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LES PROJETS D'INVASIONS DE L'ANGLETERRE SOUS LOUIS XV et XVI.

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PROJETS DE DESCENTES EN ANGLETERRE

SOUS

LOUIS XV ET LOUIS XVI.

Si l'histoire a le droit, comme le devoir, d'infliger de nombreux et sévères reproches à Louis XV, du moins, par atténuation lui tenir compte de quelques aspirations patriotiques et généreuses. Sans s'arrêter à ses timides sympathies pour l'indépendance et l'unité de la Pologne, on peut rappeler sa constante pensée de contrebalancer la puissance de l'Angleterre par l'invasion de son propre territoire. Oh en trouve la preuve dans les très-intéressants articles publiés par M. William P. Egerton dans la Revue contemporaine (2ème série, t. LV et LVI), à l'aide de documents authentiques et inédits, ne formant pas moins d'une soixantaine de cahiers dont plusieurs très-volumineux, et contenant, des plans de grandes descentes en Angleterre, de descentes partielles sur quelques points du littoral, d'invasions en Irlande et de projets contre les colonies anglaises. Encore existants au commencement de ce siècle, dans les archives françaises, ils furent utilement consultés par le Directoire lors de ses projets d'invasion de l'Irlande, et plus tard, selon toute vraisemblance, par Napoléon qui appliqua à son projet de descente les idées émises en 1761 par le maréchal de Belle-Isle. Ces documents nous apprennent encore que pendant la guerre de 1778, la France obtint de précieux renseignements de M. Hamilton, officier de la marine anglaise, qui avait déserté et passé en France au moment où cette guerre allait éclater. Ce transfuge s'embarqua en 1779 sur le vaisseau que montait le lieutenant général d'Orvilliers qui ne put ou n'osa suivre ses conseils dont le succès, comme nous le verrons, était assuré. Là ne se borna pas le concours d'Hamilton. Du 1er mai 1778 au 23 juin 1781, il adressa à M. de Sartine vingt-trois mémoires portant le cachet d'une grande sagacité sur les moyens d'opérer l'invasion de l'Angleterre et de combattre cette puissance dans les mers d'Europe et d'Amérique. Ces documents sont aujourd'hui en la possession d'une personne d'Angleterre, que Egerton ne nomme pas, mais qui les lui a communiqués, ce qui lui a permis d'en faire une analyse très-détaillée ne comprenant pas moins de 134 pages.

Si la France était bien servie à Versailles par Hamilton, elle ne l'était pas moins bien à Londres par un autre Anglais qui correspondait avec le gouvernement français, soit directement, soit par l'intermédiaire de son compatriote. Cet agent, des mieux informés, — les événements le prouvèrent, — devait recevoir les confidences directes, ou par l'intermédiaire d'un affidé, de quelque personnage en position de connaître toutes les mesures prises ou projetées par le gouvernement anglais.

Il nous a semblé qu'il ne serait pas sans intérêt d'extraire des documents produits par M. Egerton ce qu'ils renferment d'essentiel, et de les compléter par ceux que nous avons recueillis de notre côté, notamment par les plus importantes des lettres de l'Anglais résidant à Londres, lettres ignorées de M. Egerton et dignes d'être connues.

Comme Louis XIV, son petit-fils essaya de restaurer les Stuarts. Ce fut le but principal de la descente projetée en 1744. Il fit armer alors à Brest et à Rochefort, vingt-six vaisseaux et de nombreux transports qui devaient débarquer sur les côtes d'Angleterre vingt quatre mille hommes de troupes commandées par Maurice, comte de Saxe, embarqué sur le même vaisseau que Charles-Edouard, fils de Jacques II, connu sous le nom de Prétendant. L'armée navale avait pour chef le lieutenant général, comte de Roquefeuil, âgé de soixante-dix ans. Sa mort, en mer, et une tempête qui, peu après, dispersa les vaisseaux, firent avorter l'entreprise.

L'année suivante, de nouveaux projets de descente furent discutés ; on s'arrêta à celui qu'avait proposé Lally-Tollendal, célèbre plus tard par sa mission dans l'Inde et par l'inique condamnation dont il fut frappé à son retour. Baron de Tollendal, en Irlande, il appartenait à une très-ancienne famille de ce pays qui avait porté jusqu'en 1541 le titre de Cheftain, et avait émigré à la suite des Stuarts. Né en janvier 1702 à Romans (Dauphiné), il avait, à l'âge de huit ans, assisté au siège de Girone aux côtés de son père qui commandait le régiment irlandais au service de la France. A douze ans, il montait, comme capitaine, sa première garde de tranchée devant Barcelone. On avait créé pour lui et sous son nom, en 1744, un Nouveau régiment irlandais. En quatre mois, il l'avait si bien organisé qu'on lui avait dû la prise de Tournai. A Fontenoy, de l'aveu du maréchal de Saxe, la brigade irlandaise avait décidé la victoire en dispersant à la baïonnette la colonne anglaise qu'avaient ouverte l'artillerie du duc de Richelieu et la cavalerie de la maison du roi. Louis XV l'avait nommé brigadier sur le champ de bataille.

Le moment était on ne peut plus favorable au succès du plan de Lally ; l’Angleterre était dégarnie de troupés, mais à l'ardeur qui s’était d’abord manifesté en faveur du prétendant, avait bientôt succédé une opposition ingénieuse à trouver des obstacles au succès de l'entreprise. Impatient de ces retards, Charles-Edouard se décida à tenter l'aventure avec sept ou huit officiers irlandais ou écossais dévoués à sa cause. Persuadé que sa présence suffirait à rallier ses partisans, il n’emporta, pour moyens d'attaque, que 1,800 sabres, 1,200 fusils et une somme de 24,000 fr. Le prince, déguisé en prêtre irlandais, partit de Saint-Nazaire, avec ses compagnons, le 4 juillet, sur la frégate de trente-cinq canons, la Dontelle, mise à sa disposition par son armateur, M. Walsh, négociant irlandais, établi à Nantes. La Dontelle, dont M. Walsh prit lui-même le commandement, était escortée par la vaisseau de cinquante canons, l'Elisabeth, armé en course par un négociant de Dunkerque, frété par le même M. Walsh et commandé par M. Pierre Dehan, son armateur.

« C’était alors l’usage, dit Voltaire, que le ministère de la marine prêtât des vaisseaux de guerre aux armateurs et négociants qui payaient une somme au roi et qui entretenaient l’équipage à leurs dépens pendant le temps de la course. Le ministre de la marine et le roi lui-même ignoraient à quoi ce vaisseau devait servir ».

Les deux navires étaient dans la Manche lorsqu’ils rencontrèrent, le 20 juillet, une escadre de quatorze voiles qui se trouvait à cinq lieues au vent à eux. Le vaisseau de soixante-quatorze canons le Lion, se détacha de cette escadre, et bientôt la lutte s’engagea entre lui et Elisabeth. Un boulet de canon emporta, dès la seconde bordée, le commandant du vaisseau francais que remplaca son lieutenant Pierre-Jean Bart, neveu de l’illustre chef d’escadre, et qui dans cette journée, comme dans beaucoup d’autres, se montra digne de porter ce nom. Lorsque le Nouveau capitaine monta sur le pont, le gréement du vaisseau était déjà haché, et il ne tarda pas à perdre son gouvernail. Il essaya néanmoins de se laisser porter sur son adversaire pour l’aborder, mais celui-ci ayant évité l’abordage, il fallut combattre bord à bord, l’Elisabeth usant pour se maintenir constamment par le travers de l'ennemi, des faibles moyens qui lui restaient. Le combat se continua ainsi, cinq heures durant, avec un égal acharnement de part et d'autre. Le Lion avait alors un de ses bas mâts coupé, son grand mât de hune, sa grande vergue et la plupart, de ses agrès en lambeaux ; il amena son pavillon et cessa le feu. Bart suspendit alors le sien. Comme il envoyait ses embarcations à bord du Lion pour l'amariner, les deux vaisseaux firent à la fois un mouvement, l'un sur tribord, l'autre sur babord, mouvement qui les sépara. L'anglais ne tarda pas à en profiter ; il rehissa subitement son pavillon, canonna les embarcations, força de voiles, et avant que l'Elisabeth, sans gréement, sans gouvernail, hors d'état par conséquent d'évoluer rapidement, eût pu se mettre en chasse, le Lion avait gagné un espace suffisant pour n'avoir plus rien à craindre ; il se trouvait le lendemain à quatre lieues au vent. Ce fut le tour de l’Elisabeth de prendre chasse. Cent boulets en plein bois, douze à la flottaison, quarante dans les mâts, cinquante-cinq hommes tués et cent quatre-vingts hors de combat n’empêchèrent pas l’Elisabeth de renter à Dumkerque.

Le Lion, aussi maltraité, avait perdu tous ses officiers. La Dontelle n'était pas restée simple spectatrice du combat. A deux reprises, elle avait tenté de porter secours à l'Elisabeth ; mais, repoussée à chaque fois par les canons de retraite du Lion, elle continua sa route vers les Hébrides. A la première bordée du Lion, Charles-Édouard, oubliant l'habit qu'il portait, était accouru sur le pont et avait demandé une épée. Le capitaine Walsh, usant de son autorité, l'avait pris par le bras en lui disant : « M. l'abbé, votre place n'est pas ici, retournez dans la chambre des passagers ». Le prince, se faisant violence, avait obéi. On apercevait les côtes de l'Ecosse, lorsque de nouveaux ennemis furent signalés vers le sud de Long-Island. C'étaient trois vaisseaux de guerre qu'on évita en longeant, à l'ouest, l’île de Barra. De l'île d'Eriska, où il débarqua le 20 juillet 1745 [Note : Walter Scott (Waverley, chapitre XL), dit qu'il s'embarqua, pour l’Ecosse le 20 juin, débarqua à Loch Sunar, le 24 juillet, et fut reçu dans la maison de M. Macdonald de Kinloch-Moidart, comte d'Argyle. Il donne en outre les noms de ses principaux compagnons], le prince, après quelques jours employés à se concerter avec les chefs des clans écossais, s'avança sur le sol de l'Ecosse.

A la nouvelle de ses premiers succès, Lally courut à Versailles et assiégea les ministres, ne leur laissant ni repos ni trève qu'il n'en eût obtenu l’assurance que des secours lui seraient envoyés. Une flotte fut préparée à Calais et à Boulogne, une armée rassemblée et rembarquement fixé au mois de janvier 1746. Le 20 décembre 1745, le duc de Richelieu fut nommé général en chef et Lally, maréchal général des logis de cette armée. Lally partit seul d'abord avec de faibles secours en hommes et en argent. De nouvelles lenteurs permirent à l'Angleterre de bloquer Boulogne et Calais. Dunkerque et Ostende furent alors désignés comme point de départ. Malade ou plutôt mécontent de ces retards, Richelieu demanda son rappel.

Du 31 décembre 1745 au 3 janvier suivant, le temps fut on ne peut plus favorable au départ de l'expédition de Dunkerque, car pendant soixante-douze heures consécutives le vent souffla avec violence du S.-S.-O. Tout était prêt, tout était embarqué, l'ordre de partir était parvenu. On ne partit pas, parce que les chevaux de l'artillerie n'étaient pas arrivés. Comme si l'on n'avait pas pu se servir provisoirement des chevaux de la cavalerie, d'un emploi secondaire dans un pays où l'infanterie est presque seule appelée à agir ! Retard fatal ! Le succès de la descente était possible et même facile, comme le témoigne la lettre suivante, écrite, le 31 décembre 1745, à M. Norris, commandant du fort de Déal, aux Dunes, par l'amiral de Vernon, qui croisait alors dans la Manche :

« J'ai reçu hier de Dunkerque l'avis que les ennemis avaient fait partir par Calais un grand nombre de bateaux, dont plusieurs chargés de canons, affûts, poudre, boulets et autres munitions de guerre ; que le général Lowendhal et plusieurs officiers généraux étaient à Dunkerque avec un jeune homme qu'ils appelaient prince, que l'on disait être l'autre fils du prétendant (le cardinal duc d'Yorck). Comme je ne puis douter qu'ils ne se préparaient à faire une descente et que j'ai lieu de croire qu'ils ont dessein de la faire à Dungeness, où plusieurs vaisseaux sont actuellement en croisière, mon projet est de me mettre demain en mouvement avec une partie de ma flotte. Si le vent et le temps continuent d'être aussi favorables qu'ils le sont présentement pour la descente, comme il me sera impossible alors de les empêcher de gagner la terre, j’ai cru qu’il était de mon devoir du service de Sa Majesté de vous en avertir. Je vous prie de communiquer cette lettre au maire de Deal et à ceux villes voisines, afin qu'on se rassemble pour la cause commune. Veuillez également les instruire que mes signaux, pour dénoncer l’approche de l'ennemi, seront un pavillon rouge au haut de mon mât de hune, et un coup de canon tiré de demi-heure en demi-heure ».

Un mois après (28 janvier 1746) Charles Edouard remportait la victoire de Falkirck. « A l’arrière-garde, dit M. Amédée Pichot (Histoire de Charles-Edouard, édition de 1833, t, 2, p. 179), il reconnut avec plaisir les derniers soldats arrivés de France, et avec eux M . de Lally ». — « Eh bien ! Lally, lui dit-il, ces Anglais vous connaissent ; ils était à Fontenoy ». — Oui, mon prince, répondit Lally, mais pour renouveler connaissance, nous aimerions mieux, mes officiers et mois, être un peu plus près du premier feu. Charles-Edouard ne pouvait enlever aux clans privilégiés l’honneur de la premier attaque, mais pour profiter aussi de l’expérience des officiers francais, il en designa plusieurs pour faire le service d’officiers d’ordonnance et pria M. de Lally d’être un de ses aides-de-camp.

