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MISÈRE, MENDICITÉ et ASSISTANCE

en Bretagne

à la fin de l'Ancien Régime.

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Pour se rendre compte un peu nettement de la misère et de la mendicité dans la période qui précède la Révolution, il convient de distinguer essentiellement les campagnes et les villes.

I.

Considérons d'abord les campagnes. Peut-on se faire une idée un peu précise du nombre des pauvres, de la proportion de ce nombre avec la population totale ? Les documents ne nous fournissent, à cet égard, que des données tout à fait approximatives. Le nombre des pauvres varie, d'ailleurs, suivant les régions, les localités, suivant les époques aussi, et nos renseignements sont surtout abondants pour les périodes de crises, qui ont provoqué de préférence les enquêtes de l’administration.

Les documents les plus sûrs sont peut-être les rôles de capitation, qui indiquent souvent le nombre des habitants trop peu aisés pour payer l'impôt. Les rôles de la capitation de 1745 et de 1750, par exemple, - et en particulier les rôles de l’évêché de Saint-Malo et de l'évêché de Tréguier, - nous montrent que, dans bien des paroisses, on compte 100, 200 pauvres, parfois plusieurs centaines, Dans un groupe de dix paroisses de l'évêché de Tréguier, le total des habitants soumis à la capitation n'est que de 1580, tandis que le total des chefs de familles trop pauvres pour acquitter l'impôt s'élève à 1788 [Note : Archives d’Ille-et-Vilaine, C 4073, 4109. Cf. H. Sée, les classes rurales en Bretagne du XVIème siècle à la Révolution, Paris, 1906, pp. 469-470]. Dans l'évêché de Rennes, la proportion des pauvres est moins forte. Ainsi, en 1783, à Feins, on compte 40 pauvres contre 216 contribuables, soit environ 1/5ème de la population ; à la Chapelle-Erbrée, 30 pauvres contre 165 contribuables, soit 1/6ème ; à Bâzouges-sous-Hédé, 12 pauvres contre 219 contribuables, soit 1/18ème (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293). Les cahiers de la sénéchaussée de Rennes, qui évaluent à un tiers de la population rurale le nombre des indigents, ont sans doute forcé la note [Note : Voy. E. DUPONT, la condition des paysans dans la sénéchaussée de Rennes, 1901 (extr. des Annales de Bretagne), p. 46 ; H. SÉE, et A. LESORT, Cahiers de doléances de la sénéchausée de Rennes, passim.].

Par contre, dans l'évêche de Léon, la proportion des pauvres est forte, dans la plupart des paroisses de campagne, comme le montre l'enquête ordonnée, en 1774, par l'évêque de Quimper, Mgr. de la Marche [Note : Abbé L. KERBIRIOU, Jean-François de la Marche, évêque comte de Léon 1924, pp. 148 et sqq. Il serait intéressant pour toute la Bretagne de retrouver les résultats de l'enquête ordonnée, en 179O, par le Comité de mendicité de la Constituante (voy, H. PRENTOUT. Les tableaux de 1790 en réponse à l’Enquête du Comité de Mendicité, dans le Bulletin d’histoire économique de la Révolution, année 1913, pp 275 et sq.)].

Aux époques de crises, le nombre des pauvres s'accroît énormément, et ces crises deviennent fréquentes surtout à la fin de l'Ancien Régime, et particulièrement de 1770 à 1775, en 1785-1786, en 1789. Ainsi, en 1772, dans une paroisse voisine d'Antrain, qui a 1.700 habitants, le nombre des pauvres s'élève à 1.200 ; à Derval, sur 1.400 communiants, on compte 600 mendiants ; à Saint-Philbert de Grandlieu, « le nombre des pauvres est si grand qu'on peut dire cette paroisse ruinée... ; la plupart des paysans ont vendu leur petit domaine » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293). A Coesmes, en 1775, sur 1.000 communiants, le recteur compte 400 mendiants (en y comprenant les enfants), tandis qu'il y a quinze ans, on n'en trouvait seulement que deux ; à Chanteloup, à la même date, le recteur déclare qu'il y a 80 ménages de pauvres ; à Vern, on compte 200 pauvres, tandis qu'autrefois, il n'y en avait qu'un seul ; à Saint-Grégoire, 200 indigents. A Bédée, sur 1.300 habitants, il n'y a pas 30 chefs de ménage en état de donner l'aumône ; le nombre de mendiants augmente constamment : 20 à 30 familles sont obligées de recourir à l'aumône ; enfin, « la moitié de la paroisse n'a pas de pain sec » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294). En 1785, à Cesson, on compte 300 pauvres ; à Vern, 300 ; à Goven, 600 ; à Mordelles, 800 ; à Guichen, 2.000 (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1747) ; à Chelun, sur 800 communiants, en 1785, il y a 200 pauvres, « sans compter ceux qui vont se trouver dans la nécessité de mendier cet hiver » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 3912 - Sur la misère produite par la crise de 1785, cf. une lettre très frappante de Vautenet à Anneix de Jouvenel, du 24 décembre 1785 (Arch. Nat. H 556) ). Un Etat de la subdélégation de Pontchâteau, de 1774, estime que, sur les 16 paroisses de la subdélégation, il en est 5 très pauvres, où le quart de la population est réduit à la mendicité, 7 où les pauvres sont assez nombreux, 4 seulement où il y en a très peu (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293).

La Basse-Bretagne semble contenir encore plus de pauvres que la Haute-Bretagne. Ainsi, dans le Léon, 17 paroisses de la côte ne peuvent guère vivre que de la récolte du goémon, qu'elles vendent comme engrais aux paysans de l'intérieur ; les recteurs s'élèvent très vivement contre la déclaration du 30 octobre 1772 [Note : Antoine FAVÉ, Les faucheurs de la mer, en Léon (Bulletin de la Societe archéologique du Finistère, 1906, t. XXXIII, p, 95-145)], qui limite cette récolte aux trois premiers mois de l'année, A Cléder, en 1775, la paroisse doit faire la charité à 500 pauvres (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294).

II.

Il apparaît clairement que les pauvres et les mendiants se recrutent surtout dans la classe des journaliers agricoles. Ces journaliers paraissent avoir été nombreux en Bretagne au XVIIIème siècle. Sans doute, on peut citer comme des cas exceptionnels ceux de la paroisse de Saint-Léry (sénéchaussée de Ploërmel), où « la plus grande partie des ménages, au dire du cahier, se compose de gens de journées » de Vern, où l'on compte 300 journaliers pour 200 propriétaires, de la subdélégation de Corlay, où les deux tiers de la population se composent de travailleurs agricoles, ou encore de la subdélégation du Croisic, où les journaliers forment la moitié des habitants. Mais, fort souvent, c'est un quart ou un cinquième de la population qui travaille à la journée [Note : H, SÉE, op, cit., pp. 209 et sqq. ; LETACONNOUX, Les subsistances et le commerce des céréales en Bretagne au XVIIIème siècle, Rennes, 1909. - Dans le nord de la France, le nombre des paysans dénués de toute propriété est encore plus considérable ; voy. G, LEFEBVRE, Les paysans du Nord pendant la Révolution, 1924, pp. 44 et sqq.] : proportion encore notable.

