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BATAILLE DU PONT-DU-LOCH ET DÉSARMEMENT

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La bataille du pont du Loc'h a lieu pendant la Chouannerie. Le 22 janvier 1800 les forces républicaines venues de Vannes effectuent un raid sur Grand-Champ afin de se ravitailler en vivres. Mais trois jours plus tard, ils se heurtent à l'attaque de l'armée des Chouans du Morbihan. Cette bataille est la plus importante et la plus sanglante de la Chouannerie. Elle est tactiquement indécise mais les Républicains parviennent à se replier sur Vannes et privent les Royalistes de la victoire décisive dont ils avaient besoin. Quelques jours après le combat, le 13 février, le généralissime des Chouans Georges Cadoudal signe la paix avec la République.

Les chouans :  Bataille de Pont-du-Loc (Bretagne).

Malgré la volonté de Bonaparte qui exceptait Georges de la prolongation d'armistice, les hostilités n'avaient pas recommencé le 15 janvier [Note : Arch. Morbihan. L. Reg. 146 (Lettres à l'administration municipale de Lorient, des 23 et 29 nivôse)]. Le 21 janvier (1er pluviôse) on ne tenta rien encore, ni d'un côté ni d'un autre. Cependant les administrateurs s'attendaient à recevoir le général Brune dans Vannes le lendemain ou le surlendemain au plus tard [Note : Idem. (Lettre au commissaire du Gouvernement près de l'administration d'Hennebont, du 1er pluviôse)]. Mais on a hâte de voir ce que l'on désire et les patriotes morbihannais devançaient les événements. Le 23, Brune était encore Nantes ; il ne quitta cette ville que le jour même, à 11 heures du matin et en voiture, accompagné du général Debelle, avec 25 guides à cheval pour toute escorte. Au lieu de suivre la route de Brest qui l'eût mené directement à Vannes, il se dirigea sur Redon et évita ainsi de passer la Vilaine à la Roche-Bernard dont les environs et le bac étaient au pouvoir des Chouans. Cependant le voyage ne s'effectua point avec facilité ; les chemins très mal entretenus étaient complètement défoncés par l'hiver, à tel point que les généraux furent obligés d'abandonner leur voiture en route et de faire le reste du trajet à cheval [Note : Moniteur universel du 12 pluviôse. (Lettre de Nantes, du 7 pluviôse)]. Ils parvinrent le 24 au soir à Redon ou ils trouvèrent la 60ème demi-brigade qui y était arrivée depuis la veille avec 100 cavaliers du 21ème chasseurs [Note : Archives nationales. Carton, AFIV 1590. Lettre de Brune à Bonaparte, du 2 pluviôse. (Dossier I, pièce 2) et Troupes présentes sous les armes dans le Morbihan. (Dossier I, pièce 13)]. Cela faisait en tout 1.700 hommes à la tête desquels Brune marcha sur Vannes, où il entrait le 29 janvier [Note : Idem. Rapport du capitaine Didier, aide de camp de Bonaparte, envoyé en mission extraordinaire. (Dossier III, pièce 51)].

Pendant cet intervalle de temps, les événements s'étaient précipités et le commandant de l'armée de l'Ouest allait trouver la situation presque dénouée. D'abord on ne savait trop ce qu'allaient faire les royalistes, et l'incertitude du danger qui menaçait rendait l'appréhension encore plus vive. L'arrivée des renforts paraissait difficile ; plusieurs ponts qui donnaient accès au chef-lieu étaient coupés, dit-on ; l’un d'eux situé sur la grande route de Nantes, la plus importante voie de communication du département, se trouvait à près d'une lieue de Vannes. On craignait encore pour Pontivy, et l'administration appelait l'attention du général La Barollière sur ce point, en faisant remarquer l'importance de cette ville pour la communication entre le Morbihan et les Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor) et en faisant l'éloge de l'esprit patriote de cette petite cité, qui « marque d'ailleurs dans la Révolution ». Elle ajoutait : « C'est là où le pacte d'union qui donna l'essor à la liberté a été signé. C'est dans ses murs que la jeunesse de Bretagne et d'Anjou fit le serment de vivre libre ou mourir, et ses habitants ont tenu la promesse qui fut faite sous leurs yeux » [Note : Arch. du Morbihan Reg. 146, (Lettre de l'administration centrale au général La Barollière, du 1er pluviôse)]. Il semble qu'on reconnaisse dans cette phraséologie l'inspiration de Boullé qui dut tant d'honneurs à Pontivy.

Le 21 janvier (1er pluviôse), on reçut seulement l'instruction réglementaire du général en chef conseiller d'État, que l'on réimprima au chiffre de 1.200 exemplaires, et la dernière proclamation des consuls [Note : Arch. du Morbihan Reg. 146, (Lettre de l'administration centrale au général La Barollière, du 1er pluviôse)]. Aucun coup de fusil ne fut tiré. Les royalistes n'avaient plus de plan de campagne un peu étendu et sérieux. Il était bien question d'une entreprise contre Vannes ainsi disposée : 400 hommes, avec une pièce de canon, auraient fait une fausse attaque contre Auray ; les forces de Vannes seraient accourues au secours et, pendant ce temps, par des chemins détournés, le gros des forces insurgées, s'approchant du chef-lieu, aurait enlevé, par un coup de main la place ainsi dégarnie, Mais ce projet était d'une authenticité douteuse ; on en devait la relation à un nommé Pierre Tabourier, marin novice de la canonnière d'Étel « la Stationnaire », déserteur rentré, qui le recueillit de la bouche des Chouans le 13 janvier. Or bien des choses avaient changé depuis cette date [Note : Id. Liasse anc. 290. (Lettre du 29 nivôse de l'ordonnateur de la marine à Lorient à l'Administration centrale)]. Ce bruit, eût-il été exactement rapporté, pouvait être un faux bruit, comme les chefs des insurgés excellaient à en faire courir, même parmi leurs hommes ; ils espéraient peut-être qu'à cette nouvelle on affaiblirait Auray et s'en faciliter ainsi la prise [Note : Id. et Reg. 146. (Lettre de l'Administration à de Claye, commandant la place de Vannes, du 3 pluviôse)]. Avant l'imminence du schisme qui allait se produire dans son parti, Cadoudal se proposait de porter sur la Vilaine ses principales forces, d'y recevoir un grand débarquement d'armes, peut-être même de puissants renforts d'émigrés, et de se jeter ensuite sur Nantes qu'il aurait attaqué et probablement surpris avec l'aide de Châtillon et d'Andigné. Coup essentiel : Viomesnil avec un corps d'insurgés aurait en même temps pris Brest. Les Vendéens se seraient emparés de Noirmoutiers, les royalistes d'Ille-et-Vilaine auraient attaqué Saint-Malo presque abandonné, et l'insurrection, dirigée en chef par les princes et par Pichegru, de plus en plus grossie, maîtresse des points de débarquement les plus sûrs et les plus faciles à défendre ainsi que des villes les plus importantes, aurait pu déborder vers Paris. Là d'ailleurs, dans la capitale dégarnie, le premier Consul était à la merci d'un coup de main qu'on n'eût pas manqué de hasarder [Note : Mémoires du baron Hyde de Neuville (1894). Tome Ier, chap.8, pp. 286-291. - Georges Cadoudal et la Chouannerie, par M. G. de Cadoudal, chap. XVI, pp. 222-223 (1887)]. Mais tout cela ne pouvait plus passer que pour un rêve, difficile à réaliser sans l'arrivée des princes, impossible depuis les manœuvres trop heureuses de Bernier et surtout depuis les soumissions de Montfaucon et de Candé. Il paraît certain que, le 21 janvier, Cadoudal n'avait plus de plan de campagne et ne songeait qu'à la défensive. Il attendait et conformerait la riposte à l'attaque. Comment faire autrement dans l'incertitude où il se trouvait, se sachant isolé des autres chefs de par la volonté du premier Consul, ignorant qui le soutiendrait et de quelle façon, se demandant même comment ses officiers et ses soldats marcheraient ? Bonaparte, par un calcul habile mais trop machiavélique, avait séparé Georges des autres et, dans l'état de tiraillement où se trouvait le parti, cette tactique peu loyale devait réussir. Pendant ce temps, son homme, Brune, parlait et reparlait de « la foi punique » [Note : Arch. nationales, Carton 1590. (Dossier. II, pièces 4 et 5) Lettre à Hédouville, du 2 pluviôse] des émigrés et de la duplicité des chefs royalistes.

Le premier Consul, comme toujours, voulait diviser ses ennemis et les détruire les uns après les autres ; le manque d'entente et la prolongation d'armistice favorisaient ses desseins ; les circonstances étaient des plus propices, puisque Georges n'avait reçu aucun avis officiel de l'exception dont on voulait le faire victime. Malheureusement pour les desseins du nouveau chef d'État, l'armée se trouvait dans une situation déplorable. Sa misère était immense et on ne pouvait que très difficilement la concentrer comme il eût fallu le faire pour accabler le Morbihan d'un seul coup ; elle se répartissait en près de 10.000 cantonnements et chaque demi-brigade, morcelée en d'innombrables fractions, ne possédait plus qu'une unité nominale. Pour embrouiller encore le tout, un grand nombre de ces détachements avaient reçu des orders particuliers des généraux secondaires qui agissaient souvent avec la plus grande indépendance et les déplaçaient sans aviser leur chef ; enfin, les premiers courriers de Brune avaient été interceptés et par suite ses premières dispositions rendues inefficaces [Note : Idem. Même carton. Lettre de Brune, du 2 pluviôse, à Bonaparte. (Dossier I, pièces 2 et 3, et passim)].

Quand le généralissime conseiller d'État arriva à Angers, puis à Nantes, il se perdait toujours dans ces complications [Note : Voir mêmes Archives, même Carton, la correspondance du général La Barollière avec le premier Consul, celle du général Brune avec le même et les extraits du journal d'ordre et de correspondance de le 13ème division. Dossier III, pièce 39]. Son embarras se traduisait par de nombreux contre-ordres. D'ailleurs, s'il faut en croire un de ses compagnons d'armes, le général Thiébault, ce n'était pas un militaire de grande valeur ; la gloire de sa campagne de Hollande eût dû revenir à ses lieutenants, entre autres à Vandamme. Tout son mérite aurait été d'en faire accroire à Bonaparte et à Masséna par sa confiance en lui et surtout par son élocution facile et abondante. Quoi qu'il en soit, de lui-même ou par la continuelle impulsion du premier Consul, il agit rapidement. « Je n'entends rien à ma situation embrouillée, je la simplifie », — disait-il et il envoya de nombreuses ordonnances à franc étrier porter ses ordres, tendant tous à rassembler le plus de troupes disponibles à Rennes et à Nantes [Note : Arch. nat. Carton AFIV 1590. Lettre de Brune à Bonaparte, du 2 pluviôse. Dossier I, pièce 2]. De là, au fur et à mesure de leur arrivée, il prescrivait de les diriger sur Vannes. Brune rattrapait à Nantes la 60ème demi-brigade partie d'Angers l’avant-veille de son propre départ (Arch. nat. Carton AFIV 1590. Lettre du 30 nivôse. Dossier I, pièce 1). Elle était dans un état « qui faisait pitié ». Pas une bonne paire de souliers. « J'ai trouvé le moyen de la chausser », écrivait-il le 22 janvier à Bonaparte, « demain elle sera à Redon, tandis qu'un bataillon de la 64ème, seule force que j'aie pour le moment, percera par La Roche-Bernard pour gagner Vannes  » (Arch. nat. Carton AFIV 1590. Lettre du 2 pluviôse, Dossier I, pièce 2). Avec ce bataillon, qui fut bientôt notablement renforcé, allait entrer dans le Morbihan le général Grigny ; c'était un ennemi acharné et peu loyal des Vendéens qui, un mois et demi auparavant, avait cherché à rompre ou à troubler les négociations par une proclamation violente ; pour ce fait, Hédouville lui infligea une punition disciplinaire. Déjà, d'un autre côté, le général Gency se trouvait à Rennes avec une force d'environ 1.500 hommes et il recevait le 22 l'ordre de marcher sur Vannes par Ploërmel, et d'y amener un important convoi de munitions (Arch. nat. Carton AFIV 1590. Dossier III, pièce 39. - Extrait du journal d'ordre et de correspondance). Enfin, des troupes se rassemblaient dans le Finistère et les Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor). Une fois dans le Morbihan, le général en chef se proposait « de désarmer et de soumettre avec une principale colonne, tandis qu'à la tête de nombreuses petites colonnes, les généraux jetteront l'incertitude et l'épouvante dans l'âme des Chouans ». Déjà, de Redon, il adressait une proclamation aux grandes communes pour leur faire savoir qu'il disposerait de leurs garnisons et qu'elles auraient dorénavant à se garder par leurs propres moyens (Arch. nat. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 6 et pièce 1. - Lettre de Brune à Bonaparte, du 30 nivôse). Si les insurgés eussent été les mêmes au point de vue moral que trois ou quatre mois auparavant, on leur eût ainsi fait la partie belle. A tout prendre, elle était loin d'être perdue pour eux.

Le 22 janvier, Brune écrivait qu'il lui faudrait huit jours pour réunir 10.000 hommes et deux mois pour terminer la guerre ; il répétera cette affirmation le 26 et même, lorsqu'il sera déjà rendu à Vannes le 29, il dira encore : « Je n'ai pu réunir que 6.000 hommes et semlement 200 chevaux, pas complets... cette belle armée n'en a que le nom » (Id. Id. Lettres de Brune au premier Consul, des 2, 6 et 9 pluviôse. Dossier I, pièces 3, 7 et 14). Il n'y comprenait pas les forces de la subdivision du Morbihan qu'il n'avait pas eu à réunir ; en effet, le 24, on décomptait ainsi les troupes présentes dans le Département : 7.754 hommes dont 6.674 fantassins, 250 cavaliers et 830 artilleurs (Id. Id. Dossier I, pièce 13).

Pendant que par trois voies différentes les troupes de Brune allaient pénétrer dans le pays de Cadoudal, celles du général Harty devaient rester immobiles ; telle était du moins l'intention du général en chef, tel fut même son ordre formel, mais les insurgés l'interceptèrent. Le commandant de la subdivision du Morbihan ne pouvait donc que suivre les dernières instructions reçues, puisque ses communications avec ses chefs hiérarchiques étaient rares et intermittentes. Le 20 janvier on lui avait remis une lettre du chef de l'état-major général qui lui prescrivait de faire à main armée des réquisitions de grains et de bestiaux et de saisir les magasins de blé des insurgés [Note : Id. Id. Dossier III, pièce 39. (Extrait du journal d’ordre et de correspondance) Ordre du 25 nivôse, - Lettre-rapport du général Harty au général Brune, du 9 nivôse, an 8. (Id. Id. Dossier III, pièce 40)]. En effet, les royalistes avaient accaparé les grains ; on en eût trouvé d'amassés à Ménoray, près de Guémené, localité où était alors établi le quartier général de Dufaou de Kerdaniel, à Grand-Champ, à Plaudren et dans beaucoup d'autres centres insurrectionnels. Consommant et accumulant énormément de blés, ils gênaient beaucoup l'approvisionnement des villes et, depuis plusieurs jours, l'administration cherchait à s'entendre avec le général Harty pour remédier à cet état de choses (Archives du Morbihan L. Registre 146 - passim.). L'autorité militaire voulait aussi empêcher à toute force les Chouans de s'emparer des grains et de s'en faire une arme terrible contre leurs ennemis, un subside précieux à leurs alliés les Anglais et un objet d'échange pour leurs armements ; de plus, ils empêchaient les réquisitions républicaines. Il fallait cependant nourrir le soldat qu'on ne pouvait point payer et préparer d'importants approvisionnements pour l'armée de Brune ; c'était d'autant plus urgent que le nombre des rations à fournir augmentait et devait encore augmenter de jour en jour, qu'il importait d'assurer du pain à ces futures agglomérations de troupe. Il y avait alors de nombreuses provisions de blé et de bestiaux dans la commune de Grand-Champ où se tenait la plupart du temps le quartier de Georges. Depuis le 15 janvier, date primitive de l'expiration de l'armistice, il s'était déplacé et se trouvait à une lieue et demie plus loin, dans la paroisse de Plaudren. Les paysans du bourg et des villages environnants, population toute royaliste, avaient suivi le mouvement pour rester sous la protection des Chouans et emporté meubles et bétail [Note : Idem. Rapport de Pierre Tabourier. Liasse anct 290. (Lettre du 29 nivôse du Commissaire ordonnateur de la marine à Lorient à l'Admistration départementale)]. Cependant ils laissaient encore beaucoup de grains et des bestiaux derrière eux. Le general Harty résolut d'aller réquisitionner dans cette commune si mal notée ; il espérait même peut-être y surprendre Georges et le détruire dans son repaire d'un seul coup, à lui seul, ce qui eût été un vrai titre de gloire et eût réduit à néant les critiques de l'Administration centrale à son égard.

Le 22 janvier (2 pluviôse) il sortit de Vannes, laissant quatre compagnies de la 22ème demi-brigade pour garder la place. Harty avait avec lui un peu plus de deux mille soldats, d'abord le gros de la 22ème, puis 44 grenadiers de la 81ème et, en fait de cavalerie, 45 chasseurs à cheval et 25 gendarmes. Deux pièces d'artillerie légère accompagnaient cette petite colonne. En même temps, une partie importante de la 52ème demi-brigade comprenant bien un millier de fusils quittait Auray pour appuyer son mouvement et le rejoindre à Grand-Champ [Note : Archives nationales. Carton AFIV 1590. Lettre-rapport du général Harty (Dossier III, pièce 40). Rapport du chef d'état-major chef de brigade Bonté. (Moniteur universel)]. Ce bourg est au sommet d'une de ces longues chaînes de collines qui courent parallèlement les unes aux autres du nord-ouest au sud-est dans la partie moyenne du Morbihan. C'est sur la même chaîne que s'étendent les grandes landes de Burgo, de Parcarré ou de Meucon. Son versant sud donne sur une campagne qui, sans grande dénivellation du sol, s'étend jusqu'à la mer ; celui du nord, sur une vallée que borde en face un autre plateau, plus élevé encore et aussi long, couronné par les immenses landes de Lanvaux. On dirait, comme aspect général, un vaste sillon dans le fond duquel, entre des rives souvent marécageuses en hiver, coule le ruisseau du Loc. Ce petit cours d'eau s'épanche tout doucement vers le nord-ouest, puis il reprend la direction du sud pour devenir bientôt la rivière d'Auray. L'endroit où la grande route de Vannes à Locminé et à Pontivy vient le franchir s'appelle le Pont-du-Loc. Dès le jour même, le 22, huit royalistes qui gardaient seuls ce passage important furent surpris et massacrés par la cavalerie républicaine d'avant-garde ; ces premières victimes de la nouvelle guerre étaient, disait-on, des jeunes gens d'Auray déserteurs de la compagnie franche [Note : Arch. du Morbihan L. Reg. 146 (Lettre à Cavelier, ordonnateur de la marine à Lorient, du 3 pluviôse). — Arch. nationales. Lettre-rapport d'Harty (loc. cit.)]. En cet endroit furent placés deux bataillons de la 22ème demi-brigade. Quant à Harty, il se porta sur Grand-Champ avec le reste de ses forces, c'est-à-dire le 3ème bataillon de la 22ème, quelques cavaliers et grenadiers, et une pièce de canon. La 52ème, venue d'Auray, ne tarda pas à l'y joindre, puis alla s'établir au château de Penhouët, à 3 ou 4 kilomètres en aval du Pont-du-Loc. C'est dans cette position qu'Harty attendait les colonnes qui devaient venir coopérer avec lui. Il envoyait des espions, détachait des troupes en reconnaissance pour se renseigner sur leur marche et s'enquérir si elles arrivaient ; mais aucune nouvelle ne lui en parvenait (Rapport d'Harty).

Cependant le lendemain, 23 janvier, le général Gency quittait Rennes avec quinze cents hommes et marchait sur Vannes à la tête de la 29ème légère, d'un bataillon et d'une compagnie de grenadiers de la 52ème demi-brigade, de deux compagnies de la 82ème, de 60 cavaliers du 2ème chasseurs et enfin de deux escouades d'artillerie légère traînant une pièce de canon de 8 et un obusier et escortant de nombreuses munitions de guerre [Note : Moniteur universel. Extrait du rapport de marche de la colonne Gency. Arch. Nationales. Carton AFIV 1590. Extrait du journal d'ordre et de correspondance. (Lettre au général en chef, du 3 pluviôse.) Dossier III, pièce 39, et Id. Id. Rapport du citoyen Didier, dossier III, pièce 51]. Le jour même, la cavalerie arrivait à Plélan, où elle se renforçait de 2 compagnies de carabiniers de la 13ème légère. Le soir du 23, les grenadiers couchaient à Bréal ; l'artillerie et le bataillon du 52ème, à Mordelles ; le 24, ils marchaient sur le château du Bois-de-la-Roche entre Néant et Mauron et en débusquaient une petite bande de chouans, tandis que les deux pièces et leur escorte gagnaient Ploërmel. Le 25, toutes les forces de Gency avançaient sur Elven (Rapport de marche de la colonne Gency. - loc. cit.). Ce jour-là, les grondements du canon se faisaient entendre à l'ouest, du côté de Grand-Champ. Harty était aux prises avec Cadoudal. En même temps que Gency quittait Rennes, le général Grigny parti de Nantes avec tout ou partie de la 54ème (la 64ème d'après Brune) et vraisemblablement quelques autres troupes, en tout neuf cents hommes, entrait à La Roche-Bernard. Le lendemain, il réussissait à passer la Vilaine et le soir venait loger à Muzilac. Ces progrès rapides ne paraissent pas avoir été entravés d'une façon un peu sérieuse par les royalistes. Pourtant De Sol était là et lui tenait tête. Le chef de la 4ème légion se contentait évidemment de harceler Grigny, de gêner sa marche et de se rapprocher de Vannes avec lui. Il pensait rejoindre Georges sans délais et n'avait pas le temps de s'attarder dans son pays et d'en prolonger la défense. Le 25, il y eut quelque combat ; Brune entendit de Redon le canon gronder dans cette direction [Note : Arch. Nationales. Carton AFiv 1590. Lettres de Brune à Bonaparte, des 2 et 5 pluviôse (Dossier I, pièces 2 et 7), Rapport de Didier (loc. cit.)]. Néanmoins il est fort probable que De Sol n'était plus là et qu'il ne restait devant Grigny que l'un ou l'autre de ses lieutenants et une partie de sa troupe. Il avait dû, dans la nuit ou de fort bonne heure, se mettre en route pour Grand-Champ avec le gros de ses forces.