Il y avait une grande affinité entre le prince et l'aide-de-camp. Même bravoure, même témérité, l’on pourrait dire, chez l’un et l’autre : le dévoument de Lally était tel qu’on serait tenté de croire qu’il regardait comme sienne la cause de Charles-Edouard. Après avoir vaillamment combattu à ses côtés à Falkirck, Lally courut à Londres, en Espagne et en Irlande. Revenu à Londres, où sa tête était mise à prix, il fut averti à temps que des agents de la police auglaise s’approchaient de la maison où il était logé, il n’eut que le temps de s’habiller en matelot. Il se dirigeait vers la mer, lorsqu'il fut rencontré par des contrebandiers qui, ayant besoin d'une recrue, l’enrôlèrent de force ; au bout de quelques pas, le nouveau matelot entendit l’un de ses compagnons leur proposer de chercher le brigadier Lally dont la capture, d'après une proclamation, serait bien payée. Lally, se mêlant à la conversation, leur fit croire qu'il n'était pas étranger à la fuite du proscrit, et que s'ils voulaient se fier à lui, il le leur livrerait sur les côtes de France, où il ne tenait qu'à eux de parvenir en quelques heures. Les contrebandiers se laissèrent persuader, et Lally, devenu leur pilote, les conduisit à Boulogne, où il les fit arrêter par les gardes-côtes français. Conduit ainsi que ses compagnons, sur sa demande, devant le marquis d'Avaray et le marquis de Crillon, commandant l'un la province, l'autre la ville, il se fit reconnaître de ces deux officiers qui l'affranchirent gaîment de son étrange enrôlement. Peu après, la bataille de Culloden (16 avril 1746), mit à néant les espérances des Jacobites.

Au début de la guerre de Sept ans, un mémoire dont l'auteur est resté anonyme fut présenté au roi sous ce titre : Idées d'un Français sur la nécessité, les moyens et les suites d'une descente dans la Grande-Bretagne, — Dresde, ce 1er mars 1756. — Ce mémoire, œuvre évidente d'un militaire instruit et judicieux, a dû être connu de Napoléon, car on y trouvait exposées des idées analogues à celles du système d'invasion qu'il projetait d'appliquer en 1803 sur une vaste échelle. Comme la France ne disposait en 1756 que de l'escadre de Brest, inférieure aux forces que les Anglais pouvaient rassembler dans la Manche, l'écrivain anonyme croyait compenser, dans une certaine mesure, cette infériorité en renforçant cette escadre « des navires de tous les armateurs des côtes de Bretagne et de Normandie, depuis Saint-Malo jusqu'à Boulogne qui, successivement, la rallieraient à la hauteur des différents ports, » et que l'on arriverait ainsi, sinon à vaincre la flotte anglaise, du moins à lui dérober le passage. L'auteur s'était particulièrement attaché à résoudre les difficultés que pouvait rencontrer l'embarquement des soldats, de l'artillerie et surtout des chevaux qu'on aurait placés, au nombre de vingt-cinq, sur des galiotes écuries, semblables à celles qu'on essaya en 1803, mais auxquelles on renonça après en avoir construit une quinzaine, et qu'on remplaça par les bateaux canonniers contenant, au centre, une petite écurie pour deux chevaux seulement.

La vitoire remportée par La Galissonnière sur l'infortuné Byng le 17 mai 1756 et la conquête par, le duc de Richelieu, le mois suivant, de Port-Mahon et de l'île de Minorque portèrent à son comble l'irritation des Anglais qui voulurent se venger de ces pertes en attaquant Saint-Malo en juin 1758, Cherbourg au mois d'août suivant ; enfin, en opérant une descente à Saint-Cast, le 11 septembre de la même année. Ils furent repoussés, mais une revanche de ces attaques était sollicitée par l’opinion publique. Cette revanche souriait à M. le maréchal de Belle-Isle, ministre de la guerre depuis le 3 mars 1758, l’un des plus ardents promoteur d’une descente ; il en poursuivait la réalisation avec une ardeur toute juvénile. Son plan était de concentrer le long de la côte, entre Boulogne et Ambleteuse, un nombre de bâtiments suffisant au transport de cinquante mille hommes qui, en attendant leur départ, seraient efficacement protégés contre toute attaque des Anglais par plus de cent bouches à feu qu'il avait déjà fait placer le long de cette côte, et par des prames et chaloupes pourvue d'artillerie.

Ce projet, combattu par plusieurs officiers généraux, fut abandonné, mais on en étudia d'autres au nombre desquels était celui qui avait eu de si belles chances de succès quinze ans auparavant. Celui auquel on s’arrêta était excentrique, et par cela même susceptible de reussir. « Il s'agissait cette fois (Revue contemporaine, 2ème série, t. LV, p. 13), de tenter le passage, non plus dans la Manche, où l'Angleterre était sur ses gardes, mais par la mer du Nord. L'expédition devait partir d’Ostende, aborder sur la côte d'Essex, à douze ou treize milles en amont de la Tamise, à l'embouchure de la rivière Blackwater. On promettait là aux Français, dans les environs de Maldon, une vaste étendue de plage de l'accès le plus facile et totalement dégarnie de troupes. Ce plan déjouait toutes les prévisions des Anglais dont les plus grandes forces étaient employées à garder le littoral de la Manche sur une étendue de plus de cent lieues, de Plymouth à l’embouchure de la Tamise. Par la descente du côté de Maldon, on tournait cette ligne de défense. L'armée expéditionnaire se trouvait immédiatement portée à dix lieues de Londres dans un pays absolument ouvert. Dès la seconde marche, après avoir traversé la petite rivière de Lea, partout guéable, on pauvait occuper une position avantageuse, à trois lieues au nord de Londres, de Barnet à Enfield, sur des hauteurs qui dominent cette capitale, tandis que l’Anglais, pour faire face à cette attaque imprévue, était forcé de rappeler principalement ses forces éparses sur les côtes de la Manche, à des distances de vingt, trente et cincuente lieues. Ce plan offrait des avantages qui compensaient avec usure l’allongement de la traversée. Le vent d’E.-S.-E., favorable pour son exécution, repoussait les vaisseaux anglais dans la Manche. La bizarrerie même de l’entreprise était une de ses chances principales de succès. Toute l’attention des Anglais était portée dans ce temps-là vers les ports français de la Manche où l’on avait rassemblé, où l’on fabriquait encore des bateaux plats, comme pour faire une tentative sur Douvres ou Plymouth ; on continuait avec éclat ces préparatifs qui auraient même pu aboutir véritablement à une diversion sur la côte méridionale, au milieu du désarroi causé par le débarquement sur un point principal. Enfin, ce projet sur Maldon offrait un moyen de convoyer la flotte de débarquement en donnant le change à l'ennemi sur la destination des vaisseaux qui, sortant de Brest, Lorient, Rochefort, sembleraient partir pour l'Amérique, mais qui, en réalité, feraient route par l'ouest de l'Irlande et de l'Ecosse, passeraient par les Orcades, dans la mer du Nord, pour se rabattre sur Ostende ».

Ou l'audacieux coup de main tenté, la même année, par l'intrépide corsaire Thurot faisait partie de ce plan, ou ce fut un ballon d'essai lancé pour qu'on se fit une idée de ce que l'on pourrait obtenir avec des forces suffisantes pour effectuer une descente sur une grande échelle. Déjà, en 1756, après une croisière dans la Manche, où dans l'espace de trois mois, il avait pris, coulé ou brûlé environ soixante navires anglais, Thurot était venu à Versailles pendant qu'on réparait à Saint-Malo sa corvette la Friponne, et avait offert d'incendier le port et les chantiers de Portsmouth. Cette offre n'avait pas alors été accueillie, mais, en 1759, il fut plus écouté. Laissons M. O. Troude (Batailles navales de la France, t. 1er, p. 417-420), nous raconter les principales péripéties de l'expédition de Thurot [Note : M. le marquis de Bragelongue, major des troupes embarquées, a publié le Journal de la navigation d'une escadre française partie du port de Dunkerque aux ordres du capitaine Thurot, le 15 octobre 1759, avec plusieurs détachements des gardes françaises et suisses, et de différents autres corps. Bruxelles et Paris, Vente, 1778, 156 p. in-12.

« Pendant qu'en Bretagne le maréchal de Belle-Isle et le maréchal de Conflans faisaient les préparatifs de l'expédition d'Irlande, ou armait à Dunkerque une petite division destinée à faire diversion sur un autre point du Royaume-Uni. Le capitaine Thurot, corsaire célèbre de ce port et alors capitaine de flute, en avait le commandement. Douze cents hommes de troupes, sous les ordres du brigadier Flobert, furent embarqués sur cette division qui, grâce à un coup de vent du sud, put sortir et faire route le 15 octobre 1759. Elle était composée des frégates suivantes.

44 canons, Maréchal-de-Belle-Isle, capitaine Thurot.
36 canons, Bégon, capitaine Grieux.
32 canons, Blonde, capitaine Larrégny.
26 canons, Terpsichore, capitaine Desnaudais.
18 canons, Amaranthe et Faucod. [Note : D'après M. de Bragelongue, ces deux découvertes n'auraient été armées que de huit canons chacune].

Le passage suivant, emprunté à l'Histoire d'Angleterre de Smolett, montrera quelle était la réputation du chef de cette expédition : « Aussitôt que le ministère anglais eut connaissance de la sortie du capitaine Thurot, il expédia des courriers à tous les commandants des troupes de la partie septentrionale de la Grande-Bretagne ; ils eurent ordre de tenir les fortifications des côtes dans le meilleur état de défense et d'être prêts à repousser les Français partout où ils se présenteraient. Le plus grand éloge que l'on puisse faire de ce fameux corsaire, est de rapporter les alarmes que son petit armement causa en Angleterre ».

Après beaucoup de contrariétés et de mauvais temps, la division arriva le 30 janvier, en vue de Londonderry, à l'extrémité nord de l'Irlande, mais sans la frégate Bégon, qui avait été perdue de vue pendant le mauvais temps. La force du vent empêcha le débarquement, et, le 11 février, le capitaine de l'Amaranthe quitta la division sans autorisation. La longueur presque inexplicable de sa traversée et de petits sentiments de rivalité d'autant moins excusables que chacun avait accepté le rôle qui lui avait été fait, avaient aigri le caractère des capitaines des frégates françaises. Les officiers de troupes ne cherchaient pas à dissimuler leur mauvaise humeur, et la conduite de l'officier général qui les commandait, envers le capitaine Thurot, contribua à augmenter une animosité qui ne demandait que des occasions pour se faire jour. La dicision, réduite, comme je viens de le dire, mouilla le 21 mars devant le lac Belfast, dans le canal du Nord. Le jour même, six cents-hommes furent mais à terre et firent capituler la ville Carrick-Fergus et son château. Mais les contrariétés sans nombre qui avaient retardé la division, et par suite, le commencement des opérations, et surtout, le désastre du maréchal de Conflans (20 novembre 1759), rendaient inutiles les tentatives que pouvait faire cette poignée de Français. Les troupes furent rembarquées, et les frégates appareillèrent le 27 par une grande brise de N.-O. Elles avaient dépassé l'île de Man et faisaient route au sud lorsqu'elles aperçurent trois frégates anglaises. Ces frégates sorties de Kingsale depuis quelques jours pour se mettre à leur recherche étaient :

36 canons : Pallas, capitaine Michel Clément et Brillant, capitaine James Logie.
32 canons : Eolus, capitaine John Elliot.

Les frégates françaises prirent chasse sans ordre ; bientôt chaque capitaine gouverna à sa guise, et les signaux de ralliement ne purent empêcher celui de la Terpsichore et celui de la Blonde de s'éloigner. Restée seule en arrière, la frégate le Maréchal-de-Belle-Isle fut jointe et attaquée. Incapable de soutenir la lutte contre trois adversaires, le capitaine Thurot manœuvra pour aborder l’Eolus ; il ne put malheureusement pas choisir sa position, et il fut réduit à engager le beaupré de sa frégate dans les haubans de la frégate anglaise ; celle-ci, qui avait une grande vitesse, rompit, le beaupré de son adversaire et se dégagea. Cet abordage acheva de hacher le grément du Maréchal-de-Belle-Isle ; ses mâts de hunes, son mât d'artimon ne tardèrent pas à s'abattre sur le pont. Le capitaine de la Terpsichore se décida alors à obéir au signal de ralliement qui flottait à bord de la frégate du commandant depuis le commencement du combat, c'est-à-dire depuis une heure. Il était trop tard ; le capitaine Thurot venait de perdre la vie, et son second amena le pavillon. Poursuivies et jontes, par les frégates anglaises, la Terpsichore et la Blonde se rendirent après une faible résistance. Telle fut l'issue de cette expédition qui inquiéta un moment l'Angleterre, et quoique, son importance fût devenue presque nulle depuis le désastre de Quiberon, on doit croire qu'elle eût causé bien des alarmes, sans la mésintelligence qui ne cessa, d'exister entre l'officier expérimenté qui la dirigeait et le commandant des troupes. Cette mésintelligence paralysa entièrement, chez le premier, une ardeur énergique contre laquelle ne cessa de lutter la rivalité jalouse des officiers de la marine qui avaient consenti à servir sous ses ordres ».

Les revers multipliés que nous subissions sur toutes les mers, à cette époque, ajournèrent forcément toute tentative de descente. On n'y avait pourtant pas renoncé, car, en 1762, un Anglais ou Ecossais, nommé Goold, réfugié jacobite et capitaine dans le régiment d'Ogilvie, fut chargé par Chevert, qui commandait alors à Dunkerque, d'aller recueillir de nouveaux renseignements sur le lieu le plus propice à un débarquement et sur l'esprit des populations. Le mémoire de cet officier contenait des détails fort curieux sur le parti Jacobite, alors assez refroidi à l'égard de la cause des Stuarts ; ses conclusions militaires étaient fort semblables à celles du maréchal de Belle-Isle. Il se prononçait de même pour la côte de Sussex, désignait, comme point de débarquement, les environs de Maldon, ou mieux encore, la pointe de Walton, située à quelques lieues plus au nord, un peu au-dessous d'Harwich. Il tenait d'un officier anglais que cette pointe était l'endroit des côtes d'Angleterre le plus commode pour un débarquement, et cet officier était étonné que les Français n'y eussent jamais songé. S'étant rendu lui-même sur les Goold avait trouvé cette appréciation fort exacte ; il avait remarqué de plus qu'il n'existait là aucun ouvrage de défense, et qu'on ne paraissait nullement redouter une attaque de ce côté.