Il faut considérer que ces journaliers n'ont aucune sorte de propriété ou, tout au plus, d'infimes parcelles de terre, qu'ils n'ont d'autre ressource que le travail de leurs bras. Or, leurs salaires sont généralement très faibles : ils ne dépassent pas 8 ou 10 sous en Haute-Bretagne, ne s'élèvent guère à plus de 6 sous en Basse-Bxetagne. Il y a bien eu une hausse, à la fin du XVIIIème siècle, mais qui a été beaucoup moins considérable que la hausse des prix, comme les contemporains le remarquent [Note : H. SÉE, op. cit., pp. 309-310. Lavoisier (Richesse territoriale de la France, 1791) remarque que les Journaliers ne disposent que de 60 à 70 livres, par personne, alors qu'un revenu de 117 livres devrait être considéré comme le minimum].

Ces journaliers, dénués à peu près de toute propriété, doivent souffrir plus que les autres campagnards des crises ; qui ont pour effet de doubler, de tripler même les prix des denrées nécessaires à la vie, comme ce fut le cas notamment en 1772. Et la crise aggrave encore leur situation, par le fait que les fermiers prennent le parti, dans les mauvaises années, de ne pas employer de travailleurs à la journée (H. SÉE, op, cit., pp. 415 et sqq.) ou de ne les occuper que de la fin de juillet à la Toussaint (Comme le remarque le recteur de Bédée, en 1775 - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294). Voilà donc des paysans qui sont réduits à la misère et à la mendicité : les subdélégués et les recteurs surtout en font la remarque. La misère atteint même les petits propriétaires, qui parfois sont obligés de vendre leur bien à vil prix. Ainsi, aux époques de crise, nombreux sont les paysans qui manquent totalement de pain (H. SÉE, op. cit., p. 478).

En Basse-Bretagne, ce sont les abus mêmes du domaine congéable qui obligent souvent les domaniers à se passer du travail des ouvriers agricoles, comme le remarquent beaucoup de recteurs en 1774 et 1775. Les rentes convenancières sont trop élevées ; les domaniers sont donc « obligés de vendre leurs denrées par un temps désavantageux pour payer leurs seigneurs et d'en acheter celles qui sont nécessaires à la vie, à grands frais depuis mai jusqu'à la récolte » [Note : Lettre du recteur de Gouesnou, 1774 (Ant. Favé. Misère et miséreux au pays de Léon, dans le Bulletin de l’Asociation bretonne, an 1905, pp. 280-281). Voy. aussi L. KERBIRIOU, op. cit.] ; Le seigneur les contraint aussi à donner des « doubles, triples, quadruples commissions » (Lettre du recteur de Plouzévédé du 9 janvier 1775 - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294), La conséquence, c'est que les cultivateurs ne peuvent prendre les journaliers et domestiques qui leur seraient nécessaires « ils aiment mieux faire tout l'ouvrage par eux-mêmes, tant bien que mal, que de prendre des journaliers dont ils pensent que la nourriture leur coûterait trop cher » [Note : Lettre de Blouch, recteur de Plounéour, 23 décembre 1774 (Archives d'Ille–et-Vilaine, C 1294). Cf. FAVÉ, op. cit., passim. Sur ces questions, voy. Léon DUBREUIL. Les vicissitudes du domaine congéable pendant la Révolution, 2 vol... 1915-1916 (Coll. des Documents économiques de la Révolution)].

On peut donc conclure avec un subdélégué, en 1770, que les mendiants de la campagne ne mendient que « faute de trouver de l'ouvrage » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293). Les journaliers, qui parviennent à peu près à vivre lorsqu'ils ont du travail, sont précipités dans la misère, dès qu'ils sont obligés de chômer. On voit aussi que les paysans pauvres sont souvent exploités durement par les cultivateurs aisés. La lettre du recteur de Mouazé, Gaultier, en 1775, est, à cet égard, bien caractéristique : « Les fermiers que la cherté des grains a mis à leur aise ne veulent vendre leur grain que quand il est au plus haut prix, et, même dès la récolte, ils font encore renchérir des grains ; il n'y a point de police en campagne ; ainsi, ceux qui ont de l'aisance oppriment les pauvres. Tant que ce monopole régnera, le grain sera très cher et les pauvres se multiplieront... Les gens de la campagne sont durs et n'aident pas même leurs frères et soeurs quand ils sont dans la misère » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294).

Dans les campagnes voisines des ports de mer, surtout de Brest et de Lorient, la misère est souvent causée par le retour aux champs des ouvriers qui ne trouvent plus à s'employer aux armements. C'est ce que constatent les recteurs des environs de Brest, notamment ceux de Quilbignon, de Saint-Renan, de Guilers ; les ouvriers du port sans emploi habitent ces paroisses, mais ne peuvent trouver d'ouvrage aux champs ou ne veulent plus y travailler ; à Quilbignon, on compte 123 ménages indigents contre 92, qui sont à peu près à l'aise (FAVÉ, Misère et miséreux, loc. cit., pp. 277 ; cf. KERBIRIOU. op. cit.). Le subdélégué de Landerneau écrit, en 1770 (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293) : « Depuis la cessation des travaux des grandes routes et autres travaux publics et le défaut d'armement dans les ports, surtout à Brest et à Lorient, le nombre des mendiants a triplé dans les campagnes ».

Le subdélégué de Lorient écrit, en 1774, que 8 paroisses de campagnes voisines de la ville sont surchargées de mendiants, qui souvent sont tombés dans la misère depuis la chute de la Compagnie des Indes, en 1769 : « ils ravagent les campagnes en y coupant les arbres par pieds et à mains armées ils s'attroupent, maltraitant les paysans ; ils préfèrent ce brigandage au travail qui leur a été offert pour les armements particuliers au port de Brest » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293).

Que conclure de ce qui précède ? C'est qu'en Bretagne, au XVIIIème siècle, les pauvres sont vraiment nombreux dans les campagnes, qu'une partie notable de la population, ne vivant que d'une façon précaire, est à la merci d'une mauvaise récolte ou d'une année de chômage, et que la pauvreté se transforme rapidement en misère. C'est là un fait qu'on peut observer, à la même époque, dans toutes les régions de la France (Camille Block, L’assistance et l'Etat en France à la veille de la Révolution, Paris, 1908, pp. 14 et sqq. ; G. LEFEBVRE, op. cit., pp. 292 et sqq.).

III.