Depuis le 22 jusqu'au 25, le commandant de la subdivision du Morbihan attendit en vain les colonnes promises ; entre temps, il prenait tout ce qu'il pouvait comme grains, fourrages et bestiaux, partie enlevés dans des maisons abandonnées, partie réquisitionnés dans le pays, et faisait filer le tout sur Vannes sans trop s'inquiéter de ce que devenaient les insurgés. Pourtant de grands mouvements se faisaient dans les régions environnantes. Dès le jour même où les Républicains sortaient de Vannes, Cadoudal, ne se trouvant pas en force, s'était replié de Plaudren avec ce qu'il avait d'hommes sous la main, environ 1.200, sur le château de Beauchêne à 2 kilomètres S.O. du bourg de Trédion (Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, par J. Guillemot (p. 161)). Les rapides courriers dont il disposait eurent bientôt averti les chefs de la plupart des autres légions et ceux-ci se disposèrent à gagner le point de concentration qui paraît avoir été aux environs de Plaudren et de Monterblanc. Guillemot vint dès le début cantonner à Kervio entre Plumelec et Trédion, sur les bords de la rivière Claye (Mémoires d'Alexis Le Louer). Le 23, on signalait à Kerboulard 60 chouans marchant vers l'ouest (Archives du Morbihan, L. Reg. 146 - Lettre ou note du 3 pluviôse). Dans la soirée du 24, une bonne partie des forces royalistes se trouvait réunie près de Plaudren (Harty apprit en effet dans la nuit du 24 au 25 ou dans la matinée du 25 qu'il y avait un rassemblement royaliste en Plaudren. - Rapport d'Harty, loc. cit.) ; aussitôt les mouvements d'approche commencèrent et se prolongèrent toute la nuit.

Georges Cadoudal, avec les légions d'Auray et de Vannes et les hommes d'élite de La Haye-Saint-Hilaire, marcha vers le sud, passa près de Monterblanc et parcourut, sur la crête du long plateau dont nous avons parlé, les grandes landes de Parcarré. Le matin, il traversait sur la hauteur la route de Vannes à Locminé et se trouvait entre Meucon et le Pont-du-Loc, marchant vers Grand-Champ contre Harty. Guillemot et la légion de Bignan s'en étaient séparés dès le début ; bien avant l'aube, ils occupaient le versant nord de la vallée du Loc., c'est-à-dire les contreforts sud des landes de Lanvaux. Ils se portèrent non loin du château de Coëtcandec appartenant à de la Bourdonnaye, ancien membre notable du conseil royaliste morbihannais, sur la hauteur dite de l'Hermitage ; c'est là qu ils mirent en batterie leurs deux canons. Leur mission, la plus difficile de toutes peut-être, consistait à attaquer par la rive droite, presque de front, les défenseurs du Pont-du-Loc. De Sol de Grisolles, qu'on attendait pour 7 heures du matin, leur faciliterait beaucoup cette tâche en tombant par l'est sur les positions républicaines et en les assaillant le long de la rive gauche. Il devait arriver par les villages de Boterff ou de Kerizac situés dans la grande lande de Morboulo, vaste gradin intermédiaire entre le fond de la vallée du Loc qui est un peu plus basse et le plateau de Meucon et de Parcarré que est bien plus élevé. Le bataillon d'élite des « grenadiers et chasseurs réunis » que commandait La Haye-Saint-Hilaire fut placé en haut, sur la route, là où évidemment allaient se porter les plus grands efforts. Au moment où l'action commença, Cadoudal, Rohu et toute la légion d'Auray entraient dans cette partie des landes de Meucon qu'on appelle landes de Burgo et se dirigeaient sur Grand-Champ pour y attaquer le général Harty ; derrière eux, sur le même plateau et à l'est, se tenait La Haye-Saint-Hilaire ; puis, plus loin encore, les bandes de Jacques Audran et de Jean-Marie Trébur-Oswald, c'est-à-dire les deux tiers de la légion de Vannes, se trouvaient aux environs de Brembis et de Trémériau. Enfin, sur la pente sud du plateau, près le bourg de Meucon, Gambert avec son bataillon surveillait la route de Vannes, qu'on y découvre sur une longue étendue, dans le but de signaler l'approche des renforts républicains et de les arrêter, si possible ; une compagnie de son bataillon, composée des hommes de la paroisse de Sulniac et commandée par Martin, leur capitaine, resta sur la hauteur de Parcarré pour relier cette sorte de grand'garde avec les autres troupes royalistes, suivre la marche du combat et défendre la route contre les ennemis [Note : Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, par J Guillemot (p. 162). C'est cet auteur qui paraît de beaucoup le plus exact dans la description des positions royalistes. M. de Cadoudal (Georges Cadoudal et la Chouannerie) s'est certainement trompé sur les points où il a modifié J. Guillemot et où il a préféré suivre la version de Jean Rohu (Mémoires, dans la Revue de Bretagne et de Vendée, année 1858. 1er semestre)].

Ainsi, au matin du 25 janvier, le fort détachement républicain qui défendait le Pont-du-Loc était enserré par les forces royalistes entre les deux chaînes de collines parallèles, celle des landes de Lanvaux au nord, celle des landes de Meucon au sud ; si De Sol était fidèle au rendez-vous, l'est lui serait bientôt encore fermé. Peut-être même Cadoudal et Rohu réussiraient-ils à le séparer du général Harty, qu'ils allaient en tout cas fortement occuper à Grand-Champ. Celui-ci avait commis plusieurs fortes imprudences ; la première, de s'établir pendant plusieurs jours en pleine campagne insurgée, loin de son point d'appui et sans ligne de retraite assurée ; la seconde, de répartir dans de pareilles conditions ses forces sur trois postes éloignés dont le principal, constituant plus du tiers de l'effectif total, se trouvait à 4 kilomètres des autres. Cadoudal connaissait admirablement la situation et espérait en profiter. Pendant que lui-même occuperait Harty et le poursuivrait rudement si, comme tout le faisait penser, il se repliait sur le Pont-du-Loc, Guillemot descendant du nord, De Sol de Grisolles venant de l'est attaqueraient, l'un par la rive droite, l'autre par la rive gauche du ruisseau, les postes de la 22ème. Alors, tandis que les républicains seraient fort occupés par ces assaillants surgissant de tous côtés, le reste des forces royalistes descendrait des hauteurs sur l'ennemi et, joignant ses efforts à ceux des légions déjà engagées, refoulerait les Bleus dans la vallée marécageuse du Loc et les y écraserait [Note : J. Guillemot, Rohu et après eux M. de Cadoudal (Georges Cadoudal et la Chouannerie) nous représentent toutes les forces d’Harty réunies entre le Pont-du- Loc, Locmaria-Trève et Locqueltas. Le rapport d’Harty nous les montre bien autrement disséminées ; elles ne prirent cette formation que dans le combat du 25, par la suite des circonstances].

Il ne semble pas que le général Harty se soit rendu compte de la situation critique dans laquelle il se trouvait. Soit confiance dans ses propres forces, soit plutôt espoir dans de prochains et puissants secours, il s'était jusque-là peu soucié des chouans. Mais le soir du 24 janvier, ne voyant aucune troupe arriver par la route de Pontivy (c'était certainement de ce côté qu'il les attendait d'abord), ne recevant même aucun avis de leur approche et aucune instruction de ses chefs, il se décida à agir seul. Déjà, en outre, quelques bruits des rassemblements que Georges opérait depuis deux jours dans les environs étaient parvenus à son quartier général, peut-être même Harty reçut-il dans la nuit du 24 au 25 certains rapports d'espion sur la marche que les royalistes faisaient à ce moment aux alentours. Toujours est-il qu'il donna des ordres pour rassembler, dès le matin, toutes ses troupes près du Pont-du-Loc et pour marcher sur Plaudren. Là, disaient les renseignements, était le point de réunion des insurgés ; là se trouvaient d'importants magasins d'armes amassés par Georges dans un château (probablement le chateau du Nédo). Il fallait disperser les uns et s'emparer des autres (Lettre rapport d'Harty. - loc. cit.).

C'est dans ce but que le matin du 25 (5 pluviôse) il réunit ses détachements de Penhouët et de Grand-Champ et se disposa à rejoindre avec eux celui du Pont-du-Loc. En même temps, pour mettre en sûreté avant son départ dix-sept charretées de grains qu'il n'avait pas encore envoyées à Vannes, il les fit partir sous l'escorte de 110 hommes de la 52ème, commandés par un vieux lieutenant [Note : Extrait du rapport du citoyen Féry, chef de la 52ème demi-brigade (Moniteur universel)] ; le convoi gagna par Locmaria-Trêve la grande route de Pontivy au chef-lieu, la seule vraiment praticable et rapide, et la suivit. Bientôt il gravissait la montée du plateau de Meucon et en atteignait le sommet près du village de Talhouët. Il s'était engagé depuis un certain temps au milieu des landes qui bordent le chemin à droite et à gauche quand tout à coup il fut enveloppé par une masse de fantassins et chargé par quelques cavaliers. En un clin d'œil l'escorte surprise est dissipée et se disperse. C'était le bataillon d'élite de La Haye-Saint-Hilaire, composé de douze à quinze cents hommes, que le convoi venait de heurter [Note : Julien Guillemot dit que le bataillon de La Haye-Saint-Hilaire comprenait huit cents hommes ; Rohu et après lui M. de Cadoudal l'évalue à douze cents ; le chef de brigade Féry, à quinze cents environ. Il faut accepter les chiffres forts parce que l'absence du bataillon paraît avoir fait un grand vide dans l'armée royaliste]. Il faisait encore nuit et un léger brouillard augmentait l'obscurité : le chef royaliste croyant dans l'ombre et la brume avoir rencontré toute l'armée républicaine s'était engagé à fond et poursuivait les fuyards avec vigueur [Note : Mémoires de Rohu (loc. cit.) et Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XVI, p. 225 (Ed. 1887)]. Mais, dans de pareilles circonstances, surtout lorsque le chef est inconnu de ses hommes, qu'il ne parle pas leur langage et que par conséquent il n'a qu'un faible ascendant sur eux, il est difficile d'éviter la confusion la plus désordonnée et le pêle-mêle le plus incohérent. C'est ce qui arriva. A la faveur du tumulte et de l'ombre la majeure partie de l'escorte, soixante hommes, put regagner Vannes ; dix-sept, dont le lieutenant, furent tués ou tombèrent entre les mains des royalistes ; parmi les morts se trouvait le quartier-maître trésorier de la 14ème ; enfin, 33 autres, dont un blessé, serrés de trop près et sur le point d'être pris, se réfugièrent dans la première position qui leur parut propice [Note : Extrait du rapport du citoyen Féry, — Rapport d'Harty, — Rapport du citoyen Didier. (loc. cit.)] et qui se trouva être le Guerne ou le Guernic, château situé à deux kilomètres et demi nord-est de Plescop et à quinze cents mètres ouest de Meucon [Note : Arch. du Morbihan, L. Reg. 146 (Lettre du 10 pluviôse aux administrations municipales de Lorient et de Port-Liberté). C'est le seul document où l'on trouve le nom du château. Encore l'administration centrale donne-t-elle le nom de « maison du. Guernic en Plescop », au fort improvisé que tous les rapports militaires qualifient de « château ». J. Guillemot le place « au château du Reste, en Plescop », situé à deux kilomètres plus à l'ouest que Le Guern. Actuellement, ni Le Guern ni Le Reste ne sont plus en Plescop]. Alors les républicains, sous le commandement du sergent Marchand, de Montmirail (Marne), et surtout du fourrier Sterting, parisien, se fortifièrent dans l'asile qu'ils venaient de trouver ; ils crénelèrent les murs et s'apprêtèrent à se défendre avec énergie [Note : Rapport du citoyen Féry (loc. cit.)].

Mais pendant que ces événements se passaient, la lutte avait commencé sur les rives du Loc. Le général Harty, avec ses détachements de Penhoët et de Grand-Champ, n'avait pas encore rejoint les deux bataillons de la 22ème qui gardaient le passage du Loc quand il entendit au loin la fusillade sur sa droite. Il ne pouvait avoir de doute sur ce qui se passait ; l'ennemi était là, coupant sa ligne de retraite ; son convoi venait d'être attaqué. Il envoya donc quelques chasseurs à cheval comme vedettes pour reconnaître l'ennemi et quatre compagnies de la 52ème, une de grenadiers et trois de fusiliers, comme escorte pour les soutenir (Rapport d'Harty).

Il était sept heures du matin. L'aube commençait à poindre, mais bien faiblement à travers le voile d'une atmosphère embrumée ; l'heure fixée pour l'attaque royaliste avait sonné ; du reste la fusillade venait d'éclater sur les hauteurs de Meucon. Guillemot descendait les pentes sud de la colline de l'Hermitage, haut contrefort du plateau des landes de Lanvaux. Il arrivait dans la vallée, s'apprêtant à remplir sa mission et à attaquer le détachement de la 22ème établi au Pont-du-Loc. De celui-ci avaient été détachés plusieurs petits postes le long du ruisseau, un entre autres au village de Kercadio, sur la rive droite, plutôt pour surveiller l'ennemi que pour l'arrêter. Tout à coup ce hameau fut attaqué par les chouans. Devant l'avalanche de royalistes débouchant par tous les petits chemins, les quelques soldats qui l'occupaient durent fuir précipitamment en lâchant leurs coups de fusil. « Cinq d'entre eux furent tués, deux auprès du four, un dans le chemin et deux au bas du champ qui fait face à la maison. Tous les autres postes furent également chassés au delà du ruisseau » [Note : Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, par J. Guillemot (p. 163)]. Le crépitement de la fusillade retentissant dans la vallée du Loc attira immédiatement plusieurs fractions de l'armée républicaine qui déjà se disposait à se rassembler pour s'ébranler ensuite sur Plaudren. De Sol de Grisolles devait seconder Guillemot dans cette première attaque et aborder l'ennemi à sept heures du matin, tandis que le roi de Bignan l'assaillerait par le nord-est. Malheureusement il n'était pas là et ne devait arriver que bien plus tard. C'est à peine s'il venait de se dérober à Grigny marchant de Muzillac sur la presqu'île de Rhuys [Note : Idem. et Lettre de Brune à Bonaparte, du 6 pluviôse (déjà citée)].

Cependant Guillemot avait passé le Loc tout près du vieux petit manoir de Camezon et les Républicains, n'ayant pas d'autres ennemis à combattre, se portaient en masse dans la lande de Morboulo, pensant le déborder à l'est et à l'ouest, le mettre entre deux feux et l'acculer enfin à la vallée marécageuse de la petite rivière. Le roi de Bignan détacha alors sur la gauche son lieutenant Gomez avec les deux bataillons du pays gallo (cantons de Sérent et de Pleugriffet), et lui-même, suivi des deux autres bataillons de langue bretonne, monta rapidement et se porta jusqu'au commencement du landier dans deux champs cultivés situés sur la pente qui mène aux prés marécageux bordant le ruisseau (Lettre à mes neveux (loc. cit.)). De l'autre côté du terrain défriché, à la limite des ajoncs, accouraient les Républicains que rejoignait bientôt Harty en personne avec quelques renforts. La lutte fut vive, on se fusilla, on se chargea ; les deux chefs ennemis, le colonel royaliste et le général républicain, eurent chacun leur chapeau percé d'une balle ; les vêtements du chasseur Gémery, aide de camp du second, en furent criblés ; une balle s'incrusta dans le fourreau de son sabre, un projectile perça aussi le manteau de Guillemot [Note : Idem. — Lettre de Vannes, du 7 pluviôse (Moniteur universel). — Rapport d’Harty (loc. cit.)]. Après cette action courte mais rude, les deux partis se replacèrent derrière les talus et les haies qui les avaient abrités au début. Cependant Gomez, caché par la déclivité du sol, s'était avancé au bas de la pente parallèlement au ruisseau vers l'amont ; bientôt, remontant sur la colline de Morboulo, il se faufilait, le long des accidents de terrain et des clôtures partout assez nombreuses, jusque sur la droite des Républicains et arrivait à bonne portée sans avoir été vu. Aussitôt il ouvrait contre eux un feu terrible. « Un rang entier tomba dès la première décharge ». Le reste s'enfuit ou battit en retraite avec précipitation. Julien Guillemot, l'auteur de Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, âgé alors d'environ dix ans, suivait avec son frère François les combattants, mais à l'insu de son père. Il compta « 47 soldats morts sur la même ligne se touchant et un plus grand nombre dans les broussailles du landier voisin ». Telles sont ses propres expressions (Lettre à mes neveux, p. 163).

La légion de Bignan s'engagea résolument à la poursuite. Elle franchit un vallon étroit et abrupt au fond duquel coule un petit ruisseau qui se jette dans le Loc sur la rive gauche près de Camezon, dépassa Loqueltas et s'avança jusqu'à la grande route de Pontivy. Malheureusement, les hauteurs de Meucon étaient presque muettes ; Guillemot combattait seul ou à peu près ; de plus ses hommes, en se lançant sur les traces des ennemis, s'étaient éparpillés et même égarés dans la brume (Mémoires de Jean Rohu, loc. cit.) ; il ne les tenait plus en main ; une bonne partie de ses soldats lui manquaient avec Guillôme dit Alexandre, chef du deuxième bataillon, Mathurin Le Sergent, lieutenant de Guillôme, et leurs cent cinq chasseurs [Note : C'est ce qui semble résulter du récit d'Alexis Le Louër (Mémoires) qui combattit sans trêve du matin jusqu'au soir. Rohu raconte aussi que Guillemot se trouvait sur les hauteurs de Meucon, à la droite de l'armée, face au nord. Cette opinion et l'inaction postérieure de ce chef, entreprenant et hardi, font penser que la majeure partie de ses forces combattit pendant le reste de la journée, sur la rive gauche du Loc, aux côtés de Cadoudal et de Rohu]. Tous devaient se rallier bientôt aux troupes royalistes qui allaient garnir les hauteurs de Meucon, Guillemot se trouvait donc dans l'impossibilité de vaincre seul avec ses forces ainsi réduites la majeure partie de l'armée républicaine. Furieux, « bien courroucé, » comme dit Rohu, de n'avoir reçu aucune aide, et de ne pouvoir, tant à cause de cette inexplicable inaction que de ces contre-temps, pousser son succès jusqu'au bout, il rallia ce qu'il put de ses hommes et « reprit la route de l'Ermitage dans le plus grand ordre », emmenant 43 prisonniers [Note : Lettre à mes neveux (p. 164) Guillemot dit « 94 prisonniers ». Ce chiffre paraît excessif et est probablement dû à une erreur. Rohu parle de 42 prisonniers, et enfin Alexis Le Louër de 43. C'est ce chiffre que nous avons adopté, car ce fut lui-même à qui on en confia la garde et le soin].

Il était dix heures du matin (Idem.). Jusque là Georges n'avait rien pu faire. Aux premiers bruits de fusillade, apprenant que les postes de Grand-Champ et du château de Penhouët n'étaient plus occupés par les Républicains, que toutes leurs forces se trouvaient concentrées du côté de Locmaria-Trêve, Locqueltas et le Pont-du-Loc, que La Haye-Saint-Hilaire venait de s'emparer d'un convoi et de prendre contact avec l'ennemi, enfin que Guillemot combattait, il se replia vers la grande route pour se relier aux bandes d'Audran et de Duchemin et combler le vide fait par le départ des grenadiers et chasseurs réunis. Il eut alors devant lui les trois compagnies de la 52ème et les quelques chasseurs envoyés en observation. Georges les tint facilement en respect avec sa légion d'Auray ; les adversaires restèrent ainsi quelque temps en présence sans entamer de combat sérieux. Il manquait aux propres troupes de Cadoudal les deux tiers de leurs forces et leurs plus redoutables soldats (Idem.). Aussi envoyait-il courrier sur courrier à leur recherche et message sur message à leur chef pour les ramener au plus vite. Ceux-ci, occupés à tirailler autour du château du Guerne, excités par la poursuite, piqués au jeu par la résistance, alléchés par leur proie, ne pensaient qu'à réduire les 33 défenseurs du petît manoir. La Haye-Saint-Hilaire essayait en vain de réunir ses hommes disséminés, de les grouper et de les ramener à leur poste primitif. Il n'y réussissait guère, car, au dire de Julien Guillemot, « ces chouans, vraiment hommes d'élite pour un jour de bataille, ne pouvaient être gouvernés que par Georges Cadoudal ou Rohu. Ils n'écoutaient pas leur chef de bataillon, que la plupart ne comprenaient pas » (Lettre à mes neveux, p. 165). Ce dernier, en effet, né aux environs de Rennes, ne savait pas le breton ; du reste, son commandement, qui datait de l'armistice et de la nouvelle organisation, était fort récent et ses hommes ne le connaissaient même pas. Cependant quelques-uns d'entre eux, les moins acharnés et les plus disciplinés, revinrent. A leur arrivée, Georges fit appuyer jusqu'à lui les forces d'Audran et de Duchemin et revenir le bataillon de Gambert en observation près de Meucon (Lettre à mes neveux, p. 165). Bientôt la majeure partie des hommes égarés de Guillemot vinrent grossir ce noyau.

A ce moment la première affaire venait de se terminer ; il était, comme nous l'avons vu, dix heures et demie du matin ; Guillemot, excessivement irrité de n'avoir pas été soutenu, se repliait. Cependant, peu de temps après, Harty voyait l'ennemi arriver par colonnes et se déployer sur la crête des landes de Meucon et de Parcarré, le centre à la route, prés de Talhouët et de Loqueltas, la gauche s'étendant du côté de Grand-Champ la droite du côté de Monterblanc (Rapport du général Harty, déjà cité). L'armée royaliste « sur le sommet des landes formait une demi-lune en très bon ordre de bataille » (Rapport du citoyen Didier. loc. cit.). La 22ème avait en grande partie supporté le terrible choc du roi de Bignan ; elle restait encore à son poste, chargée de défendre la vallée du Loc et de contenir Guillemot que l'on craignait fort de voir recommencer son attaque. Harty envoya donc contre Georges tout le restant de la 52ème demi-brigade joindre les 4 compagnies et les chasseurs (Rapport d’Harty). Ce gros détachement engagea bientôt la lutte avec Rohu et Cadoudal qui se tenaient au centre, à cheval sur la route. Là s'étaient placées les deux pièces de 4 prises à Sarzeau. Elles étaient dirigées par deux sous-officiers qui venaient de déserter l'année républicaine et qui sortaient de l'artillerie de marine ou des compagnies d'ouvriers attachés à cette arme ; l'un d'eux y avait eu le grade de fourrier ou de caporal et s'appelait Brèche. Celui-ci demanda à Rohu s'il pensait que l'ennemi se trouvât à portée de canon. Le lieutenant-colonel répondit qu'il suffisait d'envoyer un boulet pour s'en assurer (Mémoires de Rohu, loc. cit.).

