne, ce qui nous a mis dans la nécessité de faire nos protestations et d’en demander l’enregistrement au greffe du parlement de Bretagne; que ledit sieur de Coëtlogon a été arrêté et conduit en exil pour avoir obéi aux ordres des états, suivant le devoir de sa charge; que le sieur de Chérigny a reçu un pareil traitement pour avoir soutenu avec honneur les intérêts du roi et de la province.

De pareils traitemens étant opposés au bien public, et injurieux à la noblesse de Bretagne, nous avons déclaré par cet écrit, juré. et promis unanimement sur notre foi et notre honneur, de nous unir tous ensemble pour soutenir par toute sorte de voies justes et légitimes, sous le respect dû au roi et à son altesse Mgr le duc d’Orléans, régent du royaume, tous les droits et privilèges de la province de Bretagne et les prérogatives de la noblesse. De plus, promettons que, si quelqu’un des soussignés est troublé ou attaqué en quelque sorte que ce soit dans la suite, en sa personne, sa liberté ou ses biens, nous prendrons son intérêt comme commun à tous en général et en particulier, sans pouvoir nous en séparer par aucune considération, et sera déclaré infâme celui qui en usera autrement. Et promettons, sous peine d’encourir une honte publique et perte de réputation, de faire toutes les choses nécessaires pour le tirer de l’état où il serait réduit pour l’intérêt de la cause commune, jusqu’à périr plutôt que de le souffrir opprimé, et de contribuer à l’indemniser de toutes les pertes et frais qu’il pourrait faire pour le bien commun.

Tous les gentilshommes de la province seront engagés, pour l’intérêt de leur honneur, de signer cette présente union, et les deux ordres de l’église et du tiers-état invités de s’y joindre, et on y admettra les gentilshommes extra-provinciaires qui, pour l’intérêt de l’état, voudront bien y entrer. « Nous nous promettons de plus, sous les mêmes peines, de nous garder un secret inviolable. Enfin nous déclarons sans foi et sans honneur et comme dégradés de noblesse les gentilshommes de la province, soit présens ou absens, qui ne voudront pas signer le présent traité d’union, ou qui, l’ayant signé, contreviendront à aucun des susdits articles, en sorte qu’ils seront bannis de tout commerce avec les soussignés.

Et, pour que personne ne puisse trouver à redire, a été signé sans distinction ni différence de rang ».

Dispersés sur tous les points de la péninsule, les membres des états emportèrent en se séparant cette pièce, que beaucoup d’entre eux avaient déjà revêtue à Dinan de leur signature. Elle fut lue et avidement commentée dans les bureaux diocésains, sorte de diétines permanentes de la confédération bretonne. Dans le courant du mois qui suivit la clôture de l’assemblée, le maréchal de Montesquieu, sans connaître encore le texte et la portée de ce document, signale à MM. de La Vrillière et d’Argenson la formation d’une redoutable association pour le refus de l’impôt [17] ; il réclame instamment des renforts, qu’il juge indispensables, et insiste sur l’adoption d’un plan antérieurement adressé par lui à la cour pour restreindre au sein des états l’importance de la noblesse. On trouve également aux archives une correspondance de la même date émanée d’un agent secret du duc d’Orléans, qui juge la conduite du commandant avec la liberté qu’autorise l’ombre épaisse du sein de laquelle il écrit. Aucune des maladresses journalières de Montesquiou n’échappe à ses observations ironiques, encore qu’il soit pleinement d’accord avec lui sur la gravité de la crise et sur l’état général des esprits. Selon cet agent fort sagace, il faudrait avant tout bannir de l’esprit des Bretons toute inquiétude pour la sécurité de leurs états, sans quoi il deviendrait impossible de gouverner la province; mais il voudrait qu’on opérât le plus promptement possible une réforme profonde en interdisant, par un acte hardi de l’autorité royale, l’accès de l’assemblée à la petite noblesse, qui domine, et lui donne le caractère d’une sorte de démocratie tumultueuse. Tous les coups portés à cette cohue de gentilshommes concourront à rendre au gouvernement la puissance qu’il exerçait sous le précédent règne et qui se perd de plus en plus. Il faudrait s’appuyer, pour combattre cette noblesse ingouvernable, sur l’ordre du clergé, qui a de grandes connaissances administratives et dont le roi dispose absolument par les évêques et par les abbés, qui la plupart aspirent, soit à l’épiscopat, soit à obtenir de plus gros bénéfices. Les députés des chapitres sont seuls indépendans, et ceux-ci pourraient être tenus en bride par l’influence des agrégés, dont il serait essentiel de multiplier le nombre. Le tiers-état est en partie dans l’étroite dépendance du roi par les maires, qu’il nomme et révoque à son gré; mais un élément fort difficile à manier est celui des sénéchaux, parce qu’ils sont propriétaires de leurs charges et dans des rapports étroits avec le parlement. C’est sur ce dernier corps surtout qu’il importerait de frapper, parce qu’au prestige de la naissance et de la fortune il unit celui d’une grande considération personnelle. Le parlement est le centre dangereux de toutes les résistances; c’est donc sur lui qu’il faut agir sans cesse et porter les grands coups, si l’on veut fortifier le pouvoir royal [18].

Pénétré de la même conviction que l’homme obscur admis à l’honneur de correspondre avec le régent, le maréchal de Montesquiou engagea en effet contre le parlement de Rennes, sitôt qu’il fut débarrassé des états, la guerre implacable conseillée au prince qui gouvernait la France. De nouvelles lettres de cachet vinrent éclaircir encore les rangs de cette compagnie, et un arrêt du conseil du 18 octobre 1718, annulant celui qu’elle avait rendu au mois d’août précédent, qualifia en termes injurieux la conduite des magistrats bretons. Outragés dans leur honneur politique, ces magistrats adressèrent au garde des sceaux un long mémoire destiné à être placé sous les yeux du roi, et qui pourrait figurer parmi les beaux monumens élevés par l’ancienne magistrature. « Si les événemens fâcheux pouvaient abattre nos courages, fortifiés par le témoignage d’une conscience qui n’a rien à se reprocher, l’exil récent de douze de nos confrères, l’arrêt foudroyant de votre conseil accompagné des marques éclatantes du courroux de votre majesté, nous réduiraient au silence; mais, sire, nous osons dire avec la fermeté qui convient au caractère qui nous a été imprimé par votre majesté que votre parlement n’a rien fait qui pût mériter votre indignation. Si les remontrances sont non-seulement permises, mais même ordonnées aux parlemens pour faire arriver jusqu’au trône la voix des peuples, l’usage en est encore plus légitime lorsque les corps judiciaires y vont porter la justification de leur innocence. Puisque nous sommes condamnés sans avoir été entendus, nous croyons ne point manquer au profond respect que nous devons à votre majesté en lui faisant connaître la régularité de notre conduite. Elle est fondée sur la possession personnelle où est le parlement de Bretagne de connaître des affaires des états, même pendant leur tenue; nos registres en fournissent beaucoup d’exemples. Nous nous contenterons d’en rapporter quelques-uns [19] ». Ces considérations précèdent un long exposé des applications faites sous trois règnes du droit revendiqué par le parlement en sa qualité de gardien du pacte de 1532, et les remontrances sont terminées par la protestation solennelle de demeurer fidèles à leur devoir, si périlleux qu’en puisse devenir l’accomplissement.