Dans les villes on constate aussi l'existence de nombreux pauvres. La misère apparaît surtout dans les grandes villes, comme Brest et Rennes. A Brest, ou plutôt à Recouvrance, les ouvriers du port vivent au jour le jour, n'ont de travail que pendanl, la nioitié ou le tiers du mois et reçoivent leur paie d'une façon irrégulière; beaucoup d'entre eux se trouvent dans une situation voisine de la misère (Lettre du subdélégué de Brest - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293). A Rennes, les pauvres sont plus nombreux encore. Il en vient une infinité, déclare un mémoire postérieur, à 1763, « non seulement de tous les endroits de la province, mais encore de celles de la Normandie, du Maine et de l'Anjou et autres provinces du royaume ». Beaucoup d'entre eux se livrent à la mendicité, dans, les rues, aux portes des églises, et les établissements d'assistance sont incapables de secourir tous les invalides. D'ailleurs, ajoute le mémoire, « beaucoup de personnes de famille, dont le nombre est plus considérable qu'on ne saurait s'imaginer, par un point d'honneur mal entendu, par honte ou par prévention, préféreraient la mort aux secours qu'ils recevraient dans les hôpitaux »  (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286). - Il semble que, parmi les 30 ou 32.000 habitants de Rennes, 5.000 environ sont trop pauvres pour être imposés à la capitation, et, parmi les capités eux-mêmes, se trouvent de nombreux porteurs, portefaix, tisserands, manœuvres, ravaudeuses, « herbiéres » ou marchandes de légumes, petites marchandes de pain ou de tabac, dont la condition est voisine de la misère. D'ailleurs, les compagnons de métiers euxmêmes n'ont que des salaires bien faibles, qui ne dépassent guère 12 ou 15 sous par jour ; le moindre chômage ou la hausse du prix des vivres peut les mener aux confins de la misère (Voy. H. SÉE. La population et la vie économique de Rennes vers le milieu du XVIIIème siècle d'après les rôles de la capitation - Mémoire de la Société d'histoire de Bretagne, 1923). A Vitré, où les trois quarts de la population se composent d'artisans, la crise, qui porte sur l'industrie des bas et des toiles depuis 1755, a produit une atroce misère que décrit d'une façon émouvante le subdélégué Thomas de la Plesse : beaucoup de ces pauvres, couverts de haillons, logés dans des taudis, meurent de faim (Voy. plus loin l'Appendice. Le subdélégué de Vitré, Thomas de la Plesse, déclare en 1767, que les marchands de draps, de toile, d'épiceries, de mercerie sont à l'aise, « quoique le commerce de cette ville soit peu considérable, en raison du peu d'aisance des habitants » - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1450).

A Morlaix, !e recteur de Saint-Martin,, comme le subdélégué, attribue le grand nombre de pauvres à la faiblesse des salaires les ouvriers de la manufacture des tabacs ne reçoivent, déclarent-ils, que 7 à 8 s. par jour [Note : FAVÉ, Misère et miséreux. loc. cit., pp. 285-287. Cette assertion est démentie par les rôles de la capitation de Morlaix, qui montrent que les ouvriers les moins payés reçoivent 10 sous et notent que d'assez nombreux ouvriers ont des salaires de 15, 14, 13, 12 et 11 sous]. Le subdélégué remarque aussi que la manufacture « fait périr une infinité d'ouvriers, dont les veuves et les enfants augmentent après leur mort le nombre des pauvres de la ville  » (Lettre de 1765 - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1292). A Pontivy, à Vannes, à Saint-Malo, on signale l'existence d'un grand nombre de pauvres [Note : Ibid, C 1292. Cf. F. LE LAY, Histoire de la ville et municipalité de Pontivy au XVIIIème siècle, Paris, 1911, pp. 265 et sqq. H. SÉE, La vie économique et les clases sociales à Saint-Malo à la veille de la Révolution (Revue internationale au commerce, sept. 1924)]. A Fougères et à Vitré, comme à Rennes, une grande quantité de pauvres viennent des provinces voisines, de la Normandie, du Maine et de l'Anjou « comme dans leur lieu d'assemblée le plus proche, les uns pour s'y habituer, les autres pour se répandre dans les autres villes et la campagne » [Note : Lettre des commissaires du bureau de l'hôpital général de Fougères (Ibid., C 1292). Un état des métiers de Vitré, de 1750, déclare que les pauvres du Maine et de l'Anjou « viennent se jeter à Vitré, où ils augmentent le nombre des misérables » (Ibid., C. 1447)].

Il semble bien, en effet, qu'une bonne partie des pauvres des villes, sont originaires de la campagne. Le subdélégué de Landerneau, en 1765, nous explique très nettement l'une des causés de cet exode (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1292. Dans chaque paroisse, dit-il, on trouve des chambriers, c'est-à-dire des cultivateurs qui « n'ont aucune terre en ferme, qui n'ont pas les moyens de tenir un ménage de campagne ». Cependant, « on les a augmentés dans les rôles de la capitation pour pouvoir leur donner une tâche sur les grands chemins ». C'est alors qu'ils se sont réfugiés dans les villes, « où ils ont pris le parti de mendier ou d'y faire au plus quelque médiocre travail ». Lorsqu'ils vont travailler à la campagne, ces déracinés demandent « le salaire donné à l'artisan ou ouvrier des villes, ou bien ils aiment mieux reste dans l'oisiveté ».

Ainsi, on peut se convaincre que la misère est plus forte et plus fréquente dans les campagnes que dans les villes, au XVIIIème siècle. Les conditions de vie, à tous les points de vue, y sont plus mauvaises. Bagot, dans ses Observations médecinales, remarque que les épidémies sont plus fréquentes et plus meurtrières dans les campagnes de l'évêché de Saint-Brieuc que dans la capitale du diocèse [Note : Archives des Côtes-d'Armor. Voy, mon étude, La santé publique dans le diocèse de Saint-Brieuc, d'aprè les « Observations médecinales », de Bagot (Comité des Travaux historiques, section, d’historie moderne et contemporaine, notices et documents, fasc. VIII, 1924)], et les documents recueillis par Ant. Dupuy dans son étude sur les Epidémies en Bretagne au XVIIIème siècle (Annales de Bretagne, t. I-III) confirment cette assertion. D'ailleurs, ces épidémies, si fréquentes à cette époque, contribuent à faire affluer dans les villes les pauvres de la campagne. Dès 1720, en ce qui concerne Rennes, on le constate (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1289) : « Les maladies populaires de cette année, qui ont affligé particulièrement cette province, ont augmenté si considérablement le nombre des pauvres que, dans les rues, dans les places, dans les maisons et même dans les églises, on s'y trouve assiégé d'une manière si importune qu'on ne peut trop penser aux moyens de s'en délivrer ».