Pendant ce temps, le combat avait commencé. Les aumôniers bénirent d'abord les troupes royalistes (Id.Mémoires d'Alexis Le Louër), les chefs mirent pied à terre et la masse s'ébranla. Le premier bataillon de la légion d'Auray marchait à l'est de la grande route, le second à l'ouest, le troisième manquait ; il est vrai que Julien Guillemot en mentionne un quatrième, mais il n'exista jamais probablement que sur le papier ou au plus à l'état embryonnaire [Note : Mémoires de Rohu. (loc. cit.). — Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, p. 147]. Quoi qu'il en soit, Rohu marchait avec le premier à travers champs, soutenu par les soldats de Guillemot que avaient pu le rejoindre. Bientôt il ne fut séparé de l'ennemi que par un talus ; un officier républicain commandait « Armes ! joue ! ». Le lieutenant-colonel royaliste fit signe aux siens de baisser la tête et sur le commandement de « Feu ! » la décharge passa au dessus d'eux [Note : Mémoires de Rohu, chap. 3 (loc. cit.). — Mémoires d'Alexis Le Louër]. Aussitôt il criait : « En avant ! ». Ses hommes ne laissèrent pas aux ennemis le temps de se reconnaître, tombèrent sur eux et les dispersèrent. Ce fut une telle déroute que Rohu voyait le grand chemin tout couvert de fuyards (Mémoires de Rohu). Si Guillemot avait attaqué de nouveau à ce moment, l'armée républicaine eût été gravement compromise, mais le roi de Bignan ne bougea point, il ne le pouvait guère du reste ; ses hommes étaient bien fatigués mais surtout en nombre très incomplet ; une grande partie n'avait pas encore rallié ; outre ses morts et ses blessés il lui manquait au moins le bataillon de Guillôme en entier et il l'attendait en vain. Harty cependant se tenait toujours en garde contre lui, mais, sous la contrainte du danger, il envoya le 3ème bataillon de la 22ème et une pièce de canon soutenir la 52ème (Rapport d’Harty, loc. cit.). Rohu fut arrêté dans sa marche par deux compagnies républicaines postées près d'une auberge ; son premier bataillon s'était éparpillé en poursuivant les ennemis ; le chef de légion passa la route pour rejoindre l'autre qui se trouvait assez notablement en arrière. A la faveur du désordre, les renforts d'Harty rallièrent les fuyards et obligèrent les royalistes à se retirer sur leur position primitive (Mémoires de Rohu). Il y eut même un moment de vive inquiétude parmi les insurgés. Cadoudal, démonté, tomba de cheval ; on pouvait craindre qu'il ne fut tué ou blessé, mais cette angoisse dura peu. Bientôt on le vit se relever, remonter la colline et aller porter lui-même à Audran et à Trébur-Oswald (Jacques Duchemin), qui n'avaient rien fait jusque là, l'ordre de se porter en avant et de marcher (Idem. et Lettre à mes neveux, p. 165). Ces troupes étaient certainement parmi les moins bonnes de l'armée royaliste ; les hommes qui en constituaient le noyau permanent, déserteurs de la marine, contrebandiers, jeunes gens ardemment royalistes, du reste encore peu rompus à une discipline militaire, formaient une bien faible minorité auprès des paysans enrôlés plus ou moins volontairement en grande masse. Ceux-ci ne rêvaient que paix ; la nouvelle que les Vendéens et les royalistes de la rive droite de la Loire avaient désarmé, que les autres insurgés étaient sur le point de les imiter, courait parmi eux depuis la veille ou l'avant-veille ; ils savaient bien, leurs chefs mieux encore, que Cadoudal combattait malgré lui et que, s'il eût un peu plus tôt appris ces événements, bon gré, malgré, il ne lutterait pas en ce jour et qu'eux-mêmes, les paysans, seraient retournés dans leurs foyers. Telle était la mentalité des campagnards nouvellement levés le long du littoral et dans la plus grande partie du Morbihan. Ceux qui étaient encadrés par beaucoup d'anciens chouans, indomptables routiers, inlassables soldats du trône et de l'autel, ceux que maintenait bien une discipline un peu forte, ne se laissaient pas démoraliser par ces idées de pacification ; mais là où le noyau, petit et sans consistance, ne suffisait pas à maintenir la masse, commençait déjà la dissolution. Tel était le cas des forces d'Audran et de Trébur-Oswald, bandes plutôt que troupes. Il ne firent aucun effort dans cette terrible journée et ne donnèrent aucune aide à leurs compagnons d'armes.

Comme compensation à cette désastreuse immobilité, arrivaient des renforts. C'est vers ce moment, vers midi ou une heure, que parut De Sol de Grisolles [Note : En effet, nous savons, d'un côté, par le rapport d'Harty et même par les diverses sources royalistes, que Cadoudal reçut des renforts ; d'un autre, par J. Guillemot, ( Lettre à mes neveux) que De Sol de Grisolles n'était pas rendu au poste où on l'attendait dans la matinée du 25 janvier ; d'un autre enfin (Rohu, Le Laouër, rapport l'Harty, lettre de Brune) que De Sol était venu renforcer Cadoudal et assistait à la bataille. Il y arriva donc dans le courant de la journée] ; on l'attendait depuis sept heures du matin, mais la distance était grande entre Muzillac et Meucon et les mouvements du général Grigny lui avaient causé de graves préoccupations ; cependant, quand il connut la veille ou dans la nuit son intention de marcher vers la presqu'île de Rhuys, il crut pouvoir partir pour rejoindre Cadoudal [Note : Arch. Nationales, AFIV, 1590. Dossier I, pièce 7. Lettre de Brune à Bonaparte, du 6 pluviôse]. Malheureusement, le moral de ses troupes ne valait guère mieux que celui des bandes d'Audran et de Duchemin ; c'était chez ces paysans enrégimentés la même soif de la paix, la même répulsion pour une guerre incompréhensible à leurs yeux, désormais sans but et sans objet. Il est fort probable que ces sentiments ne furent pas sans contribuer puissamment aux progrès rapides de Grigny et à la faible résistance de De Sol. D'ailleurs celui-ci les amenait au combat déjà fatigués par une longue marche faite en bonne partie la nuit. Cependant ce chef possédait encore d'excellents soldats, quatre cents environ, qui restaient à même de lui rendre de grands services ; quelques-uns d'entre eux, peu probablement, devaient rester à combattre Grigny ; mais ceux qui arrivaient sur les hauteurs de Meucon, quoique las de leur course, allaient certes puissamment aider Georges. En même temps, de nouveaux soldats de La Haye-Saint-Hilaire rejoignaient. Jusque-là, éparpillés autour du château du Guerne, ils n'avaient fait que brûler inutilement des cartouches et échanger d'inoffensifs coups de fusil avec les 33 républicains retranchés. Par trois fois cependant ils essayèrent sans succès de mettre le feu à la forteresse improvisée (Rapport du citoyen Féry, chef de brigade (loc. cit.). Rapport d'Harty, loc. cit.). Devant cette résistance, ils voulurent user d'intimidation avec les défenseurs ; le vieux lieutenant tombé entre les mains des chouans fut amené par eux près des murs pour bien prouver qu'ils ne faisaient aucun mal aux prisonniers [Note : Rapport du citoyen Féry, chef de brigade (loc. cit). Rapport d'Harty, loc. cit.] et on lui promit la vie sauve s'il obtenait la reddition de ses soldats. « Sauvez la vie de votre officier » leur criait-il, « ayez pitié d'un père de famille ». Les assiégés lui répondaient de l'intérieur du château : « Va-t-en, vieille bête, vieille ganache ». Tel était le dialogue qui, au dire de Julien Guillemot, s'échangeait entre l'officier captif et ses hommes (Lettre à mes neveux, p. 164). Sa forme un peu brutale en garantit, pour ainsi dire, l'authenticité. Plus apprêté, moins simple et partant moins vraisemblable est le langage que fait tenir à ce sujet le rapport officiel du chef de brigade Féry à ses républicains. « Il est bien malheureux, » disent-ils aux chouans qui les somment de se rendre, « que notre commandant soit entre vos mains. C'est assez d'une victime sans défense ; pour nous, nous mourrons les armes à la main. Retirez-vous  » [Note : Rapport du citoyen Féry. Le rapport dit que les chouans offrirent aux assiégés de leur rendre leur lieutenant s'ils se rendaient. Le général Harly est muet sur ce point]. Ce fut seulement successivement et jusqu'assez tard dans l'après-midi que les soldats du bataillon d'élite rejoignirent le reste de l'armée royaliste. Il ne leur restait alors presque plus de cartouches et, dans un cruel et inutile accès de dépit, ils fusillèrent l'infortuné lieutenant qu'ils avaient capturé [Note : Lettre à mes neveux, p. 165. Guillemot est le seul à dire que les chouans fusillèrent le lieutenant prisonnier ; mais il y a tout lieu de le croire]. Déjà depuis longtemps les soixante autres hommes de l'escorte étaient rentrés dans Vannes, avertissant de ce qui se passait. Le lointain écho de la fusillade jeta d'ailleurs bientôt l'alarme dans la ville, on battit la générale ; ce qui restait de troupes sortit, mais à peu de distance [Note : Archives du Morbihan. L. Reg. 146. (Lettre à l'administration municipale de Port-Liberté et à celle de Lorient, du 10 pluviôse)] ; ce fut une démonstration absolument inutile.

A ce moment, l'armée républicaine se trouvait dans une situation des plus critiques par suite de l'arrivée de ces divers renforts ; la ligne royaliste « devenait très étendue, les troupes qui lui étaient opposées souffraient considérablement devant une multitude de tirailleurs embusqués dans le ravin, les hayes et les fossés au bas de la crête de la lande » (Rapport d'Harty). On peut le répéter ici et à meilleur titre que jamais : si Guillemot eût alors pu tenter une seconde attaque et l'eût menée avec l'entrain de la matinée, c'était un désastre pour l'armée républicaine ; mais le roi de Bignan affaibli était obligé de persister dans son inaction. Aussi le général Harty crut-il pouvoir évacuer le Pont-du-Loc et porter le 1er et le 2ème bataillon de la 22ème qui le défendaient contre les hauteurs couronnées par les landes de Meucon (Rapport d'Harty). Une armée nombreuse coupait sa ligne de retraite ; déjà même, descendant des plateaux, elle pesait lourdement sur ses troupes qui fléchissaient. Elle occupait un espace immense ; les tirailleurs insurgés s'égaillant, se disséminant, étendaient suivant leur habitude et développaient au loin ses ailes ; déjà même ils se disposaient à descendre dans la direction de Grand-Champ pour attaquer les républicains en flanc. Devant une pareille situation, Harty ne songea plus qu'il une chose : faire une trouée, coûte que coûte, recouvrer sa ligne de retraite et s'échapper.

Dans ce but, contre la gauche des chouans qui menaçait de le tourner entre Locmaria-Trêve et Grand-Champ, il envoya le 1er bataillon de la 22ème et lui ordonna de déborder un peu l'extrême aile ennemie en la chargeant, puis de se rabattre ensuite sur le grand chemin ; le 2ème bataillon prit place sur la route où bientôt Harty concentra et massa tout le restant de ses troupes. La cavalerie devant, l'infanterie compacte un peu après, l'artillerie légère ensuite, allaient se réunir en un bloc serré, s'avancer rapidement sur la route contre les hauteurs et percer (Rapport d'Harty). Ce mouvement d'intelligent désespoir devait réussir et réussit. Bientôt on vit la ligne des chouans se resserrer sur son centre ; c'était la marque que le mouvement enveloppant des insurgés était arrêté par la charge du 1er bataillon ; aussitôt les fantassins bleus se rangèrent le long des haies qui bordaient la route ou les gravirent et la cavalerie partit à bride abattue en montant la côte. Malgré leur petit nombre, les soixante-dix chasseurs et gendarmes traversèrent sans grand'peine les lignes ennemies peu denses qui toujours s'ouvraient devant les chevaux ; les chouans s'éparpillèrent pour combattre les cavaliers qui « voltigeaient à droite et à gauche à travers les balles qu'on leur tirait de tous côtés » (Mémoires d'Alexis Le Louër) ; bientôt le gros de l'armée républicaine, s'enfonçant comme un coin dans cette légère fissure, parvint à leur suite jusqu'à la lande. Là elle fut accueillie par un feu violent, mais peu meurtrier, parce que les coups de fusil en nombre infini partaient précipités, désunis et disséminés ; les deux pièces de 4 de Cadoudal tonnèrent sans grande efficacité et ne tardèrent pas à battre en retraite. Cependant la masse républicaine s'était, comme celle des royalistes, effritée dans cet audacieux assaut. Toute la lande de Meucon et de Parcarré devenait une sorte de champ clos, où se livraient des milliers de petites luttes d'homme à homme, d'escouade à escouade, de bande à bande. C'est alors qu’eut lieu le combat entre les déserteurs du 2ème chasseurs et leurs anciens camarades. « Rendus sur la lande, dit Rohu, nos hussards (Ces « hussards » étaient des chasseurs à cheval du 2ème régiment) désertés d'Hennebont se battirent avec acharnement contre leurs anciens camarades ; ils se connaissaient et on les entendait se provoquer et s'appeler par leurs noms », (Mémoires de Rohu - loc. cit., chap. III). C'est là sans doute que doit se placer ce duel collectif, probablement embelli et régularisé par la légende, entre 80 grenadiers royaux et 80 grenadiers républicains, dont M. de Cadoudal est seul à parler (Georges Cadoudal et la Chouannerie, par M. de Cadoudal. Chap. XVI. Ed. 1887, p. 226).

D'après le rapport du général Harty, les royalistes furent mis bientôt dans une déroute complète ; les uns s'enfuirent vers Saint-Nolff, les autres vers Monterblanc, semant le terrain de leurs fusils cassés, jonchant le sol de leurs morts, dont plusieurs devaient être des officiers fort importants, puisqu'ils étaient couverts d'or et de broderies ; « ce fut en vain que les chefs des insurgés se rangèrent sur une ligne pour arrêter les fuyards et nous faire face, leurs rangs furent rompus.... Les chouans furent ainsi poursuivis pendant une lieue environ par la cavalerie et l'artillerie légère toujours taillant... on ne les quitta qu'à la fin de la lande » (Rapport d'Harty). D'un autre côté, Le Louër dit en parlant des Bleus : « Nous les voyions fuir, sans rangs, sans lignes et sans ordre comme une bande de troupeaux, » et : « les républicains furent continuellement harcelés jusqu'aux portes de Vannes, près de deux lieues de chemin » (Mémoires d'Alexis Le Louër). Rohu assure que la fatigue de ses soldats empêcha seule de poursuivre longtemps les républicains (Mémoires de Rohu - loc. cit., chap. III). Il est vraisemblable d'après cela qu'il n'y eut point de déroute générale pour l'armée royaliste. Sans doute un grand nombre de paysans, recrues forcées et presque démoralisées d'avance, gens d'Audran, de Trébur-Oswald (Jacques Duchemin), de De Sol, s'enfuirent dans cette bagarre en jetant et en brisant leurs armes ; mais les autres continuèrent la lutte, lutte désordonnée, éparse sur une immense étendue de terrain, sans enchaînement et sans but, que ne justifiait plus rien, puisqu'aucune force compacte ne barrait la route à l'armée d'Harty. Celui-ci, à cette vue, rallia ses hommes ; ils étaient si épars et si occupés par l'ennemi qu'il lui fallut une heure et demie pour les réunir (Rapport d'Harty). Pendant cette sorte d'arrêt, Guillemot semble être sorti de sa longue et fatale inaction ; une partie de ses troupes franchit le Pont-du-Loc avec le tardif espoir de surprendre l'armée républicaine et de l'attaquer en queue pendant que les autres royalistes continueraient à combattre de front. Elle s'avançait, précédée d'assez loin par une petite avant-garde de huit fantassins et de quatre cavaliers. Celle-ci alla droit aux Bleus, croyant rejoinder des amis. Pareille erreur devait être fatale aux huit hommes à pied qui furent aussitôt saisis et massacrés sur place, sans quartier ; les gens à cheval s'échappèrent et prévinrent la colonne qui se dispersa et disparut en un clin d'œil (Rapport d'Harty). Enfin la petite armée d'Harty, épuisée de fatigue, toujours harcelée mais heureuse d'avoir brisé le piège et d'être sortie de la redoutable vallée du Loc, rentrait à sept heures du soir (Rapport d'Harty) à Vannes, sans trophées, sans prisonniers, avec soixante-six blessés [Note : Arch. du Morbihan. Reg. 146 (Lettre du 10 pluviôse, loc.-cit.). Cette lettre ne parle que de soixante-deux blessés. Le général Harty accuse aussi soixante deux blessés pour les 52ème et 22ème demi-brigades. Mais, de plus, il mentionne un grenadier de la 81ème de blessé, et le sous-lieutenant Demailler et deux chasseurs à cheval du 2ème régiment, et enfin le lieutenant de gendarmerie de la résidence de Vannes, tous quatre blessés. (Rapport d'Harty). En ajoutant à ce chiffre les deux hommes blessés parmi les assiégés du Guerne, on compte 68 blessés], Dans la nuit, rentrèrent à leur tour les 33 assiégés du château du Guerne. A la tombée du jour, ceux-ci s'étaient aperçus enfin qu'ils n'avaient presque plus d'ennemis autour d'eux. De fait, le gros des forces qui les assiégeaient était parti depuis longtemps, mais un certain nombre de tirailleurs isolés s'acharnaient à les bloquer et à les immobiliser. Ils descendirent par les fenêtres avec des draps de lit deux de leurs camarades déguisés en paysans ; ces soldats coururent chercher du secours à Vannes, Huit cents hommes partis aussitôt pour les délivrer rencontrèrent en chemin les assiégés arrivant et rapportant leurs deux blessés sur leurs épaules (Rapport de Didier, loc. cit.). Pendant la soirée du 25 et toute la nuit du 25 au 26, on vit constamment passer aux environs d'Elven les hommes de De Sol qui fuyaient ; c'étaient ses nouvelles recrues, regagnant leur pays par bandes de 30, de 40 ou de 50, « la plupart manifestant de la défiance envers leurs chefs et l'intention de ne plus reprendre les armes » (Rapport d'Harty) ; des charrettes contenant des blessés passèrent à Kerboulard. D'un autre côté, le gros de l'armée royaliste avec Georges et Guillemot se replia vers le petit bourg de Cadoudal sur la Claie près de Plumelec où il arriva fort tard et où il cantonna (Mémoires d'Alexis Le Louër).

Le 26 au matin « les royalistes morts sur le champ de bataille du Pont-du-Loc étaient amenés par charretées dans les cimetières de Locqueltas et de Locmaria pour y recevoir la sépulture. Les Bleus tués par la légion de Bignan la reçurent au Morboulo, dans un lieu qui sert maintenant (vers 1859) de courtil à chanvre ; les autres furent enterrés sur le bord de la lande de Burgo en Grand-Champ » (Lettre à mes neveux, page 166). — « Nous laissâmes 400 morts sur le champ de bataille et à l'appel du lendemain il manquait 900 hommes aux Bleus » (Mémoires de Rohu, chap. 3), dit Rohu dans ses Mémoires. Julien Guillemot cite cette phrase et semble ainsi prendre cette affirmation à son compte. Le Louër va plus loin et parle de 1.100 républicains tués « suivant les aveux mêmes de leurs généraux, qui en firent le dénombrement à Vannes. Mais je crois qu'il y en avait bien plus  » (Mémoires de Le Louër). Son estimation des pertes royalistes est à peu près la même que celle de Rohu. Les rapports officiels sont d'accord avec eux sur le chiffre des insurgés morts dans le combat, mais ils diffèrent totalement en ce qui concerne l'évaluation des républiçains tués au Pont-du-Loc ; ils prétendent qu'il y eut seulement vingt-deux morts et soixante-huit blessés ; l'écart est donc énorme. L'administration départementale n'est d'ailleurs pas aussi affirmative qu’Harty et ses officiers. Elle avoue que le nombre des morts n'est pas connu, mais elle le croit peu élevé s'il est proportionnel à celui des blessés, dont on n'apporta que 62 à Vannes (Archives du Morbihan. Lettre déjà citée, du 10 pluviôse) ; on peut se demander cependant si on n'en abandonna pas sur le champ de bataille. D'ailleurs, rien qu'après la première attaque du roi de Bignan, Julien Guillemot compta lui-même une centaine de cadavres ennemis sur la lande de Morboulo. De plus, Harty parle d'un officier et de 92 sous-officiers et fusiliers de la 22ème manquant à l'appel ; il les croyait égarés [Note : Rapport d'Harty. Ce fut précisèment le 22ème qui soutint le choc de Guillemot ; c'est à cette demi-brigade qu'appartenaient en grande partie les morts comptés par Julien Guillemot dans la lande du Morboulo]. Brune écrit à Bonaparte que dans le combat cette dernière demi-brigade avait perdu à elle seule plus de cent hommes (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 14. (Lettre du 9 pluviôse)). Le chiffre donné par Rohu reste cependant encore fort éloigné de la vérité et les républicains n'eurent probablement pas plus de 150 à 200 morts ; on peut estimer qu'ils laissèrent une soixantaine de prisonniers entre les mains des chouans, dont quarante-trois au pouvoir de Guillemot [Note : Les autres divisions prirent de même de « pareils détachements plus ou moins grands, » dit Le Louër].