La même année, Choiseul, ministre de la guerre depuis le 26 janvier 1761, fit faire par M. Bouchet, ingénieur de mérite, une étude technique de la manière d'opérer une descente sur une plage quelconque, en faisant débarquer les troupes sous la protection des feux croisés des bâtiments de transport et, de ceux qui leur servaient d'escorte.

La paix de 1763 détermina Louis XVI et Choiseul, alors ministre de la guerre et de la marine, à rechercher avec plus d'ardeur que jamais, les moyens d'effacer, tôt ou tard, la honte du traité qu'ils avaient été contraints de subir. Avant tout, il fallait restaurer notre marine réduite à l'impuissance. Dès le lendemain du fatal traité de Paris, Choiseul fit appel au dévouement du pays qui lui répondit en lui fournissant les fonds nécessaires à la constuction de quinze vaisseaux de ligne. Trois ans après, la France possédait cinquante grosses frégates ou corvettes et soixante-quatre vaisseaux, indépendamment de ceux qui étaient sur les chantiers, et des approvisionnements qui assuraient la construction de dix ou douze de plus.

Le mouvement imprimé par Choiseul fut continué par son cousin Praslin, qui succéda, comme ministre de la marine, le 8 avril 1766. Tout en ne négligeant aucun moyen d'accroître notre matériel naval, le nouveau ministre prépara nos futurs succès par un choix judicieux du personnel appelé à diriger les opérations maritimes et par le développement qu'il assura aux sciences nautiques. Il ne fut pas donné aux deux ministres — Choiseul était alors aux affaires étrangères — de compléter leur œuvre ; ils furent sacrifiés, le 26 décembre 1770, à la Dubarry.

L'abbé Terray, successeur de Praslin, remit au, bout de trois mois le portefeuille de la marine à M. Bourgeois de Boynes, intendant de la Franche-Comté, qui, continua, mais sur une bien moindre échelle, les errements de ses prédécesseurs. A l'avénement de Louis XVI, il fut remplacé, mais pendant deux mois seulement, par Turgot. Sartine, nommé le 24 août 1774, poursuivit aussi, pendant les six années de son administration, la reconstitution de la marine. Ancien lieutenant de police, il avait les qualités essentielles à l'administrateur, mais il ne possédait pas les connaissances spéciales qu'exige le métier de la mer. Il y suppléa en s'adjoignant M. de Fleurieu en faveur duquel Louis XVI créa, en 1776, la place de directeur général des ports et arsenaux. C'est à lui qu'on doit les instructions, modèles de sage prévision, qui furent remises aux officiers généraux investis de commandements pendant la guerre de l’indépendance américaine. Sous l’administration de ces deux hommes qui se complétaient ainsi l’un par l’autre, les constructions furent poussées avec une vigueur dont on n’avait pas eu d’exemple depuis Colbert, et grâce à eux, la marine francaise ne tarda pas à prouver, dans maintes occasions, qu’elle s’était relevée de sa déchéance momentanée.

Dans l’intervalle, l’étude des projets de descentes éventuelles n’avait pas discontinué. Louis XV, durant tout son règne, eut l’habitude de faire de la politique en partie double. Il avait deux ministre des affaires étrangères, l’un officiel, l’autre occulte. Pendant les négociations relatives à la Pologne [Note : Louis XV etc., par M. Boutarici], M. de Broglie remplit ce rôle et le continua même après avoir été enveloppé dans la disgrâce de son frère le maréchal et avoir été exilé à Ruffec, où il se livrait à une exploitation de forges [Note : Il exploitait encore ces forges en 1776 comme le témoigne sa lettre du 15 mars de cette année, adressée à M. Bérard, négociant à Saint-Malo, lettre où nous lisons : « Je viens de recevoir, monsieur, la lettre que vous avez pris la peine de m’écrire du 10 de ce mois avec celle de change de 9,000 fr. sur messieurs Bauffé père et fils ; j'y ay aussy trouvé tous les comptes relatifs aux différents intérêts que j'ay sur vos vaisseaux, relativement aux marchandises de ma forge de Ruffec, etc.... Je suis, etc. Le Cte de BROGLIE »]. Du 20 avril 1763 au 15 juin 1766, il adressa à Louis XV des rapports réunis plus tard dans le mémoire de cent quarante-quatre pages in-4°, dont nous parlerons plus loin.

Un des émissaires de M. de Broglie fut M. le marquis de la Rozière, que le roi chargea, en 1763, d’une mission secrète, en Angleterre avec, un traitement de 1,000.fr. par mois. Il avait d’abord servi dans l'Inde, comme ingénieur était devenu lieutenant-colonel de dragons, et se trouvait employé dans les bureaux de M. de Broglie qui l'avait précédement chargé de lever la carte de la Hesse. Il séjourna plus d'un an en Angleterre. Sa mission porta les fruits qu'on en attendait. Louis XV conserva précieusement les rapport et les plans qu’il était parvenu à lever, ou à se procurer. Plus tard, les ministres de Louis XVI, qui en prirent connaissance, n'hésitèrent pas à déclarer qu'on y pourrait trouver les plus utiles renseignements dans le cas où l'on voudrait faire une descente en Angleterre.

Les rapports de M. de la Rozière n'étaient pas plus tôt remis au roi, que Choiseul chargeait de travaux analogues un personnage que M. de Broglie n'avait pas voulu employer. C'était le baron Grant de Blanferdy, neveu de ce Georges Keith, si connu par la corresposndance de J.-J. Rousseau sous le nom de Milord maréchal (d'Ecosse). Emigré avec les Stuarts, il était devenu colonel d'un régiment de troupes légères au service de la France. Muni, le 11 avril 1769, des instructions de Choiseul, il partit pour l’Angleterre d’ou il ne revint qu’en 1770, porteur d’un volumineux travail renfermant des détails très-minutieux sur la statistique et la topographie militaire des principales contrées susceptibles de devenir le théâtre d’une guerre d’invasion, le Kent, l’Essex, le Sussex, le Hampshire, le Surrey et une grande partie de l’Irlande ; des renseignements sur les finances et la situation politique de l'Angleterre, enfin sur les ressources que pouvait encore offrir en ce temps-là le parti jacobite. S'inspirant des projets antérieurs qui lui avaient été communiqués, et frappé des avantages exceptionnels qu'offrait, à certains égards, la rade d'Ambleteuse comme point de rassemblement, il posait, comme condition essentielle de l'expédition, le creusement à Ambleteuse d'un port du roy pouvant recevoir des vaisseaux de guerre « sans quoi l'entreprise deviendrait difficile et même impraticable ». Cette partie du travail de Blanferdy était, la plus judicieuse ; quant à celle, qui se rapportait à la marche d'une armée d'invasion, un officier général qui fut chargé de l'examiner, représenta que l'auteur « exposait les troupes de débarquement à de terribles catastrophes, en les conduisant presque toujours à pas comptés, par un seul chemin, par grandes divisions, à la queue les unes des autres ».

Le projet d'attaquer les Anglais sur leur propre territoire ne faisait pas perdre de vue les moyens de déjouer leurs entreprises, si, de leur côté, ils en tentaient de nouvelles, et ce fut pour parer à cette éventualité que M. de la Rozière fut chargé, en 1766, de reconnaître, sous les rapports topographique et hydrographique, toutes les côtes et tous les ports de France, et qu'il présenta des projets pour la défense de Brest, de Rochefort, du pays d'Aunis et principalement de la Bretagne, que l'expérience avait demontré depuis plusieurs siècles être le point de mire des Anglais. Mais, de tous les points de la Bretagne, Brest était le plus exposé à être attaqué. Assurer sa défense était chose urgente. M. de la Rozière y vint à cet effet en 1768 et en 1771. La divergence d'opinions entre lui et M. Dajot (Histoire de la ville et du port de Brest, t. 2, p. 155 et suivantes), l'antagonisme qui en résulta, la passion qu'il souleva déterminèrent Louis XVI, à son avénement, à porter un œil scrutateur sur les causes de ces dissidences si nuisibles au service. Il envoya secrètement à Brest M. le marquis de Pezay, qui devait voyager avec les insignes d'aide-maréchal général des logis de l'armée, et qu'il nomma ensuite inspecteur général des côtes. M. de Pezay devait rédiger deux mémoires qu’il remettrait à son retour, l’un au ministre de la guerre et l'autre au ministre de la marine. Le roi avait une confiance absolue dans son envoyé, de qui, pendant qu'il était dauphin, il avait reçu des leçons de tactique militaire [Note : La publication récente, sous le titre de Journal de Louis XVI, d'un écrit tiré des carnets personnels de ce prince, nous apprend que Necker et Maurepas, qui travaillaient à renverser Turgot, le chargèrent de rédiger la critique du dernier budget proposé par ce contrôleur général, critique qui fut mise sous les yeux du roi et qui accusait un déficit de plusieurs millions. Pezay reçut sur la cassette royale d'abondantes gratifications peu de temps avant et après le renversement de Turgot. Le jour même où le contrôleur général était congédié, Maurepas remettait à Pezay, au nom du roi, 12,000 francs], et il lui avait recommandé de ne taire la vérité ni sur les choses ni sur les personnes. Venu à Brest en 1775, M. de Pezay fit de sa mission l'objet de deux mémoires distincts, intitulés, le premier : Mémoire militaire sur la Bretagne en général et sur Brest en particulier ; le second : Mémoire local et militaire relatif à Brest. Dans l'avant-propos du premier de ces mémoires, M. de Pezay s'exprimait ainsi : « Si les intérêts du roi exigent jamais que mes dénonciations soient communiquées par le ministre en mon nom, à ceux qu'elles interpellent, il est cependant un moyen convenable auquel je suis prêt à souscrire. C'est de me nommer, moi présent, à ceux que je blâme et de ne jamais faire mention de moi à ceux que je loue. Au reste, je signe tout ce que je dis. Cet écrit atteste donc l'intention de mon cœur. Trop heureux d'être l'observateur zélé du ministre que j'aime et du prince que je vénère, je ne suis ni ne peux être l'espion de personne ».

Le travail de M. de Pezay démontre, la sincérité de ses sentiments. Dans ses mémoires, où il signalait les défectuosités des projets de M. de la Rozière, tout en en approuvant quelques parties, il concluait particulièrement, à ce que l'on fortifiât au plus tôt le Porzic et le Mingant ; que l'on complétât par de fortes traverses la batterie royale, la batterie Vauban et la batterie basse de la pointe de Plougastel ; que l'on défendît la haute Penfeld par un ouvrage qui lui semblait indispensable ; que l'on fît un chemin circulaire partant du Porzic, et allant à Saint-Marc intérieurement aux positions de Saint-Marc et de Lambézellec, après une reconnaissance opérée, avec soin ; que l’on traçât divers rayons qui, de Brest, auraient abouti à différents, points de ce chemin circulaire [Note : Le chemin de ceinture stratégique an moyen duquel M. de Pezay proposait de relier entre eux les forts composant ce que l'on appelle assez improprement le camp retranché, avait antérieurement été proposé et adopté en principe] ; que le port fût couvert par un simple rempart, et qu'un petit ouvrage fut construit au-dessus de la tonnellerie [Note : Ce mur de clôture fut établi en 1776 derrière la tonnellerie] ; que l’isthme de la presqu'île de Quélern fût réduit à un simple défilé qui pût être défendu par un seul front de fortifications, au lieu des trois alors tracés ; qu’on réparât les batteries de la rade, et qu'on rétablit, s’il était possible, la batterie de l’île Ronde [Note : M. de Pezay s'exprime ainsi au sujet du rétablissement de cette batterie : « A une encâblure à peu près de l'extrémité de la pointe de Plougastel, se trouve un petit tertre isolé dans la rade et qui peut avoir une demi-encâblure de diamètre. Ce petit tertre appelé l’ile Ronde, offrait à notre avis, un emplacement unique pour établir, une batterie de mortiers. Le propre de toutes les îles est assurément avant tout d'avoir un excellent pourtour de retranchements naturels et qui par conséquent ne coûte rien à construire. La batterie de mortiers était donc là plus solidement établie que partout ailleurs, et les feux croisés essentiels à opérer, s'opéraient dans tous leurs buts. Au lieu de cela, on a fait de l'île Ronde une carrière d'où l'on a tiré les pierres nécessaires à la construction de l'ouvrage de Plougastel. On se permettra encore de condamner bien positivement cette disposition. Bien des marins instruits prétendent que si ces fouilles continuaient, il est possible qu'après avoir manqué l'emplacement le plus heureux pour établir la batterie, on finisse par faire de cet emplacement un écueil très-dangereux dans la rade. Il est en effet facile de concevoir que le mouvement d'une masse d'eau périodiquement soulevée et abaissée deux fois par toutes les vingt-quatre heures, peut à la longue achever la décomposition que les hommes auront commencée à coups de pioche et de mine. Nous ne nous permettrons pas d’ajouter foi à l’opinion des gens qui avancent, trop légèrement sans doute, que ce choix bizarre de la carrière n’a eu lieu que pour rendre tout-à-fait impossible l’exécution du projet contraire à celui auquel on a voulu donner aujourd’hui la préférence ». L'établissement d'une batterie n'étant plus possible, il fallait du moins prévenir les dangers signalés par M. de Pezay, ce qui eût lieu. Les excavations cessèrent]. Il terminait en demandant l'établissement à St-Renan d'une place forte de premier, deuxième ou troisième ordre, établissement sur la nécessité duquel il s'étendait longuement, et qui lui semblait d'une telle importance qu’il opinait que, pour l'exécuter, on épargnât sur d'autres travaux.