C'est de pauvres de la campagne que sont formées surtout ces bandes de vagabonds qui parcourent les routes, en tous sens. On remarque souvent que ce sont les villes situées sur les grandes routes qui sont la proie des mendiants et des vagabonds. A Châteaulin, déclare-t-on, « il en vient de toutes parts, parce que nous sommes sur la grande route de Quimper à Brest » ; à Châteauneuf, près de Saint-Malo, c'est une « continuelle procession » de vagabonds ; de même à Landerneau, à Hédé, parce que ce sont des lieux de passage. Au contraire, à Combourg, à Goutin, au Croisic, éloignés des grandes routes, on remarque qu'il ne se trouve, pour ainsi dire, aucun mendiant étranger à la localité (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1289).

Ces vagabonds, ces mendiants professionnels pillent les champs, détroussent les voyageurs, terrorisent les habitants des fermes et des hameaux (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1289). Le fléau ne fait que s'aggraver dans la seconde moitié du siècle (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1293 ; cf. CORRE et AUBRY, Documents de criminologie rétrospective, Lyon, 1895 ) ; les cahiers de paroisses de 1789 ne cessent de s'en plaindre, demandent que le gouvernement prenne des mesures efficaces pour faire disparaître la mendicité et le vagabondage [Note : H. SÉE, op. cit., pp. 486-487. - En 1778, l'évêque de Rennes, Bareau de Girac, dans sa lettre aux recteurs, dit : « [grâce aux bureaux d'aumônes] la tranquillité sera rendue aux campagnes ; elles ne seront plus infestées par la multitude d'étrangers et de gens sans aveu, qui répandent chez le fermier et le laboureur l'alarme et la terreur » (P. DELARUE, Une tentative de Mgr. de Girac pour organiser les bureaux de charité, Annales de Bretagne, t. XXIII, pp. 23-24)].

IV.

On se rend compte, en effet, que la charité privée est impuissante à soulager la misère [Note : Pour l'histoire de l'assistance, une source très importante, ce sont les Archives hospialières ; elles n'ont été encore que très peu explorées]. Les propriétaires nobles ne s'acquittent que très mollement de leurs devoirs de charité. Les décimateurs ecclésiastiques ne secourent que bien peu les pauvres, comme le remarquent les subdélégués de de l’intendant et les recteurs [Note : Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294, 1364, 1371 ; DUPUY, op. cit., loc. cit... t. II. pp. 218 et sqq. Le recteur de Saint-Aubin-du-Pavail, en 177O, déclare que, réduit à sa portion congrue, il ne peut rien pour les pauvres et « qu'il n'a jamais ouï dire que les Bénédictins de Marmoutier, gros décimateur de sa paroisse, leur aient jamais fait du bien » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1292)], comme le font observer les cahiers de paroisses de 1789 (Voy. H- SÉE et A. LESSORT, op. cit., passim, et E. DUPONT, op. cit. pp. 46-47).

Dans les campagnes, au moyen âge, on constatait l'existence d'un assez grand nombre d'hôpitaux et d'aumôneries. Mais la plupart ont disparu au XVIème siècle ; dans les régions de Rennes, Fougères et Vitré, il ne subsiste plus au XVIIème siècle que trois hôpitaux, à Hédé, à Vezin et à Chantepie, n'ayant que des revenus dérisoires (500, 78 et 400 livres), et qui, au moment où éclate la Révolution, n'hospitalisent plus aucun malade [Note : Voy. A. REBILLON. La situation économique du clergé à la veille de la Révolution dans les districts de Rennes, Fougères et Vitré (Coll. des documents économiques de la Révolution), Rennes, 1913. Introduction, p. CXIII]. Les fondations charitables des paroisses rurales sont peu nombreuses dans les pays de Rennes, Fougères et Vitré qui comprennent 129 paroisses, 52 d'entre elles seulement en possèdent, et elles ne jouissent que d'un revenu total de 7.500 livres, tout à fait insuffisant pour assurer de maigres aumônes. Depuis 1770, on ne peut noter que deux fondations, et encore sont-elles urbaines : l'hospice de la Piltière, à Rennes, établi par l'abbé Carron, polir l'assistance des vieillards, et la maison de la Providence, à Fougères (Ibid. pp. CXVIII – CXIX -Même observation pour le pays de Léon ; cf. L. KERBIRIOU, p. 169).

Dans les villes qui, en général, possèdent chacune un Hôtel-Dieu, les hôpitaux sont mieux pourvus en biens-fonds, en rentes mobilières, en dons volontaires, mais les ressources ne suffisent pas pour l'hospitalisation des malades, comme le prouvent notamment les enquêtes de 1723 et de 1752. Et, s'ils contribuent, dans une certaine mesure, au soulagement des malades, c'est surtout grâce aux services, que lui rendent certaines communautés religieuses, qui les desservent.

La grande préoccupation de l'administration royale, c'est toujours la répression de la mendicité. Dès le règne de Louis XIV, elle avait prescrit d'enfermer les mendiants et vagabonds dans des hôpitaux généraux, où on les astreignait au travail ; la déclaration de 1724 réédita les mesures prises au XVIIème siècle. On installa, en fait, des hôpitaux généraux dans la plupart des villes ; mais leurs ressources étaient tout à fait insuffisantes, et ils ne purent contenir qu'une faible partie des professionnels de la mendicité (A. REBILLON, op. cit., pp. CXIII. Cf. aussi Léon MAÎTRE, L’assistance publique dans la Loire-Inférieure avant 1789, Nantes, 1880 ; H. SÉE et A. LESORT, op, cit passim ; B. POCQUET DU HAUT-JUSSÉ. Les communautés de femme à Rennes aux XVIIème et XVIIIème siècles (Annales de Bretagne, t. XXXI et XXXII). M. René Durand montre que l'hôpital général de Tréguier, en 1749, n'avait qu'un revenu de 1391 livres. Cf. du même, L'Hôtel-Dieu de Tréguier - an 1913).

La création des dépôts de mendicité ne fut guère plus efficace. Au début de 1767, on en établit quatre en Bretagne (à Rennes, Nantes, Vannes et Quimper), et, dès le commencement, en 1767, on opéra la capture des vagabonds. La Bretagne aurait dû donner pour ces dépôts une somme de 80.000 livres [Note : Les pays de généralité, payant pour les dépots de mendicité 3 deniers pour livre de la taille (c'est-à-dire 800.000 l.), la guote-part des pays d'Etats aurait dû être de 400.000 l. et celle de la Bretagne, de 80.000 l.]. En fait on dépensa 68.263 livres en 1768 et 72.926 livres en 1769. Puis le gouvernement prit le parti de réclamer aux Etats une somme fixe. Ceux-ci, après s'y être refusés, consentirent en 1772 à faire un fonds de 50.000 livres, voté pour deux ans, et le fonds continua à être accordé, parfois non sans peine ; cependant, en 1776, les Etats n'acceptèrent pas l'offre que leur faisait le gouvernement de se charger eux mêmes de l'entretien [Note : Sur ce qui précède, voy. un Mémoire pour le premier commis du Contrôleur général, du 9 Juillet 1770 (Archives Nationales, H 374)]. D'ailleurs, à plusieurs reprises, ils font une critique très vive de l'institution : en 1776, ils déclarent que les dépôts ont été inefficaces et que « la province n'est pas moins accablée de pauvres ». En 1786, critiques encore plus vives, que l'intendant prétend avoir aisément réfutées [Note : Voy. une lettre de l'intendant, Caze de la Bove, au Contrôleur général, du 18 août 1776 (ibid., H 372) et la Correspondance des Etats (ibid., H 417 et 418). En 1786, la commission des finances des Etats avait été d'avis de refuser le fonds ; l'Eglise est d'avis de l'accorder, mais demande que l’administration des dépôts soit confiée à un bureau, comme celle de l'Hopital général, ainsi qu'à des prêtres et à des religieuses, Le 16 novembre 1786, on donne lecture aux Etats d'un règlement élaboré par le gouvernement pour l'administration des dépôts de mendicité (Ibid., H 417). Les données précédentes sur les dépôts de mendicité nous ont été fournies par M. A. Rebillon]. En réalité, il semble bien que les dépôts de mendicité ne soient pas parvenus à remédier à la mendicité et au vagabondage.

