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QUELQUES MOINES DE L'ABBAYE DE SOLESMES

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Quelques figures de moines.

En quittant le monde pour entrer au monastère, les religieux s'effacent volontairement et leur vie se cache aux yeux des hommes. Toutefois elle ne l'est pas aux yeux de Dieu, ni dans une certaine mesure à ceux de leurs frères en religion. Nous sommes même les uns pour les autres, bien malgré nous, des juges assez difficiles, car, dans une communauté fervente, les moindres écarts sont facilement remarqués. Et cependant, que d'existences où la critique ne trouve rien à reprendre !. De combien de moines pieux, humbles, obéissants, travailleurs, le souvenir se presse à la mémoire de celui qui, après vingt ou trente ans de vie monastique, jette un regard en arrière !. Mais alors, interrogera peut-être le lecteur, ce sera sans doute une série monotone, incolore, toute impersonnelle ? Pas le moins du monde !. Ces hommes ont eu chacun leur physionomie propre et il s'est même rencontré parmi eux quelques grands originaux.

S'il fallait faire ici une place à tous ceux de nos anciens qui nous ont édifié, ce petit article n'y suffirait pas. On s'est donc borné à quelques figures plus marquantes, à quelques noms plus en vue ; le public apprécie plusieurs de ces moines comme savants, c'est surtout leur physionomie de religieux que nous voudrions présenter ici au lecteur.

 

Le Cardinal Pitra.

Dom Jean-Baptiste Pitra naquit à Champforgueil (Saône-et-Loire) le 1er août 1812. Il descendait d'une famille de tisseurs de soie milanais émigrée à Lyon au XVIème siècle et fut, dès sa jeunesse, un des sujets les plus remarquables du séminaire, puis du clergé d'Autun. Ses débuts dans l'archéologie, une étude sur l'inscription de Pectorius trouvée en partie par lui à Autun, en 1834, furent d'un maître. Le 7 septembre 1840, il prenait l'habit à Solesmes, des mains de Dom Guéranger, mais son évêque le rappela aussitôt. L'épreuve dura un an, puis il put revenir au monastère, et le 10 février 1843 il touchait enfin au but et faisait la profession monastique si désirée, à la faveur de laquelle il espérait mener désormais une vie toute de prière et d'étude dans le calme de sa chère solitude de Solesmes. Hélas, jamais existence de moine ne fut plus agitée que la sienne !. Dès les premiers mois, Dom Guéranger l'envoyait à Paris où il le chargeait d'une mission difficile et délicate ; puis il lui fallut passer en Angleterre, parcourir la France en quêtant pour le monastère dont la situation financière était déplorable. Successivement l'Alsace, la Belgique, la Hollande, puis l'Angleterre encore virent passer le moine pèlerin que rien ne pouvait consoler de cet exil presque perpétuel : « Voilà, écrivait-il de la Haye, le 25 décembre 1852, voilà, je crois, la dixième lettre de Noël que vous envoie ce pauvre Père errant. Depuis 1843, je n'ai pas souvenance d'avoir eu une seule fête de Noël en communauté ! ».

Abbaye de Solesmes : le cardinal Pitra

Peu d'hommes, cependant, furent aussi profondément moines que Dom Pitra. Il vécut toute sa vie comme un étranger dans le monde. Et quel travailleur il fut ! Ses voyages, loin d'être pour lui une source de distractions, lui fournirent l'occasion d'un labeur acharné, incroyable, véritablement sans exemple dans l'histoire de l'érudition et dans les annales monastiques. Son secret, à vrai dire, n'est pas à la portée de tout le monde : il ignorait le sommeil, et, d'un manuscrit qui l'intéresse, il écrit tout naturellement ; « Je l'ai depuis trois nuits à ma disposition ». Aussi bien faut-il avoir tenu ses innombrables cahiers de notes pour se faire une idée de ce qu'il était capable de tirer d'un catalogue de manuscrits : il dépouillait, à la lettre, les bibliothèques par lesquelles il passait. Au terme d'un de ses voyages en Angleterre, après un séjour de sept mois, il rapportait plus de quinze cents pièces, dont six cent quarante-sept inédits copiés de sa main, et dont l'un ne comptait pas moins de sept mille vers. Mais quel régime !. A Londres, il était de 10 heures du matin à 4 heures de l'après-midi au British Museum, et de 4 heures de l'après-midi à 1 heure du matin à l'Athenaeum Club, où il continuait à travailler soutenu par des repas qui le plus souvent ne se composaient que de pain et de fromage.