En somme, ce combat acharné et sanglant n'avait aucune signification ; personne ne le cherchait quand s'ouvrit la nouvelle campagne, car il ne cadrait avec aucun plan général. Même très favorable aux royalistes, il n'eût guère changé la face des choses ; il n'eût pas rompu les traités de Montfaucon et de Candé ni révolutionné l'opinion et la mentalité publiques ; là se trouvaient pourtant le grand obstacle aux desseins des royalistes et leur principale cause de faiblesse ; ce triomphe n'eût donc pas longtemps arrêté Brune. Tout se fût réduit peut-être pour Georges à un délai et, pour le département, à un plus lourd fardeau de contributions et d'excès. Tout à fait favorable aux républicains, il n'eût orienté les événements ni mieux ni plus vite vers le dénouement qu'ils atteignirent en réalité. Dans une guerre contre un gouvernement exécré et tyrannique cette affaire eût pu donner bon espoir aux chouans ; leurs chefs y avaient montré des qualités remarquables de conception et d'habileté ; beaucoup de leurs soldats s'y étaient comportés avec une grande vaillance, A tout prendre, ils pouvaient considérer ce combat comme glorieux pour leurs armes ; si la campagne se fût prolongée, ces hommes eussent été rapidement des plus redoutables. D'un autre côté, cette affaire prouvait avec évidence la supériorité de la tactique traditionnelle des chouans, petits combats de haies, surprises de détachements et de bourgades, au système des batailles rangées ; celui-ci donnait plus de gloire, celle-là plus de profits avec beaucoup moins de pertes. Une défaite dans l'un amenait la démoralisation et compromettait tout, un échec dans l'autre ne faisait qu'ajourner le résultat et aguerrissait toujours. Les chefs des chouans avaient pourtant de bonnes raisons pour désirer que leurs bandes devinssent des troupes régulières, leurs hommes des soldats disciplinés et sachant manoeuvrer ; sans cesse leurs pensées et leurs efforts convergeaient vers ce but parce que leur plan s'agrandissait ; ils voyaient bien que l'insurrection royaliste ne renverserait pas le gouvernement en restant locale, en s'étendant même seulement dans la région de l'Ouest ; il fallait être capable de marcher sur Paris et les grandes villes, de savoir les prendre, les garder et au besoin enfin de combattre et de vaincre les armées ennemies en rase campagne, pouvoir imiter, en un mot, avec plus d'organisation, de discipline et de méthode, les Vendéens de la grande guerre quand ils eurent passé la Loire. Mais, dans le cas où se trouvait Georges, les grands espoirs et les vastes projets n'étaient plus de saison ; s'il eût voulu continuer à combattre, il eût dû revenir à la tactique redoutable de la vieille chouannerie, la plus sûre de toutes. C'est ce que tout le monde pensait et particulièrement le général Harty. « Georges a dû dire, écrivait-il, qu'il ne risquerait plus d'affaire générale et qu'il emploierait d'autres moyens ; que la guerre des grandes routes lui réussirait mieux contre nous » (Rapport d'Harty). Quoi qu'il en soit, malgré les revendications des républicains, la journée ne leur appartenait guère plus qu'aux royalistes, leur triomphe ressemblait trop à une fuite, fuite heureuse sans doute ; mais, loin de conquérir du terrain, ils avaient été forcés d'abandonner celui qu'ils occupaient, en sacrifiant tout à ce but et en l'atteignant juste avec de grandes peines et de violents efforts, en laissant de nombreux prisonniers derrière eux. D'un autre côté, le général Harty s'était échappé de la souricière où Cadoudal espérait pouvoir l'accabler ; ses bestiaux, grains et fourrages réquisitionnés avaient heureusement gagné Vannes, sauf les dix-sept charretées tombées entre les mains des chouans. Le lendemain et le surlendemain, il continua heureusement ses tournées pour en obtenir à Elven et à Questembert (Rapport d'Harty). Telle fut l'issue de ce combat mémorable, le plus grand que les chouans aient livré depuis Quiberon et celui qui devait terminer la grande chouannerie. La politique de Bonaparte avait porté ses fruits et, plus qu'à son art de diviser ses ennemis et à la force de ses armes, il dut le demi-succès de cette journée à la modération de son gouvernement, à sa plus grande tolérance pour les prêtres et à la diplomatie d'Hédouville. Donner d'une main ce qui est le principal objet des revendications, menacer de l'autre, a toujours réussi aux gouvernements sages et forts.

Pendant le combat du Pont-du-Loc ou de Grand-Champ, la colonne. du général Gency arrivait de Ploërmel à Elven. L'artillerie et son escorte d'une part, les carabiniers et la cavalerie de l’autre, accomplissaient séparément leurs étapes respectives. Arrivés assez tard sur la chaîne des landes de Lanvaux, ceux-ci aperçurent, près de la forêt qui en couronne les hauteurs, des hommes qui passaient dans la lande. C'étaient quelques fuyards royalistes du Pont-du-Loc, gens de De Sol regagnant leur pays ; la cavalerie les chargea, les carabiniers les acculèrent à la rivière d'Arz ; plusieurs furent tués ou noyés (Moniteur universel. Extrait du rapport de la colonne Gency, signé par le chef d'état-major Conscience). Un peu plus loin, aux environs du Pont-Guilmet, où Georges et Rohu, deux mois et demi auparavant, avaient subi un léger échec, il y eut une seconde escarmouche. On avait signalé l'avant-veille à Sérent, qui se trouve sur cette route au nord-est, du côté du Roc-Saint-André, une bande de 400 royalistes appartenant à la légion de Saint-Régent [Note : Arch. du Morbihan. Reg. 146 (Lettre du 3 pluviôse au général Harty). Liasse anct. 290. (Lettre du 3 pluviôse de l'Administratation au commandant de la place de Vannes). Rapport de marche de la colonne Gency signé par Conscience]. Le surlendemain 25, elle partait dans la direction de Grand-Champ pour se joindre aux insurgés combattant Harty ; les fuyards l'ayant fait rebrousser chemin, cette troupe tomba sans s'y attendre sur le détachement de Gency. Le vent soufflait de l'ouest avec force, ce qui ne lui avait pas permis d'entendre la récente fusillade. A la vue de l’ennemi elle se débanda ; la cavalerie n'eut point le temps de la charger, mais les carabiniers qui s'étaient répandus tout autour des chouans massacrèrent un certain nombre de fugitifs éparpillés (Moniteur universel. Extrait du rapport de la colonne Gency, signé par le chef d'état-major Conscience).

A en croire le rapport du chef d'état major Conscience, les républicains tuèrent aux royalistes, dans ces deux affaires minuscules, une soixantaine d'hommes sans avoir eu ni un mort, ni même un blessé ! Mais il faut se méfier beaucoup de relations semblables, toujours exagérées et vantardes. La colonne Gency commit de grands excès à Elven ; elle y fit d'innombrables dévastations, s'y livra à de nombreuses voies de fait et commit même quelques assassinats ; les plaintes en affluèrent au Département. Celui-ci en manifesta des regrets lorsqu'il répondit à la municipalité cantonale du lieu et promit que le général en ferait bonne justice (Arch. du Morbihan. Reg. 146 - Lettre à l'administration cantonale d'Elven, du 13 pluviôse).

Le 26 janvier, le général Harty vint en personne avec un détachement au-devant de cette troupe républicaine, qui, maintenant au complet, gagna Vannes, non sans avoir à tirailler toute la journée, presque jusqu'aux portes de la ville. Dans ce parcours elle tua encore soixante ennemis sans avoir eu ni mort, ni blessé (Rapport de marche de la colonne Gency. — Rapports de Didier et d'Harty, loc. cit.). Mais si ce chiffre de ses victimes est très réel, ce qu'on ne peut guère admettre, n'y aurait-il pas eu dans le nombre une certaine quantité de paysans inoffensifs et désarmés ? Les soldats de Gency en eussent été capables, ils arrivaient avec une réputation déplorable. Quant à leur chef, sa renommée « abattait, au dire de Brune, le courage de ces Chouans » (Arch. Nationales, Carton AFIV 1590. - Lettre de Brune à Bonaparte, du 6 Pluviôse).

Le 27, Harty se dirigea d'Elven sur Questembert où il continua ses réquisitions (Rapports de Didier et d'Harty). De son côté, le général Grigny, après avoir quitté Muzillac le 25 au matin, s'était dirigé sur la presqu'ile de Rhuys. Il n'eut pas de peine à la parcourir et à la reconquérir en entier à la République, il ne rencontra aucune résistance : tous les Chouans étaient dans l'intérieur. Pendant cette tournée, il faisait arborer des drapeaux tricolores sur la côte et allumer de grands feux pour annoncer aux Anglais le triomphe du gouvernement et leur bien montrer « la vanité de leurs espérances » [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590, (Lettres de Brune à Bonaparte, des 9 pluviôse et 6 pluviôse.) — Rapport de Didier]. Grigny gagna ensuite Vannes, peut-être après continua-t-il sa campagne vers l'ouest, le long des côtes de la baie de Quiberon. Toujours est-il qu'un canot anglais ayant dans cette région abordé le littoral pour débarquer des hommes des émigrés probablement, il fut repoussé par une violente fusillade et reprit le large. Brune en fut assez mécontent. « C'est une imprudence », écrivait-il, « de ne les avoir pas laissés descendre à leur aise ». Un homme qui conférait avec eux fut arrêté et envoyé à Vannes, où le général en chef lui-même l'interrogea (Lettre du 9 pluviôse, de Brune, loc. cit.). Après avoir balayé la côte, Grigny revint se fixer à Muzillac pour empêcher les débarquements ; de cette position il commandait l'embouchure de la Vilaine et la presqu'île de Rhuys. Harty rentra à Vannes le 28 (Rapport de Didier).

Pendant ce temps, le général La Barollière commandant la 13ème division militaire envoyait, dans un caisson de diligence réquisitionné, le reste des munitions demandées par Brune et les faisait escorter par la 6ème demi-brigade légère. En même temps, la campagne contre les royalistes se poursuivait sans combats bien remarquables. Le général en chef prenait ses dispositions pour porter le dernier coup à Georges et broyer, avec ses forces concentrées à Vannes et dans plusieurs villes du département, le noyau de la chouannerie bretonne. Il avait antérieurement envoyé au général La Barollière l'ordre de faire converger sept colonnes sur le centre du pays vers Grand-Champ. Celui-ci fixa au 27 janvier le jour de l'attaque générale supputant que les colonnes de l'Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord et du Finistère auraient le temps d'arriver pour cette date. La veille, le général d'Houdetot devait se trouver à Hennebont, les troupes des Côtes-du-Nord à Loudéac, et enfin celles du général Schildt à Ploërmel [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590. Dossier III, (pp. 35 et 39). Correspondance de La Barollière]. Quelques jours après, il n'était plus question pour Brune d'attaque simultanée, à jour fixe, mais seulement de rassemblement général dans un rayon assez étendu. Entre temps il y eut quelques affaires mais en petit nombre et peu importantes. Le général, ci-devant comte d'Houdetot, passait par Baud le 29 ou le 30 quand il apprit l'existence de bandes de chouans à Pontogan en Quistinic sur le Blavet. Il marcha contre eux, accompagné du fameux guerrier patriote, le capitaine Le Breton ; il tomba sur la bande d'insurgés qu'il évaluait à 1.500 hommes et en aurait tué cinq à six cents sans avoir perdu plus de cinq de ses soldats (Arch. du Morbihan. - Reg. 146. Lettre du 10 pluviôse. — Mémoires de Le Louër). Ce récit, à vrai dire, semble un peu une gasconnade, comme la plupart des rapports contemporains. Observons une fois pour toutes que, dans ces guerres civiles de l'Ouest, en face des insurgés incapables de les démentir, n'en ayant ni le temps ni les moyens, ne disposant pas de la moindre publicité, les récits fantaisistes, les rodomontades, les rapports complaisants se sont donné libre cours ; les républicains ont pu charger les insurgés de toutes les noirceurs, les généraux vaincus ou malmenés ont pu facilement pallier leurs échecs et se couronner de lauriers imaginaires. Le général d'Houdetot se retira ensuite à Hennebont ; un de ses officiers, le capitaine Duguay, remporta aux environs de cette ville un nouvel avantage sur les royalistes, probablement peu considérable, car il ne fit pas grand bruit dans la contrée et Brune est seul à le mentionner (Archives nationales, Carton AFIV 1590. - Lettres de Brune à Bonaparte, des 21 et 12 pluviôse). A l'autre bout du Morbihan, on parlait également d'une rencontre aux environs de Ploërmel ; une colonne sortie de cette ville pour chercher des subsistances avait rencontré trente Chouans au bourg d'Augan, en tua sept, ne put atteindre les autres et s'empara du convoi qu'ils emmenaient (Arch. du Morbihan. - Reg. 146. Lettre du 10 pluviôse. — Mémoires de Le Louër). En même temps, plusieurs petits pelotons égarés tombaient entre les mains des royalistes, « Les troupes républicaines s'étaient tellement éparpillées », dit Le Louër, « qu'on ne les trouvait plus que par détachements de 15 à 20 hommes et même en plus petit nombre après cette terrible bataille (du Pont-du-Loc). Nous rencontrâmes un de ces petits détachements, qui fut désarmé ».

Cependant l'arrivée de Brune était imminente. Dès le 26 janvier, on attendait le général en chef, car c'est en partie pour se porter à sa rencontre et protéger son arrivée qu'Harty alla ce jour-là à Elven ; il n'y trouva pas Brune mais seulement Gency et sa colonne et aussi l'aide de camp Didier, chargé par le premier Consul d'une mission extraordinaire à l'armée de l'Ouest. Bientôt La Barollière envoyait Schildt avec des troupes rejoindre le général en chef à Malestroit pour lui fournir des renforts et balayer le pays sur son aile droite. Celui-ci entrait enfin le 29 janvier à Vannes avec le général Debelle, la 60ème demi-brigade d'infanterie de ligne et quelques escadrons de troupes à cheval venus de Rennes, en tout 1.900 hommes [Note : Rapport de Didier — Lettre de l'Administration centrale, du 10 pluviôse — (Déjà cités). — Lettre de La Barollière à Clarke. (Arch. nationales, Carton AFIV 1590. Dossier III, pièce 45)].

Arrivé à Vannes, Brune s'occupa surtout d'obtenir des approvisionnements en argent ou en nature et d'accumuler des troupes pour réaliser son plan de campagne. Le 31 janvier il lança une grande proclamation en français et en breton de Vannes, « aux hommes égarés, rassemblés en armes dans le département du Morbihan ». Il s'exprimait ainsi :

« Habitans du Morbihan, cessez de vous laisser tromper par l'Angleterre qui vous affame, qui enlève vos grains et vous donne en échange des armes parricides, odieux instrumens de toutes vos infortunes.

Quittez cette misérable vie que vous menez en courant les landes et vous appauvrissant les uns les autres.

Vous avez déjà éprouvé des pertes sensibles dans quelques petits combats, dans des rencontres de troupes en marche : mais, malheureux, l'heure terrible de la guerre, de la guerre dévastatrice, n'a pas encore sonné.

Et vous chefs, séduits par un faux intérêt, quel espoir avez-vous ? Ne préférerez-vous pas une vie sûre et tranquille, en abjurant votre erreur, à ce tourment perpétuel de craintes et d'incertitudes, suivi de honte et de remords, même si vous parveniez à vous échapper ?

Ministres d'un Dieu de paix, quand un Gouvernement sage garantit la liberté de conscience, croyez-vous éviter la colère céleste et la punition des hommes, si vous n'empêchez pas le sang de couler, le sang de ces agriculteurs aveugles qui courent à leur perte ? Arrêtez la Guerre civile, éclairez les esprits, et vous aurez été Ministres vertueux, bons citoyens.

Hommes égarés, rendez les armes dans les chefs-lieux de canton, et retournez chacun chez vous.

Je donnerai des sauf-conduits à ceux qui auraient des craintes ; mais il faut rendre ces armes que le perfide étranger vous a données. Hâtez-vous ; dans quelques jours il ne sera plus tems.

Citoyens qui êtes restés fidèles à vos devoirs, donnez à ma voix plus de force ; et concourez avez moi pour arracher une perte inévitable des malheureux auxquels il nous serait doux de rendre le nom de frères et de Français »
Le général en chef, BRUNE.
Pour copie conforme : Le chef de l'état-major général, ISAR [Note : Archives nationales, Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 15. (imprimé daté du 11 pluviôse)].

Ces paroles furent entendues, non à cause de leurs arguments plus injurieux que convaincants, mais à cause de la vérité palpable des promesses et des menaces qu'elles exprimaient.

En effet, l'affluence des troupes dans le Morbihan était continuelle et le mois de février commençait à peine que le département en était inondé. Les habitants de Vannes logeaient au moins chacun de douze à dix-huit soldats ; un bon nombre même en avaient 25 à 30 chez eux, et pourtant on en attendait encore d'autres (Arch. du Morbihan - Reg. 146. Lettre du 14 pluviôse à Le Breton, de Baud). Le 29 janvier, le général Chabot arrivait à Rennes avec sa colonne ; ses soldats étaient harassés de fatigue, néanmoins le 30 un bataillon repartait pour Vannes et le 31 les trois autres se remettaient en route vers Redon avec un grand convoi d'artillenie. Brune attendait en outre pour le 3 février la 64ème avec 1.200 hommes et le 21ème chasseurs. Le 1er février, la moitié de la garnison de Paris partait en toute diligence pour le Morbihan et le Moniteur de ce jour annonçait que le général Brune allait sous peu se trouver dans ce département à la tête de plus de cinquante hommes [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590. (Lettre de Brune à Bonaparte, du 12 pluviôse.) — (Lettre de La Barollière à Clarke, du 10 pluviôse). Moniteur universel du 12 pluviôse]. Pour le moment, il y avait déjà au chef-lieu, d'après le rapport de Didier, 8.091 hommes d'infanterie et 192 de cavalerie ; de plus, à Muzillae se trouvait Grigny avec 900 hommes ; à Redon, Chabot avec 3.000 fantassins et 400 cavaliers ; à Malestroit 800 soldats sous les ordres du général Duthil. Ploërmel contenait une garnison de 1.200 hommes ; d'Houdetot tenait Hennebont à la tête de 300 de ses militaires ; enfin « chef de brigade qui commandait dans le département du Nord est à Pontivy avec des forces imposantes mais inconnues » (Rapport de Didier). Il n'y avait pas longtemps que l'Administration départementale soupirait après l'arrivée de ces secours et déjà, aux premiers jours de février, elle commençait à s'en plaindre au nom de ses administrés : ils arrivent encore, d'autres sont en marche pour venir et elle s'aperçoit qu'ils pèsent sur le département d'une façon effrayante. C'est qu'il fallait faire vivre 15.000 hommes qui seront bientôt 30.000 et même 50.000 sur un pays épuisé, non seulement les faire vivre mais encore les payer et les vêtir. Or les grains ont été enlevés en grande quantité par les royaliste, les caisses sont vides, en un mot le pays peut à peine se suffire à lui-même. Les troupes ne vivant que de réquisitions, ayant pris l'habitude des exactions et des allures dominatrices des conquérants, se signalaient dans beaucoup d'endroits par leurs excès. Après la municipalité d'Elven, ce fut celle de Languidic qui eut à réclamer contre les déprédations et les voies de fait des militaires (Arch. du Morbihan - Reg. 146. Lettre du 18 pluviôse au commissaire du gouvernement près de l'Administration de Languidic). Boullé dut parier plusieurs fois aux troupes pour leur rappeler qu'elles n'étaient pas en pays conquis et pour leur faire comprendre leurs devoirs envers les citoyens paisibles. Ce n'était pas la première fois que, dans sa carrière politique, ce magistrat haranguait des soldats ; déjà en 1790 il avait été délégué à l'armée du Nord pour ramener les mutins à leurs devoirs et rétablir parmi eux le régime de la discipline fort ébranlée par les événements de la Révolution. Il paraît qu'il avait rempli cette mission avec succès [Note : Bibliographie bretonne de Levot (art. Boullé)].

Pendant ce temps, les royalistes de Cadoudal et de Guillemot restaient immobiles dans les régions sauvages et centrales du Morbihan, probablement démoralisés, parce que la lassitude, l'indécision et la divergence de vues des états-majors transpiraient jusqu'à eux. Cadoudal voyait bien qu'il fallait traiter et, malgré les promesses si décevantes de l'Angleterre, il l’eût fait plus tôt s'il eût connu la contagion de soumission qui entraînait tous les autres chefs. Malheureusement la campagne était commencée ; le sang avait coulé abondant entre les deux partis ; de plus, le combat savamment préparé du Pont-du-Loc n'avait pas été un désastre pour les républicains ; c'était donc une défaite pour les royalistes, défaite d'autant plus réelle et sérieuse qu'elle venait de montrer chez certaines recrues paysannes leur passion de la paix et leur mauvaise volonté dans la lutte. Georges se rendait bien compte de tout cela et, quelque partisan qu'il eût été autrefois de la guerre, il ne se dissimulait pas, même avant le Pont-du-Loc, qu'il vaudrait mieux traiter et que la résistance serait un acte de désespoir. Après cette bataille, semblable conviction de mal affermie qu'elle était devait, sans aucun doute possible, devenir inébranlable. Conseillé par Mercier, si diplomate et possédant un sens si exact et si fin des situations et des nécessités, Cadoudal ne pouvait le 26 janvier que chercher à conclure la paix. Malheureusement son état-major était fort divisé ; il contenait des âmes indomptables, des chefs intransigeants qui, trompés par l'élite de braves, noyau de leurs forces, dont ils étaient entourés, croyaient la résistance possible, non seulement possible mais encore souhaitée par la population rurale. Telle ou telle région ardemment royaliste comme celles de Grand-Champ, Plaudren, Bignan, Saint-Jean-Brévelay, Guénin, Plumelec, pouvaient peut-être permettre à leurs chefs locaux de nourrir une pareille illusion. C'est pour cela que Guillemot, caractère aussi généreusement dévoué qu'entier et inflexible, voulait toujours la guerre ; le pays à la tête duquel il se trouvait consentait encore à lui confier sa jeunesse en entier ; mais qu'était ce pays en comparaison de la totalité du Morbihan ! Et là encore les résolutions faiblissaient. Il y avait donc de sérieuses dissensions relativement à la paix entre Georges et Guillemot. Ce n'était pas tout ; il existait encore dans l'est, et vraisembablement sur ce même point, de graves divergences entre Saint-Régent et les frères Dubouays, chers voisins (Arch. du Morbihan. Reg. 146. Lettre du 12 ventôse au général Brune et passim.).