A la fin de l’année 1718, le maréchal avait donc à faire face au parlement et à la noblesse en même temps qu’il fallait rétablir par la force la perception des impôts, suspendue dans diverses localités de la Cornouailles et du pays nantais. Parmi de si nombreux mécontens, il ne pouvait manquer de s’en rencontrer pour dépasser bientôt la limite qui séparait la résistance de l’insurrection. Cela était d’autant plus inévitable que, d’après le mémoire de La Mabaunaye, écrit au commencement de 1719, la province était déjà depuis plusieurs mois parcourue par des agens de l’Espagne. Ceux-ci répandaient de nombreuses proclamations de Philippe V adressées à la nation française et aux divers parlemens du royaume; ils contestaient la légitimité de la régence établie au mépris du testament de Louis XIV, en évoquant le souvenir toujours populaire des états-généraux, seuls juges légitimes du débat engagé entre le neveu et le petit-fils du feu roi. Dès la fin de 1718, les hommes les plus résolus avaient dépêché un émissaire au cardinal Alberoni afin de réclamer pour les Bretons des secours que ce ministre n’était que trop disposé à donner. Les organisateurs du complot étaient surtout les parlementaires exilés, et au premier rang figuraient MM. de Noyant et de Lambilly. L’un était l’intermédiaire principal des mécontens avec les ennemis de la régence à Paris, l’autre devint l’âme de la conjuration qui commençait à se nouer au cœur de la province. Un ancien officier d’infanterie du nom d’Hervieux de Mellac, voisin de campagne et ami de M. de Lambilly, partit pour l’Espagne, où il ne fit d’abord qu’une très courte apparition. Alberoni promit sans hésiter d’assister l’insurrection, dès qu’elle aurait pris de l’importance, par le secours d’une flotte et d’une armée. En à-compte des subsides qu’il s’engageait à fournir, il chargea M. de Mellac d’une première somme de trente mille piastres; mais, malgré son esprit aventureux, ce ministre ne crut pas pouvoir aller au-delà d’une promesse tant que les dispositions dont on l’assurait ne seraient pas attestées par la signature de nombreux confédérés. Il se borna donc à donner à l’émissaire des assurances verbales, et M. de Mellac rentra en Bretagne par Saint-Malo au commencement de l’année 1719.

D’après ses renseignemens sur les dispositions favorables qu’il avait trouvées à Madrid, tout se prépara pour une levée de boucliers sur la portée de laquelle quelques gentilshommes, excités par l’ardeur des débats parlementaires, s’étaient fait les plus complètes illusions. Il était très facile de pousser quelques vassaux à molester les employés du fisc ou ceux des fermes; mais il était impossible de soulever une population inerte et désarmée, en présence de garnisons nombreuses, pour des questions qui n’intéressaient les masses ni dans les choses de la conscience, ni dans celles de la vie usuelle. Quoi qu’il en soit, une grande assemblée fut indiquée pour le 8 avril au centre de la Bretagne, dans la vaste forêt de Lanvaux, située à quelques lieues de Vannes. Il y vint des gentilshommes de tous les diocèses, et, si l’on s’en rapporte au président de Robien, ceux-ci prirent pour dérober le secret de ce conciliabule les mesures les plus propres à le laisser pénétrer. On entrait en effet dans la forêt déguisé, chacun portant un faux nez ou des moustaches postiches, tirant deux coups de pistolet pour annoncer son arrivée, et laissant ses valets armés sur la lisière du bois, afin de protéger l’assemblée contre les regards indiscrets. D’après le même écrivain, dont les affirmations sont confirmées par les pièces de la procédure suivie à Nantes, « on y fit lecture d’un projet de traité à faire avec l’Espagne, dont le ministre, mécontent de la triple alliance conclue par les soins de M. le régent, pour s’en venger ou du moins pour embarrasser ce prince, promettait d’abord 15,000 hommes de troupes et de l’argent pour l’exécution du projet, qu’il ne s’agissait que de ratifier. Plusieurs signèrent. On nomma des commissaires pour faire signer les autres, et l’on renvoya M. d’Hervieux de Mellac pour aller ratifier le traité avec le cardinal et en solliciter l’exécution. Le comte du Boiëxic-Becdelièvre fut député vers la noblesse du Poitou pour l’engager à se soulever, s’étant fait fort d’y réussir. M. de Noyant resta à Paris pour continuer la correspondance tant à Paris qu’avec l’Espagne, ayant, dit-on, tout le secret de l’intrigue. Les commissaires nommés pour solliciter des signatures travaillèrent si activement chacun dans son canton, entre autres Kerantré de Gouvello dans le canton de Vannes et d’Auray, et Des Granges dans celui de Saint-Brieuc, qu’en peu de temps la liste de ceux qu’ils avaient fait souscrire fut très nombreuse. Alors on commença de faire des préparatifs et des envois d’armes, tant au Pontcallec qu’au Pouldu et chez le sieur Salarun de Coué, qui avait été nommé à cette assemblée commissaire-général, de même que M. de Lambilly fut trésorier-général ».

Au conciliabule de Lanvaux assistèrent la plupart des personnes qui figurèrent l’année suivante parmi les cent vingt prévenus atteints à des degrés divers par les arrêts de la chambre criminelle. En suivant le développement des faits, on verra que les plus compromis dans cette périlleuse machination ne furent pas les plus sévèrement frappés, les véritables instigateurs s’étant dérobés par la fuite aux poursuites de la justice, obsédée du besoin de faire à tout prix des exemples. Il était impossible qu’une réunion organisée avec un si imprudent appareil demeurât longtemps ignorée. Le premier avis en fut donné au commandant de la province par un magistrat qui reçut la déclaration d’un paysan demeuré caché dans l’épaisseur du fourré durant les délibérations. Cet homme, sachant un peu le français, crut comprendre, dit le président de Robien, qu’il s’agissait de faire venir en Bretagne une armée étrangère, afin de changer le tuteur du roi, dont les nobles étaient mécontens. L’on fut dès lors sur les traces de la conjuration, que l’intendant de la province. suivit dans toutes ses phases au moyen d’un espionnage fort habilement organisé.