Au milieu de tout ce travail, il n'oubliait pas l'obéissance : il rendait compte de tout à son abbé et ne faisait rien sans sa permission. Se retrouvait-il au monastère, il était le plus régulier des religieux, ne manquait aucun exercice commun, occupait toujours sa stalle au choeur, participait à toutes les récréations. Il n'y avait que l'heure du coucher pour laquelle il eût demandé et obtenu une exception : il veillait régulièrement jusqu'à 2 heures du matin et sa santé de fer s'accommodait de ce travail prolongé et de cette absence de sommeil.

Les années 1853 à 1858 furent pour lui une période de calme durant laquelle il ne quitta guère le monastère ; mais, au début de 1858, le pape Pie IX l'appelait à Rome pour l'envoyer en Russie d'abord et le créer ensuite cardinal au consistoire du 16 mars 1863. Il était ainsi définitivement arraché à sa cellule et à la vie de communauté, mais la haute dignité dont il était désormais revêtu ne changea pas son âme. Cardinal, il resta un chercheur et un érudit et devint d'ailleurs bibliothécaire de la sainte Eglise romaine ; il resta surtout un moine, et dans l'historique palais de Saint-Callixte, où il avait établi sa résidence, il vécut pauvre et solitaire. Un autre religieux de Solesmes, Dom Leduc, s'y trouvait avec lui au début, mais la maladie l'en chassa bientôt et c'en fut fait des projets de communauté du cardinal : il dut vivre seul. « Levé à 5 heures, écrit le Rme Dom Cabrol, il consacrait à la récitation de l'office divin et à la célébration de la messe les premières heures de la journée ; il prenait son premier repas à 9 heures et le second à 6 heures ; tout le reste du temps était consacré au travail de cabinet et aux séances dans les congrégations dont il faisait partie. Après le souper et quelques moments donnés à la conversation avec ses secrétaires, il reprenait son travail et le poursuivait généralement très avant dans la nuit. Il se jetait ensuite tout habillé sur un canapé, qui n'était guère plus doux que sa couche de moine, et y prenait quelques heures de repos ».

Tel était cet homme profondément religieux et dont le premier abord un peu froid et l'aspect plutôt sévère cachaient une bonté profonde. La fin de sa vie fut attristée par le mécontentement que provoqua chez Léon XIII une lettre publique écrite par lui, et où les regrets prodigués à Pie IX et à ses directions prenaient fatalement la physionomie d'un blâme à l'adresse du nouveau pape et de ses tendances. On lui prêta à cette occasion des sentiments et des prétentions qu'il n'avait certainement pas et dont il se défendit en présentant au Souverain Pontife des excuses d'une humilité touchante. Cet incident pénible ne lui enleva pas l'estime du Sacré Collège et, lorsqu'il mourut, le 10 février 1889, en l'anniversaire même de sa profession monastique, les vingt-deux cardinaux présents à Rome voulurent tous assister à ses funérailles. Son corps repose actuellement dans la sépulture des membres de la Congrégation de la Propagande, une des plus tristes, il faut l'avouer, de l'Agro Verano romain.

Saint-Callixte doit beaucoup au cardinal Pitra : c'est lui qui fit remettre en état les appartements cardinalices, et surtout c'est sur ses conseils qu'après 1870, l'abbé de Saint-Paul présenta et fit triompher devant le nouveau gouvernement la thèse d'après laquelle ce Palazzo, comme on l'appelle encore, est non un monastère, mais un hospice dépendant de la basilique de Saint-Paul. Grâce à cette distinction, le palais ne fut pas confisqué, et c'est ainsi qu'il peut aujourd'hui abriter la Commission Pontificale bénédictine instituée par Pie X pour la révision du texte de la Vulgate. La grande salle où se poursuivent les travaux de la révision a englobé la chambre où est mort Dom Pitra, aussi le cardinal Gasquet a-t-il voulu que son souvenir fût consigné dans l'inscription suivante, encastrée dans l'un des murs de cette salle, auprès de la porte d'entrée :

PAX

HIC

EMVS IOANNES BAPTISTA O. S. B.

S. R. E. CARDINALIS PITRA

CVRRICVLVM VITÆ

QVAM TOTAM AD ECCLESIÆ ORDINISQVE GLORIAM

STVDIIS DEDICAVERAT

PIE IN DOMINO CLAVSIT

V IDVS FEBRVARII A. D. MDCCCLXXXIX

CONFRATRES O. S. B.