Peu de jours après la bataille du Pont-du-Loc, les dissentiments entre le roi de Bignan et le général des chouans morbihannais se trahirent dans leur manière d'agir vis-à-vis des prisonniers. Tandis que Cadoudal les renvoyait en leur donnant, au dire de Rohu, « à chacun un écu de trois libres et des voitures à ceux qui étaient blessés ». (Mémoires de Rohu. - loc. cit., chap. 3. Il y a peut-être confusion avec les faits antérieurs à l'armistice) Guillemot en faisait fusiller trente-deux (Lettre à mes neveux, de J. Guillemot). Ils avaient été confiés à la garde de Guillome, dit Alexandre, chef du canton de Pluméliau, et plus particulièrement à celle des chasseurs commandés par Le Crom et Le Louër. D'après ce dernier, tous ces soldats républicains étaient plus ou moins blessés, sauf six ou sept. Le chef de bataillon royaliste leur fit donner à boire et à manger et paya pour eux deux barriques de cidre cinq piastres et leur nourriture un ou deux louis. De plus, ils recevaient les soins que leur état nécessitait : « Les braves habitants chez lesquels nous les avions conduits et menés se faisaient, écrit Le Louër, un devoir de déchirer leurs draps de lit ainsi que leurs chemises pour leur faire des bandes et de la charpie pour panser leurs blessures. J'en vis panser plusieurs » (Mémoires de Le Louër). Le 27 janvier (Date qui résulte de la comparaison des récits de Le Louër et de Julien Guillemot), le roi de Bignan, ayant su que les ennemis n'avaient pas voulu faire quartier à seize de ses hommes, résolut de les venger ; c'étaient d'abord les huit jeunes gens surpris et tués au Pont-du-Loc le 22 par la cavalerie d'Harty, et ensuite les huit hommes d'avant-garde qui, si malencontreusement tombés le 25 au milieu des Bleus, avaient été massacrés sur place jusqu'au dernier, en tout seize victimes.

Le chef de la première légion se montrait comme l'un des plus acharnés à la guerre. Loin de vouloir ménager les ennemis, il eût plutôt cherché à rompre par ses rigueurs toute chance d'accommodement. Moins clément d'ailleurs que le général en chef des Chouans, il ne pouvait supporter les exécutions faites par les ennemis sans prétendre immédiatement en venger les siens, et avec usure, par de sanglantes représailles. Il donna l'ordre à son second, Gomez, de choisir trente-deux victimes et de prendre les volontaires de préférence ; les autres furent mis en liberté. Le chef de bataillon Guillôme, Mathurin Le Sergent, Le Crom et Le Louër ne voulurent pas mettre à mort ces hommes qu'ils avaient soignés, auxquels ils s'étaient intéressés et avaient solennellement promis de ne faire aucun mal. Mais l'implacable consigne fut exécutée (Lettre à mes neveux. — Mémoires de Le Louër).

A la nouvelle de la sentence, raconte Julien Guillemot, l’un des prisonniers de guerre s'écria devant Guillemot :

« N'est-il pas cruel de fusilier des prisonniers de guerre ?
Oui, lui répondit mon père, il est bien cruel d'en venir à cette extrémité. Mais qu'avez-vous fait des seize hommes que vous avez pris avant-hier?
C'est vrai, répondit un autre soldat, ils ont été tués !
Vous les avez massacrés ! ajouta mon père et tout fut dit.
Le soir même, ces hommes, au nombre de trente-deux, le double des chouans massacrés, furent fusillés »
(Lettre à mes neveux, p. 166).

Cela se passait sur les bords de la rivière Claye, entre le gros village de Cadoudal et le château de Kernicolle, en Saint-Jean-Brévelay (Mémoires de Le Louër). Si cet acte d'une impitoyable sévérité avait pour but, aux yeux de Guillemot, d'entraver les préliminaires de paix, il devait partiellement l'atteindre. Georges écrivit à Brune le lendemain 28 [Note : Voir lettre de Brune, du 12 pluviôse, à Bonaparte. (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. (Dossier I, pièce 16)], qu’il désirait accéder aux propositions d'Angers, c'est-à-dire aux conditions accordées d'Angers à tous les chefs royalistes qui traitaient. Mais le général en chef se méfiait, surtout parce qu'il se croyait en mesure d'anéantir les Chouans à bref délai et que le premier Consul demandait à toute force ce qu'il appelait un exemple. Brune donnait comme prétexte à ses fins de non recevoir que Cadoudal « rassemblait des hommes dans les forêts de Lanvaux et de Camors » et que « la veille de ses propositions il faisait fusiller 61 hommes de la 22ème qui s'étaient égarés après l'affaire du général Harty, » enfin « qu'il n'avait envoyé personne aux lieux indiqués pour la reddition d'armes » [Note : Voir lettre de Brune, du 12 pluviôse, à Bonaparte. (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. (Dossier I, pièce 16)]. Ici se font encore jour l'incertitude et l'exagération plus ou moins voulues des rapports officiels. Ces griefs étaient en réalité ou mal fondés ou fondés sur des faits erronés ; mais, Bonaparte toujours stimulant d'une part, les forces nombreuses déjà arrivées ou attendues, de l'autre, enflaient les prétentions de Brune et le rendaient fort exigeant.

Cependant Georges donnait à ce moment même une grande preuve de son désir de négocier. Le gouvernement anglais, voyant la chouannerie prête à s'éteindre, avait résolu de redoubler ses envois et ses subsides pour stimuler les chefs à reprendre ou à conserver les armes. Dans les derniers jours de janvier, l'escadre britannique, qui était à demeure sur les côtes depuis le milieu du mois, reçut de nombreuses munitions destinées aux insurgés. Cadoudal aussitôt prévenu fit dire que, prêt à signer la paix, il ne pouvait accepter ces subsides de guerre et que, du reste, il lui serait impossible de protéger un débarquement. Cette réponse, si décevante pour les Anglais, leur fut transmise le 1er février (12 pluviôse), voici dans quelles circonstances, d'après Brune lui-même qui en relata le détail à Bonaparte.

Ce matin-là (1er février, 12 pluviôse) « une chaloupe de chouans, partie de Billiers, aborda la division anglaise. Une heure après, l'amiral, qui avait conféré avec le chef de la chaloupe, parut sur le gaillard et s'exhala en imprécations ; il s'écriait que l'Angleterre était indignement trahie, qu'elle avait fourni des fusils et des munitions en quantité, qu'elle avait jeté des millions pour les enrôlements, les habits, etc. ; qu'on avait promis de lever facilement jusqu'à cent mille campagnards, et que toutes ces promesses d'un côté et ces largesses de l'autre s'évanouissaient comme un songe ! Après avoir proféré ses lamentations avec force injures, l'amiral fit héler un chasse-marée qui était chargé de plusieurs objets de débarquement pris sur un gros transport de sa division et fit rembarquer ces objets ; il y avait 800.000 francs (piastres) dans des barils, 2 pièces de canon, 6.000 fusils, 200 barils de poudre, etc. Cette division était mouillée sous Houat et composée d'un vaisseau de 80 canons, l'America, un autre vaisseau rasé, percé pour 64 canons, servant de transport, 3 frégates, 2 corvettes et 2 lougres. On assure que le transport était chargé de 60.000 fusils. La chaloupe de chouans, qui avait donné avis de l'état des choses dans le Morbihan, fut renvoyée et aborda à Penneven (Penvins) dans la presqu'île de Rhuis » (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 19).

Une lettre adressée d'Angers au Moniteur universel sous la date du 10 février (21 pluviôse) défigure ce fait. On y raconte que les Anglais se refusèrent d'eux-mêmes à débarquer les fonds, en apprenant la situation lamentable du parti royaliste. Rien n'était cependant plus facile aux Chouans que de recevoir et mettre en sûreté les barils de piastres ; ils eussent même pu avec le temps réussir à emporter et à cacher une grande quantité d'armes et de munitions ; cela s'était toujours fait et devait se faire longtemps encore malgré les troupes, les douaniers et la police.

Le 2 février, les vigies annonçaient à l'état-major républicain qu'on ne voyait plus aucun bâtiment anglais sur les côtes du Morbihan (Idem. Lettre de Brune à Bonaparte, du 13 pluviôse. Dossier I, pièce 18). Vers ce moment ou à peu près, Georges envoya encore un officier à Brune pour lui parler négociations de paix. Le généralissime aurait répondu qu'avant tout pourparler les Chouans déposassent les armes. Est-ce absolument exact ? Car on ne peut accorder aux lettres de Brune à Bonaparte qu'une véracité relative. Dans l'occasion, le général en chef se contenta sans doute de la promesse de Georges ; le renvoi de l'escadre anglaise pouvait passer pour une garantie suffisante, à moins que le cher républicain n'en voulût au chouan d'avoir repoussé certaines propositions peu délicates. En effet, au moment des premières ouvertures de Georges, vers le 28 janvier, se place l'anecdote suivante, d'après l'auteur de Georges Cadoudal et la Chouannerie. Elle est peu honorable pour le généralissime, mais bien vraisemblable à qui connaît sa réputation de « déprédateur intrépide » (Mémorial de Sainte-Hélène. Appréciation de Napoléon). Sur la nouvelle que la flotte britannique contenait des subsides de toute sorte et voyant que Cadoudal voulait traiter, « il proposa à Georges de recevoir le chargement, de livrer au gouvernement les armes et les munitions, et de partager les fonds entre eux deux. On devine comment Georges accueillit cette impudente insulte à son austère probité. Dès que ces faits parvinrent à la connaissance du gouvernement anglais, il envoya l'ordre de remettre à Georges, pour lui personnellement, trois cent mille francs. Georges mit en réserve une somme de quarante mille francs pour son voyage à Paris où il devait envoyer plusieurs officiers. Tout le reste fut distribué à son armée.

Croirait-on que Brune, lorsqu'il eut connaissance de ces trois cent mille francs, eut l'audace d'en réclamer par écrit la moitié ? Les quelques lignes contenant cette incroyable demande ont été vues entre les mains de Georges par tous ses officiers » (Georges Cadoudal et la chouannerie, par M. de Cadoudal, chap. XVI, 231. - Ed. 1887).

Quoi qu'il en soit, la nécessité de traiter se faisait de plus en plus impérieuse. Bourmont, qui depuis le 23 janvier avait cessé toute hostilité, licenciait ses hommes et commençait les négociations le 26 ; il signait la paix à Angers le 4 février (Louis de Frotté et les Insurrections normandes, par La Sicotière. Livre VII). De son côté, La Prévalaye, voisin de Cadoudal, écrivait dès le 25 janvier au général La Barollière pour lui dire qu'il acceptait les conditions d'Hédouville. L'aide de camp Didier fut chargé d'en porter la nouvelle à Brune et de revenir avec sa réponse. Simple formalité. Le 30 janvier, le chef royaliste d'Ille-et-Vilaine se soumettait et commençait le licenciement de ses troupes (Rapport de Didier). Georges restait donc seul avec Frotté. Pour l'intimider et en finir, le général en chef fixait au 5 février l’attaque générale ou plutôt la marche convergente de toutes les forces républicaines déjà établies dans le Morbihan. De leur côté, les insurgés occupaient alors, au nombre d'environ douze mille, ces vastes plis de terrain longitudinaux qui caractérisent le centre du département, les vallées de la Claye, de l'Oust, de l'Arz, du Loc et les forêts avoisinantes ; celles de Camors, de Floranges, de Lanvaux et de Colpo, les bourgs de Plaudren, de Grand-Champ, de Bignan et de Plumelec. Telle était la région que devaient fouiller et parcourir à partir du 5 février les innombrables colonnes du généralissime (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 12. Lettre de Brune au Premier Consul, du 16 pluviôse). Aussi, dès la veille, Georges accompagné d'un de ses officiers se mit-il en route pour aller trouver Brune, conférer avec lui et enfin arrêter définitivement les bases de la paix (Arch. nationales. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 12. Lettre de Brune au Premier Consul, du 16 pluviôse).

Suivant toute probabilité, le lieu et l'heure de cette entrevue étaient fixés d'avance entre les deux partis. Telle n'est cependant pas l'impression qu'en donne le récit du généralissime. Il en parle comme d'une rencontre fortuite ou plutôt uniquement cherchée par Georges. Toutefois, malgré son indifférence et même son dédain simulés, Brune la désirait autant que Cadoudal. Elle eut lieu le 4 février (15 pluviôse) entre les bourg de Theix et de la Trinité, sur la grande route de Vannes à Nantes (Moniteur universel. Lettre d'Angers, du 21 pluviôse). Le général en chef des républicains, accompagné du général Debelle, s’y était rendu de Vannes à cheval. Elle commença, au dire de la tradition, par une brusque sortie de ce dernier qui, s'adresant à Georges : « Je suis chargé de la part du premier consul, » s'écria-t-il, « de vous proposer le grade de général de division et un commandement dans le corps d'armée de Moreau ; en cas de refus, je dois lui envoyer votre tête. — Ma tête, répond Georges en la secouant avec fierté, il faut l'avoir et je ne suis pas prêt à la livrer » (Histoire de la Vendée militaire, par Crétineau-Joly. Tome IV. chap. 2). Cet impolitique préambule qui dévoilait trop crûment et trop franchement, peut-être même avec exagération, la ligne de conduite secrète tracée par Bonaparte ne pouvait être approuvé de Brune. Il calma l'indiscrète impétuosité de son lieutenant et pendant deux heures, le long d'une haie, il s'entretint avec son interlocuteur sur un ton moins élevé. Au fond, cette conversation était une sorte de lutte à forme courtoise sur le terrain diplomatique. Brune voulait la remise entière des armes, la soumission complète, si complète qu'il prétendait convertir son adversaire au culte du grand Consul. Georges de son côté eût souhaité éviter l'inévitable désarmement, rester dans le pays à la tête d'une armée qu'il aurait toujours bien en main, soit occulte avec des cadres secrets mais bien réels, soit plus ou moins reconnue sous forme de garde nationale ou autre et servant en apparence la République [Note : D'après le récit de l'entrevue donné par Brune dans sa lettre à Bonaparte du 16 pluviôse (loc. cit.). Le texte en a été donné in extenso par Chassin. Les Pacifications de l'Ouest. Tome III, page 561 (Ed. 1889)].

Dans ce but, il adoptait la tactique de se donner comme très sincèrement rallié à Bonaparte et à son gouvernement. En effet, beaucoup de bons royalistes estimaient qu'à cause des éventualités futures la meilleure méthode pour servir les Bourbons était de s'attacher au gouvernement. Pour donner plus de force à ses assurances et à ses paroles, Georges n'avait qu'à laisser épancher tout ce que son cœur contenait de fiel contre les émigrés courtisans des princes, les retenant presque de force en Angleterre, contre les chefs soumis, nobles pour la plupart, dont les défections successives venaient de l'irriter au vif. En même temps cette conversation dévoilait son côté sensible, son faible, la satisfaction qu'il ressentait d'être un personnage jouissant d'un crédit et d'une autorité considérables, l'orgueil, inavoué sans doute, qu'éprouvait ce fils de cultivateur à être devenu, à 29 ans, maréchal de camp, chevalier de Saint-Louis et surtout chef suprême de la Bretagne royaliste. Cela perçait dans ses paroles. Et son interlocuteur le jugea ainsi : comme n'étant pas « décidément royaliste ni attaché aux émigrés, mais très amoureux de passer pour l'homme essentiel de sa contrée et avoir mis tous les habitants sous son influence  » (Idem. Lettre déjà citée). Jugement vrai sur quelques points de détail mais faux dans son ensemble comme toute image déformée où certaines parties de l'objet sont grossies démesurément et certaines autres diminuées à l'excès. Brune essaya alors de lui faire accepter par la persuasion ce que Debelle voulait lui imposer par la terreur et la trop fidèle expression des volontés consulaires. Il lui parla de former avec tous ses hommes les plus courageux et les plus déterminés un corps, brigade ou division, dont il aurait le commandement et qui pourrait être utilement employé (Idem. Lettre déjà citée). Employé où ? Evidemment à la frontière, contre les ennemis du dehors, ses alliés d'occasion de la veille. Bonaparte ne se souciait nullement, la suite le prouvera, de laisser Cadoudal dans son pays et encore moins de l'y investir d'un grade officiel sur ses insurgés. Georges répondit par une fin de non recevoir, tout en protestant de son futur attachement au Premier Consul. « Ce serait une apostasie trop subite, assura-t-il, mais dans deux ou trois mois je pourrai me décider et alors je servirai la République avec autant de fidélité que j'avais jusqu'à ce jour servi le parti des Mécontents » (Idem. Lettre déjà citée).

La conversation continuant, Georges parla encore avec aigreur et un mépris plus ou moins sincère des autres généraux insurgés : « Ils ne se sont décidés à la paix, disait-il, que par la crainte de vos mesures et aussi de votre arrivée ». « — Alors, disait Brune, comment vous, qui êtes plébéien, avez-vous pu vous lier à une cause qui n'est pas la vôtre ? » « — Je n'ai aucun émigré avec moi, » répondit Georges ; « il y en a, mais en petit nombre, dans les légions voisines de la mienne. En tout cas, les égards que le gouvernement aura pour moi ne seront pas perdus, et si j'y trouve assez de confiance pour m'y attacher, je donne ma parole d'honneur que dans le cas où il surviendrait de nouveaux troubles dans le Morbihan, je viendrais pour les calmer » (Idem. Reproduction, sous forme de dialogue, du texte de la lettre de Brune).

En ce qui concernait le désarmement, Brune réussit assez facilement à convaincre son interlocuteur. Il lui fit une peinture terrible de ses « pouvoirs de satrape » et des mesures qu'il prendrait. Il comptait, s'il faut en croire son incontestable vantardise, se faire obéir par la terreur, comme les insurgés eux-mêmes, lever de force les paysans et les opposer aux chouans, campagnards contre campagnards, les ruiner les uns par les autres, ne protéger que les villes et les communes fidèles et épargner ainsi à ses bonnes troupes l'usure imperceptible et pourtant rapide de la guerre de partisans. Ces menaces parurent impressionner Georges et le frapper ; en réalité il frémissait à la perspective des désastres et des maux irréparables qu'amènerait sur son pays une guerre semblable ; car les moyens de Brune étaient d'une efficacité contestable ; même semble-t-il il n'y en eût pas eu de meilleurs pour rallumer les tisons déjà plus qu'à demi-éteints et infuser dans les veines de plusieurs générations un sang d'insurgés et d'ennemis irréconciliables à la République. Aussi l'officier royaliste accompagnant Cadoudal, peut-être le chef Achille Biget, prit soudain part à la conversation. Il s'éleva avec violence contre la paix et assura que, si on pouvait lutter jusqu'au printemps, les armées anglaise et autrichienne seraient alors assez fortes pour secourir les insurgés et les faire triompher, Georges lui imposa silence. Il se résignait à la soumission exigée par Bonaparte et estimait que sous trois jours il déterminerait les chefs de légion à rendre les armes ; il indiquerait alors aux autorités républicaines les lieux où chaque grande fraction royaliste les déposerait. Lui-même licenciait déjà sa troupe. Mais la grande difficulté à ses yeux, et il ne s'en cachait qu'à moitié, c'était de persuader ses principaux officiers, De Sol et Guillemot par exemple, qui théoriquement étaient sous ses ordres mais agissaient presque comme ses égaux ; plusieurs d'entre eux se refusaient à livrer leurs armes et munitions. Georges demanda même au généralissime « de ne pas faire publier dans les journaux qu'il eût consenti au désarmement de toute l'armée afin que les autres chefs ne crussent pas qu'il se fut arrogé une suprématie qu'il n'avait pas réellement » (Idem. Reproduction, sous forme de dialogue, du texte de la lettre de Brune). Ici Georges faisait allusion, d'abord peut-être aux Côtes-du-Nord où son autorité n'était pas unanimement reconnue, ensuite aussi au Morbihan même où, s'il commandait en titre, on n'admettait pas qu'il prit une pareille mesure sans l'assentiment général des chefs de légion. Cependant, fort de son crédit et de sa puissance, il s'engageait pour les deux départements. Enfin, il fut convenu que les officiers royalistes indiqueraient soit les villes soit les communes où ils comptaient résider et qu'en échange il leur serait donné des sauvegardes. Pendant cette longue conversation, Georges montra qu'il recevait de Paris de nombreux renseignements, dont plusieurs concernaient l'entourage intime et immédiat des Consuls et des gouvernants (Idem. Reproduction, sous forme de dialogue, du texte de la lettre de Brune).

La paix se trouvait donc virtuellement conclue. Brune pensait que, pour la maintenir, il faudrait quadrupler la gendarmerie si on retirait les troupes de ligne, car les cavaliers surtout étaient redoutés des chouans. Il remarquait aussi que l'un des principaux aliments de l'insurrection avait été le privilège accordé aux départements de l'Ouest de garder sur leur territoire les jeunes gens de la conscription et de la réquisition. Le généralissime proposait à Bonaparte de profiter de leur énergie pour les frontières ou l'Égypte. Mesure dangereuse à ce moment, aussi ne se souciait-il aucunement d'en prendre sur lui la responsabilité. Déjà d'ailleurs les déserteurs étrangers étaient acheminés sur Brest sous l'escorte d'un bataillon.

Le malheur aigrit, rend soupçonneux et amène parfois les âmes les plus droites à l'injustice, Ainsi en devait-il être de Georges vis-à-vis de Bourmont. Celui-ci, pour avoir suspendu les hostilités dès le 23 janvier ne trouvait pas grâce auprès du chef breton, « Il ne m'a pas caché le mépris qu'il avait pour Bourmont, d'Autichamp et autres », racontait Brune le 5 février. Cependant le général royaliste du Maine allait gravement se compromettre en sa faveur. En effet, le jour même de l'entrevue sur la grande route de Vannes à Nantes, le 4 février, Malartic, dit Sauvage, plénipotentiaire de Bourmont, signait la paix à Angers au nom de son armée ; il déclarait accéder « aux conditions et traités conclus par MM. d’Autichamp, Suzannet, de Châtillon et la Prévalaye » et réclamait les mêmes avantages. Il ajoutait : « J'exprime, au nom de M. de Bourmont, le désir que M. Georges soit admis à accéder aux mêmes conditions à la convention ci-dessus. Il répond de ses intentions à cet égard et prie le gouvernement de prendre sur-le-champ dans la plus haute considération la présente déclaration. Malartic » [Note : Lettre citée par M de Martel et, d'après cet auteur, par M. de la Sicotière, (Louis de Frotté et les insurrections normandes, livre VII)].