Nul document, d'ailleurs, ne montre mieux la faillite de l’assistance sous l'ancien régime qu'un mémoire sur l'assistance de Rennes, postérieur à 1763 [Note : Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286 - A Troyes, vers la fin de l'Ancien Régime, l'assistance semble organisée d'une façon bien plus satisfaisante ; voy. à ce sujet la thèse d'Emile CHAUDRON. L'assistance publique à Troyes à la fin de l'Ancien Régime et pendant la Révolution, Paris, 1928]. L'Hovel-Dieu, nous dit-il, ne contient que 61 lits pour les hommes et 64 pour les femmes ; il n'a pas de salle particulière pour les femmes en couches. L'hôpital général, en 1764, n'avait que 34,610 l. de revenus et ses dépenses s'élevaient à 40.990 l. ; en 1763, il était « hors d'état de fournir aux besoins les plus pressants » ; or, il avait la charge, non seulement des pauvres valides, qu'on y enfermait, mais des enfants abandonnés. Seule, la marmite des pauvres, tenue par les Filles de la Charité, rend de sérieux services [Note : A la fin du XVIIIème siècle, les revenus de la marmite s'élèvent rapidement : en 1761-1762 on les évalue à 19.548 livres ; en 1771-1772, à 33.918 l. ; en 1781-1782 à 42.144 l. Dans le même laps de temps, les dépenses se sont élevées de 16.000 à 28.000 l. (G. DOTTIN. Les livres de comite du bureau, de bienfaisance de Rennes, Annales de Bretagne, 1918, t. XXXIII, pp. 184). Dans toutes les villes, la marmite des pauvres semble bien être l'origine du bureau de bienfaisance]. On est donc obligé de laisser libre cours à la mendicité, en se contentant de la soumettre à une certaine réglementation :

« On a distribué à chaque pauvre des boites ou troncs de fer blanc avec des numéros et armes de la ville ; on désigne à chacun des portes d'église ou des quartiers pour recevoir des charités dans leur boite avec défense de quêter dans les églises, dans les rues et dans les maisons. On renferme dans un tour les mauvais pauvres, les étrangers et vagabonds. Au surplus, chaque directeur à l'inspection d'un quartier de la ville et des faubourgs ; ils examinent avec la plus grande attention l'état des pauvres ; ils ont le chagrin de voir qu'on ne peut pas recevoir aux hôpitaux la dixième partie de ceux auxquels une extrême misère sans la moindre ressource donne le droit d'y entrer, car il y a dans la ville une multitude de mendiants et peut-être plus encore de pauvres honteux » [Note : A Pontivy, surtout aux époques de crises économiques, la communauté de ville et la bourgeoisie se montrent impuissantes à soulager efficacement les pauvres (F. LE LAY, op. cit., pp. 250 et sqq.)].

V.

Il est vrai qu'après 1774, sous l'influence de Turgot, puis de Necker, l'administration s'efforce de remplacer les mesures de coercition par des mesures d'assistance et surtout d'organiser l'assistance par le travail, en instituant des ateliers de charité (Voy. Camille BLOCH, op. cit, pp, 194 et sqq.) Mais, en Bretagne, ces ateliers de charité ne fonctionnèrent pas réellement. L'intendant, en 1777, fait appliquer l'ordonnance du 30 juillet, qui prescrit « la capture de tous les mendiants qui continueront cette profession après le délai que S. M. a prescrit ». D'abord, déclare-t-il dans sa lettre à Amelot du 8 octobre 1777 (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294), la mesure a eu en apparence de bons résultats : « La plus grand partie des mendiants des villes ont disparu : quelques-uns ont profité des travaux de la campagne pour y chercher de l'emploi ; les autres (et c'est le plus grand nombre) se sont retirés dans les campagnes pour y mettre les paysans à contribution ».

La maréchaussée, il est vrai, a fait arrêter les vagabonds et les a mis au dépôt de mendicité de Rennes. Mais comment obliger les mendiants à se retirer dans leurs paroisses d'origine, si celles-ci ne peuvent « faire subsister les valides par des travaux et les invalides par des soins ». Or, elles sont incapables de subvenir à ces deux offices. L'intendant montre combien l'assistance est défectueuse en Bretagne : « Il n'existe aucun atelier de charité dans les villes, ni dans les campagnes. Les paysans sont peu riches et on trouve partout beaucoup plus de bras qu'il n'en est nécessaire pour les travaux de la campagne ; les pauvres valides sont donc obligés, dans chaque paroisse, de contrevenir à l'ordonnance du Roi et de recourir forcément aux aumônes pour subsister. Les infirmes se trouveront dans une situation bien plus fâcheuse encore : dans les villes, où il y a des hôpitaux (et le nombre n'en est pas considérable), les administrateurs de ces maisons refusent d'y recevoir les pauvres infirmes qui s'y présentent depuis la publication de l'ordonnance, sous prétexte que ces maisons sont remplies. Dans les villes où il n'y a aucun établissement de charité, et dans les campagnes, les infirmes, accoutumés à subsister des aumônes, seront bien obligés à se servir des mêmes moyens, et il y aurait de l'inhumanité à leur ôter cette seule ressource ».

L'intendant rappelle ensuite que l'état qu'il a fait rédiger en 1775 montre que le total des « biens fonds, rentes et aumônes » s'élève à peine à 400.000 livres ; il a demandé à Turgot et à Taboureux d'accorder les secours nécessaires, mais vainement : « On m'a toujours renvoyé aux ressources d'une province d'Etats où on savait bien cependant que les commissaires, nommés par les Etats pour faire l'assiette des impositions, ne peuvent disposer d'aucuns fonds et que les Etats n'en ont jamais fait d'autres que celui de 50.000 l. pour l'entretien et la subsistance des mendiants nourris dans les dépôts ».