Cependant les conjurés avaient renvoyé M. de Mellac en Espagne afin d’y régler avec les ministres de Philippe V tous les détails de l’intervention. Sitôt que la déclaration de guerre à la France eut été souscrite par sa majesté catholique, Alberoni, persuadé d’après les affirmations de l’émissaire que la Bretagne allait se lever en masse, le renvoya vers ses compatriotes, qui faisaient espérer au roi d’Espagne une si éclatante vengeance de l’affront essuyé par le prince de Cellamare, son ambassadeur. M. de Mellac fut autorisé à promettre la très prochaine arrivée d’une flotte équipée dans les ports de Biscaye, flotte commandée par le duc d’Ormond et portant un corps de débarquement. Alberoni subordonna toutefois l’accomplissement de cette promesse à l’occupation par les insurgés bretons d’un point du littoral qui pût rendre la descente sûre et facile. Enfin, pour gage des résolutions du cabinet espagnol, il remit à M. de Mellac une lettre autographe de Philippe V. Mis en mesure d’agir par cet acte solennel, les conspirateurs se trouvèrent dans le plus grand embarras. Les populations ne remuaient point, et tout se réduisit à quelques expéditions entreprises aux environs de Guérande contre les employés du fisc venant percevoir des contributions que les paysans trouvaient fort commode de refuser. Il n’y eut donc plus à compter que sur les vassaux mêmes des gentilshommes personnellement engagés dans le complot, faible ressource dans des conjonctures aussi graves. Au commencement des troubles, M. de Talhouët-Bonamour avait fait réparer aux environs de La Roche-Bernard les brèches de son vieux castel ; il y avait organisé une troupe d’environ quarante hommes sous le nom significatif de régiment de la liberté. Afin de se procurer un arsenal, il avait pris à sa solde le taillandier de son village, chargé de fabriquer des baïonnettes, et quelques livres de poudre de chasse formaient le fonds de ses munitions de guerre. Le vicomte et le chevalier de Rohan-Pouldu, d’une branche cadette de la maison de Rohan, dont le grand nom relevait la modeste fortune, avaient amassé dans leur manoir un certain nombre de fusils rouilles et de vieilles arquebuses. Cet exemple avait été suivi par divers gentilshommes qui croyaient possible, en dépit de Vauban, de se défendre derrière les fortifications du moyen âge contre des régimens de ligne servis par une bonne artillerie.

La place principale de l’insurrection était le château de Pontcallec, situé dans le diocèse de Vannes, au centre d’un pays sauvage qu’aucune route n’avait encore ouvert. Ce château était protégé d’un côté par un grand étang, de l’autre par une forêt de trois lieues d’étendue, dont les fourrés formaient des retraites impénétrables. Le propriétaire de ce manoir était Clément-Chrysogone de Guer, marquis de Pontcallec. Après avoir servi dix ans, il avait quitté l’armée par suite d’embarras d’argent. Il était parvenu à l’âge mûr[20] en conservant toutes les ardeurs de la jeunesse, et vivait dans sa terre à la tête d’une fortune considérable, mais très obérée. Toujours ouverte à ses amis et à ses voisins, sa maison était dans cette partie reculée de la Bretagne le centre des grandes chasses, des rendez-vous bruyans et des réunions politiques provoquées depuis trois ans par l’état agité du pays. Il y vivait en horreur à ses vassaux pour sa dureté selon ses accusateurs, adoré des populations selon le chant populaire consacré à la glorification de sa mémoire. Après le départ pour l’Espagne de MM. de Mellac et de Lambilly, premiers promoteurs de l’insurrection, M. de Pontcallec y joua le rôle principal. Conduit jusqu’aux résolutions extrêmes par la hardiesse de son esprit et les embarras de sa position, il accepta tous les périls d’un tel rôle avec une présomptueuse légèreté. Par l’éclat bruyant qu’il donnait à des mesures de défense sans portée sérieuse, il suscita chez les agens du pouvoir beaucoup plus d’inquiétudes qu’il n’était en mesure de leur créer de difficultés.

Le château de Pontcallec et les mesures de défense dont le bruit remplissait toute la province étaient à Rennes, chez le maréchal et chez l’intendant, l’objet des plus constantes préoccupations. On hésitait à engager des troupes dans ce lieu réputé inaccessible, qu’on disait défendu par une multitude de paysans en armes. Ce château était en effet gardé; mais la garnison ne s’éleva jamais à plus de soixante hommes d’après les déclarations de M. de Pontcallec devant la chambre de justice, à plus de cent quarante d’après celles de M. de Montlouis, si malheureusement associé, avec MM. du Couëdic et Le Moyne de Talhouët, au commandement de cette étrange armée. Deux cents fusils, autant de baïonnettes et quelques barils de poudre mal fabriquée, tels furent en effet les seuls trophées des vainqueurs lorsqu’on se décida à pénétrer dans cet antre redouté, qui ne fut pas même défendu, parce qu’en effet toute défense aurait été impossible. On s’était donné la satisfaction puérile de monter durant quelques mois la garde sur les remparts et de faire retentir du son du cor ces lointaines solitudes. La seule mesure de sûreté que prirent M. de Pontcallec et les amis qu’il associa si tristement à son sort, ce fut de quitter le château pour aller coucher chaque nuit dans des fourrés où des troupes de ligne ne pouvaient songer à les atteindre. On ne pénétrait au Pontcallec qu’avec un mot d’ordre; une langue pittoresque fut créée pour caractériser les incidens de cette vie d’aventures ; quiconque se faisait affilier entrait en forêt, et chaque affilié prenait un nom de guerre. Cette conjuration fut une sorte de chouannerie manquée : la parodie précéda le drame au lieu de le suivre.