Tout en exécutant les travaux dont nous venons de parler, on poursuivait l'étude des projets de descente et celui qui s'en occupait avec le plus d'ardeur était toujours le comte de Broglie exilé, nous l'avons vu, à Ruffec, d'où il adressa à Louis XVI, en 1777, une œuvre, fort supérieure aux précédentes. « Ce n'était rien moins [Note : Revue contemporaine, 2ème série, tome 55, page 21] que le plan de guerre contre l'Angleterre, rédigé par ordre du feu roy pendant les années 1763, 1764, 1765, 1766, par le comte de Broglie, refondu et adapté aux circonstances actuelles pour être mis sous les yeux de sa Majesté (Louis XVI) à qui il a été envoyé le 17 décembre 1777 ». Ce manuscrit autographe du comte ne formait pas moins de 144 pages in-4°. Remarquable par la forme autant que par le fond, il mériterait d'être imprimé in-extenso. On savait depuis longtemps que cet ouvrage existait, ou plutôt qu'il avait existé, car on avait quelques raisons de le croire perdu. En effet, parmi les pièces secrètes trouvées dans le cabinet de Louis XVI, le 10 août 1792, on remarque un mémoire du comte de Broglie (16 févrie 1775) commençant ainsi : « MM. du Muy et de Vergennes ont vu, dans la conférence du premier de ce mois, un travail fait par ordre du feu roi, dont l'objet était de se mettre au moins en mesure vis-à-vis de l'Angleterre ». Ségur l'aîné, qui publia plus tard une seconde édition de ce recueil avec des commentaires, et qui avait été, dans sa jeunesse, fort au courant de toute l'affaire de Broglie, ajoute à ce passage la note suivante : « Ce mémoire sur les moyens de réussir dans une descente en Angleterre ne se trouve pas dans le dépôt, et quand il s'y serait trouvé, nous ne l'aurions pas publié. Il est essentiel que les Anglais n'en aient pas connaissance (écrit en 1802). La première expédition de ce travail de M. de Broglie avait été perdue en effet, mais remplacée trois ans plus tard par celle que nous avons sous les yeux ».

A l'époque où il refit ce grand travail, M. de Broglie avait près de 60 ans. Pleinement justifié aux yeux de Louis XVI, il avait obtenu la permission de reparaître à la cour, mais n'y jouissait pas de la considération due à son mérite et à ses services. Marie Antoinette ne pouvait voir de bon œil un personnage qui avait été l'un des plus constants adversaires de l'alliance franco-autrichienne, et le roi avait cru faire beaucoup en l'exonérant de toute recherche pour sa conduite passée [Note : A l'avénement de Louis XVI, M. de Broglie avait demandé à être relevé de son exil et à se justifier de l'accusation de trahison qui avait servi de prétexte à sa disgrâce. Après examen par MM. du Muy et de Vergennes de sa correspondance et des pièces à l'appui, le roi reconnut, par une lettre rendue publique, qu'il s'était toujours conduit en sujet fidèle et discret qui, plutôt que de divulguer son secret, avait subi plusieurs exils et s'était vu attaquer dans son honneur. Toutefois, Louis XVI avait ordonné de détruire la correspondance, mais sur les remontrances de M. de Broglie, il reconnut qu'il y avait intérêt à la conserver et il en prescrivit la remise aux dépôts, des affaires étrangères. (Revue contemporaine, 2ème série, tome 45, pages 163-164)].

L'inaction pesait lourdement sur cet homme, si actif, si heureusement doué pour la politique et pour la guerre, et qui néanmoins avait vu ses plus belles années perdues dans des situations subalternes ou équivoques. Il arrivait à cet âge critique de l'intelligence où les meilleurs esprits sentent plus vivement que d'autres l'approche du déclin. L'insurrection américaine lui rendit pour un moment toute l'ardeur de la jeunesse. Il entrevit là une occasion suprême d'obtenir enfin un rôle digne de lui. Sachant le roi vivement préoccupé des probabilités croissantes d'une lutte avec l'Angleterre, l’ancien ministre secret de Louis XV jugea le moment favorable pour évoquer le souvenir de ses anciens services et mettre sa vieille expérience politique et militaire à la disposition du nouveau souverain. Des considérations légitimes d'amour-propre se joignaient d'ailleurs à celle du bien public pour lui dicter cette démarche. Il avait appris de source sûre que les deux exemplaires primitifs de son travail avaient été communiqués clandestinement à diverses personnes ; qu'il en circulait des extraits plus ou moins fidèles , sous d'autres noms que le sien, et que les originaux avaient été égarés. La date d’envoi de ce projet est remarquable. Elle coïncidait avec la nouvelle qu'on venait de recevoir de la capitulation de Burgoyne, qui présageait le triomphe de l’Amérique et commandait au plus tôt l’intervention de la France, si elle voulait recuillir les avantages que lui offraient les circonstances.

Tout favorable qu'il s'était montré aux insurgents dès le début de la lutte, Louis XVI hésitait à y prendre une part ostensible. Ses scrupules avaient une double cause : son appréhension de faire la guerre à une nation qui ne lui avait donné aucune raison plausible de l'entreprendre, et celle de servir une cause dont le triomphe aurait pour conséquence de propager en France des idées d'émancipation politique. Depuis deux ans, M. de Vergennes, ministre des affaires étrangères, le pressait de prendre une part effective et directe à la guerre. « Si Sa Majestée disait-il à Louis XVI, le 16 mars 1776, saisissant une occasion que les siècles ne reproduiront peut-être jamais, réussissait à porter à l'Angleterre un coup assez sensible pour abattre son orgueil et pour faire rentrer sa puissance dans de justes bornes, elle aurait la gloire de n'être pas seulement le bienfaiteur de son peuple, mais celui de toutes les nations ».

Ballotté entré Vergennes et Maurepas qui, lui, conseillait la temporisation, Louis XVI ne prenait aucun parti décisif et laissait faire. Dès le mois de mai 1776, il avait mis un million de livres tournois à la disposition des agents chargés par les Américains de leur procurer des armes et des munitions. Beaumarchais, qui semblait opérer pour son propre compte, achetait et expédiait ces approvisionnements. En 1777, deux millions de plus furent consacrés sous main à ce service. Les trois commisaires américains, Franklin, Silas Deane et Arthur Lee avaient en outre été admis à traiter avec les fermiers généraux de France auxquels ils vendirent pour deux millions de tabac de Virginie et de Maryland. Leurs navires furent reçus dans les ports de France, et le gouvernement, s'il n'encourageait pas, ne faisait rien du moins pour empêcher le départ de La Fayette et des autres gentilshommes qui allaient combattre, sous le drapeau des insurgents. Cette hostilité, dont l'Angleterre se plaignait à bon droit, ne pouvait tarder à se changer en guerre ouverte.

La capitulation de Burgoyne, à Saratoga, le 17 octobre 1777, mit un terme à l'indécision et aux scrupules de Louis XVI. Franklin se hâta de profiter de la pression qu'exerça sur l'esprit du roi, l'enthousiasme produit en France dans tous les rangs de la société, par cette nouvelle apportée officiellement à Nantes, le 2 décembre 1777, par le célèbre corsaire, Paul Jones, commandant la frégate de 18 canons le Ranger. Dès le 7 décembre, M. de Vergennes fit connaître. aux commissaires américains que le roi, prenant confiance dans la solidité du gouvernement des Etats-Unis, n'était pas éloigné d'établir avec lui un concours plus direct. Saisissant cette ouverture, les commissaires américains entrèrent dès le lendemain en pourparlers à Passy, avec M. Gérard de Rayneval, premier commis des affaires étrangères et secrétaire du conseil d'Etat, que le roi avait pris pour son plénipotentiaire. On convint promptement d'une étroite alliance et un secours additionnel de trois millions fut promis aux négociateurs pour le commencement de 1778. On aurait pu signer sur le champ ce grand accord, si la France n'avait pas voulu agir de concert avec l'Espagne. Afin d'avoir son concours, on expédia un courrier au cabinet de Madrid, toujours lent à se décider, et qui d'ailleurs avait trop à perdre à l'émancipation des colonies du Nouveau-Monde pour ne pas hésiter à seconder le premier exemple de leur affranchissement. Sourde, pour le moment, à l'invitation qui lui était adressée, elle n'y accéda que plus tard. En prévision de son adhésion, on lui réserva, par une clause secrète, une place dans le traité, en même temps que, par un autre traité, on provoquait à entrer dans l'alliance tous les Etats qui, ayant reçu de la Grande-Bretagne des dommages ou des injures, désireraient l'abaissement de sa puissance et l'humiliation de son orgueil. Il y avait ainsi deux traités : l'un de commerce et d'amitié, l'autre d'alliance dans lequel il était stipulé que, si l'Angleterre déclarait la guerre à la France, ou, si à l’occasion de la guerre, elle tentait d'empêcher son commerce avec les Etats-Unis, il y aurait cause commune entre les deux peuples alliés. Le marquis de Noailles, ambassadeur de France à Londres, ayant le 13 mars communiqué le premier des traités au cabinet britannique, le roi Georges III ordonna à lord Sturmont, son ambassadeur en France, de quitter immédiatement Versailles, sans prendre congé, et le 17 mars, il demanda au Parlement de nouveaux subsides.

Le ministère français, de son côté, ne restait pas inactif. Dès le 23 février, M. de Sartine, ministre de la marine, avait fait savoir au commandant de la marine à Brest, que le prince de Montbarrey, chargé du portefeuille de la guerre, considérant le fort de Berthaume comme un point de défense fort essentiel, avait pris, de concert avec M. le marquis de Langeron, les mesures nécessaires pour le faire réparer et mettre en état de servir, et qu'il fallait, avant tout, s'occuper de rétablir le bateau va et vient qui servait de moyen de communication entre la terre ferme et l'îlot sur lequel ce fort est placé. Le 13 mars, le jour même où le marquis de Noailles notifiait à Londres le traité du 6 février, M. de Sartine ouvrait au port de Brest un crédit de 246,768 l. 11 s. 6 d., affecté à des travaux de réparation des ateliers et magasins de l'arsenal et celui de 178,793 l. 1 s. 4 d. pour la mise en bon état des batteries des côtes nord et sud du goulet.

En attendant l'ouverture des hostilités, le tràité du 6 février s'exécutait à Brest, qui devenait en quelque sorte le port d'attache de Paul Jones. Le 9 mars, le Ranger relâchait dans la baie de Camaret, d'où son capitaine envoyait demander à M. de la Prévalaye, commandant de la marine, un pilote qui pût l'entrer dans la Manche. Comme il n'y en avait pas de disponible en ce moment, il lui fut répondu qu'il pourrait suivre la première frégate qui serait envoyée dans cette direction. Quand les vents lui permirent de sortir de la baie de Camaret, il entra dans la rade, et, après avoir salué le vaisseau la Bretagne, sur lequel flottait le pavillon du lieutenant général d'Orvilliers, il monta à bord du vaisseau, où lui furent rendus les honneurs dus à un amiral. Ayant repris la mer, il ramena, le 22 avril, une prise de 300 tonneaux, qui fut reçue en dépôt et placée sous le séquestre dans le port en attendant les ordres du roi. Le 7 mai, au retour de son expédition à White-Heaven et sur les côtes d’Ecosse, expédition dont il a consigné, pp. 31-42 de ses Mémoires (Paris, Louis, an VI 1798, petit in-8°), le récit dramatisé par F. Cooper dans son roman du Pilote, il rentrait à Brest avec la frégate anglaise de 30 canons Deak ; qui avait été détachée de l'armée navale de Keppel pour le combattre, et environ 200 prisonniers que M. de la Prévalaye, objectant la neutralité encore existante, suivant lui, entre la France et l'Angleterre, proposait au ministre de faire garder en rade sans que Paul Jones pût en disposer. Ce dernier se détermina alors à conduire à Camaret sa prise et ses prisonniers, pour les diriger ensuite sur Boston, en vue d'en faire ultérieurement des objets d'échange. Trois jours après, néanmoins, la prise fut admise à se réparer dans le port, et les blessés, tant Anglais qu'Américains, furent envoyés dans les hôpitaux de la marine.

La situation, il faut en convenir, était anormale. Il y avait bien rupture des relations diplomatiques entre la France et l'Angleterre, mais la guerre n'était pas déclarée, et, de notre côté, on croyait observer la neutralité en ne provoquant aucune collision armée. C’était, au point que, le 12 juin 1778, la frégate la Concorde et la corvette la Perle, ayant capturé et conduit à Brest un corsaire de Jersey, M. de la Prévalaye en remettait l'équipage, composé de trente hommes, aux officiers de l'amirauté et demandait au ministre, si en raison de notre situation précaire à l'égard de l'Angleterre, il pouvait accueillir la demande de plusieurs des prisonniers de passer au service de la France.

Les Anglais dénouèrent cette situation. Le 15 juin 1778, une division composée de la frégate de 30 canons la Belle-Poule, capitaine Chadeau de la Clocheterie, Licorne, frégate de 26 canons, capitaine Belizal, Coureur, lougre de 18 canons, capitaine chevalier de Rosily, et l’Hirondelle, corvette, sortit de Brest pour aller remplacer une autre division commandée par M. de Kersaint et chargée d'observer les mouvements des Anglais à l'entrée de la Manche. Le surlendemain, la division française était attaquée, et la Belle-Poule, par sa glorieuse défense, électrisait la France, en même temps qu'elle inspirait à la marine une ardeur impatiente. Le 27 juillet suivant, les armées navales de France et d'Angleterre, commandées, la première par le lieutenant général d'Orvilliers, la seconde par l'amiral Keppel, se mesuraient à la hauteur d'Ouessant. Le résultat de la bataille fut assez indécis pour que des deux côtés on s'attribuât le succès. Les juges impartiaux reconnurent que si l'armée française n'avait pas remporté la victoire, elle n'avait pas non plus éprouvé le désavantage, et c'était assez pour donner à la nation la conscience de sa force maritime régénérée.