VVLGATÆ LATINÆ EDITIONIS PRÆPARANDÆ

ADDICTI

HANC TANTI MAGISTRI MEMORIAM

QVA SVIS VESTIGIIS INSISTENTES EXCITARENTVR

DEVOTO ANIMO

INSCRIPSERVNT

I. O. G. D.

Les moines de Solesmes doivent eux aussi se sentir encouragés par son exemple et fiers de sa mémoire. En tout cas, comme l'a si justement écrit le Rme Dom Cabrol, ils ne sauraient oublier sans ingratitude que durant vingt ans il a, sans compter, sacrifié au bien de la communauté ses goûts, sa tranquillité et sa noble passion de l'étude.

 

Dom Gardereau.

Dom Gardereau était né à Angers le 26 novembre 1806. Il fit d'abord ses études de droit, puis entra au séminaire Saint-Sulpice. Il était vicaire à la cathédrale d'Angers lorsqu'il se présenta au monastère, en 1836. Peu après sa profession il devint maître des novices, et exerça cette charge plusieurs années, puis il fut prieur ; mais bientôt Dom Guéranger dut se résigner à l'envoyer en Bretagne et ailleurs quêter pour l'abbaye. Il prêcha, au cours de ses voyages, plusieurs stations d'Avent et de Carême, ainsi que des retraites ecclésiastiques dont les auditeurs gardèrent longtemps le souvenir.

Dom Gardereau s'intéressait tout spécialement aux études philosophiques ; il a beaucoup écrit mais ne publia que peu de chose, défiant qu'il était de lui-même. C'était un homme d'une exquise politesse et d'une charité très délicate et très attentive. Tous ceux qui l'ont connu conservent le souvenir de sa bonne humeur, que de nombreuses infirmités et un grave affaiblissement de la vue n'arrivèrent jamais à assombrir. Il était si bon et si gai que les jeunes religieux se groupaient à l'envi autour de lui durant les récréations, au risque de le fatiguer quelquefois : jamais il ne s'offensa d'une étourderie. Tous avaient d'ailleurs pour lui un profond respect et il redevint prieur claustral près de cinquante ans après avoir dû abandonner cette charge une première fois. Il l'exerça sans défaillance durant les deux dernières années de sa vie. Il était au réfectoire avec la communauté lorsqu'il fut frappé d'une attaque subite de paralysie : pendant qu'on l'emportait, au milieu de la consternation générale, il souriait doucement aux religieux devant les tables desquels il passait. Quelques jours plus tard, le 16 mai 1888, il mourait saintement, plus qu'octogénaire. « Peu d'hommes, a écrit de lui Dom Delatte, ont laissé sur terre, au même degré, ce souvenir délicieux dont nous parle l'Ecriture, le parfum exquis d'une âme bonne et affectueuse, toute faite de bonté, d'indulgence attentive et d'urbanité ».

 

Dom Piolin.

On a retrouvé parmi les papiers de Dom Piolin ce bref règlement de travail écrit de sa main et contresigné par Dom Guéranger, le 13 décembre 1849 :

DIMANCHE : Etude de 8 heures : Ecriture Sainte ; Etude de 10 heures : Histoire monastique ; Etude de 2 heures : Liturgie ; Etude de 5 heures : Ecriture Sainte.

SEMAINE : Etude de 8 heures : Préparer la conférence d'Ecriture Sainte ; Etude de 10 heures : Histoire de l'Eglise du Mans ; Etude de 2 heures : Histoire de l'Eglise du Mans ; Etude de 5 heures : Histoire de l'Eglise du Mans.

Tous les jours, lire un chapitre du Nouveau Testament à l'étude de 8 heures, un chapitre de l'Imitation à l'étude de 2 heures, un chapitre de l'Ancien Testament à l'étude de 5 heures.

C'est par ce travail assidu et ordonné que l'historien de l'Eglise du Mans est arrivé à produire son oeuvre considérable. Il était né à Bourgneuf-la-Forêt (Mayenne), le 17 février 1817, et c'est du séminaire du Mans qu'il vint, sous-diacre, frapper le 4 juillet 1840 à la porte du monastère de Solesmes. Il y fit profession le 15 janvier 1842 et, sauf un court séjour au prieuré de Paris, il y passa toute sa vie.