L’agitation, presque exclusivement concentrée entre les membres des états, n’avait pas atteint les populations rurales. Les chefs du mouvement, attendant toujours les Espagnols, n’arrivaient donc à rien organiser, quoique cette impossibilité ne leur ouvrît pas les yeux sur leur impuissance. En vain les commissaires nommés dans l’assemblée de Lanvaux s’abouchèrent-ils avec la noblesse, dont la plus grande partie ignorait l’accord secret passé avec le gouvernement espagnol; en vain les piastres d’Espagne furent-elles distribuées à trois ou quatre gentilshommes besoigneux; quelques milliers de francs remis pour acheter des armes et subventionner des recrues à MM. de Montlouis, Le Moyne de Talhouët et du Couëdic ne servirent qu’à provoquer la condamnation de ces malheureux. Chaque jour enfantait un projet nouveau, et ces folles tentatives n’amenaient jamais que d’amères déceptions. Le seul parti qui restât à prendre dans l’impossibilité manifeste où se trouvaient les conjurés de soulever le pays, c’était d’attendre les Espagnols, qui eux-mêmes attendaient les Bretons. Une flotte de sept vaisseaux portant trois mille hommes de débarquement avait été préparée à la Corogne sur la vive instance de M. de Lambilly, qui promettait une réception enthousiaste. Le départ de cette flotte eut lieu dans le milieu d’octobre 1719 ; mais un seul de ces navires parvint à gagner la côte de Bretagne, les vents contraires et des avaries ayant contraint les autres de rentrer au port. Lorsqu’au bout de trois semaines ceux-ci voulurent reprendre la mer, un contre-ordre les en empêcha. Les résolutions du cabinet espagnol avaient changé sur une connaissance plus précise du véritable état des choses. Le vaisseau arrivé en vue du littoral breton avait porté, avec une somme en or considérable, trois cents hommes de débarquement. Ceux-ci prirent terre dans la presqu’île de Quiberon ; mais, ayant bientôt acquis la certitude qu’il n’existait sur la côte sud aucun rassemblement d’insurgés et que les garnisons des villes voisines ne tarderaient pas à les entourer, ils jugèrent prudent de remonter à bord, et le vaisseau allégé de ses piastres regagna la côte de Biscaye.

Ce fut la fin de l’insurrection, si l’on peut qualifier ainsi un mouvement qui n’exista jamais que dans l’imagination des instigateurs. La conspiration de Pontcallec se résume dans un rêve caressé par quelques esprits ardens qui, dans les griefs de la province, entrevirent un moyen de grossir leur importance personnelle. En exceptant l’espèce de garnison de deux ou trois châteaux dont une compagnie aurait suffi pour forcer les portes, elle ne put mettre sur pied une bande de cinquante hommes, et, si ses chefs se donnèrent le plaisir de rosser plus d’un maltôtier, de jouer au conseil de guerre et de donner des mots d’ordre, ils n’eurent jamais le malheur de blesser un soldat français, car après avoir compulsé les pièces de cette longue procédure, je n’ai pas trouvé mention d’un coup de fusil tiré dans une rencontre. Gardons-nous donc de confondre les justes revendications de la Bretagne avec une entreprise extravagante dont le succès n’aurait profité qu’aux prétentions des bâtards et aux projets d’Alberoni. Le complot breton ne pouvait prendre quelque consistance que par une descente des Espagnols, et s’évanouit comme une ombre à l’instant où disparut cette espérance. Une centaine d’hommes compromis eurent le bonheur de se cacher ou de s’enfuir à l’étranger. Aux derniers jours d’octobre, lorsque la chambre royale était à la veille de s’ouvrir à Nantes, un brave marinier de Locmariaker fit passer en Espagne sur une barque à peine pontée vingt gentilshommes ; d’autres gagnèrent les côtes d’Angleterre et vinrent bientôt rejoindre les premiers émigrés à Madrid. Le maréchal de Montesquiou, qui, d’après le ton fort dégagé de sa correspondance durant l’année 1720, paraît n’avoir aucunement redouté l’issue de projets qu’il connaissait trop bien pour les craindre, fit battre la partie ouest du diocèse de Vannes et quelques cantons limitrophes de la Cornouailles par des détachemens de dragons et quelques compagnies d’infanterie. M. de Langey, colonel d’un régiment de cavalerie stationné à Ploërmel, et M. de Vianne, commandant du château de Nantes, déployèrent, pour arrêter environ deux cents malheureux, une ardeur dont témoignent leurs lettres, écrites dans un style qui n’a pas vieilli. Ces officiers firent leur besogne comme la feront jusqu’à la fin des temps les fonctionnaires qui saisissent aux cheveux l’occasion opportune pour se créer des titres exceptionnels à l’avancement. M. de Vianne explore de la cave au grenier les habitations suspectes et déploie l’activité d’un commissaire de police. Visant à la faveur personnelle du régent, M. le marquis de Langey a sous l’uniforme l’émotion et la phraséologie d’un substitut impatient.

Les prévenus voyaient trop bien l’impossibilité de se défendre pour opposer quelque résistance aux agens de la force publique. MM. Le Moyne de Talhouët et du Couëdic furent arrêtés à leur domicile; M. de Montlouis le fut également, non sans avoir tenté de soulever les paysans de sa paroisse en y faisant sonner le tocsin. Tous furent conduits au château de Nantes, qui, en y comprenant quelques femmes arrêtées pour avoir connu sans les révéler les secrets de la conjuration, ne compta pas moins de cent prisonniers aux premiers jours de novembre 1719. Le procès s’instruisit par contumace contre cinquante autres accusés dont la plupart avaient mis la mer entre eux et leurs juges. Ce bonheur ne fut pas réservé à M. de Pontcallec, resté caché aux environs de sa demeure. Après la fouille du château, opérée dans le courant d’octobre par un détachement que commandait le fils du maréchal de Montesquiou, le marquis, changeant chaque jour de résidence et de costume, brava durant deux mois toutes les recherches. La population se montra insensible aux mesures comminatoires décrétées contre les non-révélateurs comme aux offres d’argent adressées à quiconque livrerait mort ou vif le chef de la conspiration, et tous les foyers s’ouvrirent pour l’abriter. Il était depuis quelques jours dans un presbytère de campagne, près de la petite ville de Guéméné, lorsque M. de Vianne, qui battait le pays avec un détachement de dragons, fut averti de sa présence. La correspondance de cet officier n’indique point par quel moyen il se procura les renseignemens qui provoquèrent cette capture. Une courte lettre du 29 décembre 1719 adressée au président de la chambre royale annonce seulement qu’il vient de saisir lui-même M. de Pontcallec dans son lit au presbytère de Lignol, où il était caché depuis plusieurs jours, et que le prisonnier partira le lendemain pour Nantes avec le coquin de curé, sous la garde de M. de Mélesse, grand-prévôt de Bretagne; M. de Vianne ajoute, dans ce style qui est l’homme même, qu’il réservait aux commissaires ce bon morceau pour leurs étrennes. La poésie populaire a rempli cette lacune : elle attribue, avec toute vraisemblance d’ailleurs, l’arrestation de M. de Pontcallec à une dénonciation intéressée.