Il ne saurait entrer dans notre plan de raconter ici toutes les opérations maritimes de la guerre de 1778. Nous ne pouvons que renvoyer pour les connaître dans leurs moindres détails, au consciencieux ouvrage publiés par M. O. Troude, sous le titre de Batailles navales de la France, ouvrage d'une fidélité historique irréprochable. Aussi ne lui ferons-nous que les emprunts strictement commandés par notre sujet.

Après la bataille d'Ouessant, on continua de guerroyer dans la Manche, où furent capturés du 18 août au 14 décembre 1778, vingt-cinq navires de diverses grandeurs. Mais ces engagements, partiels n'étaient que des escarmouches, en comparaison des luttes qui avaient lieu sur d'autres mers, et l'on espérait qu'en 1779, la Manche serait le théâtre de batailles plus décisives que celle du 27 juillet et que l'Espagne y jouerait sa partie.

Depuis huit mois, elle ne cessait de chercher à s'interposer comme médiatrice entre l'Angleterre, la France et les Etats-Unis, mais elle voyait repousser toutes ses propositions. Lasse enfin des insultes auxquelles son propre pavillon était en butte, elle se décida à prendre dans le traité du 6 février la place que la France lui avait réservée. Une alliance offensive et défensive fut conclue entre les deux puissances, et d'immenses préparatifs furent faits dans les ports de France et d'Espagne.

L'Angleterre faisait, de son côté, de grands armements, mais non sans difficultés, tant les corsaires enlevaient de matelots à la marine de l'Etat. Nous trouvons la preuve de ces difficultés dans les lettres du correspondant anglais dont il a été parlé au commencement de cette étude, et dans lesquelles cet espion — c'est le seul nom qu'il mérite et que nous lui donnerons désormais — tenait le gouvernement français, jour par jour, au courant de toutes les mesures d'attaque et de défense que prenait le cabinet britannique. Sa lettre du 14 mai 1779 nous apprend que les équipages des vaisseaux en armement se composaient, en grande partie de malheureux provenant des prisons, qui avaient été transportés de force à bord des vaisseaux, à chacun desquels il manquait malgré tout, cent hommes d'équipage. Le 4 juin, il écrivait que les vaisseaux Bretagne, de 110 canons, Formidable, de 98 canons, Résolution, Culloden, de 64 canons, alors en réparation, étaient dépourvus d'équipages, et ne pourraient en recevoir qu'à la rentrée des flottes marchandes attendues dans le courant du mois. La lettre du 12 juin contient des détails d'une importance qui en commande la reproduction presque entière.

Il s'y exprimait ainsi :

« Je dois maintenant vous détailler les moyens forcés que nous avons employés pour mettre en mer une escadre qui, en fascinant les yeux de la nation, n'en laissait pas moins au gouvernement les plus vives inquiétudes sur les suites d'une action par la faiblesse de nos équipages et par la mauvaise qualité du grand tiers des hommes qui les composent. Chaque vaisseau de 1er et 2ème rang a dix canons de plus que son échantillon ne comporte, au total 110 canons de plus sur toute l'escadre. Le total des équipages de l'escadre devrait être, selon le complet de l'année dernière, de 26,505 hommes et de 900 hommes de plus pour le service de 110 canons d'augmentation, au total 27,495 hommes. Nous n'avons sur notre escadre que 21,884 hommes ; ainsi, il nous manque 5,611 hommes du complet de l'année dernière. Cette différence est occasionnée par des circonstances inévitables. Le Parlement a voté, à sa rentrée en novembre dernier ; soixante-dix mille matelots, et les fonds en ont été faits. L'amirauté a mis tout en œuvre pour porter les équipages au complet, et elle a mis les vaisseaux en commission, dans l'espérance d'y parvenir, mais tous ses efforts ont été infructueux parce que toute la sagesse possible ne peut pas suppléer au défaut de population, et que, d'un autre côté, le parti de l'opposition, a mis entrave sur entrave à nos opérations. Jamais le ministère n'a prétendu tolérer un nombre de corsaires si considérable par le nombre de matelots qu'ils enlèvent au service du roy ; nous avons cru en diminuer le nombre en favorisant les lettres de marque par les difficultés qu'ils éprouveraient pour former leurs équipages. Nous avons été trompés dans notre attente ; la plus grande partie des matelots s'est jetée sur les corsaires. Les armateurs, profitant des priviléges de la nation, ont trouvé le moyen de cacher ces matelots, de ne les envoyer à bord qu'à-propos, et de les soustraire à la presse, tant à la rentrée qu'à la sortie des corsaires. Ils ont poussé la chose au point, à prix d'argent, d'embaucher et de faire déserter les matelots enrôlés et embarqués sur les vaisseaux du roy.

Au mois de novembre dernier, nous comptions sur vingt mille matelots et douze mille hommes de marine pour armer les quarante vaisseaux de ligne pour 1779, en sus des vingt-un que, depuis le mois de décembre, nous avons envoyés dans les différentes parties du monde. Aujourd'hui, 12 juin 1779, nous nous trouvons réduits à dix mille-matelots dont un tiers n'a jamais vu la mer, est d'une profession opposée à l'homme de mer, ou a été tiré des prisons. Aussi, nous avons été obligés de réduire nos équipages au moindre nombre de matelots possible, et d'y suppléer par des soldats enrôlés volontairement, ou pressés, et par des compagnies tirées de différents régiments.

Je ne suis entré dans tous ces détails que pour vous mettre en état de faire le parallèle de vos forces et de vos moyens avec les nôtres, et de balancer ensuite ce que vous aurez à faire ; c'est tout ce que je puis faire, ne pouvant vous porter sur le lieu de l'action, supposé qu'il y en ait une, car je suis sûr que nous ne la chercherons pas, et que, malgré la supériorité de deux ou trois vaisseaux, nous nous tiendrons à l'entrée de la Manche, et que nous louvoyerons tout au plus à dix ou douze lieues au sud des Sorlingues.

Ne croyez pas à l'impossibilité ou aux miracles si on veut vous en faire croire. Si en cas d'action vos équipages tiennent ferme, et que, sans trop de précipitation, ils fassent un feu bien nourri, je vous réponds du succès. Je soumets les effets du vent à la science et à la capacité de votre général pour qui vos équipages ont une confiance que les nôtres sont bien éloignés d'avoir pour le leur.

L'Irlande doit, suivant son établissement militaire, avoir constamment 10,000 hommes de troupes réglées sur pied ; ce nombre se trouve aujourd'hui, par les détachements qui en ont été faits pour l'Amérique, réduit à 5,200 hermines suivant l'état qui m'en a été donné par un homme en place.

Le 1er de ce mois, une partie du travail concernant l'Irlande a été faite ; on y a envoyé ordre de porter avec toute la célérité possible les troupes réglées à dix mille hommes effectifs, et de lever et armer 14,000 hommes de milice, ce qui fera un corps, ou du moins le fond de 24,000 hommes que l'on compte être en état de camper le 15 du mois prochain. On a donné de même des ordres pour la partie des fortifications qui sont dans le plus mauvais état.

Le chevalier John Irwin, commandant en chef les troupes d'Irlande, est parti, le 6 de ce mois, pour le port de Saint-Patrick, en Ecosse, et de là il passera à Denpahgade, à cent milles de Dublin, d'où il prolongera la côte pour donner les ordres nécessaires pour la défense.

Par le travail fait avec le chevalier Heron, secrétaire et ministre du vice-roi d'Irlande, nous avons déchargé la liste de ce royaume des fonds nécessaires à la levée et à l'entretien d'un corps de 8,000 hommes, ainsi que de différents bills concernant l'importation et l'exportation de différentes marchandises.

Il est vrai que l'esprit de révolte règne en Irlande, et c'est ce qui m'a engagé à vous mander, au mois de novembre dernier, que quelques hommes de tête bien intentionnés pour vous, pourraient nous tailler de la besogne dans cette partie. Que cela ait été fait ou non, nous n'en sommes pas moins obligés de faire des sacrifices considérables et de nous charger d'un fonds de 8,000 hommes à entretenir, ce que nous trouvons bien lourd.

Nous n'avons jamais été inquiets des suites des révoltes en Irlande. Rien de si facile à soulever que le peuple et surtout celui de Dublin, où nous avons vu trois à quatre cents hommes se rassembler et se disperser à la vue de cinquante soldats. Ce peuple, soit par caractère, soit par pauvreté, est incapable de se porter à des excès qui puissent avoir des suites.

La Descente

Nous voyons avec beaucoup de tranquillité filer une partie de vos troupes sur les côtes de Bretagne et de la Normandie. Nous ne craignons point de descente tant que vous n'aurez pas anéanti notre marine, et tant que nous conserverons ces citadelles flottantes, nous croirons nos côtes invulnérables, L'endroit qui m'a paru le plus propre à une descente est dans le pays de Pewensay. Nous avons actuellement 28,000 hommes de troupes bien disciplinées et 18 à 20,000 hommes de troupes réglées qui occuperont les mêmes camps que rampée dernière.

Si vous avez besoin de la topographie des endroits importants, je vous l'enverray. Ne craignez pas d'être trompé, je veux vous donner de moy l'idée que je mérite que vous ayez.

Le Parlement

Il y a longtemps que je vous ai prié de ne point donner carrière à vos idées sur les déclamations qui se Font dans notre Parlement ; tout ce qui s'y passe aurait, en tout autre pays, l'effet d'une cabale ; ce n'est qu'une forme nécessaire qui convient aux deux partys, et c'est toujours, selon mon ancien dire, la montagne qui accouche d'une souris. J'en excepte cependant les tracasseries que Sandwich [Note : MONTAGU (Jean), quatrième comte de Sandwich, qui fut, à diverses reprises, premier lord de l'amirauté, l'était encore pendant la guerre de l'indépendance américaine et en exerça les fonctions jusqu'à la paix de 1783] s'est attirées pour avoir servi la haine que le roy porte à Keppel. Le 18 de ce mois, le Parlement sera prorogé, et d'ici là nous ne serons occupés qu'à faire passer les bills nécessaires à nos vues. Les sacrifices que nous faisons pour acheter les voix nous assurent le succès de nos demandes ; nous ne craignons d'entraves que pour les sûretés des prêteurs.

Le Crédit

Notre crédit ne souffre aucune altération sensible, parce que notre commerce n'a souffert aucun échec, et la baisse de nos fonds n'est occasionnée que par les spéculations de nos agioteurs. Cependant les gens sages ne voyent pas d'un œil indifférent le gouvernement se surcharger de dettes qu'aucune circonstance de paix ne peut éteindre.

Nous ne croyons pas que l'Espagne soit à l'instant de se déclarer. Mon grand ami m'a dit ce soir que le courrier arrivé ce matin de Madrid nous donnait de la sécurité, et, que, sous deux jours, il m'en donnerait la preuve ; à vous parler franchement, je pense que si l'Espagne se déclare, elle mettra beaucoup d'entraves à l'exécution de votre plan, à moins que vous ne parveniez à la soumettre à vos projets [Note : On verra plus loin que l'espion se faisait une juste idée de la coopération de l'Espagne].

Je vais prendre des informations sur vos prisonniers, et je vous en rendray un compte fidèle ».

Deux nouvelles lettres de l'espion du 25 juin et du 6 juillet 1779, non moins importantes que celle qui précède, achèvent de nous renseigner sur les embarras de l'Angleterre en ce moment, et sur les difficultés dont son gouvernement avait à triompher. Voici çes deux lettres :

« Londres, le 25 juin 1779.

Depuis mon courrier du 19 de ce mois, nous avons été sans cesse occupés. Les deux chambres ont tenu régulièrement depuis midy jusqu'à deux et trois heures du matin. Tout esprit d'opposition cède dans ce moment-cy à celui de vigueur pour sauver la nation. Lord North communique sa fermeté et ses ressources à chaque membre.

Il résulte de nos longues séances :

1° Qu'il a été voté pour le service de 1779 une somme de quatre millions de livres sterling en sus du million accordé pour affaires secrètes, somme que lord North a trouvé le moyen de se procurer en anticipant sur l'emprunt par un reversement des billets d'échiquier sur la banque et de la banque sur le crédit public, agiotage peu onéreux cette année et très-connu ;

2° La levée de 30,000 hommes de milice en sus des 31,000 existants. Le bill en sera passé lundy pour que la levée en soit faite aussitôt ;

3° Une presse générale, sans aucune exemption, tant pour le service de terre que pour celuy de mer, depuis l'âge de quatorze ans jusqu'à soixante ans, sans égard même pour les pères de famille connus pour être gens de mer ou de rivière ;

4° Tous prisonniers, hors les crimes au premier chef, seront à l'abri de toute poursuite en s'offrant de servir la patrie ;

5° Une amnistie générale publiée dans toute l'étendue des possessions britanniques.

Ces bills seront passés dans les premiers jours de la semaine prochaine, et le Parlement ne sera prorogé que momentanément et sans époque fixe, afin que le roy puisse le convoquer selon les besoins de l'Etat.

Les quatre millions de livres sterling seront payés sans difficulté. Les 30,000 hommes de milice ne pourront être levés, armés et équipés, avant le mois d'octobre prochain ; ainsy ils ne pourront pas camper cette année. Quant, à la presse et autres moyens de se procurer des hommes, c'est un objet sur lequel il n'est pas posible d'établir un calcul juste.

La compagnie des Indes a unanimement résolu d'offrir au roy trois vaisseaux de 74 pour le mois de janvier 1780. Cette même compagnie a fait afficher qu'outre les dix guinées d'engagement promises par le roy à chaque homme qui s'engagerait à son service, elle y ajouterait trois livres sterling pour chacun des deux premiers mille hommes bons matelots ; deux livres sterling aux deux autres mille hommes de la seconde classe ; 30 schellings à chacun des troisièmes deux mille qui ne seront pas marins. Cette compagnie est une mère nourrice sur laquelle les deux tiers de nos emprunts sont hypothéqués ; aussi lord North luy dit-il « Vous êtes ma famille, » et elle luy fait oublier ses chagrins intérieurs.