Dom Piolin avait grand air, on a pu dire de lui qu'il semblait un portrait de Mauriste descendu de son cadre. Il n'eut jamais une bonne santé et souffrait cruellement, à certains jours, d'une maladie de foie qui contribuait à donner son esprit une tournure quelque peu caustique mais il était toujours d'une courtoisie parfaite et sa conversation pleine d'anecdotes de l'ancien régime était extrêmement plaisante. Son tempérament d'historien, légèrement sceptique, le faisait se tenir soigneusement à l'écart des discussions C'était surtout un grand travailleur et un écrivain habile à mettre en oeuvre les matériaux recueillis. Il est plus facile de critiquer son Histoire de l'Eglise du Mans que de la remplacer.

La régularité monastique de Dom Piolin est attestée par les charges de maître des novices, puis de prieur, que lui confièrent successivement Dom Guéranger et Dom Couturier. Il exerça la dernière de 1875 à 1886 et mourut durant la période de l'expulsion, le 6 novembre 1892, à deux pas du cloître qu'il avait honoré par un labeur continu et fructueux.

 

Dom Le Bannier.

Si le bonhomme La Fontaine avait eu l'idée de se faire moine bénédictin, il eût sans doute ressemblé beaucoup à notre confrère. Dom François Le Bannier était né au bourg d'Avoise, dans le Bas-Maine, le 29 octobre 1817. Après de bonnes études faites à Précigné, il entra à Solesmes en 1839 et fit profession le 29 juin 1841. Toute sa vie s'écoula dans l'humble labeur de l'obéissance. Il n'avait aucun don extérieur et n'attirait l'attention que par son air gauche et timide, mais il avait un coeur d'or et, dans sa tête perpétuellement distraite, nature et grâce chantaient doucement.

Sa vie entière fut un somme,

a écrit de lui son ami Louis Veuillot,

Mais la foi fut son oreiller.

Et en paradis le bonhomme

Arriva sans se réveiller.

On raconte de lui qu'étant excitateur des religieux pour l'office de Matines, et s'en allant avec sa lanterne de cellule en cellule, il lui arriva de se trouver un matin en face d'une collection d'oiseaux-mouches qu'un de ses confrères avait reçue la veille pour l'humble musée de l'abbaye. La vue des mille feux dont brillaient les plumes de ces petits oiseaux le jeta dans un tel ravissement qu'il ne put résister au désir de les examiner de plus près à la lueur de sa lanterne. Quand il fut tiré de cette contemplation, l'heure de Matines était passée depuis longtemps ; il l'avait totalement oubliée pour lui-même et pour les autres qu'il avait omis de réveiller et il lui fallut en faire sa coulpe au chapitre.

Dom Le Bannier s'était fait une langue à lui, dans laquelle il traduisit, non sans charme, assurément, les méditations sur la vie de Notre-Seigneur attribuées à saint Bonaventure. En voici un spécimen. « Comme depuis moult longtemps, par delà l'espace de cinq mille ans, écrit-il, le genre humain gisait ès profondeurs de misère, ... les très heureux esprits angéliques, compatissant à si grand désarroi ... dès aussitôt que fut advenue la plénitude des temps, supplièrent le Seigneur plus dévotement et instamment que jamais encore n'avaient fait ». Ce pastiche de la langue du XVIème siècle lui était devenu si familier et il s'était tellement habitué à vivre et à penser quelques siècles en arrière que sa correspondance elle-même est pleine de ces traits vieillots : « Il m'a toujours semblé, écrivait-il à Dom Guéranger, qu'il aurait manqué à ma gloire dedans le paradis une immense portion et que la gaudence y eût été moult incomplète, si je n'eusse été revêtu du sacerdoce de Jésus-Christ. Béni soit le Dieu tout-puissant qui à force de me tailler, marteller et polir, a fait d'une bûche non seulement un moine, mais encore un moine prêtre ».