« On a beau le chercher, on ne le trouve pas. — Un gueux de la ville qui mendiait son pain est celui qui l’a trahi. — Un paysan ne l’aurait pas trahi quand on lui eût offert cinq cents écus ! — C’était la fête de Notre-Dame des Moissons [21], jour pour jour ; les dragons étaient en campagne. — « Dites-moi, dragons, n’êtes-vous pas en quête du marquis? — Nous sommes en quête du marquis; sais-tu comme il est vêtu? — Il est vêtu à la mode de la campagne : surtout bleu orné de broderies, — Soubreveste bleue et pourpoint blanc, guêtres de cuir et braies de toile, — Petit chapeau de paille tissu de fil rouge, sur ses épaules de longs cheveux noirs, — Ceinture de cuir, avec deux pistolets espagnols à deux coups. — Ses habits sont de grosse étoffe, mais dessous il en a de dorés. — Si vous voulez me donner trois écus, je vous le ferai trouver. — Nous ne te donnerons pas même trois sous ; des coups de sabre, c’est différent. — Nous ne te donnerons pas même trois sous, et tu nous feras trouver Pontcallec. — Chers dragons, au nom de Dieu, ne me faites point de mal. — Ne me faites point de mal! je vais vous mettre tout de suite sur ses traces. Il est là-bas, dans la salle du presbytère, à table, avec le recteur de Lignol ».

Pontcallec fut incarcéré au château de Nantes le 2 janvier 1720; après son arrivée, l’instruction prit une activité nouvelle. Instituée par lettres patentes du 3 octobre 1719, cette chambre criminelle avait été créée afin de rassurer l’opinion, qu’alarmaient au début d’une guerre contre Philippe V les bruits répandus sur l’état de la Bretagne, et l’érection en fut antérieure de près d’un mois à l’arrestation de la plupart des prévenus. Revêtir de formes légales des arrêts dictés d’avance, telle fut dans tous les temps l’œuvre de ces commissions, dont l’odieux souvenir aurait flétri l’honneur de la magistrature française, si ses membres n’étaient le plus souvent demeurés étrangers à la formation de ces tribunaux politiques. La chambre criminelle de Nantes fut composée par le garde des sceaux d’Argenson de quatorze maîtres des requêtes de l’hôtel, présidés par un conseiller d’état, personnel purement administratif appelé à s’écouler pour la plus grande partie dans le service des intendances. Cette chambre s’ouvrit le 29 octobre avec un grand appareil dans le château qui avait vu mourir le comte de Chalais et partir Fouquet pour un exil plus terrible que la mort.

Avant de statuer sur le sort des accusés, dont chaque jour augmentait le nombre, les commissaires jugèrent à propos de frapper quelques écrits clandestins qui se lisaient alors avec avidité. Ces écrits avaient pour but d’intéresser l’opinion aux prisonniers, et présentaient les désordres des derniers temps comme une conséquence coupable sans doute, mais naturelle, de la violation des droits de la province, du mépris témoigné à son parlement et à ses états. L’un de ces pamphlets, d’une forme piquante, avait pour titre : Dialogue entre Gaston de Foix et Charles XII; l’autre, d’une portée beaucoup plus sérieuse, touchait au vif les plus hautes et les plus redoutables questions. C’est une perte véritable que celle de cette Apologie pour le parlement et pour la noblesse de Bretagne, si bien brûlée par arrêt de la chambre royale qu’aucun exemplaire n’en est parvenu jusqu’à nous. Dans cet écrit se reflétait en effet l’opinion de la majorité modérée, non moins opposée aux extravagances des conjurés qu’aux procédés soldatesques de M. de Montesquiou. Cette opinion était celle du parlement, qui protesta avec énergie contre la formation de la chambre royale, d’abord parce que la création d’un tribunal politique en Bretagne était une atteinte manifeste aux droits constitutionnels de la province, ensuite parce qu’elle semblait jeter un doute injurieux sur la fidélité des magistrats bretons en les présentant comme capables de ménager des ennemis de la France et des complices de l’étranger [22].