Situation actuelle de l'Angleterre

En exposant la situation présente de l'Angleterre, je n'entends pas entrer dans les détails de ce que nous avons envoyé en Amérique et partout ailleurs. Depuis six mois, je vous ai instruit de tous nos projets pour les contrées éloignées. Je ne puis pas toujours me répéter. Mettez mes dépêches par ordre de date, lisez-les, et vous aurez sur moy l'avantage d'avoir des pièces que le danger de ma position m'oblige à brûler. Notre situation présente en Angleterre, consiste en trente-deux vaisseaux de ligne formant l'escadre de l'amiral Hardy. Cette escadre, rapprochée depuis le 20 de ce mois du cap. Lizard, a reçu l'ordre de ne point s'éloigner à plus de trente milles dudit cap, et de former de la baye de Torbay le point central de sa croisière jusqu'à ce qu'on lui ait envoyé des renforts et de nouveaux ordres. Le renfort que nous sommes sur le point d'envoyer à l'amiral Hardy consiste en cinq vaisseaux de ligne dont quatre de 74 et un de 64. Ainsy cet amiral aura certainement du 3 au 4 du mois prochain, trente-sept vaisseaux de ligne, sçavoir : trois de 110, six de 98, vingt-quatre de 74 et quatre de 64, formant quatre divisions, et il est décidé qu'alors elle cherchera à vous combattre. On veut me persuader que d'icy au 6 juillet elle sera de 40 vaisseaux. Je n'y vois aucune vraisemblance par le défaut d'hommes et par les réparations à faire aux vaisseaux. Ainsy, en supposant que tout soit possible, nous ne pourrons avoir d'icy au mois de septembre que quarante vaisseaux de ligne et quatre vaisseaux de 60 canons. Nous espérons pouvoir armer les cinq vaisseaux que nous envoyons à l'amiral Hardy par les moyens extraordinaires que nous employons, et par le prix excessif que nous donnons d'engagement, car ces moyens nous ont procuré depuis six jours 1560 hommes.

Lesdits cinq vaisseaux armés, nous procéderons à l'armement de neuf autres mis en commission, ce qui demandera quelques mois ; mais pendant ces quelques mois, il peut arriver bien du changement. Outre cette escadre, nous avons mis en station dans le canal Saint-Georges : le Lenox, de 74, le Romnay de 50 et cinq frégates de 32 à 28 dans l'est de l'Angleterre ; cinq frégates de 20 à 24 à l'entrée de la Tamise, et aux Dunes le Buffalo et le Dunkerque de 60, trois frégates de 32 et 28, cinq flûtes et sept cutters.

Nos forces de terre devraient être au complet de 14,000 hommes d'infanterie, de 6,000 hommes de cavalerie et de 31,000 hommes de milice ; mais par l'envoy de 4,000 hommes d'infanterie en Amérique et par le déficit de 2,100 hommes aux hôpitaux ou hors d'état de servir, l’effectif n'ést que de 44,900 hommes répartis ainsi qu'il suit :

En Écosse.

Infanterie : 15.000 hommes.
Calvalerie : 400 hommes.

En Angleterre.

Pour la garde du roy :
Infanterie : 5,000 hommes.
Calvalerie : 1,000 hommes.
Au camp de Suffolk : 11,000 hommes.
Au camp de Warley : 9,000 hommes.
Au camp de Coxeleath : 14,000 hommes.
Au camp de Salisbury : 3,000 hommes.
TOTAL : 44,900 hommes.

Nous nous occupons de porter ces forces à leur complet de 51,000 hommes, lesquels, joints à 8,000 Hanovriens que nous attendons sous quinze ou vingt jours, nous donneront pour la fin de juillet 59,000, effectifs qui seront portés au mois d'octobre à 89,000 par la nouvelle levée de 30,000 hommes de milice.

Par mon premier courrier, je vous enverray les moyens de communication d'un camp à l'autre, ainsi que la supputation du temps qu'il leur faut pour se secourir mutuellement ».

« Londres, le 6 juillet 1777.

Depuis mon courrier du 25, nous avons été occupés à faire une presse générale en Angleterre et en Écosse ; elle nous a rendu d'abord 4,771 hommes, dont 1,500 ont été pris sur des bâtiments marchands, et sont des gens de mer. La plus grande partie de ces hommes ont été transportés à Portsmouth et mis à bord des cinq vaisseaux les plus en état de servir, que je nommeray-cy après, et le reste a été mis sur les pataches où ils sont gardés soigneusement.

Comme cette presse continue avec plus de force que jamais, nous comptons doubler ce nombre dans quelques jours, et nous procurer par ces moyens violents une dizaine de mille hommes. Nous comptons aussi tirer 1,800 hommes de la flotte des Indes-Occidentales, arrivée dimanche dernier. Nous espérons que les encouragements donnés par le roy et la compagnie des Indes, ainsi que par les villes de Liverpool et de Bristol, nous produiront 5,000 hommes ; de plus, 2,000 hommes par la rentrée des flottes de la Jamaïque, du Portugal, d'Opporto et des détroits, que nous attendons dans le courant de ce mois. Ainsy le produit de toutes nos espérances pour ce mois-ci et le mois prochain doit être de 18,000 hommes ; comme il ne nous faut que 9,800 pour armer les quatorze vaisseaux mis en commission le 19 du mois dernier et les seuls qui puissent servir cette année, nous pourrons choisir les meilleurs marins, laisser aux autres le temps de se former, et ne nous en servir que dans un cas urgent.

Observations.

Il n'est pas possible au gouvernement de se procurer dans tout le cours de cette année les 18,000 hommes sur lesquels il compte, à moins que la bonne volonté ne s'empare de tous les individus.

La presse a été générale dans tout le royaume le même jour. Partout elle est tombée à l'improviste sur tous les endroits habités ; elle a duré onze jours et once nuits, etelle n'a produit que 4,000 hommes.

Les encouragements donnés par le roy, la compagnie des Indes et les villes de Bristol et de Liverpool n'ont, jusqu'à présent, produit que 500 hommes. La rentrée des flottes occidentales des Indes, qui n'est que de soixante-dix vaisseaux, ne peut donner que 1,400 hommes. Les autres flottes que nous attendons ne sont pas arrivées, et personne n'est assez hardi d'y faire des assurances. Nous serons donc bien heureux si nous pouvons avoir 9,800 homme pour armer quatorze vaisseaux qui doivent servir cette année. Mais comment remplacerons-nous les blessés, malades et prisonniers, et comment fournirons-nous aux équipages des frégates, des cutters et la garde de nos ports ?

Ce que nous avons de plus réel dans ce moment cy, c'est d'avoir pu armer les cinq vaisseaux savoir: L'Océan et le Formidable, de 90 ; le Culloden, la Résolution et le Terrible, de 74, que nous enverrons sous peu de jours joindre l'armée navale et que l'amiral Hardy attend à la hauteur des Sorlingues. Il s'était d'abord posté sous la latitude de Ouessant ; le 24, il s'est replié à l'entrée du canal et a louvoyé du cap Lizard à quinze lieues au sud des Sorlingues. Par cette manœuvre, il a favorisé la rentrée d'une flotte qui nous était précieuse. Avec le renfort que nous allons lui envoyer, il se portera en avant sur quatre divisions, et cherchera à combattre, s’il trouve de la possibilité. Quant aux neuf autres vaisseaux qui, restent à armer, quelque activité que l'on mette à leur armement, ils ne peuvent être prêts avant six semaines.

Défense intérieure du royaume.

Notre dispositif pour la défense de nos côtes consiste, dans l'établissement de quatre camps à Ypswich en Suffolk, à Warley-Common, à Corsheath et à Salisbury.

Ces quatre camps contiennent 40,000 hommes et doivent défendre une étendue de 160 mille (54 lieues) de la province de Suffolk, en Hampshire.

Camp d'Ypswich.

Le camp est de 8,000 hommes d'infanterie et de 800 chevaux, à 72 milles (24 lieues) de Londres, et presque au bord de la mer ; il peut se joindre à celui de Warley en huit-héures de temps.

Camp de Warley-Common, en Écosse.

Il est de 2,000 hommes de cavalerie et de 10,000 hommes d'infanterie, à 40 milles de Londres et à 27 du camp de Coxheath qu'il peut joindre en dix heures de marche par Tilsburgforte passant la rivière à Gravesend, où on a rassemblé des bateaux pour y contenir un pont, par Rochester et par Maidstone.

Camp de Coxheath, en Kent.

Il est de 15,000 hommes d'infanterie, et nous y plaçons cette année la plus grande partie des notre, cavalerie. Sa distance de Londres est de 55 milles. Il est à 6, ou 7 lieues de la côte et à 84 lieues du camp de Salisbury sur lequel il ne peut se porter que par Tunbridge. Cette route est plus ou moins éloignée de la côte selon ses sinuosités, mais la moindre distance est de 30 milles (10 lieues).

Camp de Salisbury.

Ce camp n'est occupé que par 3,000 hommes et n'est établi intermédiairement entre Porstmouth et Plymouth, que pour se porter sur celle de ces deux places qui serait attaquée, car il est beaucoup trop éloigné des autres camps pour pouvoir communiquer avec eux.

Nous avons de plus différents régiments distribués le long de la côte méridionale, dans les châteaux de Douvres, Rye, Hastings, Pewensey, Eastborne, Lives, Sharaume, Winchester, Portsmouth et Plymouth.

Les autres parties de l'est et de l'ouest sont absolument sans défense, et toutes les dispositions de défense et de signaux ne s'étendent pas au-delà de la pointe de Rye et de Serencliffs. Outre ces 40,000 hommes occupés à la défense de nos côtes, nous en avons 6,000 destinés à la défense de l'intérieur du royaume ; à Londres et ailleurs nous avons effectivement sous les armes 31,000 hommes de milice et 15,000 hommes de troupes réglées ; il nous manque encore 15,000 de ces dernières pour que notre armée soit portée au complet. Le bill pour le doublement de la milice n'a pu passer que sous la forme suivante :

Il est dit que les magistrats des différentes provinces de l'Angleterre leveront 8,000 hommes, lesquels seront incorporés dans la milice actuelle.

Que les seigneurs des différentes provinces leveront sur leurs domaines 22,000 hommes par compagnies de volontaires, dont, la solde, l'habillement et l'entretien seront à la charge du gouvernement.

Lord North, malgré sa prépondérance dans les deux chambres, n'a pu s'opposer à la forme de l'acte. Le moment était critique. Le roy et ses ministres craignaient que le tirage de la milice, joint à la violence de la presse, ne portât le peuple à un soulèvement. Il est à présumer que cette nouvelle levée de milices sera complétée dans deux ou trois mois, parce que les deux partys s'y porteront à l’envy l'un de l'autre, et cette rivalité ne peut opérer que le bien de la chose.

On doit s'attendre que les 30,000 hommes de nouvelle levée ne pourront pas servir cette année.

Les ducs de Rutland, d'Ancaster et lord Harington lèvent chacun à leur régiment à leurs dépens. Les villes de Liverpool et de Bristol offrent 1,000 hommes au gouvernement et se chargent de la défense de leurs côtes. Le zèle pour la défense du pays en général est porté au plus haut point ; mais les inquiétudes du gouvernement portent plus sur les événements de la mer et surtout sur le sort de Byron et de la Jamaïque que sur une invasion en Angleterre. Il est persuadé que si Hardy est battu, il n'y aura à craindre que pour l'Irlande qui n'est pas en état de défense ».

Maintenant que la situation de l'Angleterre est suffisamment connue, revenons sur le continent et voyons ce qui s'y passait.

Depuis huit mois l'Espagne ne cessait de chercher à s'interposer comme médiatrice entre les belligérants. Non-seulement toutes ses propositions étaient repoussées, mais son propre pavillon était en butte aux insultes journalières des officiers anglais qui fouillaient et pillaient ses navires. Convaincu enfin que l'intention du cabinet de Saint-James était de prolonger des négociations sans issue, le roi d'Espagne fit sortir l'escadre qu'il tenait rassemblée depuis un an dans la rade de Cadix, et ordonna en même temps à son ambassadeur à Londres de remettre le 16 juin, au roi Georges III, une déclaration où il exposait tous les griefs qui le forçaient de recourir aux armes. « Une alliance offensive et défensive, dit M. O. Troude (t. 2, p., 31), fut conclue entre la France et l'Espagne et elles arrêtèrent un projet d'armée navale combinée qui pût les rendre maîtresses de la mer sur les côtes de l'Océan. D'immenses préparatifs furent faits dans les ports des deux puissances, et l'on compta bientôt trente vaisseaux et dix frégates dans la rade de Brest. Le lieutenant général comte d'Orvilliers fut désigné pour commander en chef l'armée combinée.

Un double projet de descente en Angleterre et d'attaque contre Gibraltar était le but de ces armements ; 40,000 hommes furent échelonnés sur les côtes de Bretagne et de Normandie prêts à s'élancer de l'autre côté de la Manche au premier signal. Le lieutenant général d'Orvilliers devait combattre d'abord l'armée anglaise et convoyer ensuite les transports sur lesquels les troupes seraient embarquées ».

Les opérations de l'armée navale avaient été combinées avec celles de ces troupes rassemblées dans les premiers jours de juin 1779. Le commandement supérieur de ces dernières était confié à un brave officier, le lieutenant général comte de Vaux, connu par de brillants services antérieurs pour prix desquels il reçut, le 14 juin 1783, le bâton de maréchal de France.

Voici quelle était la composition de l'armée expéditionnaire :

Le lieutenant général comte de Vaux, commandant en chef.