Necker a promis 50,000 l. pour les ateliers de charité en Bretagne (Lettre du 29 décembre 1777 (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1294) mais il semble bien que ces ateliers n'ont jamais fonctionné dans la province, car les cahiers de paroisses et le cahier de la sénéchaussée de Rennes en réclament l'établissement [Note : Voy. H. SÉE et A. LESORT, op. cit., passim. et Cahier général du Tiers-Etat art. 153 (Ibid. t. IV, p 268)].

N'oublions pas, en effet, que l'administration provinciale et l'administration royale avaient toujours essayé de se rejeter l'une sur l'autre le poids des dépenses concernant l'assistance. Déjà, en 1728, Le Peletier déclare que, « sur les fonds destinés à la subsistance des mendiants », la province, au 1er janvier 1729, devra plus de 140.000 l. (Lettre du 8 novembre 1728 (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286). En 1730, le gouvernement, pour ces fonds, accorde la somme de 100.000 l., mais celle-ci est réduite à 80.000 en 1731 et à 50.000 en 1732 ; et Orry déclare, dans une lettre du 6 avril 1732, que, si les revenus ne sont pas suffisants, « les Etats n'ont qu'à y suppléer ». Une autre lettre d'Orry, du 16 avril 1736, nous apprend que le trésorier de la capitation refuse « de payer au commis, qui est chargé de la recette des fonds des hôpitaux, non seulement 10.232 l. qui sont dues pour 1732, mais même ceux dus pour 1733 » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286).

En 1780, les Etats refusent de participer aux dépenses nécessitées par la « destruction du vagabondage et de la mendicité » ; ils invoquent l'ordonnance du 3 août 1764 et l'arrêt du 21 octobre 1767, par lesquels le roi s'engage à recevoir à ses frais, dans les dépôts, les mendiants et les vagabonds. L'intendant pense qu'on pourrait sans doute retenir cette somme « sur les remises que le Roi veut bien faire à la province sur ses impositions  » (Lettre de l'intendant, du 7 juillet 1780 - Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286).

Les Etats s'efforcent même de faire obstacle aux ordonnances qui prescrivent de contraindre au travail les pauvres valides. Ils protestent contre les arrestations arbitraires. Or, déclare l'intendant, « nul mendiant ou vagabond n'est reçu au dépôt qu'après une sentence du prévôt de la maréchaussée, qui l'y condamne », suivant la procédure régulière. Au dépôt de Rennes, les règlement sont observés comme il faut. Les enfants, reçus avant l'âge de douze ans, sont envoyés chez des laboureurs ; ceux qui ont plus de douze ans apprennent un métier, ou bien, s'ils n'en sont pas capables, ils sont envoyés dans les ateliers publics (notamment au port de Vannes), ou encore on les engage dan l'armée de terre ou dans la marine (Même lettre du 7 juillet 1780).

VI.

Une autre création, qui fut tentée en Bretagne comme ailleurs, à la fin de l'Ancien Régime, ne paraît pas non plus avoir donné grands résultats : ce fut celle des bureaux d'aumônes. L'idée n'était pas nouvelle, car déjà le Parlement, par ses arrêts de 1693, 1703, 1723, avait prescrit l'établissement, dans chaque paroisse, d'un bureau d'assistance ; mais rien n'avait été fait. Une lettre de Clugny à l'intendant, du 23 aoûl 1776 (Archives d’Ille-et-Vilaine, C 1286), nous montre que c'est ce fonctionnaire qui a voulu remettre sur pied ce projet : « Vous me proposez d'établir en chaque paroisse un bureau d’administration, composé de quelques notables, sur lequel vous aurez l'inspection, puisque vous avez dans votre département plusieurs de ces établissements qui se sont formés ».

En décembre 1777, Necker recommande à l'intendant de provoquer l'établissement des bureaux de charité ou d'aumônes dans les paroisses, d'encourager à cet effet les bourgeois aisés et surtout les curés [Note : C'était en effet une des idées favorites de Necker ; voy. C. BLOCH, op. cit, p 198]. L'intendant répond qu'il s'est déjà occupé activement de la question (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286). Il adresse, en effet, le 6 février 1778, aux subdélégués, une circulaire fort détaillée (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286) :

« Dans plusieurs provinces, déclare-t-il, on a établi des bureaux d'aumônes et de charité, qui s'occupent de l'emploi des aumônes qu'ils obtiennent, soit en indiquant des travaux et fournissant des matières et des outils à ceux qui sont en état de travailler, soit en procurant des soulagements aux malades dans leur infirmité, soit en ne faisant que de simples prêts à ceux qui n'ont que des besoins momentanés ».

Il s'est déjà établi quelques-uns de ces bureaux en Bretagne ; il faudrait en multiplier le nombre : « ils sont composés, dans les campagnes, du seigneur ou de son juge, du recteur, des plus riches notables, dans les villes, des principaux magistrats, des recteurs, des dames de charité, enfin de toutes les personnes recommandables par leurs noms, et qui, par leur aisance, doivent être les premiers à donner l'exemple ». Les Sœurs Grises et les Sœurs de la Sagesse seconderont efficacement les bureaux d'aumônes. Les subdélégués doivent s'efforcer de mettre ces établissements en activité ; ils écriront aux recteurs, aux seigneurs, manderont les syndics les plus intelligents ou les « principaux habitants ». L'intendant, de son côté, demandera des secours au gouvernement quand les bureaux se formeront.

Quelques jours plus tard, le 12 février 1778, l'évêque de Rennes, Mgr. Bareau de Girac, essayait aussi de provoquer la création des bureaux de charité et s'adressait à cet effet aux recteurs, auxquels il envoyait un projet de règlement fort précis [Note : Voy. Paul DELARUE, Une tentative de Mgr. de Girac pour organiser les bureaux de charité dans le diocèse de Rennes (12 février 1778) (Annales de Bretagne, novembre 1907, t. XXIII, pp. 22-28)]. Il part de ce Principe que chaque paroisse « doit secourir ses pauvres » ; il faut exclure de la charité paroissiale les étrangers, les vagabonds. A cet effet, les recteurs, qui auront la haute main sur les bureaux d'aumônes, dresseront, chaque année, « un état exact des pauvres et autres nécessiteux de la, paroisse, de la cause et du genre de leurs besoins et du nombre de leurs enfants » ; ils n'y inscriront que ceux qui sont nés ou véritablement établis dans la paroisse, et qui seront « d'une bonne vie ». Le bureau, qui se réunira au moins tous les quinze jours, consignera sur un registre ses délibérations ; il sollicitera les aumônes et les dons et créera une caisse. On distribuera aux femmes et aux filles des laines, cotons et filasses, qu'elles travailleront et elles rapporteront au bureau les étoffes ainsi fabriquées. On incitera les seigneurs à concéder aux pauvres « pour un temps déterminé » des portions de leurs landes ou terrains vagues ; le bureau avancera les frais de culture et de semence aux pauvres qui prendront des terres « à ferme ou à moitié ». - La tentative de l'évêque de Rennes n'est pas une mesure isolée ; au même moment, l'évêque de Léon, Mgr. de la Marche, essaie aussi de favoriser la création de bureaux d’aumônes (L. KERBIRIOU , op. cit, p. 190). Il est donc très probable que les évêques répondirent ainsi, à une invitation du gouvernement ; c'est dire que l’institution nouvelle doit être attribuée à l'administration royale.