Il semblerait qu'un tel homme dût être profondément inutile dans une communauté. Dom Guéranger, cependant, sut en tirer en particulier les hymnes dont il avait besoin pour les Offices propres de la Congrégation de France, et aujourd'hui encore nous chantons au chœur les strophes du bon Père Le Bannier. « Que de fois, écrit Dom Bérengier, ne l'avons-nous pas vu stationner à la porte de la cellule de son abbé, cachant sous le scapulaire les strophes qu'il venait de composer et attendant, avec une anxiété visible à tous les yeux, l'audience qui allait décider du sort de sa poésie. Car Dom Guéranger avait un goût si pur et possédait un sens liturgique si parfait qu'il ne se contentait pas de ce qui était médiocre ou seulement assez bien ; et quand nous voyions dom Le Bannier se retirer la tête basse et l'air embarrassé, nous étions sûrs qu'il allait recommencer son travail. Mais aussi comme sa rude et bonne physionomie brillait d'une joie presque enfantine, lorsque le sévère Aristarque avait loué ses vers. C'est par ce travail incessant qu'il arriva à manier tous les modes et tous les rythmes de la poésie liturgique avec une aisance, une habileté et une richesse d'expressions admirées des hymnographes de la Sacrée Congrégation des Rites ».

Dom Le Bannier fut envoyé à Sainte-Marie-Madeleine de Marseille à la fin de 1866. Il ne put y supporter les grandes chaleurs de l'année 1867 et mourut saintement le 22 septembre, en disant que saint Michel allait l'introduire dans le paradis. C'était sa vraie place ; il n'était fait ni pour notre planète, ni pour notre siècle.

 

Dom Leduc.

Dom Camille Leduc, Angevin, a laissé en mourant, dans sa ville natale, le 27 novembre 1895, une famille religieuse florissante et qui lui fera éternellement honneur. Les Servantes des Pauvres ont reçu de lui un cachet tout spécial d'aimable simplicité et d'esprit liturgique et intérieur qui, joint à un dévouement inlassable pour les pauvres malades, fait d'elles de vraies apôtres bénédictines. C'est bien ainsi qu'un moine pouvait concevoir le mélange de la vie contemplative et de l'action charitable. La voie par laquelle Dom Leduc aboutit à cette fondation devait présenter bien des détours.

Né à Angers, le 21 mars 1819, jour de la fête de saint Benoît, il fut l'aîné de quatre enfants, deux fils et deux filles. Son frère Théophile devait mourir jésuite, dans les misions de Chine, en 1860. Pour lui, après ses études au grand séminaire, il entra à Solesmes malgré l'opposition de son évêque, Mgr. Angebault, qui lui refusa toujours ses lettres dimissoires. Profès le 8 septembre 1846, il dut quêter pour le monastère. On le trouve avec Dom Pitra en Angleterre, puis faisant des catéchismes à Paris, puis établi pour quelques années à Saint-Paul-hors-les-Murs et à Saint-Callixte de Rome. C'est là qu'il fut ordonné prêtre en 1853. Envoyé ensuite au Mont-Cassin pour quelques semaines, il y demeura neuf ans et y devint maître des novices. C'est ainsi qu'il forma à la vie monastique les cardinaux Celesia et San Felice, l'abbé Bonazzi, de Cava, le grand prieur de Bari, Dom Piscicelli-Taeggi, et bien d'autres. En 1862, il est de nouveau à Rome, à Saint-Callixte, compagnon du cardinal Pitra ; mais la maladie le chasse bientôt, et c'est ainsi que, le 6 septembre 1863, il rentrait à Solesmes pour y enseigner le droit canonique. La maladie, puis la mort de son père l'amena, en 1870, à Angers, et les circonstances malheureuses de la guerre furent pour lui l'occasion de se mettre en contact avec les pauvres et les orphelins. Ce fut l'origine de la congrégation des Oblates bénédictines régulières, Servantes des Pauvres, qui commença modestement dans la maison paternelle, rue Saint-Eutrope, et à laquelle les supérieurs lui permirent bientôt de se consacrer tout entier. Il eut avant de mourir la consolation de voir le Saint-Siège lui accorder le bref laudatif et en approuver les constitutions.

Dom Leduc fut toujours très mortifié ; il dormait peu et avait conservé de son séjour en Italie l'habitude de se passer de feu en hiver. Il était bien rare qu'il mangeât de la viande ; il ne buvait que de l'eau. Ses oraisons se prolongeaient fort avant dans la nuit et il prenait de rudes disciplines. Mais il était plein d'attentions pour ses filles, veillait avec sollicitude sur leurs santés, et son aspect un peu sévère ne l'empêchait pas d'avoir à l'occasion le mot gai et même un peu caustique. C'est lui qui répondit un jour à un ami qui s'informait de Dom Gardereau : « Monsieur, il prend des notes ! ». L'excellent Père Gardereau écrivait en effet beaucoup et ne publiait jamais rien. A vrai dire, Dom Leduc ne mit rien au jour, lui non plus, mais son activité était tournée d'un autre côté et il a d'ailleurs laissé quelques travaux manuscrits dont la publication a été commencée, comme ce Catéchisme liturgique, où l'on a un exemple de l'enseignement qu'il donnait à ses religieuses et qui a produit de si bons fruits.