Cette demande était assez juste pour que le général Hédouville, qui avait été et restait toujours chargé des pacifications, se crût en droit d'intervenir. Il écrivit à Brune ; de son côté Bourmont envoyait égalemat de Daon le 5 février une lettre à ce généralissime. Il y répétait ce que son mandataire Malartic avait écrit à Angers, et disait :

J'ai signé la paix « sur la promesse que M. Georges obtiendrait absolument les mêmes conditions. J'ai donc l'espoir, général, … que l'article des armes sera traité par vous pour M. Georges comme il l'a été pour les autres divisions par le général Hédouville....
Comme nous, général, vous êtes Français et savez que l'humiliation n'est pas supportable. Mais s'il arrivait que vous crussiez devoir agir autrement, je dois vous dire franchement qu'alors je ne me croirais engagé à rien et que j'appellerais au secours de leurs camarades bretons tous les hommes que je fais rentrer dans leurs foyers »
[Note : Archives historiques de la guerre (Armée de l'Ouest. Lettre citée par Chassin. Les Pacifications de l'Ouest. Tome III p. 567. (Ed. 1899)]…

Cette généreuse intervention et ces phrases fières qui cependant n'avaient rien de provocant devaient susciter la fureur du Premier Consul et de ses sous-ordres, les Clarke et même les Brune. Circonstance encore aggravante ! Bourmont avait signé avec son titre nobiliaire de comte et scellé ce pli des trois fleurs de lys royales ! Cette lettre, jointe à la dépêche d'Hédouville que le généralissime appelait « lettre mixte en faveur de Georges », lui fut remise le 10 février au matin par l'intermédiaire de De Sol de Grisolles « le premier en crédit après Georges » [Note : Arch. Nat. Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 21 (Lettre de Brune au premier Consul, du 21 pluviôse)].

A première vue, il ne semble pas que ces interventions eussent pu en aucune façon troubler le cours des choses. Rien de plus naturel, en somme, que d'accorder à Cadoudal les mêmes conditions qu'aux autres. Cependant Brune s'en montra fort mécontent et, le jour même, il écrivit au Premier Consul pour lui faire part de cette complication. Au fond, Bonaparte et par conséquent son mandataire ne se trouvaient pas satisfaits des conditions accordées par Hédouville ; celui-ci tolérait des tempéraments aux ordres consulaires qui exigeaient la remise complète des armes. Il avait laissé, sur les obserations d'ailleurs justes des chefs royalistes, « leurs fusils, pour leur défense personnelle, aux propriétaires et aux fermiers, catégories dans lesquelles tout chouan pouvait être rangé » [Note : Citation de Bonaparte, de Brune ou de Clarke faite par Chassin (Pacifications de l'Ouest, tome III)]. Or le premier Consul comptait bien revenir là-dessus, mais par des détours ; pour le moment il acceptait le fait accompli. Aussi ne voulait-il pas que les rebelles les plus récalcitrants et les plus dangereux pussent profiter de ces concessions abusives. Il prétendait, alors disjoindre les traités et entendait qu'il y eût une pacification de Brune, qui serait vraiment la sienne, comme il y avait eu une pacification d’Hédouville.

Six jours s'étaient déjà écoulés depuis la conférence avec Georges, et les Chouans, à peine licenciés, restaient toujours armés ! Et cela, sous prétexte sans doute d'attendre que Georges ou un de ses envoyés eût été à Angers joindre son adhésion à celle des autres chefs sur la feuille ménagée à cet effet. Aussi Bonaparte écrivait-il lettre sur lettre au commandant de son armée de l'Ouest, le pressant, le stimulant, lui parlant sans cesse du temps perdu et lui répétant à satiété qu'il attendait le désarmement ou bien cinq ou six combats coup sur coup avec la destruction finale des Chouans. Le lendemain même du jour où Brune racontait à son maître les interventions de Bourmont et d'Hédouville et ses propres hésitations, le 11 février, il recevait une dépêche de ce genre. Aussitôt, sur un ton humble et repentant, il pria son terrible correspondant de considérer sa lettre de la veille comme non avenue et déclara ses scrupules entièrement levés (Lettre de Brune à Bonaparte, du 22 pluviôse. Même carton qu'à l'avant-dernière note). A ce moment aussi l’opposition à la paix parmi certains chefs principaux et secondaires des Chouans était plus violente que jamais. Les vexations des patriotes devenus arrogants et oppresseurs avec la victoire : réquisitions onéreuses, lourdes contributions, amendes contre les communes réputées insurrectionnelles, exécution des verdicts spoliateurs des tribunaux en vertu de la loi du 10 vendémiaire, misère générale, tout alors s'accordait avec l'irréductible fierté des royalistes intransigeants et favorisait les desseins des ennemis de la paix. Cet état de choses se manifestait par des vengeances et par des actes violents. Le Touzé du Guernic, agent de l'Ile-d'Arz, qui s'était attribué le rôle d'informateur et renseignait constamment les autorités sur les faits et gestes des Chouans, fut traité par eux comme un espion avéré. Sur l'ordre de Vincent Hervé on le jeta à la mer avec une pierre au cou [Note : Arch. du Morbihan. I, (Liasses anct. 262, 280, 295 et 301) d'après Chassin. Pacifications de l'Ouest, tome III. (Pièces signalées par M. le Dr. de Closmadeuc)].

Dans ces circonstances, Brune, pour débuter, lança le 13 février (24 pluviôse) une proclamation menaçante : « Les chefs de la révolte, » y disait-il, « m'ont promis de rendre les armes et ils rassemblent leurs partisans pour appuyer leur mauvaise foi ; déjà ils en scellent les preuves par l'assassinat des magistrats du peuple (le citoyen Guernic dans l'Ile-d'Arz » [Note : Moniteur universel. (Extraits.) Proclamation de Brune aux habitants du Morbihan, datée du 24 pluviôse] ... Il ordonnait ensuite que, vingt-quatre heures après la publication de cet acte dans chaque commune, tout homme célibataire de 14 à 50 ans se présentât à l'autorité civile ou militaire, déclarât qu'il n'était pas chouan ou qu'il renonçait à l'être, déposât ses armes ou, si elles étaient cachées, les apportât dans un délai de 36 heures. Il voulait encore que les chefs, outre leur soumission, fissent livrer les fusils et les munitions dont ils disposaient. Quant aux déserteurs, des cadres étaient ouverts pour les placer suivant leur arme, leur grade et leurs moyens. « Telles sont les dernières voies que j'offre aux rebelles... Pardon aux Français égarés, les traîtres méritent la mort » [Note : Moniteur universel. (Extraits.) Proclamation de Brune aux habitants du Morbihan, datée du 24 pluviôse]. On pouvait considérer cet acte comme une sommation à Georges de se rendre et d'en passer par les volontés du premier Consul. Nul délai, nul atermoiement n'étaient plus possibles ; il fallait ou capituler sans phrase ou lutter dans les plus mauvaises conditions. Cadoudal dut donc demander une entrevue définitive au généralissime. Il commença même son désarmement et fit incontinent remettre deux mille fusils. L'entrevue eut lieu le 14 février au château de Beauregard près du bourg de Saint-Avé [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie, chap. XVI. L'auteur de ce livre est le seul à indiquer l'endroit où la paix fut signée et le placer au château de Beauregard. Il le fait sans doute d'après la tradition]. Mercier, si apte aux débats diplomatiques, accompagnait Georges et devait signer avec lui. Dans cette conférence, la soumission et le désarmement furent convenus aux conditions suivantes :

« 1° Dans les vingt-quatre heures qui suivront l'ordre donné aux chefs de légion par le commandant Georges, les armes seront rendues ; le délai de cette reddition pour toutes les légions ne peut en tout cas excéder quarante-huit heures.

2° Ces armes seront déposées dans les postes républicains aux portes d'Auray, Hennebont, Vannes, Locminé, Questembert, Guer, Josselin, La Trinité et Guémené ; les canons et munitions devront être apportés à Vannes.

3° Les principaux chefs déclareront les lieux où ils voudront se retirer, il leur sera donné une sauvegarde au nom du Gouvernement. Le chef Georges se rendra à Paris, prés le Gouvernement ; il lui sera délivré passe-ports nécessaires.

4° Les dispositions de cet arrangement sont applicables aux départements des Côtes-du-Nord et du Finistère.

5° Tous les individus qui ont pris une part à la guerre actuelle resteront dans l'état où ils étaient auparavant ; les administrations des lieux où ils se trouveront ne pourront leur refuser des passeports purs et simples, comme aux autres citoyens.

6° Toutes poursuites pour paiements à faite de fermages et ventes de biens nationaux vendus ou invendus sont suspedus pendant deux décades [Note : Lettre de Brune à Bonaparte, du 25 pluviôse, an 8. [Arch. nationales. Carton AFIV 1590 Dossier I, pièce 24]].

7° Les demandes particulières pour le dégrèvement du pays ne peuvent être accordées que par le Gouvernement, qui a à cœur de soulager les malheureux Bretons du fléau de la guerre civile ; Georges fera counaître les vues qu'il a à cet égard.

8° Les prêtres catholiques seront sous la protection du Gouvernement.

9° A ces conditions, le pays sera déclaré pacifié à son de trompe. Le général Brune fera régner le bon ordre, la sûreté des propriétés et la tranquillité des personnes.

Signé, d'une part : Brune ; de l'autre : Georges et Mercier » [Note : Arch. historiques de la guerre. (Armée de l'Ouest). Cet acte mentionne tous les articles cités ici, tandis que la lettre de Brune ne donne que les six premiers. Cet acte est cité par Chassin. Pacifications de l'Ouest, tome III, page 566 (éd, 1899) en note].

Au fond, ce traité était bien celui que proposait le congrès des chefs royalistes à Pouancé, mais raccourci et corrigé suivant les vues de Bonaparte. « Ce traité est trop long. Si vous voulez, nous terminerons cela en cinq minutes », disait-il, un mois auparavant, à d'Andigné. Il avait fini par en obtenir un qui exprimait adéquatement ses désirs et sa volonté : on désarmait avec méthode, Georges allait à Paris et devait sans nul doute s'y fixer ; mais le pernier Consul oubliait ou ignorait que cet homme avait les émules et des compagnons, aussi redoutables que lui, et qu'il laisserait à sa place son ami intime, son alter ego, Mercier.

Évidemment chaque parti pensait accommoder ce traité à sa facon, au mieux de ses intérêts. Si Georges y avait joint, ce qui est probable, des restrictions mentales, il suivait l'exemple de Brune. Celui-ci comptait bien, une fois les armes déposées, obtenir par tous les moyens en son pouvoir celles qui resteraient cachées. Au cours de cette conférence, les deux adversaires eurent quelques entretiens intéressants. On parla d'abord désarmement. Le maréchal de camp royaliste déclara n'avoir que deux canons ; sans doute il en avait reçu d'autres de la flotte britannique, mais, comme le pays ne se prêtait guère aux évolutions de l'artillerie, il s'était décidé à les rendre aux Anglais ; exception fut faite pour un obusier seulement que Cadoudal envoya à Bourmont [Note : Première lettre de Brune, du 25 pluviôse (déjà citée)]. Celui-ci ne l'avait pas remis, au général Hédouville ; et, en effet, l'habile général manceau réussit par des prodiges d'adresse et de courage à conserver son artillerie et la plus grande partie de ses armes.

Brune voulut encore endoctriner Georges, du moins il le raconte, car ses récits au premier Consul ne méritent pas une créance entière. — « Tout Français, aurait-il dit au chef des insurgés, doit éprouver une grande honte a servir les projets de l'étranger contre sa patrie, un homme de votre franchise et de votre caractère a donc dû particulièrement souffrir d'être le salarié et le subordonné d'un ministre du cabinet de Saint-James ». — Georges objecta « la situation déplorable de la France avant le 18 brumaire ; les persécutions dirigées contre des classes entières de citoyens et contre lui personnellement, qui restait seul de sa famille, toute guillotinée » [Note : Deuxième lettre de Brune, du 25 pluviôse, au premier Consul, ayant la mention « elle ne doit pas être vue », [Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 25] Les paroles ont été ici modifiées de façon à prendre la forme du dialogue]. — Il faut remarquer ici que Brune a singulièrement dénaturé les paroles de Georges ou que celui-ci a excessivement et sciemment exagéré les choses. Personne ne fut guillotiné de la famille Cadoudal. Son oncle Denis mourut à l'hôpital de Brest, victime sans doute de son incarcération par les pouvoirs révolutionnaires ; de même sa mère, qui succomba dans le même lieu à la suite de ses couches. Son père et son frère Julien vivaient encore et étaient libres. Quoi qu'il en soit, Georges disait : « Je m'attacherai bien volontiers au Gouvernement, j'ai une haute estime pour Bonaparte, je le servirai avec toute franchise, mais il n'y sera pas toujours et je sais à cet égard des particularités qui justifient pleinement mon opinion ». — Brune le pressa de les lui dire. — « Je vous les confie, répondit-il, je les confierai à Bonaparte lui-même dès la première occasion que j'aurai de l'approcher [Note : Même source et même observation que précédemment. Texte de Brune mis sous la forme du dialogue]. — Siéyès veut perdre Bonaparte, j'en ai la certitude positive ; il veut mettre un d'Orléans sur le trône, son intention a été d'y placer Bonaparte pour faire planche et l'en faire descendre ensuite ; il ne me pardonnera pas d'avoir fait la paix » [Note : Idem. Rigoureusement textuel]. — Il semble résulter de ces phrases étranges et de l'ensemble de cette conversation que Georges croyait à l'instabilité du pouvoir du premier Consul ; il estimait, comme beaucoup d'autres royalistes, que ce jeune général ne resterait pas longtemps chef d'État, que sa succession serait prochainement ouverte et qu'alors les hommes bien placés pourraient rétablir les Bourbons. Il fallait donc s'attacher à Bonaparte pour s'en servir et, le moment venu, être en mesure de le remplacer par qui on voudrait.

Quoi qu'il en soit, cinq jours après cette conférence et ces conversations, le 19 février, Georges écrivait au comte d'Artois et lui envoyait un messager pour lui exposer ainsi, à la fois par la plume et par la parole, la situation où il se trouvait et les mesures auxquelles il s'était résolu. « Croyez que je partage du fond de l’âme tout ce que vous avez à souffrir », répondit le prince à la date du 20 mars ; « soyez certain en même temps, non seulement que j'approuve tout ce que les circonstances malheureuses vous ont obligé de faire, mais que rien ne pourra altérer la juste confiance que m’inspirent votre zèle, vos principes et votre courageux dévouement » [Note : Georges Cadoudal et la Chouannerie, par M. de Cadoudal. Chap. XVI, p. 232 [Ed. 1887]].

Ce fut le 15 février seulement que la nouvelle de la pacitication se répandit dans le pays ; l'administration du Morbihan écrivant à celle du Finistère disait que la veille un traité avait été signé entre le général Brune et quelques chefs de Chouans. Elle ajoutait : « Après la guerre civile, voici la famine dont nous sommes menacés » [Note : Arch. du Morbihan. Reg. 146. (Lettre du 26 pluviôse à l'Administration du Finistère)]. Le jour même elle reçut une lettre du général en chef contenant la notification officielle de la paix et de ses clauses ; aussitôt , elle en envoyait la copie aux 69 municipalités cantonales du ressort (Idem. Circulaire aux 69 administrations). Mais il fallait réaliser cette pacification, désarmer à force, soumettre les chefs récalcitrants, ceux qui s'enveloppant de silence et de mystère gardent un mutisme menaçant ; il fallait surtout satisfaire aux besoins de l'armée toujours excessivement misérable. Ce dernier objet était le plus difficile à atteindre car, ainsi que le disait l'administration centrale, la famine menaçait le département. Déjà pauvre, dénué de grains, il devait fournir par jour un quintal de blé pour soixante hommes et une vache pour cent cinquante environ (Idem. Lettre au commissaire près l'administration de Mauron, du 5 ventôse). De plus, afin de vêtir ses troupes, Brune réquisitionnait et exigeait de tout le Morbihan, en grand nombre, des capotes et des souliers. Crétineau-Joly et Du Chatellier donnent comme chiffres pour Vannes même : 36.000 francs en numéraire, 8.000 capotes, 26.000 paires de souliers [Note : Histoire de la Vendée militaire, par Crétineau-Joly. Tome IV. Chap. 2. Histoire de la Révolution en Bretagne, par Du Chatellier]. Quelle que soit l'exactitude de ces données, il est certain que Vannes était écrasée de contributions et qu'elle avait sa part de capotes et de souliers à fournir. De même les autres communes. Le 10 février, les administrateurs du Morbihan écrivaient à l'administration de Locminé de presser la confection de ces effets, d'en faire dépôt au magasin et en même temps de hâter le versement des grains et des fourrages ; elle faisait prévenir en même temps les agents et les adjoints de la part dont on les débitait. Et il fallait se hâter, car les grains disparaissaient avec une grande rapidité dans la consommation. « — Activez, activez surtout l'envoi de l'avoine », écrivait de nouveau l'administration centrale à celle de Locminé, à la date du 22 février, « car les magasins sont vides depuis deux jours » [Note : Arch. du Morbihan. Reg. 146. (Lettres du 21 pluviôse et du 3 ventôse)]. D'ailleurs, pour toutes les réquisitions, souliers et grains, la hâte est obligatoire, les mesures de rigueur toujours menaçantes ; déjà les noms des retardataires ont été, par les soins des ordonnateurs de l'armée, remis aux commandants militaires. Les besoins de l'armée sont grands, disaient, pour justifier tout cela, les autorités du département, et, en effet, après les grains et les vêtements, on exigeait l'argent des contributions avec rigueur, non seulement des contributions ordinaires ou extraordinaires, mais encore des amendes dont étaient frappées certaines communes réputées insurrectionnelles, comme Grand-Champ. Le moindre retard et des commissaires venaient s'installer dans la commune récalcitrante avec une bande de soldats. Là, recevant à ses frais une indemnité de dix francs par jour, ils levaient de force l'argent ou les denrées exigées. Ces vampires officiels pullulaient ; toute une catégorie de patriotes bien en cour vivaient de ces prébendes. Ainsi, Sarzeau tardant à verser sa quote-part aux réquisitions de Brune, l'Administration centrale y envoya le vannetais Ergo avec le titre de commissaire civil. Il se trouva bientôt créancier de 570 francs sur les trois communes de Sarzeau, d'Arzon et de Saint-Gildas [Note : Arch. du Morbihan, M. (Préfecture.) Reg. Anciennement N° 3 (Arrêtés du bureau de la guerre. Magasin, vivres, etc.) 2 et 6 floréal, 21 prairial]. Il en fut de même pour tout l'ancien district de Roche-des-Trois (Rochefort-en-Terre) comprenant vingt-deux communes où l'on ne se hâtait pas assez de fournir les capotes et les souliers. Un patriote fort notable de l'ancien chef-lieu de district, Busson, commissaire du Gouvernement près de l'administration cantonale, y fut aux mêmes conditions investi du titre de commissaire civil et chargé de lever rapidement cette sorte d'impôt nouveau (Idem. Arrêté du 21 brumaire, an 9). D'autres localités avaient purement et simplement des garnisaires. Ainsi, Surzur différait trop son envoi ; aussitôt des soldats de la 52ème demi-brigade y furent placés (Idem. Arrêté du 11 thermidor, an 8). Or, d'après la loi du 17 brumaire an V, les habitants qui les recevaient, non seulement les logeaient et les chauffaient mais encore les payaient. Cependant ces réquisitions brutales et odieuses irritaient le peuple que Brune était censé pacifier, et donnaient comme ressources un rendement dérisoire. Ou il y avait insuffisance, ou excès avec gaspillage et encombrement du superflu. Quand ce régime finira, les magasins civils et militaires d'Auray, y compris son église paroissiale, seront remplis de foin qu'il faudra revendre à perte ; de même pour les fourrages réquisitionnés sur le canton de Pleucadeuc et accumulés dans l'église de Malestroit (Idem. Arrêtés des 21 thermidor et 28 ventôse, an 9).

Chose remarquable ! c'est que, si le généralissime allégea quelque part le fardeau de ces exactions, ce fut précisément pour la ville la plus riche, la plus peuplée, la plus abritée par ses fortifications contre les malheurs et les ravages de la guerre civile. Le 15 février, le jour même où Brune traitait définitivement avec Georges, il publiait un arrêté en faveur de la ville de Lorient. Il la remettait sous l'empire de la Constitution, lui faisait remise d'une grande partie des réquisitions édictées à son ordre et déclarait que le reste serait reçu en déduction des contributions de l'an VIII (Moniteur Universel, 26 pluviôse). Les faveurs et la fortune vont aux heureux, aux habiles. Lorient, ville patriote et fortunée, fut en ce temps-là particulièrement traitée, précisément parce qu'elle était très républicaine, par conséquent plutôt mal disposée pour le nouveau pouvoir, et qu'il semblait sage de la gagner. A ces exactions militaires venaient s'en ajouter d'autres, plus régulières et plus légales, œuvres non plus d'un dictateur mais des tribunaux et des lois, donc bien plus odieuses, car elles n'avaient pas, celles-ci, l'excuse de la nécessité.

Maintenant que le calme est revenu, que la force lui est rendue, l'administration va se remettre à son travail d'avant l'insurrection : faire exécuter contre les communes condamnées en vertu de la loi du 10 vendémiaire à des indemnités, les verdicts des tribunaux civils. Le 8 février (19 pluviôse), elle frappa ainsi le Guerno (canton de Péaule). Cette commune, avertie le 12 novembre 1799 d'avoir à payer dans la décade le montant de l'amende et de l'indemnité, avait profité des troubles et de l'impuissance du pouvoir départemental pour s'y soustraire. L'administration requérait donc le général Grigny d'y envoyer des troupes et elle désignait un certain officier ministériel nommé Bizard pour commissaire chargé d'y lever l'amende, avec une indemnité de 10 francs par jour aux frais de la commune. Le 20, il en fut de même pour Arzon ; un autre commissaire avec les mêmes appointements s'y établit, mais on épargna aux habitants l'envoi de garnisaires sur l'espoir que la force locale suffirait [Note : Arch. du Morbihan L. Reg. anciennement 87 (Arrêtés, mesures de sûreté générale, Arrêtés du 17 pluviôse et du 1er ventôse)]. Voilà donc des pays déjà ruinés, abandonnés en plus à toutes sortes d'exactions.

En même temps, le désarmement se poursuivait. Pour que le département fût délivré du terrible fardeau de plusieurs milliers d'hommes à nourrir, à loger, à vêtir et à payer, il fallait sans doute que les contributions fussent rentrées, mais il importait avant tout que les armes fussent livrées en entier ; voilà du moins ce que l'Administration du département publiait partout et disait à qui voulait l'entendre. De fait, dès les premiers pourparlers , ce désarmement avait commencé. Dans l'ouest du département se signalait alors par son zèle le fameux patriote réfugié Burgault, récemment rançonné par Sécillon. Sur la demande du général Grigny, officier très républicain, l'Administration départementale l'avait, le 26 janvier, attaché à la force armée de Muzillac en qualité de commissaire civil, avec faculté de s'adjoindre autant d'aides qu'il lui semblerait nécessaire (Idem. Arrêté du 6 pluviôse). Il envoyait à Vannes des renseignements intéressants ; c'était pendant que les négociations de Cadoudal avec Brune restaient pendantes, vers le 7 février. Il disait De Sol de Grisolles malade de la petite vérole, d'après le bruit public ; les administrateurs répondaient que, si ce chef ne se faisait pas connaître, il fallait en profiter pour le découvrir et pour s'assurer de sa personne [Note : Idem. Reg. 146. (Lettre au citoyen Burgault, du 18 pluviôse.)]. En même temps, ils lui répétaient, comme ils le diront à tous ceux qui y peuvent quelque chose : « Désarmez ! Assurez-vous du désarmement complet des royalistes ». Quelques jours après, De Sol remettait lui- même à Brune les lettres de Bourmont et d'Hédouville.