Les lieutenants généraux : marquis de Langeron, duc d'Harcourt et marquis de Lugeac.

Maréchaux de camp : les comtes de Rochambeaux de Caraman, de Melfort, le marquis de Crussol d'Amboise, le marquis de Vaubrecourt et le comte Wall.

Maréchal général des logis : le comte de Jancourt.

Maréchal général des logis adjoint : le marquis de Lambert.

Major général : le comte de Puységur.

Commandant de l'artillerie : de Villepaton.

Commandant le génie : de Fourcroy.

Munitionaire le génie : de Fourcroy.

Aides-maréchaux des logis : de la Rozière, de Béville, de Soulage, marquis de la Fayette [Note : La Fayette partit une première fois pour l’Amérique, le 26 février 1777, en revint au mois, de février 1779, et y retourna au commencement de 1780] et chevalier de Bufévant.

Aides-maréchaux des logis pour l’infanterie : de Zanthier, de Carborie et de Chamolle.

RÉGIMENTS : COLONELS.
Régiment Normandie : colonel Marquis de Hautefeuille.
Régiment Beauce : colonel Vicomte de la Charce.
Régiment Flandre : colonel Duc d’Havré.
Régiment Lorraine : colonel Duc de Mortemart.
Régiment Austrasie : colonel Vicomte du Hautoy.
Régiment Soissonnais : colonel Marquis de Saint-Mesme.
Régiment Royal : colonel Marquis de Nesle.
Régiment Conti : colonel Comte de Caulan.
Régiment La Couronne : colonel Marquis d'Avaray.
Régiment Royal-des-Deux-Ponts : colonel Duc des Deux-Ponts.
Régiment Touraine : colonel Marquis de Saint-Simon.
Régiment Barrois : colonel Marquis de Chabrillant.
Régiment Orléans : colonel Marquis de Barbançon.
Régiment Marne : colonel Comte de Clarac.
Régiment Savoye : colonel Prince de Carignan Villefranche.
Régiment Limousin : colonel Comte de Damas.
Régiment Saintonge : colonel Vicomte de Beranger.
TOTAL : 17 Régiments.

Un bataillon de Toul, artillerie.

Le régiment de Paris — de Saint-Laurent.

Pour le service de l'artillerie, 150 dragons de Noailles et 150 de la Rochefoucauld.

Les ordres avaient été donnés pour que l'armée fût portée à 40,000 hommes effectifs qui partiraient en deux convois du Havre et de Saint-Malo, où 300 bâtiments auraient été prêts à les recevoir, à la fin de juin. Le premier convoi devait transporter 1200 chevaux pour les hussards, une partie des dragons, l'artillerie et l'état-major; le reste des chevaux ferait l'objet d'un second convoi.

Le gouvernement français, qui comptait sur la coopération efficace de l'Espagne et regardait comme infaillible le succès de l'expédition, avait prescrit au lieutenant-général d'Orvilliers de se concerter avec le lieutenant-général de Vaux sur les moyens les plus propres à assurer le succès, et il leur avait adressé, le 29 mai et le 19 juin, des instructions détaillées complétées par celles du 21 juin, où nous lisons :

« Dans la supposition où la partie de Gosport (comté de Southampton), serait inattaquable, M. le comte de Vaux se bornerait à l'attaque de l'île de Wight et à s'y établir avec les troupes de Sa Majesté, de manière qu'il n'en puisse être chassé, et que le voisinage de cette île, ainsi que les troupes qu'elle contiendra, puissent assez occuper l'ennemi sur les côtes du continent anglais pour qu'ils y emploient un assez grand nombre de troupes pour qu’ils soient obligés de dégarnir les côtes de la circonférence.

Quand les troupes du roi auront fait les fortifications et retranchements suffisants pour que l'île de Wight puisse être conservée par dix mille hommes contre toutes les forces de l'ennemi, M. le comte de Vaux est autorisé à aller tenter un autre débarquement, sous la protection de l'armée navale du roi, où ils trouveront possible l'un et l'autre de débarquer, même jusqu'à Bristol. Mais, dans le cas où l’on ne pourrait s'assurer d'avoir d'heureux succès, on se contentera, jusqu'à ce que l'on ait reçu de nouveaux ordres de Sa Majesté, de faire quelques entreprises dans le continent le plus voisin de l’île de Wight, et qu'ils jugeront le plus favorable ».

La confiance que le gouvernement français avait eue dans le succès était déjà bien ébranlée lorsque le 6 août, il adressa aux deux commandants en chef les instructions suivantes : « La saison s'avance et le retard indispensable qu'a éprouvé la jonction des armées navales de France et d'Espagne, a décidé le roi à ordonner qu'au lieu des premiers plans contenus dans la première instruction que Sa Majesté a fait expédier à M. le comte de Vaux, et qu'elle lui a fait remettre le 18 juin 1779, il s'occupât essentiellement des moyens d'exécution des ordres ci-après :

L'intention de Sa Majesté est que M. le comte de Vaux, dès que les succès des armées navales combinées auront rendu le canal de la Manche libre, et que les troupes qui doivent s'embarquer à Saint-Malo et au Havre, pourront sortir de ces ports, on les fasse embarquer pour opérer selon le plan ci-après.

Au lieu de se porter sur l'île de Wight, Gosport, l’île de Portsea et Porsmouth, ainsi que le portait la première instruction, M. le comte de Vaux, de concert avec M. le comte d'Orvilliers, se portera à la côte de Cornouaille, et cherchera à débarquer au port de Falmouth, dont les plans et les reseignements sont ci-joints. Il choisira pour lieu de débarquement, ou le port de Falmouth même, qui n'est défendu que par deux vieux châteaux, ou la rade d'Helford, à deux lieues, et-qui est ouverte.

L'on n'a rien à prescrire à M. le comte de Vaux sur la forme et le lieu de son débarquement. Il suffit de lui indiquer les deux points ; son intelligence et ses talents militaires reconnus lui suffiront pour se déterminer dès qu'il sera instruit des intentions du roi.

Sa Majesté désire que l'armée française s'occupe essentiellement de la conquête de la province de Cornouaille, et que, dès que lé débarquement aura eu lieu aux endroits indiqués, M. le comte de Vaux, après les précautions militaires prises pour assurer le lieu du débarquement, cherche à former un premier établissement dans le pays, afin d'y faire un poste capable de servir de dépôt à toute son artillerie et ses munitions.

D'après les renseignements que l'on a du pays, l'on croit pouvoir indiquer le bourg de Dodonin ou environ pour le lieu de ce premier dépôt, qui doit être mis à l’abry de toute insulte. Dodonin paraît propre à remplir l'objet indiqué, parce que l'ouvert du pays dans cette partie ne présente pas plus de deux lieues, que la rivière de Fowey, qui verse dans la Manche, pourrait en protéger la droite et celle de Allen, qui verse dans le canal de Saint-Georges, à Padstow, couvrirait la gauche. Cette indication ne doit servir que de renseignement. Le roy laisse M. le Comte de Vaux maître du choix du poste qui pourra remplir le mieux les vues de Sa Majesté, et assurer la sûreté de ses troupes. On croit que Dodonin est à quatre lieues de Falmouth.

Ce premier établissement choisi et pendant que le général y fera travailler, l'intention du roy est qu'après avoir pourvu à la défense de ce poste, l'armée française s'avance sur le Tames, rivière qui traverse tout le pays, et qui sépare la province de Cornouaille de celle de Devon. Cette rivière tombe dans le dock de Plymouth et de là à la Manche.

Sa Majesté désire que M. le comte de Vaux prenne sur le Tames une position susceptible d'assurer la conquête de la province de Cornouaille, et même de faire de cette rivière la tête de ses quartiers d'hiver, en rendant la position la plus redoutable possible. Le roy s'en remet pour cet objet aux talents de M. le comte de Vaux. La distance du canal de la Manche au canal de Saint-Georges n'est que de dix lieues. La volonté du roy est de conserver cette province jusqu'à la campagne prochaine. Le nombre et la qualité des troupes qui pourront être à Plymouth décideront le général sur ce qu'il tentera sur cette place importante, et dont la possession deviendrait du plus grand intérêt pour le roy, etc. ».

Maintenant que nous connaissons le plan des opérations assignées à l'armée de débarquement et d'occupation, voyons le rôle que joua l'armée navale franco-espagnole :

« L'armée navale de France, continue M. O. Troude (p 31), mit à la voile, le 3 juin, et se dirigéà sur les côtes d'Espagne, où elle devait trouver les vaisseaux espagnols, mais elle croisa pendant un mois sans en voir apparaître un seul. Les officiers généraux espagnols avaient, en effet, montré beaucoup de répugnance à se ranger sous les ordres d'un officier étranger, et, le 2 juillet seulement, huit vaisseaux et deux frégates, sortis de la Corogne avec le lieutenant-général Don Antonio Darce, rallièrent l'armée française. Vingt jours après, vingt-huit autres vaisseaux, deux frégates, deux corvettes et cinq brûlots, partis de Cadix sous le commandement du lieutenant-général Don Luis de Cordova, rallièrent aussi ; l'armée combinée se trouva alors forte de soixante-six vaisseaux et quatorze frégates ; toutefois, il n'y eut que vingt vaisseaux espagnols qui se rangèrent sous les ordres du lieutenant-général d'Orvilliers, les autres formèrent une armée indépendante, dite d'observation, dont le lieutenant général de Cordova prit le commandement [Note : Cette armée combinée, la plus forte qu'on eût vue depuis près d'un siècle, se composait ainsi : Pour la France, de 30 vaisseaux, dont 1 de 110 canons, 1 de 100, 1 de 82, 3 de 80, 15 de 74, 8 de 64 et 1 de 60. Le contingent de l'Espagne était de 19 vaisseaux, dont 1 de 80, 1 de 76, 14 de 70, 1 de 64, 2 de 60 et 1 de 52, 7 frégates et 5 corvettes. L'escadre d'observation, entièrement composée de bâtiments espagnols, comptait 16 vaisseaux, dont 1 de 110, 1 de 80, 14 de 70 et 2 frégates].

Après avoir pris connaissance de l'île d'Ouessant, l'armée combinée qui manquait déjà d'eau et de vivres, et qui avait un grand nombre de malades [Note : L'état de situation du 11 juillet portait à 1,035 le nombre des malades et à 174 celui des convalescents. Les vaisseaux français avaient déjà perdu 48 hommes et 412 avaient été envoyés aux hôpitaux du Ferrol et de la Corogne, pendant que l'armée croisait sur les côtes d'Espagne], se dirigea sur les côtes d'Angleterre. L'intention du commandant en chef était d'aller mouiller dans la baie de Torbay, d'y faire une répartition égale des vivres qui se trouvaient encore à bord des vaisseaux et d'y attendre ceux qu'il avait fait demander à Brest ; mais, lorsque, le 17 août, l'armée arriva à la hauteur de cette baie, les vents passèrent à l'est grand frais, et elle fut obligée de louvoyer pour chercher à l'atteindre. Le temps fut mauvais pendant plusieurs jours. Le 25, le lieutenant général d'Orvilliers ayant eu des renseignements précis sur l'armée anglaise, fit assembler les officiers généraux en conseil pour délibérer sur le parti qu'il convenait de prendre. Il fut exposé que quelques vaisseaux avaient jusqu'à 300 malades et n'avaient ni chirurgiens ni médicaments ; que d'autres manquaient d'eau à ce point qu'ils étaient obligés d'en demander chaque jour à leurs voisins ; que plusieurs, et notamment la Bretagne, n'avaient de vivres que jusqu'au 23 septembre. Le conseil décida d'une voix unanime que, dans un tel état de choses, il serait imprudent de s'engager dans la Manche ; qu'il fallait aller chercher l'armée anglaise aux Sorlingues, où l'y attendre. Le conseil décida en outre qu'on abandonnerait la croisière le 8 septembre, et que, conformément aux ordres que l'amiral espagnol avait reçus de son gouvernement, les deux armées se sépareraient dès qu'elles pourraient le faire sans inconvénients. L'armée combinée se dirigea donc sur les Sorlingues.

Le 31, les frégates signalèrent quarante-trois vaisseaux anglais. Le vent était alors au nord. L'amiral sir Charles Hardy était sorti de Spithead le 16 juin, pour croiser à l'entrée de la Manche, et il avait été poussé au large par les grands vents d'est qui avaient régné. L'armée anglaise fut chassée dès qu'elle fut aperçue ; mais le vent reprit à l'est, et le lendemain, elle était à 18 ou 20 milles au vent, en position d'entrer à Plymouth. L'armée combinée cessa alors sa poursuite et laissa arriver pour aller reconnaître un grand nombre de voiles que les vaisseaux de l'arrière-garde venaient de signaler dans l’ouest. A trois heures de l'après-midi, on reconnut elles un convoi hollandais venant de Surinam.

L'armée combinée continua sa croisière jusqu'à l’époque où il avait été décidé qu’elle effectuerait, son retour ; elle se se dirigea alors sur Ouessant. Le commandant en chef y récut l'ordre de rentrer à Brest ; il mouilla sur cette rade le 14 septembre. Les vaisseau espagnols l'y suivirent.

La jonction tardive des vaisseaux espagnols rendit cet immense armement complètement infructueux. L'apparition de l’armée combinée jeta sur les côtes d'Angleterre une terreur telle, qu'on n'en avait jamais éprouvée de semblable. On craignait une invasion, et les mesures prises par le gouvernement ne contribuèrent pas peu à entretenir cette idée. La panique fut encore augmentée par une proclamation royale qui invitait les habitants de la côte à envoyer dans l'intérieur, leurs chevaux, leurs bestiaux et toutes leurs provisions ».

Rien de plus réel que la panique dont parle M. O. Troude.