 

Dom Fonteneau, Frère Placide Crouton et Frère Clément Osouf.

Les visiteurs qui durant près d'un demi-siècle se sont présentés à Solesmes y ont été accueillis par ces trois religieux bien différents l'un de l'autre, mais tous trois pleins de charité et d'une courtoisie qui laissaient un profond souvenir à ceux qui en étaient l'objet.

Qui n'a pas connu Dom Fonteneau ne sait pas ce qu'est la prudence la plus aiguë jointe à la bonne grâce la plus raffinée. Il avait le coup d'oeil d'une sûreté étonnante et, dans une fonction où l'on doit souvent juger les gens sur la mine, il se trompa bien rarement. Il recevait chacun des hôtes comme s'il n'avait eu à s'occuper que de lui seul ; il pensait à tout, s'intéressait aux détails les plus divers, répétait cent fois les mêmes explications et les mêmes renseignements sans se lasser jamais. Il s'abstenait avec un soin extraordinaire de donner son appréciation sur les personnes et il avait un souci extrême de la charité dans les conversations. On peut dire qu'il a reçu à Solesmes tout ce que l'Eglise de France a compté d'hommes marquants depuis bien des années ; il avait donc beaucoup de souvenirs, mais il n'en fatiguait personne : c'était l'homme discret par excellence. Il eût certes été beaucoup plus porté à raconter des histoires de Chouans qu'à narrer ses propres expériences, car il était Vendéen dans l'âme. Un trait marquant de sa physionomie était l'horreur native qu'il avait de la mort. Son malaise était visible lorsque ce sujet était abordé devant lui ; cependant lorsque son heure fut venue, il nous édifia tous par son calme et, au milieu des souffrances d'une maladie dont il savait l'issue fatale, il reçut la visiteuse avec la même bonne grâce qu'il avait accoutumé de montrer à ses hôtes. C'était à Quarr-Abbey, dans l'île de Wight, le 23 août 1908. Il avait alors soixante-sept ans, étant né à la Chaise-le-Vicomte (diocèse de Luçon), le 17 janvier 1841, et profès du 6 janvier 1863.

Saint Benoît veut que l'abbé donne la charge de portier à un sage vieillard. Frère Placide Crouton était parvenu à cette maturité lorsque nous l'avons connu, mais Dom Guéranger lui avait confié la porterie lorsqu'il était jeune encore, tant il avait confiance dans sa sagesse et son dévouement. Rarement on a vu un religieux s'identifier avec son monastère comme celui-ci. Dès la porte, dans la personne du frère Placide, on rencontrait tout Solesmes. Ce n'est pas seulement parce qu'il disait « notre » abbaye, « notre » église ou « nos » Pères, mais il vivait du souvenir de Dom Guéranger avec lequel il avait, chose curieuse, une lointaine ressemblance et il avait assez retenu des conférences du Père Abbé pour pouvoir à l'occasion citer la bulle Quod a nobis de saint Pie V à des ecclésiastiques qu'il recevait pour la première fois dans sa loge, et qui devaient bien augurer de la science des Révérends Pères en découvrant tant d'érudition chez le frère portier. Il aimait les expressions choisies ; c'est de lui que Taine écrit dans la page de ses carnets de voyage consacrée à Solesmes : « Le frère qui nous accompagne a des façons d'homme du monde » : « Si vous voulez nous faire l'honneur de partager notre déjeuner ». Aussi bien l'appelait-on familièrement « Dom » Placide, et il laissait dire volontiers. Mais ce n'était là qu'un léger travers ; le bon frère était non seulement parfaitement poli et courtois, mais véritablement humble et plein de charité pour tous ceux qui se présentaient au monastère. Il ne cherchait pas les prétextes pour ne point se déranger et faisait cent fois sans murmurer le chemin qui séparait sa loge des cellules du Père Abbé ou des religieux qui étaient demandés au parloir. A la fin les jambes lui refusaient leur service ; néanmoins on eut quelque peine à obtenir de lui qu'il se reposât. Nous le laissâmes presque seul, en 1901, dans la grande maison désolée qu'il avait si bien servie et dont il était si fier. Ce n'est pas qu'un Rochefortais comme lui eût reculé devant la traversée de la Manche, mais ses forces étaient complètement épuisées et il mourut à Solesmes le 19 juin 1902, à l'âge de quatre-vingts ans, pendant que la communauté résidait à Appuldurcombe.