A ce moment les brigades de gendarmerie rentraient dans leurs arrondissements respectifs ; le 10, l'administration municipale fugitive était définitivement réinstallée à La Roche-Bernard ; elle s'occupa aussitôt de replanter les arbres de la liberté et, conformément à la loi, cette importante cérémonie se fit de préférence un des premiers jours de la décade ; en même temps le département l'exhortait à faire le relevé des dégâts et des dommages commis par les brigands lors de la prise de la ville et pendant la longue période de temps où elle était restée à leur discrétion. Il fallait, conseiller les autorités départementales, en rédiger un procès-verbal, savoir les noms des auteurs et des communes auxquelles ils appartenaient, avoir la preuve que les citoyens du lieu avaient tout fait pour les empêcher. On voit que l'administration ne perdait pas de vue cette pensée, sa préoccupation constante, un système de responsabilité qui permît d'indemniser les patriotes ; pour le moment, la loi des otages ayant été abrogée, elle comptait sur la loi du 10 vendémiaire [Note : Idem. Passim. Notamment lettre du 21 pluviôse au Président de l'administration de La Roche-Sauveur].

Partout les diverses administrations et les fonctionnaires réfugiés dans les principales villes revenaient dans leurs communes. Dès le 10 février, les habitants de Muzillac et des environs, ceux de Locminé également, se rendaient et déposaient leurs armes [Note : Idem. Lettres du 21 pluviôse à Burgault et au commissaire près l'administration de Locminé]. A partir du 14 et du 15, « les armes des Chouans arrivaient par convois de tout côté » (Moniteur Universel, 20 pluviôse) ; avant le 20 février (1er ventôse), Vannes avait reçu les deux fameux canons de Georges, de la poudre et une bonne quantité de fusils, sabres [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590. Dossier I, pièce 33. (Lettre de Brune à Bonaparte du 1er ventôse) — Arch. du Morbihan. L. Reg. 146. Lettre du 2 ventôse au commissaire du Gouvernement près de l'administration de Josselin], etc. Vers la même date, 563 fusils furent versés au nom de Guillemot. En retour, le 18, on prétendait que deux légions, celle de Debar et la verte, celle de d'Ancourt, ou au moins une subdivision celle-ci commandée par Miller, dit la Bretagne, refusaient de déposer les armes. Cependant, le lendemain même 19, Debar remettait son matériel de guerre, et deux ou trois jours après rentraient les jeunes gens des environs de Guémené ; enfin, vers le 24, on parla de la reddition de Protin, dit le marquis de Brouille [Note : Arch. Morbihan (Idem.) Lettre du 3 ventôse à l'administration de Locminé ; — du 29 pluviôse, au général Brune ; — du 17 ventôse, à l'administration de Ploërmel ; — du 6 ventôse, à Burgault]. Il n'y avait alors que six à sept mille fusils de rendus et pas tous d'origine anglaise [Note : Lettre de Brune, du 4 ventôse. (Dossier I, pièce 34)]. Or on estimait que la Grande-Bretagne en avait versé 15.000 aux insurgés du Morbihan. Du reste, le nombre des armes déposées devait s'augmenter beaucoup dans la suite et atteindre le 20 mars 11.500 fusils [Note : Idem, du 29 ventôse. (Dossier I, pièce 49)]. Aussi l'Administration n'était-elle point satisfaite. Elle ne croyait point le 3 mars que toutes les armes eussent été remises, elle trouvait qu'un grand nombre étaient mauvaises. Confiant à Brune ses inquiétudes, le harcelant de ses doutes, elle se plaignait de cette soumission seulement simulée ; elle disait que les chefs, les sous-chefs de Chouans et les déserteurs se tenaient à l'écart et dans l'isolement, elle estimait qu'il faudrait les éloigner de sa circonscription ; elle lui faisait part des projets des rebelles [Note : Arch. Morbihan. (Reg. 146. Passim. (Fin pluviôse et ventôse)]. Boullé et Gaillard, toujours aux aguets, lui soufflaient toutes leurs méfiances. Le premier appelait encore l'attention de son collègue du Finistère sur le fait que les Chouans morbihannais transportaient des armes dans ce département pour les y cacher. Un convoi aurait traversé le pays de Guémené pour aller sur Concarneau ; un autre, rassemblé aux environs de Pontivy, aurait passé à Saint près de Gourin, filant dans une direction inconnue (Histoire de la Vendée Militaire, Tome IV, chap. 2. Lettre citée par Crétineau-Joly).

Les autorités militaires n'avaient pas besoin de ces réquisitoires pour faire des fouilles et elles obtenaient de temps en temps quelques découvertes. Le général d'Houdetot et de la Martinière, faisant fonction d'adjudant-général, trouvèrent dans les environs de Bubry un dépôt de 600 fusils [Note : Arch. Morbihan. M. Préfecture. (Haute police et simple police, ans 8-9) Observations anonymes sur les Chouans et la pacification]. Le 28 février on réussissait à éventer une cache pratiquée aux environs de Silfiac par les hommes de Debar [Note : Idem, Liasse police générale, ans 8-12. Renseignements sur les chouans Gibon, Guergan et Caruel]. Les retardataires venaient justement de se rendre ; cette légion peu homogène et assez mal disciplinée avait eu des fractions longtemps rebelles à la pacification et au désarmement finalement elle s'était dissoute en entier en déposant les armes. De même celles des deux frères Dubouays et de Saint-Régent : on comptait du reste sur leur voisinage et sur la rivalité de leurs chefs pour y amener une reddition complète [Note : Idem. Reg. 146. A Brune, 12 ventôse]. Mais il restait Guillemot, homme indomptable, le plus obstiné de tous. Il devait rester une grande quantité d'armes sur son territoire.

« Vous pensez bien », écrit son fils, « que les Chouans ne déposèrent pas les fusils neufs dont ils étaient armés pendant la guerre ; je suis même persuadé qu'il n'en fut même déposé presqu'aucun en bon état. Plusieurs jeunes gens brisaient leurs armes en présence des officiers républicains chargés de les recevoir » [Note : Lettre à mes neveux sur la Chouannerie, par J. Guillemot, p. 167 (Ed. 1859)].

Les espérances des royalistes intransigeants ainsi que leurs ressources matérielles se concentrant dans cette région, on racontait un moment que, dans les premiers jours de février, Guillemot avait quitté sa division et était parti vers les côtes de la Manche pour savoir si les Russes n'allaient pas bientôt débarquer, et qu'il avait ordonné de tenir les armes prêtes. Les rebelles, assurait toujours l'Administration départementale, nourrissaient encore des projets de révolte et attendaient le départ imminent des troupes pour s'insurger de nouveau et tout recommencer (Arch. Morbihan. Reg. 146, A Brune, 14 pluviôse et 12 ventôse).

D'ailleurs, le mot et l'idée de chouan jette immédiatement le soupçon et l'inquiétude dans l'âme de ces fonctionnaires ; ils s'en occupent continuellement, ils ne peuvent s'en détacher, pas plus que de leur haine et de leur tournure d'esprit policière. Tantôt ils appellent l'attention du général en chef sur un nommé Pierre Le Ray ; si on peut mettre la main sur lui, il importera de ne pas se méprendre, il faudra en tirer d'importants renseignements. Tantôt ils signalent la retraite présumée des Chouans de l'Ile-d'Arz et de l'Ile-aux-Moines, car ils voyaient en eux sans nul doute les assassins de Le Touzé du Guernic ; ils la supposent au château de Kerlévénant (près de Sarzeau, à 3 kilomètres 1/2 nord-est, sur la route de Vannes), habité par un homme d'opinion politique plus que suspecte. Tantôt encore ils font de belles promesses à Burgault s'il obtient, ou à Protin, dit marquis de Brouille, s'il livre quelques secrets des Chouans tels que leurs projets, leurs lieux de résidence et de dépôts d'armes. Tantôt enfin ils annoncent la capture de Mathurin Jaffré, ex-abbé de Kernascléden, arrêté le 18 février par les habitants de Berné qu'il malmenait en leur reprochant d'avoir rendu les armes. Alors, renchérissant sur les volontés sanguinaires du maître, ils parlent de lui faire subir le sort de Frotté. Plus tard, ils racontèrent à Debelle que les hommes de Jacques Audran lui avaient remis leurs armes ainsi qu'à son frère Guillaume et le priaient de vérifier si ces chefs à leur tour les avaient rendues aux autorités républicaines (Arch. Morbihan. Reg. 146, A Brune, 5 ventôse, 3 ventôse. — A Burgault, 6 ventôse. — A Brune, 8 ventôse. — A Debelle, 17 ventôse). Le 8 mars, ils notent avec joie la rentrée de Maillet, de Jean Mauduit, dont la fuite de la colonne mobile de Ploërmel avait fait assez de bruit en son temps, et de deux autres déserteurs avec trois chevaux. « Que n'ont-ils pris les Dubouays, fléaux des environs ! » (Arch. Morbihan. Reg. 146, A l’administration de Ploërmel 17 ventôse) s'écriaient-ils. A ce moment même, ils mentionnaient sans réflexion l'exécution près de Malestroit d'un émigré chef de Chouans par la gendarmerie. Pour eux d'ailleurs « il n'y a point de traité fait avec les Chouans ; on les a admis à rendre leurs armes et la République a promis de ne pas les punir » (Arch. Morbihan. Reg. 146, A l'administration du Faouët, 17 ventôse). C'était un assez fallacieux déguisement des faits. Mais l'Administration centrale a trop tremblé pour ne pas haïr et être juste. Elle veut bien accorder la vie aux ennemis vaincus, mais c'est tout. Elle voudrait les voir directement ou indirectement indemniser les patriotes qu'ils ont mis à contribution et dont ils ont lésé les intérêts par le fait même de leur rébellion ; elle pense toujours aux vieilles lois de responsabilité. Elle dénonce les dégâts commis par De Sol au Plessis en Peillac (à 1900 mètres sud-est de Peillac), château acquis nationalement par Busson, le commissaire près de la municipalité de Rochefort-en-Terre, puis les torts faits dans la même commune à un nommé Le Clainche. Il possédait un bien national ; on l'a privé de la récolte qu'il y avait obtenue, son fermier a été expulsé. L'Administration centrale proposait de saisir pour la subsistance de la troupe les bestiaux qui y vaguaient, appartenant à ses voisins (Arch. Morbihan. Reg. 146, Au général Schildt, 15 ventôse).

Ce zèle plein d'aigreur, ces préoccupations d'une haine presque personnelle convainquaient Brune qu'il ne pouvait compter sur ces hommes pour la pacification. Si l'on voulait éteindre la rancune dans les cœurs, détruire les germes de guerre civile, il fallait trouver des personnages plus impartiaux, étrangers aux passions et aux coteries locales. C'était ce que le généralissime écrivait le 14 février (25 pluviôse) à Bonaparte en lui annonçant le traité de Beauregard : « Pour achever l'oeuvre du rétablissement de la tranquillité, il suffira d'une bonne police militaire et d'un homme de tête pour administrer chaque département. Les magistrats du pays tiennent à trop d'intérêts divers pour être chargés de ce soin  » (Arch. Nationales. Carton AFIV 1590, Dossier I, pièce 24). Le 20 février, il répétait encore : « De bonnes lois, une police tolérante, mais active, un administrateur fort et habile achèveront de ramener les volontés » (Idem. Dossier I, pièce 34). Puis, lorsque l'institution des préfets eût été décidée et qu'on eût commencé à les nommer, le généralissime réclamait leur prompte installation dans les départements de l'ouest, dans le Morbihan tout le premier. Depuis le 2 mars (11 ventôse) il a transporté son quartier général à Rennes et là il écrit au premier Consul : « Il est urgent que les préfets arrivent pour remplacer les vieilles autorités ; il y a eu trop de vexations d'une part et trop de haine de l'autre pour ne pas employer des tiers à l'apaisement de ces dissensions. Ce que je vous dis là est le résultat de mes observations dans les villes et dans les campagnes, car j'ai parlé moi-même au peuple sur les places publiques » (Idem. Lettre du 19 ventôse. - Dossier 1, pièce 44). Le 22 (1er germinal), il se plaint du peu d'esprit de conciliation montré par les agents administratifs et judiciaires : « Chacun retrouve dans le chouan rentré un adversaire qu'il veut combattre ou rançonner. L'ardeur est d'autant plus grande que le chouan n'est plus armé, on semble oublier qu'il existe une amnistie... Si les nouveaux fonctionnaires héritent de cette aigreur et de cette disposition à la chicane, nos travaux se trouveraient encore compromis ; je vous ai dit souvent qu'il fallait dans les pays chouanés des hommes désintéressés, des hommes hors des partis ; je ne connais pas ceux dont vous avez fait choix, je désire bien qu'ils remplissent ces conditions » (Idem. Dossier I, pièce 59) . Et en effet les patriotes, toujours sûrs de trouver une oreille attentive et un appui au ministère de la police, réclamaient par-dessus ou à côté du généralissime. Si Brune avait la grande force d'être dictateur et de ne pouvoir craindre d'autre contrôle que celui du maître, il ne laissait pas pourtant que d'être irrité contre ces clabauderies lointaines mais persistantes. « Les plaintes dont on paraît assaillir le ministre de police, écrivait-il de Nantes le 2 avril (12 germinal) à Bonaparte, » et dont il veut « bien me donner connaissance, viennent sans doute de quelques agents d'administration qui, après avoir beaucoup persécuté, beaucoup incarcéré, etc., crient à la révolte parce que l'on ne tue pas tous ceux qu'ils haïssent. Je vous assure que, pour le moment au moins, il n'y a guère en ces contrées d'autre vacarme que celui qu'ils y font » (Idem. Dossier I, pièce 57). Il fallait donc en somme, aux yeux de Brune, si l'on voulait consolider la pacification, changer les fonctionnaires qui se trouvaient dans le Morbihan et les remplacer par des personnages plus impartiaux et moins portés à la haine, les éloigner des fonctions publiques.

D'un autre côté, pour une raison semblable, il importait d'éloigner aussi les principaux chefs royalistes. Telle avait toujours été l'idée du premier Consul et même celle de Brune dès le début. « Les chefs rebelles ne doivent plus rester dans les contrées où leur influence est trop dangereuse », écrivait-il dès le 29 janvier (Idem. Dossier I, pièce 14). Ils choisiraient une residence quelconque où ils promettraient de rester et Bonaparte paierait une pension à ceux qui n'auraient pas les moyens de vivre dans l'aisance. Si ce projet ne put être mis à exécution dans les pays qui avaient traité avant la reprise des hostilités, Brune le réalisa dans le Morbihan demi-vaincue. Georges devait se rendre à Paris, stipulait formellement la convention de Beauregard ; suivant toute probabilité, il y fixerait sa résidence sous les yeux du premier Consul ; il laissait même entendre qu'il se mettrait volontiers au service de Bonaparte. Déjà même le journal officiel de l'époque, le Moniteur universel, annonçait, grâce à un communiqué de Brune ou du gouvernement, plus ou moins bien rendu, du reste, et en tout cas rempli d'inexactitudes, le prochain voyage du chef breton. Il s'exprimait ainsi dans son numéro du 30 pluviôse (19 février) : « Georges va se rendre à Paris prés du gouvernement ; c'est un homme de trente-six ans, fils d'un meunier, aimant la guerre, ayant reçu une bonne éducation ; il est souvent au quartier général ; il a dit au général Brune qu'on avait guillotiné toute sa famille, qu'il désirait s'attacher au gouvernement et que l'on oubliât ses liaisons avec l'Angleterre, à laquelle il n'avait eu recours que pour s'opposer au régime de 93 et à l'anarchie qui paraissait prête à dévorer la France » (Moniteur universel du 30 pluviôse). On lui donnait donc sept ans de trop, et de son père, riche paysan propriétaire, on faisait bien à tort un meunier [Note : C'est Brune qui accrédita l'idée que Georges était fils de meunier. Il est difficile de savoir d'où elle lui vint. En tout cas, dès le 22 janvier (2 pluviôse), il donne à Georges cette qualification] ; le reste cependant était résumé avec exactitude.

Pendant huit jours environ, le généralissime laissa Georges en repos, car il comptait sur son influence pour activer le désarmement des campagnes. Mais, dès les premiers jours de ventôse (commençant le 20 février), il s'occupa de hâter le départ du chouan morbihannais (Lettre du 1er ventôse, loc. cit.). Le 22 février (3 ventôse) il écrivait à Bonaparte une lettre que Georges devait remettre lui-même au chef de l'État (Lettre du 3 ventôse, Idem). Le jour même il expédiait au royaliste un sauf-conduit ainsi libellé : « Laissez librement passer le citoyen Georges Cadoudal, de la commune de Brech, canton de Pluvigner, département du Morbihan, qui se rend, par mon ordre, à Paris près le Gouvernement. Il lui sera fourni des escortes sur la route, s'il juge en avoir besoin [Note : Arch. particulières de Mme Hamonno, à Rennes. (Papiers trouvés sous le toit d'une maison de Portrieux (Côtes-d'Armor)]. — Le général en chef. Signé Brune ». Mais le commandant des insurgés bretons ne se hâtait pas et opposait même à l'empressement de Brune une certaine force d'inertie. C'est qu'il ne se souciait pas de partir. Désireux de laisser le parti royaliste assez organisé pour attendre les événements, jaloux aussi de son autorité, il ne voulait s'éloigner qu'avec la certitude de conserver celle-ci intacte et de laisser la cause du roi suffisamment affermie. De plus, ce fut vers ce moment, vers le 22 février, que dut commencer à circuler dans le Morbihan la nouvelle de l'exécution de Frotté. Arrêté, et fusillé, malgré un sauf-conduit de deux généraux républicains, ce jeune et brillant chef avait péri le 18 à Verneuil (Eure). Bonaparte qui tenait tant à un exemple retentissant était servi à souhait ; mais, après cela, quelle confiance avoir en cet homme et en ses sous-ordres ? — Comment un royaliste pourrait-il dorénavant le servir sans être un renégat éhonté ? — Quelle sécurité même attendre sous sa main ? — Le sang de Frotté devait coûter plusieurs années de paix au premier Consul lui-même, à l'Ouest et surtout au Morbihan. Les insultes de la proclamation du 7 nivôse eussent pu être effacées, mais le sang d'un chef répandu dans un guet-apens ne pouvait l'être. L'exemple sur lequel Bonaparte comptait pour dompter les résistances morales par la terreur, devait exalter les haines jusqu'à la frénésie.

De toute façon, il est facile de concevoir qu'après ce meurtre Georges se souçiat moins que jamais d'aller à Paris. C'est alors que, suivant toute vraisemblance, commencèrent à se modifier ses idées de ralliement et sa pensée d'arriver aux Bourbons par Bonaparte ou par ses successeurs éventuels. Cependant, le 24 février (5 ventôse), Brune écrivait à Georges qui se disait toujours nécessaire à la pleine réussite du désarmement et, pour cette raison, prétendait encore différer son depart : « Il n'y a aucun empêchement à votre départ pour Paris, et c'est là où vous rendrez réellement les services les plus véritables à votre patrie » (Idem. Lettre du 5 ventôse, de Brune à Georges). La veille même, d'un ton méprisant, il annonçait à Bonaparte que Georges ferait le voyage avec Le Ridant, son aide de camp, Achille Biget, chef notable, et Yves Mathieu, c'est-à-dire l'abbé Joseph Le Leuch, préposé aux finances. « Ainsi vous aurez un état-major complet de cette séquelle de malheureux qui voulaient rétablir les Bourbons avec l'or de M. Pitt ». Le chef de brigade Pastol, aide de camp de Brune, avait la charge de les conduire et devait présenter lui-même Georges à Bonaparte [Note : Lettre de Brune à Bonaparte, du 4 ventôse. (Arch. nationales, Carton AFIV 1590, dossier I, pièce 34)]. Enfin Cadoudal se décida et partit probablement le 25 février. Toujours est-il qu'il se trouvait le 26 à Nantes et qu'il devait quitter cette ville le jour même pour Paris. Brune s'en montrait fort satisfait. « Il affectait des lenteurs qui me laissaient quelques doutes », écrivait alors le général en chef ; « il trouvait tantôt un prétexte, tantôt un autre ; il craignait que le pays ne le regardât avec mépris et presque comme un déserteur, s'il s'éloignait avant de s'être assuré de la tranquillité. Il se considère encore comme le représentant ou le protecteur d'une grande multitude. Enfin tout décèle ses inquiétudes et l'envie de se ménager du crédit dans la ci-devant Bretagne. Pour lever toutes les difficultés, j'ai besoin d'assez de retenue. Je serai bien content quand j'apprendrai son arrivée à Paris » [Note : Lettre de Brune à Bonaparte, du 7 ventôse (Id. Pièce 38)]. Cependant Georges ne partit de Nantes que le 1er mars [Note : D'après la lettre de Brune à Bonaparte, du 11 ventôse (Id. pièces 39, 40)] et arriva probablement le 4 à destination. Il eut sa première entrevue avec Bonaparte le 6. Elle fut fort courte et sans relief.

Il avait laissé derrière lui son fidèle Mercier qui, du jour de son éloignement, prenait la direction du Morbihan royaliste avec celle des Côtes-du-Nord (aujourd'hui Côtes-d'Armor). L'habile jeune homme s'était insinué dans les bonnes grâces des officiers républicains. Brune lui accordait plus de confiance qu'à Georges et le considérait comme plus zélé pour le désarmement. Il le chargea de rassembler dans les Côtes-du-Nord les armes de sa troupe et de celle obéissant à Legris-Duval et d'en faire dépôt contre reçus à Saint-Brieuc, Lamballe et Moncontour (Arch. particulières de Mme Hamonno. Autorisation de Brune à Mercier, du 2 ventôse). Aussi les autorités républicaines lui reconnaissaient-elles volontiers le commandement supérieur des Chouans dans les Côtes-du-Nord, que le chef Legris-Duval s'obstinait toujours à lui dénier. Le 26 février, celui-ci écrivait cette déclaration: « Je déclare avoir refusé de reconnoître comme général en chef de l'arrondissement de Saint-Brieux M. Le Mercier, jusqu'à ce qu'il m'apparoisse ses brevets et que le Roy ne maye retiré les pouvoirs dont il m'a honoré. (Signé) : Le Gris Duval, général commandant l’arrondissement de Saint-Brieux » (Idem. Billet olographe).