La mission de la chambre de Nantes, telle que la lui avait assignée M. d’Argenson, avait été de confondre dans une réprobation égale, en les frappant par des arrêts communs, la résistance constitutionnelle de la Bretagne et le concours donné par un petit nombre de conjurés aux visées ambitieuses d’Elisabeth Farnèse et d’Alberoni. De leur côté, les accusés mirent tout en œuvre pour dissiper cette confusion systématique. Il n’y eut pas jusqu’à M. de Pontcallec qui ne s’efforçât d’expliquer sa conduite dans le sens d’une opposition légale, en la rattachant au pacte de Dinan, malgré l’évidence des faits sous lesquels il fut trop facile de l’accabler. Ses déclarations, ignorées jusqu’ici, peuvent se résumer de la manière suivante[23]. L’accusé reconnaît avoir participé à toutes les réunions formées par la noblesse après les états de Dinan. Il donne des détails étendus sur l’assemblée de Lanvaux et sur trois autres qui suivirent. Il ne s’agissait, selon M. de Pontcallec, que de résister à l’oppression de M. de Montesquiou et de concerter un plan de conduite relativement au paiement des impôts, dont la perception avait cessé d’être régulière. Il y fut question de la convocation des états-généraux ; mais rien dans les résolutions prises n’était incompatible avec la fidélité due au roi et au régent du royaume. Il reconnaît qu’un plan fut formé pour enlever, à la tête d’une force de six cents gentilshommes, le commandant de la province, de manière à le garder pour otage jusqu’à ce que le gouvernement se fût engagé à respecter les droits et les libertés de la Bretagne. Il ne nie point qu’on se soit adressé au roi d’Espagne et que des rapports aient été établis avec le cardinal Alberoni; il dit qu’on se proposait, par ces négociations, d’obtenir le débarquement d’un corps de dix mille hommes et l’envoi d’un subside de 6 millions; mais en reconnaissant avoir été tenu au courant de ces négociations il maintient n’y avoir jamais été personnellement engagé. Les agens principaux, d’après M. de Pontcallec, étaient MM. de Mellac et de Lambilly; l’argent a été distribué en Bretagne par les soins de ce dernier. On comptait sur un mouvement simultané dans le Poitou, et l’on était en relations avec le Dauphiné, qui, ayant à faire redresser des griefs analogues à ceux de la Bretagne, avait secrètement accrédité à Madrid le chevalier de Sève, lequel s’entendait avec l’envoyé breton. Interrogé sur les préparatifs militaires faits au Pontcallec, l’accusé s’efforce d’établir que l’importance de ces moyens de défense a été démesurément exagérée; il n’a jamais eu plus de soixante hommes sur pied, et le vrai but de cet armement, c’était de résister à la maréchaussée, si elle venait, comme le bruit s’en était répandu, s’emparer de sa personne sous le prétexte qu’il faisait la contrebande du tabac. Sommé de s’expliquer sur plusieurs lettres adressées à M. de Montlouis contenant des instructions d’un caractère tout militaire et un plan pour armer et soulever les paroisses voisines, Pontcallec répond que cette correspondance est une pure mystification : M. de Montlouis est un maniaque qui se croit appelé à commander des armées; l’accusé a eu le tort d’entrer dans ce travers d’esprit, et s’est amusé à caresser les visions chimériques de son ami. Interrogé en dernier lieu sur la participation du parlement aux agitations de la province, il dit que, d’après M. de Lambilly, intermédiaire principal entre les magistrats et les gentilshommes, il suffisait, pour obliger le parlement à se prononcer, de lui faire une douce violence, ce qui aurait lieu, si l’on parvenait à pénétrer de force dans la ville de Bennes; sur la demande des commissaires, il nomme tous les conseillers réputés secrètement favorables aux vues des agitateurs[24]. Tout cela provoque la commisération. Dans ce complot, les hommes étaient aussi peu redoutables que les chefs, et jamais la rigueur ne fut plus inutile. M. de Montlouis rendit au commissaire instructeur la tâche plus facile encore, car il fit des aveux complets qui atteignirent ses coaccusés sans lui profiter. Ce malheureux gentilhomme exposa sans nulle réserve ce qui s’était fait dans les diverses assemblées secrètes auxquelles il avait participé. Il fit connaître en détail le projet formé par les conjurés pour surprendre la ville de Rennes afin d’enlever le maréchal, et déroula un autre plan tout aussi peu sérieux, puisqu’il consistait à déguiser quelques centaines de gentilshommes en sauniers afin de commencer le mouvement dans les marais de Guérande, sous prétexte d’organiser une vaste contrebande sur le sel. Sommé de déclarer quel poste lui avait été attribué dans le cadre de la future armée insurrectionnelle, il répondit que M. de Pontcallec le destinait à remplir, conjointement avec M. de Talhouët, le rôle de commandant de l’infanterie, et qu’il avait réservé celui de chef de la cavalerie pour M. du Couëdic, ancien capitaine de dragons; il ajouta que tous les brevets devaient être délivrés au nom du roi d’Espagne, M. de Pontcallec l’ayant ainsi déclaré en annonçant la prochaine arrivée du duc d’Ormond, général irlandais au service de sa majesté catholique. Interpellé sur le motif qui avait conduit plusieurs nobles à quitter leur domicile, il répondit que M. de Pontcallec leur avait affirmé qu’ils allaient tous être transportés au Mississipi. Sur ce bruit universellement répandu, M. de Montlouis se rendit à la grand’messe de sa paroisse, et demanda aux cultivateurs s’ils le défendraient résolument, ainsi que les autres gentilhommes du voisinage, dans le cas où des dragons viendraient les enlever. Les paysans répondirent qu’il pouvait compter sur eux, mais que, si l’on venait jamais chercher M. de Pontcallec pour l’amener pendre, ils le verraient partir avec grande joie, parce que c’était un vrai tyran, et que nul ne bougerait pour lui. M. de Montlouis poussa enfin la sincérité jusqu’à donner l’état d’emploi de quelques mille livres reçues en piastres d’Espagne par lui, M. du Couëdic et M. de Talhouët, afin d’équiper des soldats. Au jour de son arrestation, le matériel d’armement se composait de quarante fusils de chasse et de quatre baïonnettes forgées avec de vieilles faucilles. Mme de Montlouis, qui dépassa son mari dans l’empressement et la précision de ses aveux, fît, sur ses indications, retrouver toute cette ferraille dans le champ où elle avait été enfouie. MM. du Couëdic et de Talhouët complétèrent les détails recueillis de la bouche de M. de Montlouis, et se livrèrent contre le marquis de Pontcallec à des récriminations justifiées par la présomptueuse étourderie de l’homme qui les avait perdus. Si la France avait pu suivre les débats d’un pareil procès, couvert par un secret rigoureux, un dénoûment sanglant aurait été à peu près impossible, car, si le complot restait avéré, le ridicule et l’impuissance d’une pareille tentative l’étaient encore davantage.