Elle nous est attestée par la proclamation de Georges III, du 9 juillet, ordonnant de doubler les milices de son royaume, et enjoignant à tous les officier civils et militaires, dans le cas où les Français effectueraient leur projet d'invasion, d'éloigner des côtes, à leur première approche, tous les chevaux et bestiaux à l'exception de ceux qui seraient réservés pour son service, ou pour la défense du pays. En même temps ses gardes du corps se tenaient prêts à monter à cheval, à la première alerte, et plusieurs régiments de milice, campes sur les côtes du sud, attendaient sous les armes l'ordre de marcher vers les endroits. qui seraient attaqués.

Les lettres suivantes de l'espion renferment des détails qui ne laissent aucun doute sur l'intensité de la frayeur qu'on éprouvait en Angleterre.

« Falmouth, le 17 août 1779.
Le 15, sur les deux heures après midy, nous avons été dans les plus vives alarmes par l'apparition d'une grande flotte. A son approche, nous avons reconnu les escadres combinées de France et d'Espagne, composées de 62 vaisseaux de ligne et d'environ 40 de moindre force. Elles sont restées icy jusqu'aujourd'huy 16, à trois heures de l'après-midy, et ensuite elles ont fait route à l'est. A leur approche, la plupart des habitants se sont retirés avec leurs familles et leurs effets. Nous avons environ huit compagnies de milice et beaucoup de mineurs qui ont monté la garde toute la nuit et tout le jour dans la ville et les faubourgs. Cette place est dans le plus grand désordre, et toutes les affaires y sont suspendues. Nous avons illuminé toutes nos fenêtres, et personne ne s'est couché de la nuit. Dès que les escadres ont été hors de vue, nous avons détaché 16 galiotes à rames pour chercher le chevalier Hardy qui a été aperçu samedi dernier à 14 ou 20 lieues des Sorlingues, et nous avons promis cent guinées de récompense à chacun des hommes qui le trouveraient »
.

« Torbay, le 17 août 1779.
Un brigantin ou vaisseau côtier a été chassé ce matin dans notre baye par une grosse frégate française. On a su depuis qu'elle appartenait à l'armée combinée de France et d'Espagne qui est actuellement à la hauteur de Plymouth, et qui consiste en plus de 60 vaisseaux de ligne, sans compter les frégates, au nombre de plus de 50. On dit que sur les vaisseaux il y a 10,000 hommes de troupes de débarquement, sans compter celles de la marine. L'amirauté vient d'expédier plus de vingt courriers aux différents ports du royaume sur la côte de l'ouest. Il en est parti à des heures différentes ; deux pour Portsmouth et deux pour Portsmouth. Suivant les nouvelles du 16, de Falmouth, les forces de l'ennemy qui étaient devant Ramhead consistaient en plus de cent vaisseaux à trois mâts. Il s'en est peu fallu que l'Isis ne tombât entre les mains de l'ennemi en faisant route pour rejoindre la flotte de Hardy »
.

« Plymouth, 17 août 1779.
Je n'entreprendrai point de vous peindre le trouble qui régna parmi les habitants de cette place au moment où les ennemis ont paru devant le port. On ne se serait jamais imaginé que les Français, osassent venir nous braver jusque dans la Manche, mais l'événement nous a convaincu de la possibilité de la chose. Tout le monde icy ne cesse de s'écrier : « Où est le ministre ? où sont nos généraux ? où sont nos amiraux ? où sont les amis du roy et du peuple ? ». Tout paraît perdu, et chacun se prépare à abandonner la ville avec précipitation, et à laisser les maisons à la mercy de l’ennemy. Notre ami XXX., qui jouit icy de beaucoup de considération, s'est adressé à la multitude. Il l'a assurée que tous les ministres du roy avaient déclaré que Sa Majesté était actuellement son propre ministre, et qu'il avait dit hautement que si l'ennemy débarquait, elle serait son propre général, et qu'à la première nouvelle, elle serait prête à se mettre à la tête de ses troupes de Coœshead. La consternation a cessé, le peuple a paru satisfait ; mais, quelques personnes ont tourné les yeux du côté des vaisseaux ennemys, et ont dit : « Plût à Dieu que le roy fût aussi son amiral !. ».

Le chevalier Hardy a une attaque de goutte, et le commandement de trente-sept vaisseaux de ligne contre soixante-sept, exige un homme qui jouisse d'une parfaite santé et d'une vigoureuse activité, comme de toute sa raison. Les habitants se sont retirés avec leurs effets à Truro ».

« Riverton, le 18 août 1779.
Tout est icy dans la plus grande confusion d'après les nouvelles apportées de Plymouth. Une femme est arrivée hier au soir et a apporté avec elle ses effets les plus précieux. Elle dit que 300 voiles françaises ou espagnoles, tant vaisseaux de guerre que bâtiments de transports, sont devant Plymouth ; que le gouverneur a assemblé toutes les forces de la garnison
[Note : Dans une lettre du 15 août, l'espion faisait connaître que les forts de Plymouth et les camps établis dans ses environs étaient pourvus de 70 à 80 pièces de canons, mais que pour servir et défendre tous ces ouvrages il n'y avait que cinq régiments à moitié complets et qu'en cas de débarquement le seul salut de la place était dans la côte, rocher à pic], et que le pavillon, sans-quartier, est arboré à la tour. Elle ajoute que la banque et toutes les boutiques sont fermées, et que les principaux habitants se sauvent de la ville en toute diligence avec ce qu'ils ont de plus précieux. Hier, depuis cinq heures du matin jusqu'à deux heures de l'après-midy, on a entendu un feu continuel de coups de canon sur la hauteur du Furdon.

Les vaisseaux de guerre le Hind et le Garla ont fait voile pour la rade d'Yarmouth avec un grand nombre de bâtiments de transport. On prétend que ces derniers doivent être coulés bas pour fermer ce passage dans le cas où quelque division de l'armée ennemy voudrait entrer dans ce port.

Selon les dernières nouvelles de Plymouth, l'armée combinée des Français et des Espagnols était dans cette ville depuis le 16 au matin, mais on n'avait aucune nouvelle du chevalier Hardy.

Le 17, le vaisseau de guerre l'Ardent de 64 canons, après avoir conduit sans accident jusqu'à la hauteur de ce port une grande flotte de bâtiments vivriers et autres, est tombé presqu'aussitôt dans l'armée navale de l’ennemy qu'il avait pris pour la nôtre. En conséquence, il a été obligé de se rendre après s'être vaillamment battu pendant plusieurs heures. On assure que son grand mât avait été abattu avant qu'il amenât [Note : On lit au sujet de la capture de ce vaisseau, la note suivante, page 460, du tome II de l'Histoire maritime de France, par Léon Guérin, Paris, Didier, 1844, 2 volumes in-12. « Une curieuse et fort chevaleresque discussion s'engagea, au sujet de la prise de l'Ardent, entre les quatre commandants des frégates françaises. Chacun d'eux prétendit plus particulièrement que les autres à l'honneur de la victoire. L'arbitrage en fut remis à d'Orvilliers qui le renvoya devant La Touche-Tréville. Cet officier général, qui avait été spectateur du combat, déclara que tous les quatre s'étaient montrés animés du désir de bien faire, avaient manœuvré également bien, et que l'Ardent s'étant rendu au milieu des quatre frégates, personne n'avait le droit de s'attribuer plus particulièrement la victoire (cela résulte d'une pièce que nous avons eue sous les yeux aux Archives de la marine) ». M. Léon Guérin (ibid) raconte ainsi les circonstances de la lutte : « L'escadre légère, aux ordres de La Touche-Tréville, qui allait en avant, découvrit, le 17 août sur la pointe de Good-Stard, deux bâtiments dont l'un donnait la chasse à l'autre et le visitait après l'avoir atteint. On reconnut que le bâtiment visité était Danois, et que le visiteur était un vaisseau de ligne anglais. Aussitôt La Touche-Tréville fit signal à son escadre de forcer de voiles. La frégate la Junon, commandant Bernard de Marigny, parvint la première à se mettre dans les eaux de l'ennemi, qui chercha vainement à lui échapper en essayant différentes allures; La Gentille, commandant Miegaud de la Haye ; la Bellone, commandant Le Gonidec, et la Gloire, commandant de Bovres, suivirent de près la Junon et vinrent pour partager son triomphe. Le vaisseau anglais, qui avait nom Ardent, et était de 64 canons, amena pavillon après une courte défense, et le capitaine Boteler, qui le montait, remit son épée au commandant de la Gentille].

On dit que le chevalier Hardy est à la hauteur de Lands'End et qu'un vent de N.-E. l'empêche d'entrer dans la Manche. Suivant d'autres, il est allé croiser aux Sorlingues, et il a manqué l’ennemy qui en conséquence est entré dans la Manche. Ces funestes nouvelles s'accréditent de plus en plus. Elles ont répandu la consternation parmi les marchands de Londres. Elles sont arrivées à l'heure de la Bourse, où l'on était partagé sur le vrai objet du commandant français, mais on est bien convaincu qu'il doit en résulter un combat général ».

Nous croyons superflu de reproduire d'autres lettres de l'espion. Toutes celles qui précèdent suffisent pour démontrer l'impuissance où eût été l'Angleterre de repousser l'invasion si l'armée navale d'Espagne n'avait pas tardé à se joindre à la nôtre. Qu'on se reporte aux lettres de l'espion, à celles surtout du 28 juin et du 6 juillet, ainsi qu'à la proclamation de Georges III, et l'on sera convaincu que si la jonction — et c'était très-facile — s'était opérée un mois plus tôt, une descente ne pouvait manquer de réussir, surtout si le débarquement des troupes embarquées sur les vaisseaux avait été combiné avec celui des forces militaires échelonnées sur les côtes de Bretagne et de Normandie. Le retard apporté à cette jonction eût pour conséquence la consommation prématurée des moyens de subistance des équipages. Le défaut d'eau, de rafraîchissements, de médicaments, de chirurgiens même fit naître et développa une épidémie telle qu’à la rentrée de l'armée combinée à Brest, le 14 septembre, après cent quatre jours de mer, le nombre des malades qui s'entassèrent dans les hôpitaux de la marine à Brest et dans les hôpitaux supplémentaires de Pontanézen, Lesneven, Landerneau et Quimper était si considérable, qu'au 1er janvier 1780 il en restait 2,724 dont 662 Espagnols, et qu'au 4 février suivant, l'épidémie avait peu perdu de son intensité puisqu'on comptait encore 2,050 Français et 524 Espagnols.

Les reproches que l'opinion publique ne ménagea pas au lieutenant général d'Orvilliers portèrent principalement sur ce que l'armée combinée n'avait pas intercepté le convoi anglais des Antilles qui était arrivé en Angleterre le 8 août. Les épigrammes, les chansons dans lesquelles on faisait peser sur ce malheureux officier général l'insuccès de la campagne, ajoutèrent à la douleur que lui causait la perte récente de son fils unique, mort dans ses bras sur le vaisseau-amiral la Bretagne, le 1er août 1779. Le lendemain, il avait écrit au ministre de la marine, la lettre suivante, aussi noble que touchante : « Le Seigneur m'a ôté tout ce que j'avais dans ce monde, mais il m'a laissé la force de terminer cette campagne et le plus grand désir que ce soit à votre satisfaction ».

Le roi compatit à la douleur du père, et ce fut vraisemblablement ce qui le détermina à faire atténuer son mécontentement dans la lettre que M. de Sartine lui écrivit le 17 septembre 1779, et qui est ainsi conçue :

« J'ai reçu, Monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, le 11 de ce mois, timbrée : Opérations de l'armée navale. J'ai mis cette lettre sous les yeux du roi. Sa Majesté a lu le résumé de toutes les dépêches que vous m'avez successivement adressées pendant le cours de la campagne. Elle a vu avec peine que toutes les opérations se réduisent, ainsi que vous l'observez, à avoir pris ou détruit 21 batiments ennemis dans le nombre desquels se trouve un vaisseau de guerre de 64 canons, et avoir fait 1,100 prisonniers, et après avoir jeté l'alarme sur la côte méridionale d'Angleterre depuis le port de Falmouth jusqu'au Sond [Note : Le Sond, ou plus exactement le Sound de Plymouth, est un espèce de golfe à l'entrée duquel se trouve la petite baie de Causand. C'est dans cette baie qu'appareillent les vaisseaux sortant du port de Plymouth] de Plymouth, chassé et poursuivi pendant vingt-quatre heures l'armée du roi d'Angleterre, fuyant devant les pavillons de France et d'Espagne.

Sa Majesté, en regrettant infiniment que le plan d'opérations qu'elle avait concerté, avec le roi catholique, son oncle, n'ait pu avoir son exécution, n'en rend pas moins justice au zèle et à la persévérance que vous avez montrés dans cette campagne. Elle est persuadée, et Sa Majesté catholique le sera sans doute que, si le temps et les circonstances eussent secondé l'habileté du général à qui les deux monarques avaient confié le commandement de leur armée, vous eussiez prôcuré à leurs armes et à leurs pavillons le succès et la gloire qu'ils pouvaient attendre de la réunion de leurs forces navales.
J'ai l'honneur d'être, etc. »
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D'Orvilliers comprit que les consolations par lesquelles se terminait cette lettre s'adressaient plutôt au père qu'au général ; abreuvé d'amertune et de chagrin, il ne tarda pas à quitter le service. Devenu veuf en 1780, il se retira au séminaire de Saint-Magloire, à Paris, abandonnant sa fortune à ses héritiers, et ne réservant que la pension de 24,000 francs qui lui avait été accordée à sa retraite. En 1791, l'âge et l'infirmité ayant affaibli ses facultés physiques et morales, il fut recueilli à Moulins, ou il était né en 1708, chez son neveu, M. de Giory, ancien capitaine de vaisseau, et mourut le 15 août 1792.

Nous nous arrêtons ici. Il n'entre pas dans notre sujet de raconter les projets préparés par le directoire et l'empereur, projets sur lesquels l'histoire contemporaine est d'ailleurs entrée dans des détails auxquels. nous n'aurions rien à ajouter.

(P. Levot).

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