Le frère Clément Osouf formait un grand contraste avec le frère Placide. Ce n'est pas lui qui eût jamais fait passer un examen de liturgie aux visiteurs. Il était trop timide et trop réservé pour cela. Sa bienveillance pour tous était extrême, presque excessive, et il ne voyait le mal chez personne. On se sentait naturellement attiré vers ce grand vieillard au sourire toujours jeune ; des enfants, ne sachant comment le désigner, l'appelaient tout naturellement le « saint », et il faisait grande impression même sur ceux qui ne le voyaient qu'en passant. Il circulait par la maison sans bruit, marchant sur la pointe des pieds, les mains jointes sous le scapulaire, et il abordait le moindre religieux avec le plus grand respect. Sa famille était excellente : il avait eu un oncle religieux de choeur à Solesmes et un grand-oncle Mauriste, son frère, Mgr. Osouf, était archevêque de Tokio ; mais il ne parlait jamais des siens. Ce fut un modèle d'humilité aimable. Il mourut dans l'île de Wight, à Quarr-Abbey, le 19 janvier 1918 ; il était né à Cérizy-la-Salle (diocèse de Coutances), le 22 janvier 1833, et avait fait profession à Solesmes le 8 décembre 1873.

 

Dom Fromage.

Dom Lucien Fromage était né, le 8 mai 1845, à Saint-Cyr-la-Rosière  dans le Perche. Il fit au séminaire de Séez des études brillantes, et déjà ses maîtres le désignaient pour occuper une chaire de théologie lorsqu'il demanda et obtint de son évêque la permission d'entrer à Solesmes, où il fit profession le 8 mai 1870. Dom Guéranger l'avait tout de suite apprécié ; il le prit pour collaborateur et pour confident, et c'est ainsi que Dom Fromage fut amené tout d'abord à revoir la Sainte Cécile avec le maître, puis, après la mort de celui-ci, à continuer l'Année liturgique, à laquelle il travailla presque toute sa vie et qu'il eut la consolation de terminer. Son style est plus abondant que celui de Dom Guéranger, mais l'esprit est bien le même et peu d'auteurs ascétiques ont été plus lus et ont fait plus de bien. Il était toujours très touché lorsqu'il recevait d'inconnus, d'humbles religieuses, quelqu'une de ces modestes eulogies par lesquelles se traduisait la reconnaissance d'âmes fortifiées ou consolées par ses pages pleines d'onction et de doctrine. Dom Fromage fut maître des cérémonies pendant presque toute sa carrière monastique ; il était impeccable et souffrait de voir les fonctions mal faites, au point qu'il réussissait difficilement alors à surmonter l'impatience qui le saisissait. Il occupa pendant quatorze ans la charge de sous-prieur à la satisfaction générale et consacra les dernières années de sa vie à un ministère plein de fruit auprès de la communauté des Carmélites de Saint-Flour réfugiées à Ryde, dans l'île de Wight. Il mourut le 2 février 1916, après une courte maladie, laissant la mémoire d'un saint religieux et d'un homme de bon conseil ; il était à Solesmes le dernier survivant des moines qui avaient fait leur profession entre les mains de Dom Guéranger.

 

Dom Mellet.