La postérité a prêté au régent tous les torts parce qu’il eut tous les vices. Il en est un toutefois que personne n’a pu songer à lui imputer : ce prince fut si peu cruel qu’il poussa envers ses ennemis la clémence jusqu’à l’excès, non par vertu, mais par une sorte d’apathique indifférence. Je m’étais donc souvent demandé pourquoi l’homme qui rendit si promptement aux légitimés leurs honneurs et leurs palais fit tomber, au milieu d’une province fidèle et pacifiée, la tête de quatre malheureux dont aucun ne méritait qu’on lui fît l’honneur de le craindre. En lisant les pièces originales de cette procédure, je me suis rendu compte de l’influence quotidienne sous le coup de laquelle le duc d’Orléans se trouva placé durant les cinq mois qu’elle dura, influence qui provoqua soudainement une résolution que l’attitude du prince n’avait pas jusqu’alors laissé prévoir. Toutes les dépêches de Nantes sont couvertes de notes marginales de la main du garde des sceaux, et dans leur effrayant laconisme ces notes suent le sang. Les circonstances les plus insignifiantes y sont présentées comme ayant un sens mystérieux et une portée redoutable. Il est évident que d’Argenson veut alarmer le régent et préparer un grand exemple, bien moins contre la Bretagne que contre tous les parlemens et tous les pays d’états à la fois. Il a jugé l’occasion favorable pour prouver à la France que le prince si indulgent contre ses ennemis personnels peut se montrer implacable contre ceux qui osent attenter au droit de la couronne. On devine sans peine que les instrumens ne lui manquèrent pas pour mettre dans cette province la terreur à l’ordre du jour. Parmi ces agens empressés figurait, à Rennes, sous l’abri d’un secret qui doit cesser de protéger sa mémoire, M. de Brilhac, récemment appelé aux fonctions de premier président du parlement, magistrat d’un esprit commun et d’une âme vulgaire, qui concourut plus que personne aux résolutions rigoureuses, non qu’il en eût le goût, mais parce qu’il crut profitable de l’affecter [25]. Il n’était pas sans difficulté de mener à fin une procédure qui s’appliquait à cent accusés présens et à cinquante contumaces. Disjoindre la poursuite dans une affaire où se présentait un même corps de délit, c’était un procédé peu régulier ; juger tous les prévenus à la fois, c’était une entreprise à peu près impossible. Dans une dépêche impérative, le garde des sceaux trancha la difficulté. Il prescrivit aux commissaires de s’occuper d’abord des quatre principaux accusés, les seuls dont il convoitât la tête, en englobant dans le même arrêt tous les contumaces engagés dans les machinations avec l’Espagne, et tous passibles, à ce titre, de la peine capitale. Vingt condamnations à mort par un seul arrêt, cela parut au garde des sceaux pouvoir exercer une salutaire influence sur tous les parlementaires depuis Rennes jusqu’à Grenoble, depuis Grenoble jusqu’à Toulouse. Au moment où la Bretagne se rattachait avec ardeur à l’espoir d’une prochaine amnistie, la chambre criminelle préparait donc en secret le dénoûment de cette immense procédure. Dans la matinée du mardi 26 mars, MM. de Pontcallec, de Montlouis, du Couëdic et de Talhouët furent appelés l’un après l’autre devant elle, et ces quatre gentilshommes entendirent à genoux l’arrêt qui, en les déclarant atteints et convaincus du crime de haute trahison, les condamnait à être décapités avant la fin du jour. Nullement préparés à ce terrible dénoûment, que la clémence habituelle du régent rendait en effet peu vraisemblable, et contre lequel trois d’entre eux avaient cru se prémunir par la sincérité de leurs aveux, leur attitude révéla les impressions dominantes chez chacun d’eux. M. de Pontcallec exhala sa surprise par une explosion de fureur, en se rattachant toutefois à l’espérance d’un sursis. MM. du Couëdic et de Talhouët, rejetant cette illusion, comprirent que leur dernière heure était venue et s’élevèrent sans effort, par la puissance de leur foi, à la courageuse acceptation du sacrifice; M. de Montlouis prit ses dispositions avec une calme et mâle simplicité. Le même arrêt prononça la peine de mort contre seize accusés fugitifs [26], et déclara que la sentence définitive serait rendue contre les quatre-vingt-dix-sept autres détenus après plus ample informé, dans un délai de trois mois.

Remis aux mains de quatre moines mandés d’un couvent voisin, les condamnés furent conduits dans la chapelle du château, et consacrèrent au règlement des affaires de leur conscience et à celui de leurs intérêts domestiques le peu d’heures qui les séparaient encore de l’instant fatal. Avertie de ce qui se préparait par un vaste déploiement de forces militaires, la population nantaise insulta par ses cris les commissaires qui allaient faire couler le plus vieux sang de l’Armorique. La noblesse quitta la ville; le peuple suivit jusqu’au lieu du supplice, en faisant éclater sa profonde douleur, des hommes protégés aux yeux de la Bretagne par la sainteté d’une cause qu’ils compromirent gravement sans doute, mais qu’ils avaient d’abord espéré servir. De nuit, à la lueur des flambeaux, au milieu d’une cité en deuil et en prières, les condamnés franchirent d’un pas ferme le chemin de la prison à l’échafaud; leurs têtes tombèrent, non sans peine sous la main d’exécuteurs ou novices ou tremblans, et leur vie, jusqu’alors obscure, fut tout à coup transfigurée par leur mort.

Ce rapide exposé, écrit sur des documens authentiques, permet de juger la valeur de la conspiration bretonne; il déterminera tous les bons esprits à concéder aux coupables le bénéfice des circonstances atténuantes, en leur refusant les hommages réclamés pour eux par d’honorables écrivains incomplètement renseignés. Il est un côté de cette affaire qui n’a jamais été mis en relief, c’est le tort immense que ce triste épisode fit dans tout le royaume à la cause des libertés provinciales. En présence d’un complot qui permettait de mettre en suspicion leur dévouement à la royauté, les états de Bretagne rentrèrent dans une silencieuse dépendance, et la noblesse se montra plus occupée d’effacer à Versailles des impressions fâcheuses que de suivre le sillon tracé par l’assemblée de Dinan. Le despotisme profita des craintes qu’inspire toujours aux gens timides la revendication bruyante de la liberté. Durant plus de quinze ans, à la suite de la crise de 1720, la vie politique fut à peu près interrompue en Bretagne, et M. d’Argenson obtint de cette immolation juridique tout le fruit qu’il en avait attendu.

(Louis DE CARNE).