Mais le second de Georges avait pour lui des officiers supérieurs notables tels que Pontbriand, Le Nepvou de Carfort et l'opinion publique royaliste dans son ensemble. Il y apporta tant de tact et de droiture que l'affaire finit, un peu moins d'un mois plus tard, tout à son avantage [Note : Idem. Lettre de Mercier à Legris-Duval, du 16 mars ; — de Pontbriand à Mercier, du 21 murs ; — de Pontbriand à Legris-Duval et réciproquement, du 21 mars et du 19 mars].

Quoi qu'il en soit, le 25 février, Mercier commandait à la place de Georges ; il avait peut-être moins d'influence que celui-ci sur les masses mais il jouissait d'un crédit à peu près égal sur les chefs et les officiers. Cependant, comme il n'était pas aussi connu et redouté, on ne pensa pas à l'éloigner et à le diriger sur Paris ou plutôt, si on y pensa, on n'insista pas. Brune en avait eu un instant l'idée : « J'engage Mercier à se rendre à Paris » (Lettre de Brune, du 11 ventôse, déjà citée), écrivait-il le 2 mars à Bonaparte, mais le major général des Chouans bretons fit la sourde oreille et n'y alla pas. Le généralissime, du reste, ne lui en tint pas rigueur car, le 13 mars (22 ventôse), il lui adressa une lettre élogieuse contenant ces mots : « votre zèle et votre loyauté » et cette phrase : « Je ferai part au gouvernement de tout ce qui vous concerne, et je vous assure de sa bienveillance » (Arch. particulières de Mme Hamonno. Lettre de Brune à Mercier, du 22 ventôse). Mercier observait donc strictement les articles du traité signé avec les généraux républicains, mais, en dehors de cela, il s'attachait à garder des partisans au roi et à maintenir le parti en état de ressusciter. On les avait réduits, ses compagnons d'armes et lui, à subir les conditions onéreuses d'une simple amnistie mais, par le fait même, leurs volontés restaient libres de tout engagement moral.

Un autre point de la politique de Bonaparte et de Brune consistait à lever le plus qu'ils pourraient de Chouans sujets à la conscription et à la réquisition, car, ainsi que l'observait avec justesse le généralissime, une des causes de la guerre civile avait été l'immunité accordée jusque-là aux départements de l'Ouest qui ne fournissaient ni conscrits, ni recrues quelconques hors de leur territoire. Brune suggérait de profiter de leur énergie pour les frontières ou l'Égypte. Bonaparte méditait d'envoyer les Chouans ainsi « enbataillonnés, » d'abord à Brest, puis de là à Saint-Domingue ; toutefois les déserteurs seuls allèrent à Brest [Note : Lettre de Brune, du 16 pluviôse (déjà citée). — Lettre de Clarke à Hédouville, du 2 ventôse. (Arch. Nationales, AFIV 861). — Voir correspondance de Brune (AFIV 1590)] ; on ne se hasarda même pas pour les autres à faire des levées complètes et rigoureuses, ce qui eût pu gravement compromettre la pacification. Brune se contenta d'user de persuasion et d'amener par l'adresse plus que par la force les amnistiés à s'enrôler. Il faisait de la popularité, haranguant parfois, comme il le raconte, la foule sur la place publique, invitant des paysans influents à sa table. Il les enjôlait, les endoctrinait ; ceux-ci sortaient de chez lui missionnaires ardents du nouveau régime et, prêchant leurs concitoyens « avec toute l'autorité de la bonne foi et du désintéressement, amenaient des conversions par communes entières » [Note : Lettre de Brune du 1er ventôse. (AFIV 1590, dossier I, pièce 33)]. C'est ainsi qu'il réussissait à obtenir les armes des propriétaires ; car, si les Chouans rendaient sans trop de difficultés les fusils dont leurs chefs les avaient pourvus, il n'en était pas de même de ceux à qui leurs armes appartenaient en propre.

Cependant Brune enrôlait les Chouans à mesure qu'ils rentraient, sans trop les presser pourtant. Dès la fin de février ou le début de mars, il avait formé un premier bataillon avec les hommes du Morbihan, mais il ne voulait pas l'envoyer à Brest pour ne pas effaroucher les autres et ne pas accréditer le bruit que le gouvernement rétablirait la réquisition et la conscription dans l'Ouest [Note : Idem. Lettres de Brune des 4, 15 et 19 ventôse (pièces 34, 41 et 44)]. Georges se plaignit de ses agissements qui, disait-il, pouvaient faire renaître les troubles et en écrivit à Brune ; il y trouvait un prétexte pour retarder son fameux voyage à Paris. Le généralissime répondit : « Mon intention est de tenir mes promesses, et il n'entre pas dans les vues du gouvernement de faire renaître les troubles éteints. Je n'ai donné aucun ordre pour prendre de force des jeunes gens et les faire entrer dans la légion ; ceux de bonne volonté y seront accueillis. Je recommanderai d'empêcher toute violence contraire à ce principe préservateur de la tranquillité publique » (Arch. particulières de Mme Hamonno, à Rennes, Lettre de Brune à Georges, du 5 ventôse). C'est peut-être contre ces plaintes que le généralissime prémunissait le premier Consul par ces paroles : « Les Chouans, prévoyant que bientôt j'ordonnerai des recherches pour désarmer en totalité, se plaignent des vexations avec une mauvaise foi qui prouve que ces plaintes tiennent à un système de leur part et que l'on voudrait m'obliger à retirer des cantonnements nécessaires. Je fais cette observation afin de prévenir ce que pourrait dire Georges à Paris » (Lettre déjà citée de Brune à Bonaparte, du 7 ventôse). Le 6 mars, le bataillon de Vannes ou du Morbihan était organisé. Bonaparte conservait toujours son intention de les envoyer hors de leur pays ; ce qui ne tranquillisait pas beaucoup le général en chef. « Je crains que si ces gaillards apprennent qu'on veut les faire sortir de leur pays, ils ne désertent dans les forêts ; les précautions que l'on prendra me donnent cependant l'espérance que nous les conserverons » (Lettre déjà citée de Brune à Bonaparte, du 12 ventôse). Enfin, le 29 mars, ces corps nouvellement recrutés se trouvaient toujours là. Les hommes servaient bien, se faisaient à la discipline, commençaient à prendre de la tenue et acquéraient de plus en plus l'esprit militaire. Leur départ fut différé parce que l'armée régulière partait par grands détachements vers l'est et que l'on considérait alors ces bataillons auxiliaires comme fort utiles sur les lieux (Lettre de Brune à Bonaparte, du 8 germinal. Dossier I, pièce 55).

Pendant tout ce temps Brune avait fait sur toute la côte, et notamment dans la presqu'île de Rhuys, rétablir les signaux, restaurer les postes, remettre en état les batteries et s'occupait avec activité de garnir Belle-Ile, Quiberon et Lorient et de les approvisionner. Le général d'artillerie Dulanloy envoyé pour inspecter tout le littoral, de Lorient à Brest, revenait le 25 mars à Rennes. Trois mille quintaux de grains avaient été envoyés à Belle-Ile avant le 19 février ; le fort Penthièvre était amplement pourvu de vivres et de munitions (Idem, du 30 pluviôse. Dossier I, p. 28). C'est qu'on envisageait encore avec quelque inquiétude l'éventualité d'une descente et d'une démonstration anglo-russe, en face d'un pays récemment soulevé où restaient bien des souvenirs de révolte. En effet, les troupes russes mises à la disposition des Anglais pour l'expédition de Hollande et obligées de se rembarquer après la capitulation d'Alkmaar, avaient été transportées à Jersey où elles campaient, fort misérables et décimées par les maladies. L'Angleterre se proposait de les employer contre les côtes de France et, depuis la reprise des hostilités, les royalistes comptaient sur leur concours. Mais, les relations du czar Paul avec la Grande-Bretagne se refroidissant de jour en jour, on pouvait déjà prévoir que les forces moscovites repartiraient bientôt pour leur pays. La flotte anglaise rôdait donc sans cesse autour de la Bretagne ; rebutés par Cadoudal et la pacification, les navires anglais étaient disparus le 1er février ; bientôt ils reparurent mais en petit nombre, apportant sans doute la somme dont le gouvernement du Royaume-Uni tenait à gratifier Cadoudal. Cette expédition minime ne fut pas fort heureuse car elle occasionna d'un côtre et la capture d'un émigré.

Les îles d'Houat et d'Hœdic, rochers peu fréquentés, où vivait une petite population de pêcheurs assez misérables, servaient souvent de refuge aux royalistes et de place d’armes aux Anglais. Maîtres de la mer, ceux-ci pouvaient presque se considérer comme possesseurs de ces minuscules morceaux du sol français ; leurs navires sans cesse mouillés ou croisant soit dans leurs eaux, soit dans la baie de Quiberon, les défendaient contre les lois et les incursions de la République. Ces rochers et ces grèves sauvages avaient bien des fois ménagé un port et un lieu de refuge à ceux que menaçait l'ouragan révolutionnaire. Comme complément du grand mouvement offensif de Brune dirigé à la fois contre les ennemis intérieurs et extérieurs s'imposaient la fouille et, pour ainsi dire, la conquête de ces îlots. Aussi le général Dutruy, successeur de Grigny dans le commandement de la côte, organisa-t-il vers le 18 ou le 19 février une expédition composée de deux détachements de la 52ème demi-brigade. Quelques marins dépendant de l'enseigne de vaisseau Pasquier, chef de la station navale du Morbihan, montaient les petits navires qui devaient transporter soldats [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590 (Lettre de Brune à Bonaparte, du 1er ventôse), Dossier I, pièce 33. — Arch. du Morbihan, Reg. 146. — Lettre à Debelle, du 5 ventôse — à Pasquier, officier de marine, du 19 ventôse, — à Dutruy même date]. Ils arrivèrent inopinément, à ce qu'il semble, sur les côtes de Houat ; là, rencontrant un sloop anglais de 20 tonneaux qui ne put se défendre et n'avait pu réussir à fuir, ils s'en emparèrent. On y trouva quelques fusils et munitions et un ballot de journaux-libelles imprimés à Londres. Un émigré fut ensuite découvert et arrêté dans l'île. Il se nommait Vitasse et déclara que les Anglais jetteraient bientôt sur les côtes du Morbihan, avec le comte d'Artois, 10.000 Russes, de la cavalerie, quatre régiments français d'émigrés transportés exprés du Portugal et un d'artillerie. Peu de temps après, comme le prisonnier essayait de s'évader, on le tua à coups de fusil (Lettre de Brune, du 1er ventôse). Cette expédition demeura une dizaine de jours soit à Houat, soit à Hœdic, et se termina par une fouille qui fut pratiquée le 1er mars dans l’île d'Hœdic. Tout cela fut accompagné, comme il arrivait alors presque toujours, de pillage et d'exactions. Les habitants d'Houat et d’Hœdic eurent à se plaindre de dégâts de toute sorte ; on leur but même une barrique de vin, grand luxe pour ces pauvres pêcheurs ; les marins de la Nation enlevèrent les agrès, les apparaux et jusqu'aux câbles des chasse-marée qui constituaient leur unique gagne-pain. Mais aussi, les réclamations de ces malheureux insulaires furent-elles écoutées par l'Administration Centrale qui prit énergiquement leur cause en main. Elle se plaignit au général Dutruy, au général Debelle, à l'enseigne de vaisseau Pasquier, réussit à faire châtier les coupables et assura aux habitants d'Houat et d'Hœdic un dédommagement en les dégrevant d’une somme égale au montant des dégâts (Archives du Morbihan).

Cependant l'escadrille anglaise avait disparu dès le 20 février, sans doute pour se rallier à la grande flotte qui parut vers le 22 aux environs de Brest. A ce propos, quelques officiers royalistes racontaient que le désarmement était une feinte et qu'il y aurait prochainement un débarquement d'Anglais et de Russes, comme le disait l'émigré pris à Houat [Note : Moniteur Universel (12 ventôse). — Lettre de Brune à Bonaparte, du 4 ventôse], Le bruit en persistait encore le 26 ; mais le 2 mars on n'en parlait plus. Les va-et-vient des navires de la Grande-Bretagne cessèrent pour quelque temps. Ce fut dans l'une ou l'autre de ces croisières, entre la fin de janvier et celle de février, que le comte Le Loreux, commissaire du roi auprès de Cadoudal, se rembarqua à Quiberon ou dans la baie de ce nom, que Suzannet père, essayant de gagner la Vendée pour ranimer l'insurrection déjà éteinte, échoua complètement dans sa tentative. Aucun bateau ne fut envoyé au-devant de lui, le commodore furieux voulait le déposer sur les côtes du Morbihan, à Houat ou à Hœdic ; il dut sauter dans un chasse-marée et se faire reconduire à Jersey, moyennant 667 piastres [Note : Arch. particulières de Mme Hamonno. — Lettre de Le Loreux Mercier, sans date (probablement du mois de février)]. Il n'est pas impossible que ce dernier fait se soit passé vers le 1er février et que cette fureur de l'officier de marine anglais ait été encore attisée par le renvoi des armes et des munitions destinées à Georges.

Mais Brune n'avait pas attendu le départ irrévocable des vaisseaux britanniques pour faire procéder à une grande cérémonie, sorte de proclamation de la paix, sorte de fête solennelle annonçant que le Morbihan allait bientôt rentrer, effectivemerit sinon officiellement, sous le régime ordinaire des lois. Après le traité du 14 février, Brune se décida à faire proclamer le résultat du plébiscite : le peuple français accepte-t-il ou n'accepte-t-il pas la Constitution de l'an VIII ?

Le résultat, facile à prévoir, était connu depuis assez longtemps. Maisons de ville, justices de paix, études de notaires, tribunaux avaient reçu sur des registres payés par l'État l'expression de la volonté populaire, et leur dépouillement avait donné sur 3.012.569 votants 3.011.007 acceptations et seulement 1.562 rejets. Ce résultat était certainement un grand succès pour le gouvernement ; le nombre des abstentions, celui surtout des votes contraires, était relativement très minime. Il faut ajouter du reste que le Morbihan, plus encore que les autres départements ci-devant insurgés, s'était presque abstenu d'exprimer ses suffrages. Le quintidi de la première décade de ventôse fut, sur l'ordre de Brune, choisi pour la proclamation solennelle de ce résultat à Vannes et, le décadi suivant, on devait célébrer cette fête dans les autres villes de la circonscription [Note : Arch. du Morbihan — Reg. anciennement 81 (Délibérations du département du Morbihan) Arrêté du 3 ventôse. — Arch. Nationales Lettre de Brune, du 7 ventôse (déjà citée)]. L'assemblée départementale se fit de bonne grâce l'écho du chef militaire. Ce premier quintidi du mois était le 24 février. A 9 heures, les fonctionnaires se réunirent à l'ancien palais épiscopal. De là le cortège, avec les présidents des administrations et ceux des tribunaux en tête, alla prier le général Brune et son état-major de se joindre à lui. Partout où elles peuvent se masser, sur les places publiques les plus spacieuses, sur les promenades, les troupes de la garnison en grande tenue sont rangées en ordre de bataille. Au son de la musique militaire, tandis que grondent les salves d'artillerie, tout ce monde officiel circule dans la ville et aux principaux endroits. Lecture est faite de la lettre du ministre, du rapport fait aux Consuls, de la proclamation des Consuls. Enfin l'acte constitutionnel, accepté par la presque unanimité des Français, est présenté à l’hommage du peuple : à ce moment, pour garder la tradition des fêtes révolutionnaires et décorer ces fêtes par des semblants d'enthousiasme et d'élan spontané, tous les fonctionnaires en chœur s'écrièrent : « Je l'accepte ! ». Comme toujours, partie essentielle pour le peuple, les divertissements et les jeux, entremêlés d'exercices militaires, occupèrent toute l'après-midi [Note : Idem et Registre ancient 84 (Bureau des municipalités) Arrêté du 5 ventôse]. — Suivant la volonté du généralissime, au premier décadi de ventôse, tombant alors le 1er mars, les diverses villes du département durent célébrer à leur tour la solennité dont nous venons de parler. L'avant-veille, le programme en avait été arrêté pour Auray par son administration municipale [Note : Arch. municipales d'Auray, Registre des délibérations de l'administration municipale (Arrêté du 8 ventôse)]. Ce fut à peu de choses près le même que celui de la fête du chef-lieu. Un ou deux jours après, paraissait la proclamation de Brune annonçant la pacification et l'arrêté prescrivant le désarmement général, Ces deux actes étaient adressés aux trois départements du Morbihan, du Finistère et des Côtes-du-Nord, où les forces royalistes obéissaient à Georges [Note : Arch. Nationales, Carton AFIV 1590, Dossier I, pièce 42. (Ces deux actes sont imprimés)]. Conformément au dernier article du traité de Beauregard, le pays fut alors déclaré pacifié à son de trompe.

Le général en chef, fidèle aux grandes lignes du programme d'apaisement arrêté par Bonaparte, faisait procéder à différentes mesures de justice, de clémence et d'amnistie. Dès 14 février, main levée avait été accordée au chevalier Auguste-Marie La Haye de Silz sur tous ses biens séquestrés et sur ceux de son épouse, avec en plus l'autorisation de quitter Guérande et de venir se fixer à Vannes. Comme enfin « l'intention bien prononcée du gouvernement et du général en chef est d'attacher à la République par des actes de justice les citoyens qui ont tenu à la promesse de fidélité qu'ils lui avaient faite », dit l'arrêté, le général Brune le fit radier provisoirement par l'Administration Centrale de la liste des émigrés, en attendant la décision définitive du ministre de la Police |Note : Arch. du Morbihan, Registre anciennement 120, (Émigrés et administration de leurs biens)]. Celui en faveur duquel on prenait ces mesures était un ancien chef insurgé. Frère du comte Sébastien de Silz, général royaliste du Morbihan tué en 1795 à Grand-Champ, il avait marqué dans les cadres de la première organisation royaliste ; un des premiers il commandait les paysans soulevés en mars 1793, ce qu'il faisait du reste assez à contre-cœur. Comme Charette, il fut, dit-on, contraint de marcher ; arraché presque par violence de son château, il n'en prit pas aussi facilement son parti que le grand chef vendéen ; il ne se consolait de ce rôle qu'en pensant au mal dont il pouvait empêcher ainsi l'accomplissement, Enfin, à la suite du traité de la Mabilais, il déposa les armes et ne les reprit pas depuis. Cet amour de la paix ne lui assura pas la tranquillité. En 1797, après le coup d'État de fructidor, il fut arrêté, condamné à la déportation et détenu à l’île de Ré. Relaxé dans les premiers jours de 1798 ; il put se retirer à Guérande sous la surveillance des autorités civiles et militaires.

Par ailleurs les demandes de radiation de la liste des émigrés se reproduisaient de jour en jour plus nombreuses. Alexandre-Malo-Rolland Dunoday recevait un passe-port pour aller à Paris et plaider sa cause auprès du gouvernement. Une jeune fille de Vannes, Jeanne-Louise Le Brun, prévenue d'émigration était mise sous la surveillance de la police ; elle avait produit un certificat de résidence à neuf témoins fournis par l'administration d'Arradon [Note : Arch. du Morbihan. Registre anciennement 87. (Arrêtés, mesures de sûreté générale). Arrêtés des 11 et 12 ventôse]. D'autres pétitions pour le même objet étaient adressées à Brune, qui demandait avant de statuer l'avis du département. Outre les individus portés sur la liste des émigrés, les détenus par mesure de sûreté générale faisaient parvenir constamment leurs suppliques aux diverses autorités. Voici quelle était la marche suivie : l'administration donnait son avis et Brune jugeait en dernier ressort. Un Mathurin Le Pailler, chouan très dangereux, devait être mis en liberté mais relégué dans la Seine-Inférieure, où il avait longtemps résidé et où il s'était même marié, pour y vivre sous la surveillance des autorités ; d'autres au sujet desquels les tribunaux avaient été saisis restaient en prison jusqu'à leur jugement ; plusieurs enfin pour une raison ou pour une autre ne purent encore recouvrer leur liberté. Le 3 mars d'anciens otages, qui avaient été forcés de payer à Vannes leur part des amendes et des indemnités édictées contre eux pour l'attaque de Vannes par les Chouans, réclamaient la restitution des sommes exigées par la loi du 24 messidor. Les administrateurs repoussèrent leurs prétentions, comme il fallait bien s'y attendre ; la loi du 22 brumaire, qui abrogeait la loi des otages, se taisait en effet sur tout ce qui avait pu être extorqué de ces derniers. En même temps les prêtres reparaissaient au grand jour de tous côtés, et, à mesure que le mois de mars s'avançait, les demandes de passe-ports et d'autorisations pour célébrer le culte paroissial dans les églises se faisaient plus nombreuses [Note : Arch. du Morbihan. Reg. 146. Lettres à Brune, des 12 et 13 ventôse ; — à Debelle, du 12 ventôse. — Passim, à partir des 13 et 17 ventôse].

En obtenir, en réclamer, quelquefois avec insistance, à Debelle, lieutenant de Brune resté à Vannes, demander justice contre le pillage des marins et des soldats à Houat et à Hœdic, tels furent les derniers actes de la dernière administration départementale du Morbihan. C'était finir noblement et réparer bien des fautes. Ces magistrats attendaient d'un jour à l'autre le préfet, écrivaient-ils dès le 18 mars (Idem. — Au commissaire du gouvernement près de l'administration de Plumelec), quoique son nom n'eût pas encore paru au Moniteur ni au Bulletin des Lois ; tous les dossiers sur la situation extérieure du pays lui étaient préparés ; les renseignements sur les perturbateurs et même sur les généraux devaient lui être transmis.

Maintenant que son rôle est terminé ou à la veille de l'être, à la suite de ces six derniers mois si remplis des plus terribles vicissitudes, si surchargés d'affaires et d'émotions, l'Administration accorde des congés à ses membres. Laumailler le 4 mars pour Rennes, Pétiot le 12, quoique le précédent ne fût pas encore de retour, quittèrent irrévocablement désormais les fonctions qui leur avaient été confiées [Note : Idem. Registre anciennement 81. (Délibérations du département du Morbihan) Arrêtés des 13 et 21 ventôse].

(Émile SAGERET).

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