Ces tentatives ont-elles eu quelque efficacité ? S'est-il créé beaucoup de bureau d’aumônes ? Il ne le semble pas. En tout cas, en 1780, l'assistance n'a guère fait de progrès encore. L'intendant, dans sa lettre du 7 juillet 1780, déclare : « Depuis l'établissement des dépôts, le nombre des mendiants et vagabonds a diminué considérablement ; ils auraient été détruits entièrement si l'on avait trouvé dans les paroisses des ressources suffisantes pour y procurer la subsistance des vieillards et des infirmes…, mais il n'y a aucun établissement de charité dans les campagnes et ceux des villes n'offrent qu'une partie des ressources nécessaires à la subsistance des vieillards et des infirmes » (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1286).

VII.

Les efforts les plus sérieux qui aient été tentés ont trait à l'assistance médicale. En temps d'épidémies, on distribue des médicaments, dans les campagnes comme dans les villes ; on commence à nommer des médecins des épidémies, et quelques-uns furent des hommes de grand mérite, comme Bagot, de Saint-Brieuc. Turgot a beaucoup contribué à améliorer l'assistance médicale, notamment en créant, en 1776, la Société royale de médecine, qui se composa de savants dégagés de la routine. La Société suscita des enquêtes dans toutes les provinces sur la santé publique, encouragea les progrès de la thérapeutique, l'inoculation, etc. Cependant, - et Bagot nous le montre clairement dans ses Observations médecinales, - l'assistance médicale, surtout dans les campagnes, n'était encore que bien insuffisante ; dans les villes mêmes, la population se refusait obstinément à se soumettre à l'inoculation ; les épidémies de variole, de typhus, de fièvre typhoïde décimaient toujours les villes et surtout les campagnes bretonnes [Note : Voy. Camille BLOCH, op. cit., pp. 236 et sqq. ; Ant. Dupuy, Les épidémies en Bretagne au XVIIIème siècle ; H. SÉE, la santé publique dans le diocèse de Saint-Brieuc à la fin de l'Ancien Régime, d'aprés les « Observations médecinales de Bagot » (Comité des Travaux historiques, section d'histoire moderne et contemporaine fasc. VIII, 1923)]. L'administration, en Bretagne comme ailleurs, se préoccupa de favoriser la création de cours d'accouchements pour former des sages-femmes instruites ; Mme Ducoudray, en 1775 et 1776, donna cet enseignement dans plusieurs villes ; mais, en réalité, les sages-femmes étaient encore bien peu nombreuses et on n'en trouvait presque aucune dans les campagnes, comme le montrent les cahiers de doléances de 1789 [Note : Le cahier du Tiers Etat de la sénéchaussée de Rennes exprime bien les vœux, à cet égard, des cabiers de paroisses : « Qu'il soit établi dans les campagnes et même dans les villes des sages-femmes instruites et approuvées, qui devront leurs soins et leurs offices aux pauvres femmes » (art. 54, H. SÉE et A. LESORT op., cit. , t IV, p 268) - Sur les cours d'accouchements et le manque de sage-femmes experimentées, voy. Archives d'Ille-et-Vilaine , C 1326, 1327, 1328, 1329 et H . SÉE, et A. LESORT, op. cit. , t. Ier, p 363].

Au reste, la lecture de ces cahiers peut nous convaincre aussi, en ce qui concerne les ateliers de charité et les bureaux d'aumônes, qu'avant la Révolution rien d'efficace n'a été réalisé en Bretagne et que toutes les institutions d'assistance sont encore bien défectueuses. Le cahier du Tiers Etat de la sénéchaussée de Rennes demande que l'on crée des caisses et des ateliers de charité ; il propose que l'on consacre à ces œuvres d'assistance « une portion des revenus des abbayes et des couvents qui seraient supprimés » (Art. 153 - H. SÉE et A. LESORT, op., cit. t IV, p. 268).

Il semble que l'assistance ait été encore plus mal organisée en Bretagne que dans d'autres régions de la France. Il est vrai que l'œuvre qu'elle avait à y accomplir était encore plus difficile qu'ailleurs, car la misère y était particulièrement forte. Le pays était pauvre, la culture, encore bien primitive ; les terres incultes y occupaient une énorme superficie. Plus qu'ailleurs, la misère était, en effet, surtout une conséquence du régime agraire : les pauvres et les mendiants n'étaient si nombreux dans les villes que parce qu'elles servaient de refuge aux malheureux que la misère avait chassés des campagnes, mais qui n'y trouvaient pas une occupation suffisante pour assurer leur subsistance. Cependant, la faillite de l'assistance tient encore, en Bretagne, à une autre cause : les Etats de la province, sur lesquels le gouvernement veut rejeter une partie de la charge de l'assistance, s'y refusent le plus possible, qu'il s'agisse des dépôts de mendicité ou des ateliers de charité ; si ceux-ci ne purent fonctionner, c'est l'opposition des Etats qui en semble surtout responsable [Note : Pour tout ce qui précède, j’ai utilisé avec grand profit un mémoire de H. GAILLARD, La misère et l'assistance en Bretagne au XVIIIème siècle ; mais l'auteur n'a étudié que très sommairement la fin de l'Ancien Régime. On trouvera aussi bien des données intéressantes dans les documents relatifs aux secours en grains et en argent (Archives d'Ille-et-Vilaine, C 1718-1748)]. (Henri SÉE).

APPENDICE.

LETTRE DE THOMAS DE LA PLESSE, SUBDÉLÉGUÉ DE VITRÉ, A VÉDIER, SUBDÉLÉGUÉ GÉNÉRAL (Archives Nationales, H. 608).[Note : En 1762. M. de Gennes, curé d'une des paroisses de Vitré, envoya au Roi un mémoire sur la misère à Vitré. Le Contrôleur général ordonna une enquête. L'évêque de Rennes déclara qu'à Rennes et à Fougères on pouvait signaler les mêmes faits qu'à Vitré, que, dans les trois villes, il y avait, au total, 15.000 pauvres. Le subdélégué général Védier demanda des renseignements à Thomas de la Plesse, subdélégué de Vitré. Joseph-Thomas de la Plesse et de Maurepas était à la fois subdélégué et lieutenant civil et criminel de police et de la maîtrise des eaux et forêts. Son fils devait devenir maire de Vitré, puis vice-président du directoire d'Ille-et-Vilaine, enfin sous-préfet de Vitré en l'an VIII ; voy. H. SÉE et A. LESORT, op. cit., t. Ier, p. 76, n°2]