Voyez la "Revue de Deux Mondes" du 15 décembre 1867.
[2] Registre des états, séances des 23 et 27 décembre 1715.
[3] Lettres du maréchal de Châteaurenaud, de MM. Ferrand, intendant de Bretagne, et de Montaran, trésorier des états, au marquis de La Vrillière et au duc de Noailles, président du conseil des finances, décembre 1713 et janvier 1716. — Archives de l’empire, cartons de Bretagne, 221
[4] Lettre de M. Ferrand au duc de Noailles, 24 décembre 1715.
[5] Lettre de M. Ferrand au régent, 26 février 1716.
[6] En marge du registre municipal de Nantes qui rend compte de cette solennité à la date du 5 juin 1717, on lit ces mots : « Clefs présentées et refusées, sous prétexte qu’on ne les a pas présentées à la porte de la ville; mais on s’est bien aperçu que c’était seulement en vue de profiter du bassin d’argent dans lequel on les aurait présentées. Au moins a-t-on assuré qu’on en a usé de même à Rennes, où la communauté a été obligée de racheter le bassin du capitaine des gardes moyennant 250 livres, afin de le rendre à ceux à qui on l’avait emprunté ».
[7] Voyez la lettre du maréchal de Montesquiou au régent, du 5 mai 1717, dans le Journal historique de ce qui s’est passé en Bretagne pendant les premières années de l’administration du duc d’Orléans, par le président de Robien. — Manuscrit de la bibliothèque de Rennes, c. 1545.
[8] Registre des états de Dinan, 1717, et archives de l’empire, II, 224 et suiv.
[9] Ce document a été intégralement publié dans les Mémoires de la Régence, t. III, p. 12.
[10] En vertu de ces lettres, les exilés devaient se rendre dans les villes de Guise en Picardie, Briançon, Digne, Fréjus, Collioure, Saint-Flour, Rhodez, Rocroi et Salins.
[11] Registre des états de Dinan, séance du 1er juillet 1718.
[12] Articles 23 et 25 du contrat annexé aux registres des délibérations.
[13]  Registre des états, séance du 31 août 1718.
[14]  « Advenant qu’il se présente quelques lettres ou édit préjudiciant aux libertés du pays, les états de Bretagne ou leur procureur-syndic pourront se pourvoir par opposition et par toutes voies accoutumées à bons et loyaux sujets, permises en justice, nonobstant tout ce qui pourrait avoir été fait au contraire ». Édit du roi Henri III du mois de juin 1579.
[15] Séance du 22 septembre 1718.
[16] En regard du tableau que je viens de tracer, d’après des documens authentiques, de l’orageuse tenue de 1718, je crois devoir placer la caricature esquissée dans l’Histoire de la régence. « La plupart des nobles bretons vivaient pauvres, oisifs, étrangers à toute culture d’esprit, et se formaient, à la manière des sauvages, les idées les plus exagérées de leur importance. Ne pouvant plus comme leurs aïeux exercer le brigandage pittoresque décoré du nom de chevalerie, ils bornaient leurs violences à faire la guerre aux employés du fisc. Le petit nombre de députés que la bourgeoisie envoyait aux états se voyait accueilli, à la moindre discussion, par la menace de ce traitement honteux dont la tactique allemande a fait une peine militaire... Les états assemblés en 1717, au lieu de voter le don gratuit par acclamation, voulurent vérifier auparavant la situation de leurs finances. La cour s’alarma d’une nouveauté qui changeait une forme gracieuse en un droit absolu. Les états furent dissous, et leurs membres les plus ardens exilés. Les conseils modérés du maréchal de Montesquieu et le repentir des novateurs abrégèrent la durée de cette rigueur. On fixa la reprise des séances au mois de juillet 1718. Cette session nouvelle eut tout le caractère d’une perfidie méditée. Sous le faible prétexte d’un arrêt du conseil relatif à des droits d’entrée, la noblesse protesta et le parlement eut l’audace d’enregistrer cet acte irrégulier. Cette folle conduite des Bretons était applaudie par tous les ennemis de la régence. » Lémontey, t. Ier, p. 246.
[17] Lettres du maréchal de Montesquiou des 16, 19 et 22 novembre 1718. — Archiv. impér., carton H, 228 et 229.
[18] Lettres du sieur La Mabaunaye au régent, de Saint-Malo, 7 et 9 février 1719.
[19] Requête au roi des gens tenant la cour du parlement de Bretagne, 26 octobre 1718. — Archiv. imp., nouveau fonds du contrôle-général. En marge de cette pièce je trouve de la main de M. d’Argenson la note suivante : « Répondre au parlement que je présumerai toujours autant qu’il me sera possible que le vœu le plus précieux à la compagnie sera de faire prévaloir sa soumission aux ordres du roi sur toute autre considération. M. le marquis de La Vrillière se bornera à répondre de son côté que le roi veut être obéi, et que l’arrêt de son conseil sera exécuté dans toutes ses dispositions. Il y a dans cette requête plusieurs termes contraires au respect dû au roi. Ce que messieurs du parlement doivent le plus désirer, c’est que sa majesté ne sache pas quel est celui de leurs membres qui a osé rédiger ces remontrances, lesquelles sont très propres à justifier la nécessité des exils. — 6 novembre 1718 ».
[20] Dans tous ses interrogatoires, le marquis de Pontcallec se donne quarante ans. C’est sans doute parce qu’il n’a pas connu ces pièces que M. de La Borderie, d’ordinaire si bien informé, maintient qu’il était âgé de trente ans tout au plus. Je dois la communication intégrale de cette procédure à la bienveillance de M. Arthur de Boislisle, sous-bibliothécaire du ministère des finances.
[21] L’arrestation de M. de Pontcallec a une date certaine incompatible avec celle que lui assigne le barde breton. Cette erreur n’est pas la seule qu’il commette, car il attribue vingt-deux ans à un homme qui en avait quarante, et le fait arrêter dans la salle à manger, lorsqu’il fut saisi dans son lit. — Chants populaires de la Bretagne, par M. de La Villemarqué, t. II, p. 150.
[22] Remontrances du parlement de Bretagne au roi, du 24 octobre 1719.
[23] Le premier interrogatoire de Pontcallec est du 3 janvier 1720; les autres suivirent à quelques jours de distance.
[24] Les noms de ces magistrats, d’après l’interrogatoire du marquis de Pontcallec, sont les suivans: le président de Rochefort, les conseillers de Marnière, Féron du Quingo, Jacquelot de La Mothe, de Montebert, de Cuillé, d’Andigné, d’Ernothon du Pont-Labbé, de la Forest d’Armaillé et d’Erval.
[25] Je me borne à l’échantillon suivant de sa volumineuse correspondance : « Le bruit se répand ici que la chambre royale va être cassée, que c’est une des conditions de la paix avec l’Espagne que l’amnistie générale de tous les Bretons, qui retourneront tous incessamment chez eux. — Il ne m’est pas permis, monseigneur, d’entrer dans les secrets du cabinet; mais je crois qu’il est de mon devoir de vous représenter que, si ces bruits-là avaient malheureusement quelque fondement, et s’il ne se faisait pas bientôt des exemples éclatans, les honnêtes gens ne pourraient plus lever la tête, car j’ose vous assurer que leur repentir à tous n’est fondé que sur la seule attrition, et que leur cœur est absolument gâté ». Lettre à M. d’Argenson, 9 janvier 1720. — Archives impériales, nouveau fonds du contrôle-général, cartons de Bretagne.
[26] Ces condamnés contumaces, qui furent décollés en effigie sur l’échafaud fumant du sang versé la veille, étaient MM. de Talhouët de Bonamour, de Lambilly, d’Hervieux de Mellac, Couëssin de La Berraye, de Talhouët de Boisorhant, de Trevelec de Bourgneuf fils, Gocquart de Rosconan, le comte et le chevalier de Rohan-Pouldu, du Groësquer l’aîné et l’abbé du Groësquer, de La Houssaye père, de La Boissière de Kerpedron, le chevalier de Lantivy du Crosco, Le Gouvello de Kerantré et de Villegley. Ces exilés moururent pour la plupart en Espagne ou à la petite cour de Parme. M. de Talhouët de Bonamour devint commandant des gardes wallonnes, M. de Lambilly occupa d’importantes fonctions diplomatiques, et MM. de Rohan-Pouldu obtinrent des charges de cour. Le reste de l’émigration bretonne vécut misérablement, comme le constate Saint-Simon, qui en trouva les survivans en Espagne. — Mémoires, t. XI.

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