Dom Jules Mellet, l'architecte de la nouvelle abbaye de Solesmes, était une figure rare et d'une originalité extrême. La souffrance, qui fut sa compagne durant presque toute sa vie, complétait son extraordinaire physionomie et tempérait chez lui ce que la nature aurait eu de trop primesautier. Il était né à Rennes, le 3 novembre 1846. Il fit de bonnes études et fut reçu à l'Ecole des beaux-arts à Paris, où il se distingua dans la classe d'architecture. La guerre interrompit ses études. Il s'y conduisit admirablement et fut décoré de la médaille militaire. Malheureusement aussi, il y contracta, au milieu des rigueurs d'un hiver terrible, les germes de la maladie qui devait le crucifier jusqu'à la fin de sa vie. Pendant sa jeunesse cependant, elle lui laissa assez de répit pour qu'il pût d'abord bâtir plusieurs grandes églises en Bretagne, puis faire à Solesmes le noviciat qui devait l'amener, le 3 mai 1886, à la profession monastique. Il fit dès lors les délices de ses confrères par sa verve, ses traits d'esprit, ses coups de plumes incisifs mais sans méchanceté. En même temps, il les édifiait par sa régularité, son amour de l'office divin, sa patience au milieu de souffrances parfois intolérables. Lorsque sa maladie se fut aggravée, il se traînait encore au choeur dans un équipage qui nous faisait sourire malgré nous ; car il ne réussissait pas toujours à dissimuler les couvertures dont il entourait ses pauvres jambes douloureuses. Il arrivait aussi parfois que, dans sa cellule, la douleur fulgurante lui arrachât un grand cri. On accourait et on était reçu avec un trait d'esprit ou une réflexion drôlatique qui vous arrachait le rire malgré vous et qui coupait court aux condoléances. La veille de sa mort, il fit signe au Père infirmier d'approcher et, de sa voix éteinte, lui demanda un miroir : « Un miroir ! et pourquoi faire ? — Pour voir la tête d'un mourant, » répondit-il. L'infirmier lui donna l'objet demandé et il s'examina en artiste, sous toutes les faces, puis il rendit le miroir sans rien dire, mais avec une moue qui laissait deviner une médiocre satisfaction esthétique. Il n'était pas moins original dans son travail. On n'obtint jamais de lui qu'il dessinât sur un papier propre ; il lui fallait un chiffon. Mais comme il savait illuminer cette pauvre feuille ! il a eu dans le cloître, pour réaliser ses rêves artistiques, des facilités et des appuis qu'il n'eût jamais sans doute rencontrés dans le monde ; aussi fut-il un architecte heureux, bien qu'il n'ait vu ses plans réalisés qu'en partie par suite du malheur des temps. Il est mort, lui aussi, en exil  à Quarr-Abbey, le 17 mai 1917 ; il avait 71 ans d'âge et 31 ans de profession monastique. Son souvenir ne s'éteindra jamais chez ceux qui ont connu sa piété, sa charité, sa bonne humeur et sa patience dans la maladie.

 

Dom Cagin.

Dom Paul Cagin était, lui aussi, très original, et en même temps un grand savant, mais d'une si grande exubérance d'idées qu'il n'arriva jamais à dominer complètement chez lui le tumulte des pensées et des hypothèses et, par suite, ne donna pas au public tout ce que l'on aurait pu attendre de ses grandes recherches et de son acharnement au travail. Il a néanmoins assez publié pour que son nom reste toujours attaché aux études liturgiques qu'il a cultivées toute sa vie avec une sorte de ravissement sans cesse renouvelé. Il était né à Béthune, au diocèse d'Arras, le 7 juin 1847, et avait fait profession à Solesmes le 25 mai 1879. Son attachement à son monastère était extraordinaire ; on l'eût mortifié au delà toute expression en l'en éloignant, ne fût-ce que pour un temps. Il en prenait les intérêts avec une piété jalouse et il agit toujours vis-à-vis de son abbé comme un petit enfant. La liturgie n'était pas seulement un sujet d'étude pour lui, il en vivait réellement et il n'eût pour rien au monde abandonné sa place au choeur. La bibliothèque du monastère fut durant de longues années sous sa direction. Il la connaissait admirablement et pouvait servir de catalogue vivant ; mais, exubérant en cela comme en toutes choses, il vous accablait presque de livres sur un sujet ; il en tirait de tous les coins et de tous les rayons, si bien qu'on hésitait parfois à recourir à son obligeance qu'il savait pousser à l'extrême. Il transporta toute sa bibliothèque en Angleterre, en 1901, et la ramena à Solesmes en 1922. L'année suivante, une maladie, d'apparence d'abord bénigne, l'amena à un état si grave qu'il fallut lui proposer les derniers sacrements. Il ne se croyait pas si mal, mais son sacrifice fut fait aussitôt avec une promptitude et une simplicité admirables. Peu de jours après, le 8 avril 1923, il mourait consolé par une bénédiction toute spéciale de Sa Sainteté Pie XI avec laquelle il était en correspondance littéraire depuis de longues années et qui le tenait en singulière estime. Il laisse un grand vide dans l'abbaye et la mémoire d'un moine extraordinairement attaché à sa vocation (H. Quentin).

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