Vitré, le 29 aoûl 1762. Monsieur, Je vous renvoie le mémoire que vous m'aviez adressé et qui doit avoir été remis au Roi. Au premier coup d'oeil, ce mémoire m'a paru exagéré. Je savais qu'il y avait de la misère à Vitré. Mais, ainsi que vous, Monsieur, je ne pouvais m'imaginer qu'elle fût telle qu'on l'avait dépeinte. Jusqu'ici j'avais jugé des choses sans entrer dans aucun détail, ce qui me faisait croire que cet exposé était moins le tableau de la misère présente que celui de la misère future. De là, j'ai pensé qu'il était de mon devoir de vérifier les faits. Je l'ai fait avec une attention si scrupuleuse qu'il ne m'a pas été possible de vous rendre un compte plus prompt. Dans cette vérification, je n'ai voulu m'en rapporter ni au témoignage de différents persones que j’ai consultées, ni à celui de mon épouse, qui sort d'être prieure des dames de la Charité et qui, pendant deux ans d'exercice, est entrée dans les plus grands détails par des visites fréquentes ; je me suis instruit par moi-même en me transportant de rue en rue, de maison en maison pour vérifier les faits qui paraissaient équivoques ou dont je n'avais pas une certitude suffisante. C'est d'après cet examen que je réponds au mémoire.

Oui, Monsieur, la ville de Vitré contient environ 14.000 habitants, parmi lesquels on compte vingt maisons de 3.000 l. de rente, trente de 12 à 1.500 l. ; peut-être quatre cents de 4 à 500 l. et au-dessous. Le surplus est composé d'artisans, qui n'ont d'autre ressource que leur commerce ou leur travail. Les serges, les toiles et les bas de fils font le commerce ordinaire. Cette première branche est totalement tombée depuis sept à huit ans ; les toiles ont plus de faveur, mais elles n'ont point de prix, faute de débouché ; il en est ainsi des bas de fils ; les façons en sont si minces qu'elles ne nourrissent pas l'ouvrière.

Le défaut de commerce, Monsieur, n'est pas la seule cause de la misère de cette ville. Depuis 1756, nos récoltes ont été au-dessous de l'année commune ; elles n'ont point suffi à notre dépense. Les grains nous sont venus de Laval et de Fougères, et l'argent y est resté. Depuis huit mois, l'étranger nous nourrit ; il nous nourrira toute l’année, puisque notre récolte n'a produit que les semences nécessaires. Ce manquement de récolte fait que nos bourgeois les plus aisés ne pensent qu'à vivre ; leur revenu y suffit à peine ils ne font travailler qu'au plus nécessaire, et avec la meilleure volonté, ils se trouvent hors d'état de soulager les misérables ; aussi, Monsieur, si vous en exceptez, quatre à cinq mois de la belle saison, la plupart des ouvriers sont sans travail : l'hiver dernier, on les employait sept, huit et neuf sols par jour ; on eût trouvé cinq cents à ce prix et même pour leur pain.

Voilà, Monsieur, des misères connues et qui sont publiques. Je suis entré dans le détail et j'ai vu trois cents familles dans toutes les horreurs de la pauvreté la plus touchante. J'en ai vu dans des caves, dans des greniers, dans des étables et sous des toits, couchés sur de la fougère ou sur de la paille ruinée, les uns sans lit, les autres sans draps, et dont les plus aisés avaient deux lits et deux draps ; j'en ai trouvé sans chemise, d'autres sans habit, sans culotte, ou qui n'étaient que fort indécemment couverts de quelques haillons. J'ai vu des familles chargées de six et sept enfants réduites à deux lits et à deux couvertures, dont l'ameublement consiste dans une marmite et un poêlon ; plusieurs en sont dépourvus et n'en ont pas besoin, parce qu'ils sont logés dans des lieux où il n'y a point de feu et où il n'est pas possible d'en faire.

Leur nourriture répond à leur vêtement : j'ai vu leur soupe. Je n'y ai trouvé ni beurre, ni viande ; elle était composée d'eau, de sol et de gruau ; j'y ai vu des légumes sans que l'usage des feuilles d’aches (Plante qui ressemble au persil) soit venu à ma connaissance ; mais plusieurs m'ont assuré que leurs légumes étaient des rebuts trouvés dans les rues ; d'autres m'ont dit que le plus souvent ils faisaient usage de troncs de choux et qu'ils les pelaient pour en extraire la moelle qui leur servait de potage et de nourriture. J'en ai trouvé qui, à dix heures du soir, étaient à jeun et sans pain ; celui du pays est de seigle et il est sans difficulté plus noir et plus amer que partout ailleurs, en ce que, notre terrain étant plus mouillé que celui de nos voisins, produit plus de pille, de nielle et de jargeau (Plantes parasites, qui poussept au milieu des blés), Des mères ainsi affamées ou mal nourries ne peuvent guère allaiter leurs enfants : ainsi, j'en ai vu de sevrés à six et à sept mois, réduits à vivre de bouillie faite avec de l'eau et de la farine de froment noir. J'en ai trouvé à qui on présentait à cet âge du pain noir trempé dans de l'eau. Je ne puis dire l'effet que peut produire une telle nourriture ; le tempérament en doit souffrir. Pour m'en assurer, j'ai cru devoir en confier à M. le Dr. Jouel, médecin de notre ville, dont la probité et le savoir sont connus.

Il est vrai, Monsieur, que l'un de nos recteurs (il s'agit de M. de Gennes, auteur du mémoire) abdiqua sa cure, il y a deux ans, et qu'il en a repris les fonctions par obéissance. Le produit du bénéfice est facile à apprécier. C'est une portion congrue [Note :  Dans chacune des trois paroisse de Vitré (Notre-Dame, Sainte-Croix et Saint–Martin), le recteur, en fait de revenus, n'a que 700 livres de portion congrue (A. REBILLON, op. cit. pp. 549 et sqq)]. De là se présume que, si personne ne venait à leur secours, la misère serait encore plus générale. Oui, Monsieur, les établissements de charité périssent et diminuent. L'an dernier, celui des dames du bouillon des pauvres fit des emprunts et il fut obligé de réduire le nombre des malades. Je ne connais pas parfaitement le revenu de l'hôpital général. Je sais qu'il a bien des bouches à nourrir. Dans ma visite, j'ai vu plus de deux cents sujets qui en étaient dignes et qui n'ont pu s'y faire recevoir. J'ai entendu des femmes et des vieillards de 80 et 90 ans se plaindre de la vie. J'en ai vu d'autres bénir la Providence dans l'excès de leur misère.

Voilà, Monsieur, ce que je puis dire du mémoire que vous m'avez fait porter. J'ai jugé des faits par moi-même et de mes propres yeux. Je vous atteste que, telle que soit la misère actuelle, la future me fait encore plus trembler, parce que notre ville et nos campagnes sont sans commerce, sans grains et sans argent.

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